Thématique : Mondialisation
Partie 2 du livre de Udo Hermannstorfer :
"Economie de marché en apparence". 3e éd. 1997 > sommaire complet
trad.B.P v. 01. au
07/08/2021
Sur le développement de
la globalisation
(mondialisation économique)
Le
marché commun européen
La conclusion des nouveaux accords du GATT
L’EURO
La nouvelle puissance des marchés de
capitaux
La
mondialisation
sur des bases incertaines (résumé)
La fusion des marchés
économiques nationaux en un marché mondial global, à
laquelle l’Occident aspirait depuis un certain temps,
s’accéléra parallèlement à l’effondrement du bloc
communiste de l’Est et à la libération de sa menace
idéologique et militaire potentielle. La nécessité d’un
changement dans le camp occidental, réclamée dans la
première édition de ce livre, ne fut guère perçue à
l’époque. Cependant, de nombreuses personnes sont
entre-temps sorties de leur sommeil, même si ce n’est
pas volontairement, mais par inquiétude. J’aborderai
dans ce qui suit quelques aspects centraux de cette
mondialisation, de façon à situer les préoccupations de
ce livre dans l’évolution actuelle.
Le
marché commun européen
L’achèvement du marché
commun de l’UE a constitué une étape importante sur la
voie de la mondialisation. Lorsque l’élan du projet
consistant à construire une communauté européenne
d’États, qui s’était déjà manifesté tout au long de la
période d’après-guerre, se retrouva lentement pris dans
la jungle des différents intérêts, le président de la
Commission, Jacques Delors, publia le plan Delors,
devenu célèbre. Il énumérait les positions importantes à
clarifier entre les États partenaires et – c’était le
point décisif – fixait un délai d’achèvement : d’ici le
1er janvier 1993, un
marché totalement exempt de droits de douane et de
frontières économiques devait être créé au sein de l’UE,
le « marché commun ». L’échéance auto-générée
et politiquement calculée fit des merveilles. En mettant
en évidence la mise en danger de l’ensemble, le plan put
finalement amener tout partenaire de négociation
récalcitrant à céder, car il prévoyait des compensations
financières et politiques. Et devant un public national
d’électeurs, chacun pouvait se sortir honorablement de
l’affaire en pointant du doigt la pression de Bruxelles.
Pile à la fin de l’année, la plupart des
200 positions étaient réglées, même si ce n’était
pas toujours de manière satisfaisante.
En revanche, les
espoirs économiques liés à janvier 1993 furent
déçus : la plupart des investissements avaient déjà
été réalisés dans la phase préparatoire. L’ouverture des
frontières intensifia la concurrence et les pressions
sur les prix, ce qui contraignit les entreprises à se
lancer dans une rationalisation radicale. Ce processus
fut accéléré par une vague de fusions, d’acquisitions et
de prises de participation entre les grandes
entreprises, qui se poursuit encore aujourd’hui.
Bruxelles a toujours exigé et encouragé la concentration
qui en résulte en renvoyant à la concurrence des marchés
mondiaux. Avec des conséquences auxquelles le grand
public ne s’attendait pas : dans la Communauté
européenne, le taux de chômage atteignit des sommets
sans précédent, sans aucune perspective fondée d’une
amélioration notable.
Si les entreprises
elles-mêmes purent largement s’adapter à ces
changements, le mouvement syndical, en tant que gardien
social des relations de travail, ne fut pas en mesure de
le faire. Aujourd’hui encore, on ne voit pas encore
clairement de quelle manière les salaires doivent être
réglementés de manière uniforme face à des conditions de
vie et de travail aussi différentes que celles qui
existent dans les États membres de l’UE. Le conflit
était d’emblée inégal : les rapports de prix du
marché ne permettent pas de prendre en compte les
questions sociales, mais au mieux d’exprimer une
sympathie et des regrets, alors que les salaires
découlent précisément de nécessités sociales (c’est
pourquoi l’« Alliance pour le travail »
s’avéra être un échec, car les entreprises n’ont aucune
souveraineté en matière de prix. Or on ne peut conclure
des contrats que pour des choses dont on dispose).
Le pouvoir de marché
des sociétés et des associations d’entreprises s’accrut,
sous la pression d’un chômage croissant, parallèlement à
la réduction du pouvoir des syndicats. La cartellisation
syndicale des salaires, accordée sous le mot-clé
« autonomie tarifaire », avait toujours été
une épine dans le pied des économistes du marché pur et
de leurs politiciens affidés. Il était enfin possible
d’exiger la flexibilisation et la libéralisation des
salaires en faisant référence aux réductions de prix
nécessaires. Cette réorientation bat son plein ; en
Angleterre, par exemple, l’objectif est déjà largement
atteint.
Jusqu’à présent,
l’objectif des syndicats était de fixer les salaires le
plus uniformément possible, indépendamment de la
situation des entreprises, afin d’éviter que le travail
ne soit dégradé et ne devienne qu’un simple événement de
marché. Or le patronat exige maintenant la subordination
radicale des salaires aux bénéfices. Du point de vue des
entreprises, les salaires sont des coûts qui doivent
être réduits aussi vite et aussi fortement que possible
sous la pression de la concurrence. Cette insistance
unilatérale sur le caractère de coût constitue un grave
recul du point de vue économique, car la conscience
entrepreneuriale venait à peine de comprendre que l’on
peut considérer les salaires, de manière tout aussi
justifiée, comme des revenus nécessaires, conférant un
pouvoir d’achat qui conditionne le progrès de
l’économie. Mais parler du travail comme d’un coût de
l’économie est en même temps un mode d’expression et
d’action indigne de l’homme, et donc un véritable
scandale social. Les salaires ne font pas partie des
coûts des entreprises, mais représentent la création de
valeur par les personnes impliquées dans l’économie. À
cet égard, ils devraient être traités comme la
participation des employés aux bénéfices de
l’entreprise. Nous ne pouvons pas discuter plus avant
ici des conséquences que peut avoir la comptabilité de
la création de valeur (ce qui semble révolutionnaire ici
est en revanche une pratique courante depuis longtemps
du côté du capital : là, l’amortissement du capital
réel, figurant aussi à l’origine comme un coût, est
déclaré avec le bénéfice comme un flux de trésorerie,
c’est-à-dire comme création de valeur par le capital).
Ces dernières années,
l’atonie de l’activité économique et la hausse du
chômage ont également entraîné des difficultés pour les
comptes budgétaires de l’UE : les recettes fiscales
n’ont pas répondu aux attentes, alors que dans le même
temps, les dépenses sociales ont augmenté rapidement.
Les déficits budgétaires, qui visiblement se creusaient,
furent initialement absorbés par une augmentation de la
dette publique (le budget de la République fédérale
d’Allemagne, par exemple, est toujours présenté comme
équilibré et stable, même avec une nouvelle dette de 50
milliards de DM en un an !). L’économie est devenue
mobile dans le cadre de la mondialisation. De ce point
de vue, les dépenses publiques doivent être refinancées
par des taxes et des droits, ce qui pèse sur les
citoyens et les entrepreneurs. Si l’on veut réduire les
coûts pour des raisons de concurrence économique
mondiale, il faut donc aussi le faire au niveau de
l’État. Et là, il s’agit surtout de réduire les impôts
sur les sociétés et les coûts des services sociaux. Il
est compréhensible qu’il y ait une grande résistance
politique à de telles réductions. Les politiciens aux
abois reçoivent alors le soutien du projet
« euro ». L’introduction d’une monnaie commune
d’ici 1999 fixe à tous les États certains critères pour
l’adhésion, notamment le ratio d’endettement total et le
déficit budgétaire annuel. L’argument « sinon, nous
ne remplirons pas les conditions d’adhésion à
l’euro » est devenu un instrument de discipline
politique intérieure. Et une fois les limites du tabou
franchies, ce sont pratiquement tous les avantages et
les institutions de l’État-providence qui sont
actuellement remis en question. Alors qu’hier, le niveau
des prestations sociales était une indication de
l’attitude socialement progressiste de la population
d’un État, il est aujourd’hui considéré comme un
stigmate anti-économique dont il faut se débarrasser le
plus rapidement et le plus radicalement possible.
L’Allemagne représente,
dans une certaine mesure, un cas particulier dans cette
évolution : d’une part, la compétitivité
internationale de l’économie revêt dans le premier pays
exportateur d’Europe une importance particulière et,
d’autre part, l’Allemagne est l’un des pays où les
prestations de l’État-providence sont particulièrement
élevées. À partir de 1989, la réunification se déroula à
une vitesse vertigineuse. Au lieu d’utiliser cette
réunification pour une remise en question, on visa dès
le début l’intégration complète dans le « système
occidental » existant (cinq nouveaux
Länder !). Là aussi, on imaginait que le marché
intérieur allemand conduirait rapidement à une nouvelle
prospérité. En fait, ce furent surtout les entreprises
ouest-allemandes qui profitèrent des premières années
après la réunification. La population de l’ancienne RDA
s’empara avec avidité de leur gamme de services en
échangeant son épargne à des taux extraordinairement
favorables. Dans l’économie, cependant, on ne peut pas
se contenter de dépenser en permanence, il faut aussi
pouvoir générer des revenus équivalents. On s’est
toutefois aperçu que, malgré des subventions massives,
il est très difficile de mettre en place une nouvelle
structure dans les conditions du marché mondial. Ainsi,
année après année, quelque 200 milliards de DM sont
actuellement injectés dans les nouveaux Länder, sans
qu’un véritable redressement économique ait été réalisé
jusqu’à présent. Cette charge supplémentaire sur les
budgets publics a considérablement aggravé la crise de
l’État-providence allemand.
La
conclusion des nouveaux accords du GATT
Cette évolution
intra-européenne trouva son prolongement et son
renforcement parallèles dans la sphère
intercontinentale. En 1994, un cycle de négociations de
sept ans se conclut à Marrakech par un nouvel accord du
GATT et la création de l’OMC (Organisation mondiale du
commerce). Le GATT, accord de réduction des droits de
douane, entré en vigueur tardivement en 1948 entre
23 États contractants, faisait partie d’un nouvel
ordre mondial planifié à la fin de la Seconde Guerre
mondiale, auquel participent des institutions telles que
l’ONU, la Banque mondiale, le Fonds monétaire
international, etc. L’objectif économique était de
promouvoir l’ouverture des marchés au niveau mondial,
tout en tenant compte des situations nationales.
L’accent fut mis sur la réduction des droits de douane
et autres restrictions commerciales. Depuis, plus de
120 pays, couvrant plus de 90 % du commerce
mondial, ont adhéré au GATT, dont l’efficacité se
manifeste par le fait que, de 1946 à 1973, les droits de
douane entre les États membres ont été fortement
réduits, passant de 40 % à 10 %. Dès le début,
les intérêts étaient tels que les plus forts potentiels
économiques, en premier lieu les États-Unis, exigèrent
également la réduction la plus massive possible de
toutes les mesures de protection. Le mot d’ordre de ce
groupe de pays industrialisés est toujours de
« lutter contre le protectionnisme », la
plupart de ces États oubliant négligemment qu’ils ont
eux-mêmes acquis leur force derrière des barrières
tarifaires et protectrices élevées.
Toutefois,
l’arrière-plan économique et politique d’origine évolua
au fil des décennies : le choc pétrolier des années
1970 conféra à l’énergie un statut économique totalement
différent et déclencha d’énormes flux monétaires
internationaux ; les déséquilibres commerciaux
entraînèrent la rupture des taux de change fixes
convenus à Bretton Woods ; l’obligation de rachat de
l’or de la monnaie de réserve mondiale, le dollar
américain, fut levée et le prix de l’or se libéra ; la
formation de zones économiques telles que la CEE donna
lieu à de nouvelles constellations de pouvoirs ; la
crise de la dette du tiers-monde menaça de dégénérer en
un effondrement financier mondial et de tarir les flux
commerciaux ; l’indépendance des colonies créa une
pléthore de nouveaux partenaires commerciaux mondiaux
avec de nouvelles exigences ; la destruction de
l’environnement, qui progressait rapidement, exigea une
action mondiale, etc.
En outre, le commerce
mondial connut des changements structurels. De plus en
plus, les pays industrialisés fournirent non seulement
des marchandises, mais aussi des machines et des
installations industrielles complètes, y compris le
savoir-faire et le capital associés. De plus en plus
d’entreprises produisirent directement dans d’autres
pays pour diverses raisons (salaires bon marché, absence
d’obligations sociales, moins de réglementations
environnementales, proximité du marché, etc.) et
transférèrent ainsi également du savoir-faire et du
capital. À l’inverse, ces nouveaux pays se lancèrent
eux-mêmes de plus en plus dans des exportations à bas
prix. Ainsi s’imposa dans les pays occidentaux
industrialisés l’idée qu’une nouvelle répartition des
tâches allait se produire : dans les pays
« hautement développés », l’accent serait mis
à l’avenir sur le développement du savoir-faire et des
technologies et systèmes innovants (notamment les
technologies de l’information), ainsi que sur la
fabrication de produits à haute valeur ajoutée, la
gestion et la fourniture de capitaux et les services
nécessaires ; la production de masse, en revanche,
migrerait vers des pays moins chers, dans le sens d’une
division mondiale du travail.
En pratique, ces
considérations souffraient d’un défaut : les
nouveaux avantages envisagés pour les pays
industrialisés n’avaient pas encore fait l’objet du GATT
et ne pouvaient donc pas être considérés comme garantis
au niveau international. Il fallait donc désormais
assurer, outre le libre accès aux marchés de produits,
la protection des investissements étrangers, le libre
transfert des capitaux et la protection des brevets et
autres droits d’auteur. De ce fait, à partir de 1986, le
cycle dit de l’Uruguay négocia une réorganisation et une
extension du traité du GATT, jusqu’à ce que le nouveau
règlement puisse être décidé en 1994. Il en résulta une
Organisation mondiale du commerce (OMC) à l’organisation
condensée, un accord du GATT révisé et étendu à
l’agriculture, ainsi que les accords AGCS (services) et
ADPIC (droits de propriété intellectuelle). Avec la
protection mondiale du capital et des droits d’auteur,
on pouvait maintenant lancer une délocalisation sans
précédent de l’économie mondiale – sans préparation
sociale dans nos pays –, dont les turbulences secouent
toutes les régions du monde et dont les conséquences et
la fin ne sont pas prévisibles : la
« mondialisation ».
Cependant, la
possibilité de plus en plus exploitée par les
entreprises de produire à n’importe quel endroit du
monde en exploitant les avantages de la localisation a
une conséquence grave. Tout le monde savait que les
habitants d’autres régions du monde doivent vivre et
travailler dans de mauvaises conditions et constituent
donc une main-d’œuvre « bon marché ». Ces
« avantages naturels de localisation » étaient
jusque-là restés secondaires en termes d’économie
mondiale en raison des coûts de transport élevés, mais
surtout en raison d’un manque d’éducation, de capitaux
et d’innovation. Aujourd’hui, cependant, étant donné que
des banques et des entreprises opérant à l’échelle
mondiale créent presque partout les mêmes conditions de
production, ce sont les conditions de travail et de vie
bien pires et les bas salaires qui en résultent pour les
personnes concernées qui expliquent à elles seules la
différence de coût. Une étude de la CNUCED estime qu’au
cours des prochaines années, 1,2 milliard de
personnes arriveront sur le marché du travail à environ
20 % de notre niveau de salaire. La concurrence se
déplace du niveau du produit au niveau du salaire. Au vu
de ces énormes différences, il est évident que l’appel à
la baisse de nos salaires, si elle doit avoir un effet
compétitif, a un caractère socialement destructeur.
L’EURO
La pression économique
sur les structures sociales fut encore accrue par le
troisième événement majeur, l’introduction d’une monnaie
commune, l’« euro », pour tous les États
membres de l’UE. Cet événement, qui au départ n’était
pas prévu avant 1999, mais qui influence déjà les
comportements d’aujourd’hui, est destiné à constituer la
clé de voûte assurant la sécurité économique du projet
européen et à le rendre irréversible. D’autre part,
l’euro doit accélérer le processus d’unification, car on
sait évidemment qu’une monnaie unique n’est pas une
question de noms et de billets de banque, mais implique
l’harmonisation de toutes les conditions de vie.
Une fois de plus –
cette fois dans le cadre des traités de Maastricht – on
utilisa la méthode politiquement éprouvée consistant à
mettre le processus d’unification sous pression. D’ici
la mi-1998, on doit décider sur la base de critères
strictement économiques quels États seront acceptés dans
le groupe EURO. Parmi les nombreux points de vue, dont
l’intention d’utiliser l’euro pour repousser le dollar
américain en tant que monnaie de réserve mondiale, le
plafond de la dette des pays candidats est un critère
important dans le contexte de ce qui a été dit jusqu’à
présent. Le point de départ est la crainte que les pays
déficitaires soient enclins à équilibrer leurs déficits
avec l’aide de la banque centrale. Cette situation doit
être évitée, d’une part, par une banque centrale
européenne politiquement indépendante et, d’autre part,
par la limitation des déficits budgétaires à 3 % du
produit national brut.
C’est là que l’on
remarque la nature cumulative des effets. Car dans la
plupart des États, les chiffres ont jusqu’à présent été
plus ou moins largement supérieurs aux 3 %. Il
faudra donc prendre, dans ces pays, dont l’Allemagne
fait étonnamment partie, des mesures d’austérité et de
réduction rigoureuses. Ceux qui ne participent pas
mettent l’Europe en danger ! Alors que dans l’économie,
les éléments au premier plan sont surtout les salaires
et la part de l’employeur dans le système de sécurité
sociale, ce sont, dans le cas de l’État, la base légale
du système de sécurité sociale et la part étatique dans
les dépenses sociales. L’objectif général est de réduire
ces dépenses, même si l’on préfère parler de
restructuration de l’État-providence. Un coup d’œil aux
médias suffit pour s’en convaincre : chaque réduction
est célébrée comme une avancée dans la pensée économique
; des pays comme la Nouvelle-Zélande et la
Grande-Bretagne, qui réduisent leurs systèmes de
protection sociale, sont loués comme des modèles ou
enviés. Dans le contexte de la discussion sur l’euro,
les arguments sont abstraitement traités en termes de
politique monétaire, mais les opérations qui ont les
conséquences les plus lourdes touchent les conditions
sociales de notre société.
La
nouvelle puissance des marchés de capitaux
Les relations sociales
et de travail subissent une pression économique
croissante du fait du développement de l’économie
mondiale mais, de l’autre côté, les marchés des capitaux
connaissent actuellement un boom d’une intensité et
d’une durée sans précédent. On a enfin trouvé un marché
qui semble permettre une croissance illimitée. On
spécule déjà sur le moment où l’indice Dow Jones
atteindra la barre magique des 10 000 points (à
titre de comparaison, lors du krach boursier de 1987, il
a menacé d’atteindre la barre des 3000). Cet événement
sur les marchés des capitaux nécessiterait un examen
plus approfondi. Nous ne retiendrons ici aussi que
quelques points de vue en lien direct avec les idées de
ce livre.
Un aspect central de la
mondialisation est la libre circulation internationale
des capitaux. Dans les années 1950, toutes les
opérations de change étaient encore soumises à
l’approbation de la banque centrale concernée. On
l’avait décidé ainsi à Bretton Woods : si les flux
commerciaux étaient libres, les flux monétaires devaient
l’être aussi, car tout mouvement de marchandises
entraîne un mouvement monétaire en retour. On a ensuite
considéré comme évident que cette liberté serait étendue
à tous les mouvements monétaires, même si la cause du
mouvement n’était pas une transaction économique réelle.
Ainsi, par exemple, une spéculation de change est
finalement traitée de la même manière qu’une exportation
ou une importation. Les jours de forte activité
boursière, un dixième seulement des mouvements sont liés
aux processus réels, c’est-à-dire axés sur les processus
du commerce mondial des marchandises. Cela signifie qu’à
court terme, par exemple, les taux de change ne sont
plus du tout déterminés par la situation économique
réelle, mais que les processus économiques réels doivent
suivre les taux de change – ou, comme l’a récemment dit
un célèbre théoricien de l’économie, « la queue
entraîne le chien ». Les processus du capital se
sont largement émancipés des processus économiques des
marchandises.
Les responsables de
cette situation ne s’interrogent pas sur les
conséquences sociales que peuvent avoir les mouvements
d’argent ou de capitaux qu’ils déclenchent s’ils ne
produisent que les profits correspondants. La
concurrence est d’emblée inégale : contrairement
aux investissements réels, qui créent un certain lien
spatio-temporel et donc social avec l’environnement, les
investissements monétaires se font sur appel, en un
temps très bref. C’est pourquoi les marchés de capitaux
sont des marchés nerveux, car le capital monétaire est
prêt à quitter son hôte à tout moment lorsque des
opportunités plus favorables se présentent. Et la somme
de leurs mouvements, en tant que fait au sens de la
psychologie de masse, devient l’occasion de nouveaux
mouvements. Même les banques centrales n’ont plus rien à
opposer à cette masse monétaire qui circule dans le
monde, comme l’a montré la spéculation de Soros sur la
livre sterling. Et pour « sauver » le peso
mexicain, il a fallu des prêts de la banque centrale
d’un montant de plus de 40 milliards de dollars,
qu’on ne pouvait lever qu’en outrepassant les
compétences des organes responsables.
Cependant, ces
mouvements monétaires internationaux ont également
besoin de se référer à un objet. Il ne peut pas s’agir
de biens réels, puisque le propriétaire du capital ne
veut justement pas consommer. C’est là qu’intervint la
redécouverte de l’action. L’action, d’une part, est la
pleine propriété de la substance d’une entreprise et,
d’autre part, elle confère des droits de décision et de
souscription, par exemple sous la forme du dividende. De
ce fait, les droits d’actions sont dérivés de
transactions économiques réelles. Mais il existe une
autre source de profit bien plus intéressante que la
première, à savoir les gains en capital. Et
l’introduction des produits dérivés (tels que les
options) a permis de multiplier encore cette possibilité
de profit. S’il est désormais possible d’injecter un
flux constant de capitaux monétaires sur les marchés
boursiers, les prix peuvent en principe augmenter à
volonté. L’intérêt ne porte donc pas seulement sur le
capital d’investissement traditionnel. De nombreux pays
ont fait des efforts importants pour canaliser également
les actifs des grands fonds de sécurité sociale de
l’État (fonds de pension, etc.) vers les marchés
boursiers, avec comme argument que la participation aux
actifs productifs de l’économie est en fin de compte la
meilleure forme de sécurité et la plus appropriée.
Deux conséquences de ce
développement sont intéressantes ici. Le premier effet,
plutôt à long terme, est que la valeur du prix des
actions a depuis longtemps cessé d’être couverte par des
actifs productifs, des processus de production ou des
bénéfices futurs. Les prix ne sont plus des valeurs
réelles substantielles, mais des valeurs marchandes
fictives formées par le marché boursier. Le fait de les
traiter comme des biens consommables devient, à mesure
qu’ils augmentent, l’une des plus grandes menaces pour
l’évolution sociale. Le deuxième impact concerne les
entreprises elles-mêmes, car la hausse des prix exerce
également une pression sur le versement des dividendes.
Certes, on insiste sur l’avantage de lever des capitaux
par l’agio (différence entre la valeur nominale et le
prix d’émission) qu’une entreprise peut obtenir
lorsqu’elle introduit de nouvelles actions en bourse.
Mais si l’on veut offrir aux investisseurs un
« maigre » rendement de seulement 3 % à
un prix dix fois supérieur à la valeur nominale, on doit
déjà verser 36 % de dividendes sur la totalité de
cette valeur. À long terme, les entreprises remboursent
beaucoup plus aux investisseurs qu’elles n’ont jamais
reçu d’eux. Elles ne peuvent pas non plus s’en défendre,
puisque la répartition des bénéfices est un droit des
actionnaires. Elles peuvent par contre garantir
intelligemment l’accès au capital en faisant des cadres
supérieurs des co-actionnaires. La phrase souvent
prononcée « les entreprises ne sont là que pour les
actionnaires, et pour rien d’autre » caractérise ce
renversement de tendance général, qui a débuté avec des
termes tels que la « comptabilité des flux de
trésorerie » (l’entreprise est considérée comme un
pur processus de capital) et se poursuit avec des termes
tels que la « valeur actionnariale »
(l’entreprise comme valeur de l’actionnaire).
Cette vision
unilatérale de l’économie du seul point de vue du
capital investi et de ses rendements conduit
systématiquement à ne considérer les personnes qui
prétendent à un revenu que comme des coûts qui doivent
être éliminés. Le capital commence à avoir un effet
antisocial. Ainsi, on a pu lire à plusieurs reprises
dans la section économique de nos journaux des titres
tels que « Bain de sang à la bourse de New
York » ou « Sombres perspectives pour le
marché boursier ». Sur la même page, on pouvait
également lire ce qui avait déclenché le « bain de
sang » : le chômage aux États-Unis avait baissé.
Pour la logique de la pensée abstraite du capital
boursier, c’est une mauvaise nouvelle, car une
amélioration de la situation sur le marché du travail
soulage les entreprises de la pression de la
rationalisation ; la relance économique qu’elle exprime
entraînera également une hausse des salaires et des
prix, ce qui évoque le danger de l’inflation ; les
banques centrales augmenteront donc les taux d’intérêt ;
des taux d’intérêt plus élevés rendent plus difficile le
fonctionnement des entreprises et pèsent sur le
rendement du capital et donc sur les valeurs boursières…
C’est pourquoi les
milieux dirigeants se sont depuis longtemps détournés de
l’objectif du plein emploi. Au lieu de cela, ils
discutent déjà de la question de savoir ce qui devrait
arriver à la partie non employée de l’humanité (voir le
livre Die Globalisierungsfalle [Le piège de la
mondialisation] de Hans-Peter Martin
et Harald Schumann, publié en 1996), qui est censée
inclure environ 80 % de la population de nos États.
En 1995, par exemple, l’ancien conseiller de Jimmy
Carter, Zbigniew Brzesinski, inventa le terme cynique de
« tittytainment », qui prévoit un mélange de
revenu minimum et de mesures extra-économiques d’emploi
et de divertissement (autrement dit : il faut endormir
les 80 % par un divertissement anesthésiant – entertainment,
le divertissement – et par la nourriture – représentée
par la poitrine nourricière, tits,
les seins).
La
mondialisation sur des bases incertaines
En résumé, le tableau
qui se dégage de l’évolution actuelle de la
mondialisation est le suivant :
-
La mondialisation
des relations économiques et, par voie de
conséquence, des relations sociales, se justifie à
trois titres. Premièrement, elle correspond aux
tendances internes de la division moderne du travail
à l’échelle mondiale ; deuxièmement, les
déséquilibres accumulés dans le passé entre les
anciens pays industrialisés et le reste du monde,
que nous avons nous-mêmes créés, sont en train de se
résorber de manière chaotique ; troisièmement, les
répercussions de la mondialisation sur notre propre
situation nous rappellent douloureusement notre
responsabilité commune à l’égard de l’ensemble de
l’humanité. Mais cette justification intérieure d’un
mouvement ne dit rien sur le contenu et la manière
de sa réalisation. Le mot « mondial » ne
suffit pas à lui seul à justifier des actions.
-
La
mondialisation a été mise en marche par des
décisions politiques conscientes. Bien qu’elle se
déroule – conformément à la conception occidentale
actuelle du marché – sur la base de nombreuses
décisions individuelles non coordonnées, la
dynamique de développement a acquis une telle
vitesse et une telle force que les entreprises ne
croient guère pouvoir y échapper.
-
La
mondialisation, telle qu’elle est menée
actuellement, ne conduit pas à une plus grande
égalité sociale dans nos pays, mais à une
accentuation de la division sociale. Ce qui est en
vue, ce n’est pas une solution aux problèmes qui
existent déjà dans les différents États, notamment
le chômage, mais la mondialisation des problèmes (il
n’y a pas si longtemps, la nécessité d’un marché
unique européen était justifiée par le fait que
c’était le seul moyen de préserver les emplois et le
niveau de vie en Allemagne, par exemple.
Aujourd’hui, les suppressions d’emplois et de
salaires sont justifiées précisément par une
concurrence sans limites).
-
La
mondialisation invalide de plus en plus les
compétences réglementaires antérieures des États en
matière de droit social, puisque, grâce à des
accords internationaux tels que le GATT, l’AGCS, les
ADPIC, etc., les entreprises et les capitaux peuvent
échapper à toute pression par des délocalisations
garanties et protégées.
-
Toutes
les exigences et réglementations sociales (exigences
environnementales, conditions de travail,
cotisations sociales, obligations en matière de
capital) peuvent s’exprimer en termes monétaires et
deviennent ainsi des désavantages concurrentiels
pour les sites qui supportent les charges les plus
élevées (l’accusation souvent utilisée de
« dumping social » à l’encontre des pays à
bas salaires est inexacte dans la mesure où il ne
s’agit pas d’une dépréciation artificielle, mais de
conditions « naturelles »). Par
conséquent, la réduction des salaires et des charges
sociales devient la principale exigence de la
mondialisation afin de survivre dans la concurrence
internationale (la transformation de ces
« coûts » en impôt sur les dépenses sous
la forme de la taxe sur la valeur ajoutée, qui
serait neutre en termes de concurrence, est encore
trop rarement évoquée ; voir le chapitre
« Chômage »).
-
La
question, déclenchée par la mondialisation, de la
durabilité d’une économie est réduite à la survie
des entreprises et donc à celle du capital investi.
Dans cette lutte, l’ensemble du potentiel culturel
et éducatif, par exemple de l’éducation et de la
science, est orienté vers l’économie (sécurisant les
sites « Allemagne » ou
« Europe »). Dans le contexte de la
mondialisation, l’économie sort de son rôle de
serviteur et détermine de plus en plus les
orientations de l’évolution sociale.
Il existe actuellement
deux réponses opposées à la question de savoir ce qu’il
faut faire face à cette évolution. La première est une
nouvelle version du libéralisme, qui affirme que cette
mondialisation va se calmer, que le déséquilibre est
temporaire et que les changements imposés par le marché
conduiront à une société d’un niveau supérieur (au moins
de prospérité). Seule une concurrence accrue combinée à
une compétitivité croissante produirait un progrès
social, et non une redistribution sociale. Plus nous
nous adaptons rapidement et plus nous participons
activement, dit-on, plus nous avons de chances de
bénéficier de la mondialisation. Il suffit d’avoir le
courage d’accepter cette évolution et de s’opposer
vigoureusement à ceux qui veulent préserver les acquis
sociaux. La deuxième réponse est fondée sur la perte de
la souveraineté des États. Comme celle-ci ne peut être
récupérée par un seul pays face à la mondialisation,
elle doit être étendue au niveau international. C’est
pourquoi des unités politiques plus importantes, telles
que la Communauté européenne, sont nécessaires pour
créer et faire respecter des conditions uniformes ;
d’ailleurs, nombreux sont ceux qui considèrent que la
seule façon d’aller de l’avant est d’étendre les
organismes opérant au niveau mondial, tels que ceux de
l’ONU, de l’OMC et d’autres institutions.
Mais même s’il était
possible de rétablir le règne de la politique dans le
monde entier, ce serait pure superstition de penser que
ces organes se comporteraient autrement qu’ils ne le
font au niveau de l’État-nation. Nous n’avons pas besoin
de nouveaux gouvernements et parlements, sous la
responsabilité desquels toutes ces évolutions se sont
produites, mais de nouvelles façons de penser et de se
comporter. Or on ne pourra en développer d’autres qu’en
s’attaquant aux causes profondes qui sont à l’origine
des dysfonctionnements. Face à la mondialisation, il est
urgent de renouveler également la pensée
économique : d’une part, en se préoccupant des
fondements sur lesquels repose l’économie, à savoir le
travail, la terre et le capital ; d’autre part, en
relation avec les processus économiques sous la forme de
mécanismes de marché déterminés par la concurrence.
Établir l’inaliénabilité des facteurs de production et
développer des formes associatives de coopération reste
une question sociale centrale, également ou précisément
à cause de la mondialisation.
Sommaire complet de l'ouvrage (retour)
Avant propos à la 3e édition 7
Sur le
développement de la globalisation économique
9
Le réveil des
systèmes 25
Gestion
associative - la recherche pour la justice sociale 35
L'invendabilité
des fonds et sols - une proposition pour une nouvelle loi
foncière 87
La loi sociale principale - L'altruisme comme force de
modelage social 120
Le chômage et la répartition des gains de productivité. Étapes
pratiques d'une issue 143
Sur la gestion socio-organique du système monétaire 16r
Que peut-on faire concrètement ? 220
Remarques 227
|