Thématique : Associations économiques
Partie 4 du livre de Udo Hermannstorfer :
"Economie de marché en apparence". 3e éd. 1997 > sommaire complet
trad. B.P v. 01. au
21/08/2021
et 29/11/2021
La gestion (économique)
associative :
la recherche de la justice sociale
La question
de la justice dans la vie économique
... Donc tout doit avoir son prix
Libération de
la responsabilité sociale : le modèle de
l’économie de marché
Planifier la justice de manière
rationnelle : le modèle des économies socialistes
L’impulsion vers la
triarticulation de l’organisme social
Les
associations,
base de l’auto-organisation économique
« Il n’existe
pas de remède universel pour régir les relations
sociales, pas plus qu’il n’existe un aliment qui
rassasie pour toujours. Mais les hommes peuvent entrer
dans des communautés telles que, par leur
interaction vivante, leur existence soit sans cesse
dirigée vers le social. »
Rudolf Steiner.
Les fondements de la question sociale
La science économique
est la recherche des lois qui sous-tendent la vie
économique et donc, en même temps, la tentative de
fournir une base juridique objective aux actions
économiques de l’homme. C’est dans ce double caractère
de science théorique (les processus économiques sont
considérés ici comme un événement naturel existant) et
de science pratique (l’action économique devrait être
dirigée selon la connaissance scientifique et donner aux
événements une direction correspondante) que résident
non seulement leur particularité, mais aussi leur
dilemme – comparable au problème central de la
philosophie, qui est de construire un pont entre la
vérité de la connaissance et l’éthique de l’action
humaine. Car les conditions sociales ne sont elles-mêmes
que la conséquence du comportement humain, de sorte que
ce qui apparaît comme une régularité
« objective » dans la vie économique est ce
que nous y avons préalablement mis
« subjectivement » par nos actions. La
recherche des lois sociales dans la vie économique –
qu’il ne faut pas confondre avec les lois scientifiques
techniques, telles qu’elles sont
appliquées par exemple dans la production – est donc en
réalité une recherche des déterminants du comportement
humain.
C’est pourquoi il est
également erroné d’exiger que « l’on se méfie de la
confusion si fréquente entre l’enquête factuelle et
l’évaluation sociopolitique ». Fondamentalement,
cet amalgame est précisément la caractéristique de la
vie économique, car nous ne pouvons pas étudier
l’économie de l’extérieur, mais, étant ceux qui la
mettent en œuvre, seulement de l’intérieur, « comme
si nous participions nous-mêmes aux processus qui se
déroulent dans la cornue ». C’est même le contraire
qui est vrai : celui qui commence par séparer
artificiellement ce qui, en substance, forme une unité,
doit se demander, à la fin de ses investigations,
comment il compte faire en sorte que les hommes se
comportent selon les lois « simplement
objectives ». Ainsi, au terme de ce mode de pensée
dualiste, il y a soit l’exigence morale d’une soumission
volontaire aux lois constatées ou affirmées (devoir),
soit le recours à la coercition extérieure « pour
le bien de tous » (obligation). L’un et l’autre,
cependant, sont incompatibles avec la dignité de
l’individualité libre qui veut rendre justice au cas
particulier, sur la possibilité de développement de
laquelle se fondent nos droits de l’homme.
Pour ne pas se répandre
comme une tumeur, la vie, c’est-à-dire ici surtout la
vie économique, a besoin de forces formatrices
individuelles. Qu’est-ce qui donne sa forme sociale à
notre vie économique, avec ses forces productives
proliférantes ? L’état de santé de l’organisme
social dépend de manière décisive de la réponse à cette
question. On peut avancer une chose d’emblée :
l’individualité, se développant vers la liberté, pourra
non seulement y être l’objet de ce façonnement,
mais devra être elle-même porteuse des impulsions de
façonnement. Il faut affronter la vie économique de manière
formatrice, sinon on tombe sous
son emprise. L’époque actuelle exige et rend nécessaire
la prise en charge de cette tâche, c’est-à-dire
l’autogestion, par ceux qui sont actifs dans la vie
économique.
La question de la justice dans la vie
économique (p. 37)
« Au début des
états de culture, l’humanité s’efforce de faire émerger
des unions sociales ; l’intérêt de chaque homme est
d’abord sacrifié à l’intérêt de ces unions ; le
développement ultérieur amène l’individu à se libérer de
l’intérêt des unions et au libre déploiement de ses
besoins et de ses forces. » Par ces simples
mots, connus sous le nom de « loi sociologique
fondamentale », Rudolf Steiner souligne le
changement révolutionnaire dans la relation de
l’individu à la communauté, tel qu’il s’est produit et
se produit encore, surtout à une époque récente.
Dans la coquille des
communautés du passé, qui englobaient toutes les sphères
de la vie, chaque homme ne se sentait individu que dans
la mesure où il faisait partie de l’ensemble ; cet
ensemble lui apparaissait comme une autorité
supérieure ; il recevait de ses représentants, de
façon naturelle et profondément justifiée, les
directives applicables à la conduite générale de sa vie.
L’individu n’était pas responsable de l’organisation des
relations sociales. Ce qu’il recevait des régions
supérieures de la sagesse sacerdotale ou des traditions
cultivées était donc aussi « juste »,
c’est-à-dire « correct »,
y
compris les conditions économiques.
Après le passage du
droit à être dirigé au « tout un chacun » des
droits de l’homme inscrits dans nos Constitutions, ces
modes de conduite, pratiqués auparavant à juste titre,
se transformeraient en leur contraire s’ils étaient
maintenus. L’affirmation du Je dans ses droits
individuels, qui figure dans les Constitutions modernes,
exige de nouvelles formes de conduite : que
l’individu s’éduque et se forme à l’individualité, et
qu’il fonde ainsi intérieurement ce qui lui arrivait
auparavant de l’extérieur ; qu’il transforme la
volonté de supériorité ou de subordination en pouvoir
d’agir selon sa propre intelligence ; qu’il
reconnaisse que la communauté n’a que la substance qu’il
lui donne par son initiative et sa force d’action.
L’individu devient le point de départ et le responsable
de la transformation sociale. Un tel changement dans les
relations ne peut être décrété d’« en
haut » ; il a lieu dans la mesure où les gens
le saisissent dans leur volonté libre.
La dissolution des unions
sociales jusqu’alors existantes conduit non seulement à
une importance accrue de la personnalité sur le plan
spirituel et juridique, mais aussi à son isolement
social. Sans un solide sens de la communauté, le Je est
amené, bien plus qu’avant, à se débrouiller seul. À ce
moment de manque de relation sociale, l’égoïsme commence
à s’emparer des forces formatrices, surtout de
l’organisme socio-économique : je travaille parce
que je dois satisfaire mes besoins ; le travail
devient revenu. Mais en même temps, la vie sociale,
surtout par l’expansion de la vie économique et la
maîtrise des forces de la nature et de l’esprit dans la
technique, prend sur toute la Terre la forme de la
division du travail. Chacun ne fait que peu de choses,
mais les fait pour beaucoup de monde. L’individu ne peut
plus utiliser les biens qu’il produit pour lui-même, et
ce dont il a besoin est produit par d’autres. C’est
ainsi que naît un besoin d’échange en croissance
explosive. Ce ne sont plus seulement les produits
excédentaires ou rares qui font l’objet de vente ou
d’achat, mais pratiquement tout ce qui est issu du
travail.
Mais quelle est la
valeur de celui-ci ? Si chacun recevait et
conservait les produits réels de son travail, la
question deviendrait superflue. Mais comme ils doivent
être échangés, elle est d’une importance capitale. Il
nous faut toutefois la reformuler : le travail ne
s’échange pas directement contre le travail, mais
seulement contre les produits fabriqués ; par
conséquent, la question doit être : « que
valent
les produits de mon travail ? » (bien que cela
semble aller de soi, la question de la valeur directe du
travail a pourtant donné lieu jusqu’à aujourd’hui à
d’innombrables théories). La relation entre deux
marchandises à échanger est leur relation sociale de
valeur. Par l’interposition de l’argent, cette valeur
s’exprime en argent : en tant que prix. Comme on
peut comparer les prix, ceux-ci indiquent combien chacun
doit donner (vendre) de produits pour pouvoir acquérir
(acheter) les produits de l’autre. Si ce rapport est
vécu comme équitable, nous parlons de prix justes ;
s’il ne l’est pas, nous le vivons comme injuste. La
justice en matière de prix renvoie donc à la mesure de
la répartition mutuelle des produits, c’est-à-dire à la
mesure du travail mutuel à accomplir. Dans le processus
économique basé sur la division du travail, la question
de la juste relation du Je à ses semblables devient la
question du prix, et trouvera donc aussi sa réponse là
où nous avons affaire aux forces qui créent les prix.
Comment arriver à des prix
justes ? La situation
économique mondiale actuelle pose cette question avec
insistance ; l’injustice des prix indigne
profondément les classes populaires depuis longtemps et
a déclenché une grave crise de la vie sociale, avec pour
effet une fragmentation qui se poursuit encore
aujourd’hui. Dans de nombreuses régions du monde,
l’injustice des prix a transformé l’agriculture en une
entreprise en faillite, qui n’est maintenue en vie qu’à
contrecœur et qui meurt de faim au milieu des surplus ;
les inadéquations intolérables des prix sont
responsables d’une grande partie des problèmes
d’endettement du tiers monde.
Le rapprochement de
deux points de vue apparemment si éloignés l’un de
l’autre, comme la justice et le prix, suscite
naturellement des résistances. Il y a deux objections
principales : l’une est dirigée contre la relation entre
un point de vue rationnel objectif (prix) et un
sentiment subjectif (justice) ; l’autre considère
que la question du prix en général est rationnellement
insoluble, et ne peut certainement pas être résolue
« par la raison errante de l’homme et, de plus, de
l’homme décrépit d’aujourd’hui ». L’autonomie de la
maturité démocratique n’est cependant d’aucune utilité
dans la réalité de la vie si la question de la part
économique de l’individu dans le travail et la
consommation n’est pas non plus réglementée de manière
équitable. Ceux qui ne considèrent pas que cette
question est régie par l’intelligence humaine condamnent
virtuellement l’individu à l’égoïsme et laissent ainsi
le fondement de notre société, la maturité libre,
devenir une illusion. La déresponsabilisation intérieure
sera bientôt suivie par la déresponsabilisation
extérieure. D’un autre côté, ceux qui veulent écarter la
question de la justice de l’économie oublient qu’elle
est indissociable de l’échange.
On aperçoit ainsi le
fondement véritable des deux objections : il s’agit
uniquement de la responsabilité des événements sociaux
qui se produisent. Celui qui exclut la raison s’absout
en même temps de l’obligation de donner forme à la
société ; car la raison est la base de notre maturité et
donc de la possibilité réelle d’assumer la
responsabilité de nos propres actions. Or la vie
économique est notre propre fait. L’appel exclusif à des
processus « objectifs » qui produisent ceci ou
cela nous renvoie toujours à nous-mêmes en tant que
responsables ultimes. « Dois-je être le gardien de
mon frère ? » La réalité actuelle de la vie sociale
exige virtuellement une réponse positive à cette
question ; la volonté de la saisir comme une tâche
est le point de départ de la conception sociale de
l’avenir.
... Donc tout doit avoir son prix
« Car sans
échange, il ne saurait y avoir de communauté d’intérêts,
ni d’échange sans égalité, ni enfin d’égalité sans
commensurabilité... Par conséquent, tout doit avoir un
prix. » Ce résumé succinct du lien entre justice et
prix montre la sûreté de pensée avec laquelle Aristote a
compris la problématique interne de la vie économique,
qui n’émergeait que lentement à l’époque.
« Car sans
échange, il ne saurait y avoir de communauté » –
Depuis Aristote, la conscience de l’homme a
considérablement évolué et la division du travail s’est
répandue dans le monde entier grâce à la technique
moderne. Il n’y a personne qui ne soit lié au monde
entier par des fils visibles et invisibles à travers les
flux de marchandises et les relations de production les
plus divers. Sur le plan économique, le monde est devenu
une unité, les hommes qui y participent forment une
communauté mondiale. La revendication du libre-échange
mondial, malgré toute la problématique que posent les
solutions mises en œuvre actuellement, trouve son
origine dans le sentiment et la conscience que, sans
lui, cette communauté économique mondiale subirait de
graves dommages, voire serait impossible. La science
économique n’en prend acte qu’avec hésitation. On
pratique encore l’économie « nationale »,
c’est-à-dire qu’on suppose des économies nationales qui
ne commercent entre elles que sur une base
compensatoire. Le fait que la pensée économique reste
bloquée dans la sphère politique nationale, par exemple
sous la forme d’un protectionnisme rampant, est
actuellement le plus grand obstacle sur la voie d’une
communauté économique mondiale.
« Pas d’échange
sans égalité » – Cependant, accepter le
libre-échange mondial ne veut pas dire qu’il suffit de
laisser libre cours aux forces économiques rampantes et
chaotiques. Chaque être humain ne peut produire que ce
qui est possible en fonction de ses capacités. S’il
produit quelque chose dont on a besoin, alors, dans
l’économie fondée sur la division du travail, il doit
recevoir dans l’acte d’échange une contre-valeur telle
« qu’il puisse satisfaire ses besoins, la somme
de ses besoins, qui inclut bien sûr les besoins de ceux
qui lui appartiennent, jusqu’à ce qu’il ait à nouveau
produit un produit égal ». C’est ce que
Rudolf Steiner appelle également la cellule sociale ou
l’élément de base de l’économie, l’atome social,
condition nécessaire pour que la vie économique trouve
son cours pour l’individu et la collectivité.
L’équilibre de l’offre et de la demande exigé par
l’économie dans son ensemble repose donc sur l’équilibre
dans la vie de l’individu entre son potentiel et les
besoins nécessaires à son développement. Lorsque chacun
reçoit en contrepartie ce qui lui revient par le biais
du prix, alors on atteint l’égalité qualitative,
c’est-à-dire la justice.
« Pas d’égalité
sans commensurabilité ». – Le problème de la mesure
présente deux aspects. Il faut d’une part disposer d’un
instrument de mesure et, d’autre part, comprendre les
unités de mesure. Cette compréhension est apportée par
la connaissance, acquise par l’expérience, des
conditions de vie concrètes de toutes les personnes
concernées. Ce que les hommes peuvent faire et ce dont
ils ont besoin dépend de leur situation. À cet égard,
les choses de la vie étaient beaucoup plus simples et
plus faciles à gérer pour les communautés de vie et de
culture passées. Le fait de partager sa vie en
permanence fournissait naturellement le matériau
d’expérience pour l’évaluation des relations d’échange,
qui duraient donc souvent longtemps. Dans l’économie
mondiale moderne, le marché, à l’origine tissé de
relations personnelles et de connaissances, est devenu
une construction conceptuelle dépersonnalisée et
abstraite, où les participants sombrent dans l’anonymat
mutuel. Le problème de la justice des prix sera
difficile à résoudre si l’on ne récupère pas le
potentiel d’expérience imprégné de vie des personnes
participant à la vie économique.
Avec l’argent, nous
disposons d’un instrument de mesure idéal, du moins tant
qu’il sert exclusivement et de manière désintéressée à
la fonction de mesure. Par rapport à la relation de
l’échange en nature, il rend possible la plus courte de
toutes les relations : avec un seul acte d’échange
(la vente et l’achat ne sont, après tout, que les
moitiés de l’échange total), une marchandise que j’ai
produite mais que je n’utilise pas peut être transformée
en une marchandise que d’autres ont produite mais que je
désire. Mais comme la vente et l’achat ont lieu entre
des personnes différentes et à des moments différents,
l’argent doit incarner la certitude juridique qu’il peut
être, en cas de besoin, reconverti en une prestation
réelle. Il ne s’agit donc pas seulement d’une garantie
nominale de remboursement de l’argent, il faut aussi
prendre en compte le pouvoir d’achat réel. L’inflation,
par exemple, est comparable à un mauvais réglage de
l’instrument de mesure ; le manque de fiabilité de
l’instrument crée un climat social de méfiance pour
l’avenir.
L’évolution de l’argent
et du capital vers un « produit-comme-si »
doté de ses propres marchés monétaires et financiers est
encore plus problématique. Cette déconnexion de la
réalité sociale, dont la monnaie ne peut finalement être
que l’expression, fait d’elle un « concurrent
irréel » des flux de biens et de services, auxquels
elle tente d’imposer les conditions de vie de son propre
être abstrait (l’un de ces marchés monétaires, le marché
des changes, peut servir d’exemple : les mouvements
erratiques des taux de change sont les conséquences
d’une masse socialement non liée de capital monétaire
qui va et vient à la vitesse d’un ordinateur et dont le
volume peut représenter plusieurs fois le flux réel des
services. Mais les fluctuations de taux de change ainsi
déclenchées rendent chaotiques les flux de marchandises
et de biens d’équipement, dont la nature à moyen et long
termes est désespérément inférieure à la nature à court
terme du capital non lié). Transposé à l’instrument et
au processus de mesure, cela signifie que l’instrument a
perdu sa neutralité et son objectivité. Sa restauration,
la reconnexion de la monnaie au service exclusif des
flux sociaux réels de prestation, est donc aussi une
tâche étroitement liée à la solution du problème de la
justice des prix.
« Donc tout doit
avoir son prix » – « Son » signifie
évidemment le prix juste car, à long terme, une
communauté ne peut exister que si ses conditions
sociales sont perçues comme justes par tous les
intéressés. Mais le chemin de la justice par le biais du
processus compliqué de la formation des prix est-il le
bon ? Ne serait-il pas plus simple de supprimer tout
simplement les prix, dans lesquels des injustices
peuvent se manifester ? Or on ne peut abolir le prix en
argent qu’en abolissant l’argent. Mais si l’on ne reste
pas bloqué sur l’étiquette du prix, on se rend compte
que le problème de la fixation des prix en tant
qu’expression des relations d’échange existe tant que
l’on échange des produits du travail/prestations.
Abolir les prix signifierait donc soit rechuter dans les
anciennes formes d’autosuffisance, soit avancer vers de
nouvelles formes de coopération sans la forme d’échange
actuelle, un peu comme si nous faisions désormais don de
tout.
Il ne fait aucun doute
que, si l’individu renonce à revendiquer les revenus de
son travail, la question de la distribution est portée à
un niveau moralement plus élevé. Mais cela ne se
substitue pas à la question du prix ; car tant qu’il n’y
a pas un nombre infini de biens disponibles, il faut
encore répondre à la question de savoir qui reçoit
combien. La vertu libératrice de l’amour n’est pas
l’abolition de la justice, mais son développement. On ne
peut ni rendre justice à un être humain ni l’aimer si on
ne le connaît pas. La conscience qui connaît est donc le
fondement de la justice et de l’amour : « le chemin
du cœur passe par la tête ». Pour que l’amour qui
se donne ne soit pas victime d’intentions, de
préférences ou de caprices, il faut d’abord l’éduquer à
une conscience claire des conditions sociales. Cette
tâche d’éducation faisant passer de la cécité sociale à
la vigilance sociale est confiée au prix.
Lorsqu’une marchandise
se voit dotée d’un prix, elle émerge de l’obscurité de
la sensation à la clarté de notre conscience éveillée
dans le contexte social de la production et de la
consommation. Nous prenons conscience de la structure
sociale des relations en « arrêtant » la vie
économique au moment de l’échange, en la privant de sa
vie. Quelle part de la vie sociale transparaît encore à
travers le prix présenté comme un simple chiffre sur une
étiquette ? C’est donc un sentiment justifié de la part
de nombreuses personnes que de percevoir le système de
prix comme un facteur de « refroidissement »
social et de destruction de la vie sociale
« chaleureuse ». Et pourtant, celui qui pense
ainsi s’arrête avec sa conscience à la surface des prix.
Il ne reconnaît pas qu’il ne s’agit là que de la face
cachée du processus de formation des prix, dans lequel
la question de la justice recherche son expression – et
peut aussi la trouver – si nous entrons avec une
sympathie intérieure chaleureuse et de manière
responsable dans les processus de l’économie et de la
vie qui sous-tendent l’événement « prix ». Le
prix est bien la fin de la vie de l’économie, mais en
même temps aussi le début d’une forme à lui donner.
Libération de la responsabilité
sociale : le modèle de l’économie de marché
Dans les cultures
anciennes comme celles des Sumériens, les prêtres du
temple fixaient les prix des biens à échanger et
régulaient ainsi équitablement la vie sociale selon les
idées et les sentiments de l’époque. Mais qui fixe le
prix entre des personnes égales, dont la relation
économico-sociale ne se forme que par le fil de la vente
et de l’achat ?
C’est principalement la
révolution industrielle qui a modifié les conditions
économiques de la manière la plus diverse et la plus
radicale :
- Les anciens
fondements vécus du sens de la justice dans les échanges
économiques se sont désintégrés en même temps que les
anciennes structures sociales.
- Pour les nouveaux
produits et les nouvelles relations de production, il
n’y avait pas encore d’expériences qui auraient pu
susciter des sensations.
- La production
technique de masse a accéléré la division du
travail ; en conséquence, toute notre existence
économique a dû progressivement être réglée par la vente
et l’achat, dont l’interrelation temporelle et
personnelle ne pouvait plus être pleinement saisie par
l’individu.
- En même temps, par
l’émergence du travail salarié, la plus grande partie
des travailleurs a été exclue des relations réelles
d’échange « marchandise contre marchandise »,
et a dû entrer dans la relation irréelle et inhumaine
d’échange « travail contre marchandise ».
- Les partenaires
d’échange ont disparu dans l’anonymat et l’éloignement
spatial des marchés mondiaux, pour lesquels on produit
et fait produire, mais dont les traces s’estompent sur
les longues routes commerciales, rendant les conditions
de vie sociale inaccessibles à l’expérience personnelle.
- La production et la
vente, la consommation et l’achat se sont éloignés dans
la division du travail mondial, jusqu’à s’affronter en
tant que puissances marchandes, l’« offre » et
la « demande », unies dans la haine amoureuse
et en même temps séparées.
- La liberté de
production, en tant que permission pour quiconque de
produire n’importe quoi, du moment qu’il trouve un
acheteur, et la liberté de consommation, en tant que
droit d’acheter n’importe quel produit à volonté, du
moment que l’individu peut le payer, ont finalement
détruit tous les liens solides entre les partenaires
économiques et fait de la spontanéité la force
formatrice de l’ordre social, rendant ainsi impossibles
la planification pour l’ensemble, et donc aussi la
formation consciente des prix, c’est-à-dire le
comportement juste.
La vente et l’achat
sont les deux moitiés d’un processus d’échange, qui se
déroulent dans les rapports avec les autres participants
à l’économie fondée sur la division du travail, et dont
la correspondance ou l’égalité de couverture constitue
le juste salaire, car elle rend possible la poursuite du
processus économique. L’affaiblissement des relations
avec les partenaires d’échange pousse de plus en plus
sur le devant de la scène l’importance et le bien-être
de son propre ego. L’isolement conduit à
l’« autosuffisance » centrée sur le Je, qui ne
se fait toutefois plus naturellement comme avant (je
produis pour moi-même ce dont j’ai besoin), mais qui
s’oriente sur le fait de gagner de l’argent dans le
cadre de la division du travail. C’est désormais le
bien-être de l’individu qui est au premier plan ;
la justice devient une attitude moralisatrice, un
égoïsme : celui qui peut vendre cher et acheter pas
cher n’est pas injuste, il a réussi. On a déclaré que
l’égoïsme était le seul moteur de l’activité économique,
probablement pour toujours.
La division moderne du
travail crée des dépendances extrêmes et en même temps
un réseau dense de relations d’échange. Mais comment une
communauté d’égaux et d’interdépendants peut-elle
exister si son fondement est la volonté de l’individu
d’exploiter, c’est-à-dire l’injustice ? L’exploitation
ne pouvant se faire qu’à travers les prix, l’objectif
est donc la façon de les former et de les maîtriser.
Adam Smith a trouvé une issue avec le modèle de
l’économie de marché : il faut soustraire le prix à
l’influence directe des acteurs de la vie économique.
L’individu remarque,
dans son environnement, un prix qui lui promet un
bénéfice. Cette perspective de prix avantageux active et
donne des ailes – pour ainsi dire automatiquement – à
son égoïsme, qui guette constamment le profit, et le
pousse à l’action économique. Mais au départ, ce n’est
qu’une attente de profit, un profit imaginé. On peut
cependant avoir et multiplier à volonté de telles idées.
Si maintenant on veille à ce que la perspective de
profit soit rendue publique de façon à toucher beaucoup
de monde et à n’empêcher personne de vouloir la réaliser
en sa faveur, tout en n’étant pas autorisé à connaître
l’autre ou à communiquer avec lui, alors les conditions
essentielles du marché de la concurrence totale sont
remplies. La somme des avantages espérés par chacun est
ici supérieure à la possibilité de leur réalisation. Or,
dans la division du travail, personne ne peut persister
dans sa position, mais tout le monde a besoin de
l’échange pour continuer à exister ; l’échange est
donc pratiquement contraint. La concurrence pour les
quelques partenaires entraîne le prix dans la direction
opposée aux attentes, voire, selon les circonstances,
bien au-delà du juste prix. Le résultat de l’action
contredit l’attente de celle-ci : ce que l’individu
voulait a involontairement été transmis à la communauté
en la personne des partenaires de l’échange. C’est dans
ce principe d’« appropriation sociale des résultats
de la production privée » que réside précisément le
sens de l’économie de marché.
La question de la
justice a désormais pris un tour surprenant. Aristote,
qui tentait déjà de donner une définition du juste prix,
la trouvait dans une proportionnalité géométrique et
affirmait que les prix devaient permettre l’échange
mutuel complet des travaux quotidiens. Mais en même
temps, la justice était pour lui la plus haute des
vertus humaines : pas de justice sans conduite
juste.
Adam Smith voit les
choses tout à fait différemment : que ce soit à
cause de conditions réelles et ingérables ou à cause de
l’égoïsme indéracinable de l’âme humaine, l’action juste
n’est pas possible, mais elle n’est plus non plus
nécessaire. En effet, en tant qu’instance située
au-dessus de l’homme et forçant l’égoïsme, avec une
objectivité mathématiquement irréprochable, à rendre son
butin, le mécanisme de marché veille à ce qu’aucun
égoïsme ne déborde. La justice devient ainsi l’équilibre
des égoïsmes (cette façon d’amener les états
souhaitables non pas de l’intérieur, mais de
l’extérieur, comme une paralysie de deux forces opposées
de la même volonté, est très courante aujourd’hui, par
exemple sous forme d’équilibre de la terreur,
d’autonomie tarifaire, etc.).
En créant le modèle de
marché, Adam Smith a cherché à soulager l’humanité
moderne de l’angoissante responsabilité de la justice
sociale envers son prochain. Le prix de cette
« indulgence » semble minime : c’est la
soumission inconditionnelle aux lois du marché libre. En
contrepartie, l’égoïsme n’est soudain plus un défaut à
dissimuler, mais un devoir social que l’on peut admettre
ouvertement et accomplir fièrement.
À l’idée d’acheter la
prospérité croissante acquise grâce au modèle de marché
en renonçant au progrès moral de l’humanité s’opposèrent
les penseurs de l’économie de marché, qui affirmèrent
qu’une telle vision ne pouvait être que la conséquence
d’une conception « idéaliste » mais
« irréaliste » de l’homme. « Cette
conception de l’homme présuppose la croyance que l’homme
est un être en évolution constante vers une perfection
imaginée. Elle révèle ainsi une anthropologie ascendante
qui ne peut être qu’une surestimation anthropologique.
En fait, on ne trouve et on ne peut mettre en évidence
un tel être parfait nulle part dans l’histoire, pas même
dans l’histoire des régimes socialistes. » Cette
déclaration – outre son absence de fondement – montre à
quel point certains sont prêts à abandonner le sens même
de l’être humain pour sauver un modèle économique.
Le moteur qu’est
l’égoïsme recherche toutes les occasions qui se
présentent pour en tirer un avantage et les convertit en
activité économique ; jamais satisfait, il ne
considère ses succès que comme des escales
encourageantes sur son chemin de lutte. Le marché
distribue les succès obtenus à l’ensemble de la
communauté économique. L’avantage de l’individu se
transforme ainsi en avantage pour les autres. Tant que
l’égoïsme ne se mettra pas en veilleuse, la tendance à
la diminution des prix se poursuivra : le prix bas
constitue la nouvelle justice sociale de l’économie de
marché. Il est objectif et profite à tous également,
égoïstes et idéalistes.
Dans ce modèle, le prix
joue un autre rôle important : non seulement il
assure l’équilibre à court et à long termes des
marchandises, mais les perspectives de profit qu’il
déclenche servent aussi de moteur pour les
« facteurs de production » que sont le
travail, le capital et la terre. Lorsque les
perspectives sont élevées, ces facteurs migrent dans un
but de rendement et amènent des améliorations de la
production ou de la productivité jusqu’à instaurer un
équilibre de rendement à long terme de toutes les
branches de production, et donc une répartition
« juste » des facteurs de production.
Le but de l’activité
économique est de satisfaire les besoins des personnes
par le biais de produits. Il s’ensuit que, du côté de la
production, on devrait déjà connaître exactement les
besoins à l’avance. On estime qu’une telle connaissance
préalable, dans une économie de marché, n’est ni
possible ni nécessaire. La force de la demande se
manifeste plutôt dans le prix, dont l’attractivité
aspire la production. Puisque l’égoïste fonde et doit
fonder ses décisions économiques exclusivement sur son
comportement vis-à-vis du prix, il ne peut pas percevoir
ce que ses concurrents et ses adversaires décident pour
eux-mêmes. Cette cécité sociale entraîne un déséquilibre
entre l’offre et la demande. Le mécanisme de marché
assure alors un équilibre à court terme dans lequel le
prix est ajusté de manière à faire concorder après coup
l’offre et la demande. La production ayant déjà eu lieu,
il ne s’agit que d’un équilibrage arithmétique et
quantitatif du déséquilibre, comme c’est le cas, par
exemple, lorsque, en fin de journée, le marchand vide
son étal de légumes en baissant le prix. Cet équilibre
par le vide signifie en même temps, en termes d’économie
de marché, la justice de marché.
Aristote connaissait
deux types de justice, le comportement juste (la justice
distributive en tant que vertu) et le rétablissement de
la justice après un comportement injuste par le biais de
la juridiction (justice compensatoire). La justice
distributive vise à établir d’emblée des rapports de
prix justes ; dans la justice compensatoire, le
juge restitue à la personne désavantagée par un prix
injuste une partie du surplus de la personne
sur-avantagée de façon à aboutir à un équilibre des
avantages. Cette péréquation est arithmétiquement
proportionnelle, mais seulement a posteriori, en vertu
d’une autorité supérieure. Il apparaît donc clairement
que l’économie de marché est de part en part un modèle
de justice construit juridiquement, bien que sous une
forme particulière : elle met d’abord l’agent
économique au défi de l’égoïsme et donc de l’injustice
des sur-avantages (ou bien elle suppose que toute action
économique tend à être injuste), pour ensuite compenser
arithmétiquement cette injustice par le « juge
supra-personnel », le marché, au moyen du prix du
marché. La vie sociale devient un procès permanent, qui
acquitte constamment l’accusé, mais confisque son
avantage.
On peut opposer à ces
remarques l’argument selon lequel la pratique a
maintenant largement dépassé le modèle abstrait. En
effet, la science ne trouve plus depuis longtemps des
marchés parfaits ou libres ; la frontière de la
conscience entre les partenaires du marché est depuis
longtemps franchie par des accords, de la publicité ou
des études de marché ; l’État est impliqué partout,
dirige les investissements ou influence les corrections
du marché ; les entreprises produisent davantage à
bas prix ou se font concurrence au-dessous des coûts de
production ; la politique sociale a pris la place
de la justice du marché et corrige ce que celui-ci ne
peut pas faire, etc. Bien que l’on puisse allonger
presque indéfiniment la liste des écarts, le modèle de
marché, basé sur l’égoïsme débridé et incorrigible et la
libre concurrence, a néanmoins rongé profondément la vie
imaginaire d’une partie de l’humanité. Si la pratique
sociale appelle constamment à la correction et au
changement, il y a sûrement quelque chose qui ne va pas
dans le modèle de pensée. Un nouveau mode de pensée
s’impose depuis longtemps, mais dans quelle direction ?
Planifier la justice de manière
rationnelle : le modèle des économies
socialistes
La structure complexe
d’une économie de marché moderne ne correspond à aucun
plan d’ensemble préconçu ; l’ensemble résulte
plutôt d’innombrables décisions individuelles
spontanées. D’une part, le moteur de l’action économique
est lié à l’égoïsme qui est indubitablement présent chez
l’homme et qui, dans le sillage du développement
croissant de la personnalité, apparaît comme son ombre
nécessaire ; d’autre part, les fruits de l’activité
égoïste sont fournis au grand public par le
« processus du marché » de la concurrence sous
la forme de produits dont le bas prix est garanti à long
terme : l’objet du combat individuel peut ainsi
rester complètement libre. Une autorité de planification
est inutile : le monde va de lui-même. Cela vaut
également pour la justice des prix ; un sens
individuel de la justice ne ferait que perturber de
manière sensible le cours de l’économie de marché.
Tant que ces réflexions
se réfèrent aux transactions de marchandises avec leurs
processus d’échange, elles sont très concluantes et ont
certainement aussi une certaine valeur historique.
Cependant, le fait de mettre entre parenthèses, dans la
théorie, les conditions réelles de vie et de production
a encore de graves conséquences aujourd’hui. Si l’on
divise le monde économique entre « offre » et
« demande », on devrait en fait inclure tous
les travailleurs, car tous dépendent de la vente et de
l’achat pour leur subsistance. Mais que peut vendre
quelqu’un qui est employé dans une usine et qui ne
contribue que très partiellement au produit de celle-ci
? Une réponse plus réaliste aurait été : on vend le
produit commun et chaque individu en reçoit sa part. Au
lieu de cela, on a détaché le travail du processus de
production et on l’a transformé en un marché distinct
mais irréel, le « marché du travail », où
« employeurs » et « demandeurs
d’emploi » se font face, le prix du marché étant le
« salaire ». Grâce au marché du travail, le
travailleur lui-même est devenu une marchandise ;
la lente abolition du servage qui s’opérait dans la
paysannerie est revenue d’une manière nouvelle dans le
travail industriel.
En découplant le
salaire du produit de la vente, on ne pouvait plus que
calculer le salaire par les rapports de concurrence de
ceux qui cherchent du travail. Et tout comme la tendance
inexorable vers le pas cher est ancrée dans le modèle
général de l’économie de marché, il en va naturellement
de même ici. En conséquence, des théories de la
paupérisation sont apparues, dont la plus concluante est
la « loi d’airain des salaires » de Ferdinand
Lassalle, qui formule ainsi la conclusion théorique du
modèle : sous la dictée du marché du travail, le
minimum vital absolu devient le salaire d’équilibre à
long terme. La justice des prix a été remplacée par
l’injustice des salaires.
A qui appartient la
différence entre le prix de la marchandise et le salaire
en tant que prix du marché du travail ? Dans le sens de
la division du travail, l’entreprise est un lieu de
production où les travailleurs, à l’aide d’outils et de
machines, par leur travail et leur intelligence,
produisent des biens (pour autrui) sous la direction
combinée et organisatrice des entrepreneurs. Le temps
jusqu’à la vente des produits finis, de même que
l’acquisition des moyens de production, doivent en règle
générale être préfinancés par des capitaux qui ne sont
pas utilisés ailleurs pendant cette période. Avec les
salaires, les travailleurs étaient impitoyablement
exposés aux nouvelles structures de la division du
travail ; mais pour ce qui est du capital, les
anciennes structures de propriété étaient d’autant plus
protégées : une entreprise appartenait
exclusivement à un seul groupe de participants, les
fournisseurs de capitaux. De la propriété, cependant,
découle naturellement aussi le droit exclusif au produit
de la vente. Étant donné qu’au début, c’est généralement
l’entrepreneur lui-même (ou ses proches) qui est le
propriétaire, son rôle est malheureusement d’emblée lié
à la question de la propriété. Au vu de la situation
catastrophique des travailleurs dans les entreprises
industrielles, il n’y avait qu’un petit pas
compréhensible à franchir pour arriver à la déclaration
suivante : « La rétention de la part
équitable de la valeur de vente est une fraude sur le
travailleur, l’appropriation par les entrepreneurs et
les fournisseurs de capitaux est un vol social ».
Même
si l’explication théorique de la situation par Marx et
Engels est discutable sur des points décisifs,
l’expérience de l’injustice scandaleuse était si intense
à l’époque que les lacunes et les erreurs théoriques
n’avaient guère de poids contre elle.
Comme les pères de
l’économie de marché qui, dans le sillage de l’ère
scientifique, se sont efforcés de justifier leur modèle
d’activité économique en termes de droit naturel et de
mathématiques, les critiques ont voulu prouver
scientifiquement que l’économie de marché mène
d’elle-même à la mort ; qu’elle n’est jamais en
mesure de rendre justice au travailleur ; que bien
plutôt ce problème ne pouvait être résolu que si les
travailleurs eux-mêmes prenaient l’activité économique
en main. Le caractère scientifique du socialisme est
resté jusqu’à aujourd’hui le fondement et la fierté du
mouvement, car il y est « prouvé » que
l’intérêt de l’humanité et l’intérêt de la classe
ouvrière coïncident par une loi naturelle. Mais comment
une exigence morale de plus de justice sociale
devient-elle une loi de la nature ? Pour cela, il
faudrait soit montrer que dans la nature, les impulsions
morales sont en fin de compte également déterminantes,
soit déclarer l’homme « naturel » de sorte
qu’en lui aussi, seule la loi naturelle opère. Marx et
Engels ont choisi la deuxième voie.
Le point de départ est
le « matérialisme dialectique ». Celui-ci
transforme le principe hégélien de développement de la
dialectique, qui est une loi de l’esprit, en une loi de
la matière. La conscience humaine est un reflet de la
matière à un niveau qualitativement élevé. Ainsi,
l’esprit humain est incarné dans une matière régie par
la loi naturelle. Dans le « matérialisme
historique », ce principe est transposé à
l’histoire. La vie économique ne fait pas partie d’une
culture, mais la culture reflète les conditions
économiques. De nouvelles forces productives mûrissent
dans l’ancien contexte, entrent en contradiction avec
l’existant et le révolutionnent. Ce moment est
maintenant atteint. La classe ouvrière représente les
nouvelles forces productives, l’entreprise bourgeoise
les rapports de propriété obsolètes ; la révolution
commence par l’expropriation des expropriateurs
(c’est-à-dire de ceux qui ont jusqu’ici exproprié le
travailleur de son juste salaire) et se termine par la
prise en charge de l’ensemble de la vie sociale par la
classe ouvrière. Alors, l’exploitation cesse, les
contradictions existantes peuvent être résolues de
manière évolutive et aller dans la direction du
communisme, où chacun, dans une coexistence fraternelle
et pacifique, contribue selon ses capacités et consomme
selon ses besoins. Mais comment la justice peut-elle
prendre forme dans la réalité sociale, si l’on ne veut
pas accepter le nominalisme dialectique selon lequel une
économie socialiste est déjà juste par sa nature même ?
Jusqu’à récemment, s’il
y avait une grande unanimité de langage dans le camp
socialiste concernant la critique du capitalisme
d’économie de marché, les idées et les mesures concrètes
pour atteindre l’objectif étaient extrêmement diverses.
Il est devenu habituel, même si c’est inexact, de
désigner les économies socialistes par leur
caractéristique la plus marquante à ce jour comme des
« économies centralisées », mais souvent, de
manière plus inexacte, comme des « économies
planifiées ». Pendant longtemps, il a fallu que la
« justice ex-post » de l’équité du marché,
tant vantée dans l’économie de marché, serve d’excuse
apparemment objective pour justifier les injustices
salariales les plus graves à l’encontre de la
main-d’œuvre. Le principe de la spontanéité comme cause
de l’activité du marché est ainsi pris dans le feu
croisé des critiques. Partant de la considération,
correcte en soi, que le caractère raisonnable est la
caractéristique de l’homme moderne, on tente de
s’attaquer à la tâche de produire exactement ce qui est
nécessaire d’une manière rationnelle et planifiée.
Compte tenu de la grande quantité de biens et de
composants de biens nécessaires dans un contexte
économique large, par exemple dans un État, il en
résulte un gigantesque travail de calcul, dont la
dimension en termes de temps et de personnes doit
également être déterminée par la planification :
qui a besoin de quoi, quand, en quelle quantité, etc.
Rien ne peut être laissé au hasard. Ces plans doivent
être contraignants, sinon toute la structure économique
s’écroule. La planification devient donc rapidement une
prescription d’action, une norme du respect de laquelle
tout dépend, et même dont le respect doit être imposé si
nécessaire. L’ordre économique spontané est ainsi
remplacé par un régime programmé de manière centralisée,
dont le cours est difficile à modifier pendant la durée
du plan en raison des interdépendances. La justice
serait atteinte si l’individu recevait également ce
qu’il avait déclaré comme étant son besoin. Le problème
du prix devient une pure question de répartition, qui
pourrait également être réglée sans argent. Au lieu des
prix règne l’autorité de planification, si ce n’est la
bureaucratie.
La question de la
justice est ainsi liée au système politique. Selon le
matérialisme historique, l’hégémonie de l’économie sur
la société est totale, puisque les nouvelles relations
économiques sont également censées déterminer la
culture. Avec l’argument que ni les relations sociales
ni les individus ne sont suffisamment mûrs pour le
socialisme tardif ou le communisme, Lénine compléta le
concept de la « dictature du prolétariat » par
la « primauté du parti » : ce dernier a
la mission et le droit de jouer le rôle principal dans
tous les domaines de la société. En raison de la mise
sous tutelle de l’individu par la représentation de la
classe politique, la normalisation autoritaire finit par
prendre le dessus. Et comme l’identité nominale
dialectique des intérêts (« l’État, c’est
nous ; ce que nous faisons est donc aussi dans
votre intérêt ») soustrait toutes les institutions
à la critique, celles-ci ont généralement développé
jusqu’ici une vie propre, tendant vers le paternalisme
bureaucratique. Le souci de justice apparaît ainsi
collectivisé.
L’identité
théoriquement fondée des intérêts économiques,
politiques et culturels et leur concentration réelle
dans la pratique du socialisme, combinée à l’observation
de l’immaturité individuelle en ce qui concerne le
comportement éthique nécessaire aux conditions
communistes, a conduit, au nom d’une humanité future, à
une inhumanité présente.
Il en résulte un flux
incessant d’influence pédagogique, d’idéologisation,
d’endoctrinement, de proclamation de slogans, de désaveu
des confessions, etc., qui doit se répéter à chaque
génération.
La tragédie du
socialisme scientifique était et est toujours qu’il
s’appuie sur un idéalisme moral, mais qu’en même temps,
par son matérialisme théorique, il ignore la seule force
qui pourrait avoir pour effet de transformer la
morale : l’homme en tant qu’individualité
spirituelle. L’homme n’agit pas moralement de par sa
nature instinctive, mais contre elle. Ainsi, l’effort de
dépassement de l’égoïsme devient l’auto-éducation du Je,
seule forme de pédagogie appropriée à un Je indépendant,
c’est-à-dire digne de l’homme. Autant le progrès de
l’humanité est de faire de notre caractère raisonnable
la base de l’organisation de notre vie, surtout en
termes de justice sociale, autant il s’avère
désavantageux que les idées en général veuillent
réglementer à l’avance ce qui, concrètement, ne peut
être réalisé que par l’activité rationnelle des
intéressés. Ainsi, la tentative de déterminer
rationnellement la justice sociale ex-ante, c’est-à-dire
à l’avance, devient une « perfection
inventée » qui soit plane de manière illusoire et
inefficace sur l’homme comme une « surestimation
anthropologique », soit exige de l’individu une
soumission fonctionnelle morale et, si elle est
convenablement ancrée dans l’appareil social du pouvoir,
la fait également respecter. « Il faut se
confronter à l’idée de manière expérimentale, sinon on
tombe sous son emprise. »
L’impulsion vers
la triarticulation de l’organisme social (p.
56)
Nous
avons vu jusqu’ici qu’on ne peut résoudre la question
d’un
modèle économique viable que dans le contexte de notre
humanité
dans
sa totalité.
Jusqu’à
présent, l’économie de marché nous a fourni – du moins
en
Occident – un flux sans cesse croissant de biens et de
services, de
moins en moins chers en termes absolus ou relatifs. Elle
considère
ce résultat, et non le comportement de l’individu, comme
l’expression de conditions sociales saines et justes.
Mais cette
prospérité n’est rendue possible que par l’abandon des
possibilités de développement du Je. Le fait que l’homme
reste
lié de manière compulsive à la pulsion naturelle
d’égoïsme et
qu’il ne peut voir dans son compagnon de travail qu’une
victime
de l’exploitation de ses propres intérêts ou un
concurrent
envieux lui ôte la seule forme d’existence possible de
la liberté.
Car ne peut se vivre libre que celui qui est capable de
confronter la
contrainte intérieure de sa nature égoïste à la force
répressive
de son être intérieur, et doit donc, en raison de la
nature de son
Je, venir d’un autre, le monde spirituel : un Je
conceptuel
abstrait ou un Je simplement imaginé ne pourrait jamais
développer
une telle force à partir de lui-même.
Si
l’économie de marché veut s’accrocher à un état de
nature
moral du passé, l’impulsion économique socialiste se
tourne vers
un homme de l’avenir moralement supérieur, qui
manifestement –
au vu des conditions actuelles – n’existe pas encore
dans cette
qualité, mais qui doit voir le jour si l’on veut enfin
assurer la
justice sociale pour tous. La prétendue preuve du
caractère
inévitable, de par le droit naturel, de ce développement
moral
supérieur a cependant dissous la réalité du Je en une
simple
fonction miroir des processus matériels et économiques.
Un
Je-miroir n’est cependant capable ni de liberté (pour
cela il
faudrait qu’il soit indépendant des processus de miroir)
ni
d’évolution (pour cela il faudrait qu’il y ait une
autonomie
existentielle). Dans le vide intérieur de l’être humain
ainsi
généré par l’idéologie, il faut donc apporter de
l’extérieur
à l’individu les objectifs de développement d’un monde
meilleur
de demain, à la manière d’un programme slogan, afin de
lui donner
la volonté de travailler pour ces objectifs. Pour cela,
un groupe de
personnes, généralement le parti, doit anticiper
rationnellement
l’avenir et le traduire en directives d’action pour
l’individu.
La raison des dirigeants devient elle-même une
contrainte en faisant
de l’individu l’auxiliaire d’un plan supérieur et du
travail
une norme qui l’engage.
Les
considérations précédentes débouchent sur une idée
particulière : l’exigence de justice sociale sur la
base
d’une égalité générale, qui surgit dans l’être intérieur
de
l’homme contemporain, ne peut être satisfaite dans le
cadre des
deux modèles précédents que si le Je est soit nié, soit
ramené à
une préforme inférieure. La loi
sociologique fondamentale
ne décrit pas un chemin d’évolution, mais une impasse,
dès lors
que le « libre développement des besoins et des
pouvoirs de
l’individu » doit valoir non seulement pour
certains,
c’est-à-dire de manière élitaire, mais pour tous.
Et
pourtant, les faits sont différents. Les insuffisances
des solutions
précédentes résultent précisément du fait que l’on
considère
le « Je », cherchant à devenir indépendant et
à se
manifester, à travers les formes sociales antérieures,
désormais
obsolètes. Il
ne s’agit pas d’un système social qui fonctionne en
dépit du
« Je », mais d’un système qui prend ce
« Je »
comme véritable point de départ des événements sociaux
et qui
s’organise à partir de ses forces de telle sorte que
ce « Je »
puisse se déployer en lui et être actif dans la
formation de la
société.
Seuls peuvent concevoir une telle forme d’organisme
social ceux
pour qui le « Je » devient une réalité
spirituelle et
qui étudient et comprennent totalement les lois
régissant son
évolution. La conformité à la fois avec la situation
intérieure
de l’être humain actuel et avec les exigences de la vie
sociale
est donc le critère de réalité des idées sociales,
auxquelles se
rattache l’idée de triarticulation formulée par Rudolf
Steiner.
La forme d’un organisme social triarticulé n’est pas une
chose
dont il faut convaincre les autres ; elle est
exigée de
l’individu lorsqu’il apprend à mieux se comprendre et à
mieux
comprendre ses relations avec les autres êtres humains.
Ce n’est
pas l’humanité qui doit être gagnée aux idées d’un
individu ;
c’est dans les idées de l’individu que s’expriment les
aspirations de l’humanité actuelle.
Le
lien entre l’organisme social et la situation psychique
de l’homme
actuel se révèle à l’observation tant intérieure
qu’extérieure.
Jusqu’à encore récemment, la représentation, le
sentiment et la
volonté de l’individu étaient façonnés par la foi dans
les
traditions des conceptions religieuses du monde, par le
sentiment
conforme aux us et coutumes de la communauté culturelle
et par la
volonté d’être un membre harmonieusement intégré, utile
et
reconnu des unions sociales existantes. Nous avons
nous-mêmes
dissous cette unité « naturelle » de l’âme
humaine.
C’est notre Je lui-même qui se rebelle contre le
paternalisme de
ces conventions collectives passées et qui veut
organiser sa vie en
fonction de sa connaissance présente – « présence
d’esprit ». En séparant le mélange jusqu’alors
naturel
des forces de l’âme, le Je doit lui-même devenir actif
en formant
l’unité. C’est dans la séparation que se trouve la
condition
préalable à l’unité nouvelle et supérieure. Et ce qui
est vrai
intérieurement l’est aussi extérieurement, c’est-à-dire
pour
l’organisme social. Ce dernier doit séparer ce qui
découle des
différentes sources de pouvoir, afin que la vie sociale
de
l’individu puisse prendre le cours déterminé par lui,
par son Je.
Le
lien avec la situation physique de l’être humain actuel
découle
de la question de savoir comment l’organisme corporel
humain est
formé pour que le Je qui s’y trouve puisse parvenir à
des
représentations conscientes du monde, à des sentiments
vécus
individuellement et à des actes de volonté intervenant
dans le
monde. Or l’étude de l’homme selon la science de
l’esprit
montre que le corps n’est pas une unité
physico-chimique, mais une
polarité de forces reliées par un centre rythmique. La
représentation s’exprime physiquement dans le système
neurosensoriel, qui a une sorte de centre dans la
tête ; la
volonté, par contre, se concentre physiquement dans le
système
métabolique des membres de l’homme inférieur ;
tandis que le
système rythmique du cœur, de la circulation sanguine et
de la
respiration unit les deux polarités en un centre
dynamique.
L’organisme social présente une structure
similaire : entre
la vie de l’esprit, dont le caractère est de former et
de cultiver
l’esprit humain individuel, et la vie de l’économie, qui
est
exclusivement affectée à la production, à la
consommation et à la
circulation des biens et des services pour la totalité,
se trouve la
vie juridique, qui protège les deux sphères des
empiètements en
les séparant et permet leurs transitions en les reliant.
Or,
l’organisme social est pour ainsi dire à l’envers,
c’est-à-dire
qu’il se « nourrit » de ce que l’individu
apporte
dans la vie sociale en termes d’impulsions et de
besoins.
Il
ne faut pas comprendre la comparaison avec le corps
humain comme une
analogie, comme s’il s’agissait de transplanter dans un
autre
contexte un fait qui convient dans un domaine, mais
comme « la
chose complètement différente, que la pensée humaine, le
sentiment
humain, apprennent à sentir ce qui est possible pour la
vie en
observant l’organisme naturel et puissent ensuite
appliquer ce mode
de sentiment à l’organisme social ».
On
perçoit la correspondance spirituelle avec la situation
lorsqu’on
observe et perce à jour les processus sociaux eux-mêmes.
Depuis
deux siècles, tous les hommes ont probablement une
profonde
sympathie pour les idéaux de la Révolution française,
liberté,
égalité et fraternité ; mais depuis lors, on
cherche
désespérément des formes de vie dans lesquelles on
puisse vivre
simultanément ces trois idéaux. On ressent à juste titre
l’abandon
d’un seul d’entre eux comme une grave défiguration de
son être
propre ainsi que de la société dans laquelle on vit. Et
pourtant,
la pratique ne semble permettre qu’une réalisation
partielle.
Combien de fois entendons-nous dire dans le monde qu’il
faut
choisir entre la liberté (systèmes libéraux de marché)
et la
fraternité (systèmes socialistes) ! Et les droits à
l’égalité, qui sont ancrés dans toutes les
constitutions, ont
été gravement entamés partout dans le monde par
l’association
des autorités étatiques chargées de légiférer avec
toutes sortes
d’intérêts et de pulsions de pouvoir. C’est précisément
la
possibilité de cet amalgame au sein de l’État unitaire,
dans
lequel on imitait de manière profane ce qui était
autrefois
spirituellement nécessaire et justifié, qui conduit à
l’impuissance de l’individu, dans la mesure où il ne
participe
pas au pouvoir de la majorité. Ce qui est donc
impossible dans la
vie sociale indifférenciée, l’existence simultanée des
trois
idéaux, changerait immédiatement si les sphères sociales
de la vie
de l’esprit, de la vie du droit et de la vie de
l’économie
étaient séparées et ainsi rattachées à leur fonction
propre.
Cela équivaudrait à libérer les exercices du pouvoir qui
ne s’y
rattachent pas, dans l’intérêt de l’évolution souhaitée.
Conformément à l’introduction choisie ici, on peut
également
montrer que l’égalité qui est apparue en premier et qui
est
formellement ancrée dans le droit ne peut absolument pas
être
réalisée ; elle se transforme même en son contraire
si l’on
n’accorde pas la liberté d’initiative du côté spirituel
individuel et si l’on ne renforce pas l’aspect de
communauté lié
à la coopération du côté économique. C’est ici que le
bref
aperçu conduit au sujet de l’économie associative, que
la nature
exige avec insistance de la vie économique.
Les
explications qui suivent devront toujours être abordées
d’un seul
point de vue : comment les individus vivent-ils le
soutien de
leurs besoins et de leurs forces par l’organisme
social ?
Les
associations, base de l’auto-organisation économique
Nous
avons déjà souligné que la division du travail dans
l’économie
moderne rend toute la vie individuelle dépendante des
processus
d’échange. Cette « commercialisation » de
l’être
humain n’est toutefois que l’expression d’un
« être-pour-l’autre » et d’un
« être-dépendant-de-l’autre », dont
l’interaction
et le façonnement ne sont rendus possibles, de manière
humaine, que
par la coopération. L’économie de marché, avec son
approche
darwinienne de la « lutte pour l’existence »
qui
l’encombre de ses préjugés, ne peut en tenir compte. Du
point de
vue de la concurrence inconditionnelle et totale, une
discussion
entre les représentants des deux moitiés du marché n’est
ni
possible ni nécessaire ; elle est dangereuse entre
les
participants de chaque côté du marché, car elle atténue
la
concurrence et donc augmente les prix. Ainsi, pour Adam
Smith, dès
que deux entrepreneurs se réunissent ne serait-ce que
pour prendre
le thé, un cartel préjudiciable à tous est déjà dans
l’air,
tandis que Silvio Gesell craint un affaiblissement du
moteur que
constitue l’égoïsme dans le partage des profits associé
à
chaque accord. Pratiquement aucune recherche n’a été
effectuée
jusqu’à présent sur les conditions auxquelles une
conversation
au-dessus du gouffre du marché qui sépare l’offre et la
demande
serait possible, ni même sensée et souhaitable.
Ce
qui semblait jusqu’à présent théoriquement insoluble, à
savoir
la coopération entre les aspirations au
« cher-à-vendre »
du producteur et les aspirations au « bon
marché-à-acheter »
du consommateur, est précisément le point de départ de
l’activité
économique associative. Car pénétrer plus consciemment
dans la vie
économique pour parvenir à des conditions saines et
justes est
impossible si cette réalité sociale porte en elle un
saut de
conscience, une sorte de limite sociale de la
connaissance, dont le
franchissement n’est pas envisageable. Même une
considération
dépourvue de préjugés montre que la communication entre
celui qui
a besoin d’une chose et celui qui est prêt à la produire
est
indispensable et devrait aller de soi. Les
associations
sont des organes d’entente entre les deux pôles de
production et de consommation. De la tension
d’intérêts opposés
avec une intention commune simultanée, à savoir un
processus
effectif de travail et d’échange, la coopération
économique
fructueuse résulte un plus, tandis que la discussion
entre les
intérêts de la même direction donne un moins.
Au-delà de l’intérêt commun pour la réalisation des
capacités
et des besoins, il existe un autre point commun, souvent
oublié :
en fin de compte, chacun est à la fois vendeur (en tant
qu’exécutant) et acheteur (en tant que consommateur),
même si ce
n’est pas pour le même produit. Surtout, la nature de la
rémunération du travail a corrompu le sens de cette
congruence
d’intérêts chez la plupart des gens. Il existe par
ailleurs un
intermédiaire idéal dans le processus social, le
commerce au sens
large. Celui-ci n’est ni producteur ni consommateur.
Tout ce qui
compte pour lui, c’est que le processus se réalise
(volume de
transactions). Il ne peut y parvenir que s’il joue le
rôle de
médiateur entre les deux parties. Il est capable de le
faire parce
qu’il connaît mieux qu’elles-mêmes les deux côtés de
l’intérêt et leurs multiples possibilités. Par
conséquent, les
représentants du système de circulation seront également
représentés dans les associations. Or, quand les
représentants des
associations peuvent parler au nom de la majeure partie
des acteurs
du marché, l’accord devient presque inévitable. Si les
pourparlers ont lieu avant que des actions économiques
plus
importantes ne se produisent, il apparaît des espaces
qui peuvent
être librement organisés. L’intérêt véritable peut alors
se
déployer : il ne s’agit pas du tout de surpasser
l’autre,
mais d’obtenir la meilleure réalisation possible, de
permettre un
processus de travail nécessaire.
Les
processus associatifs du type indiqué ne peuvent
toutefois se
développer que si aucun des partenaires économiques ne
revendique
de prérogatives extérieures aux processus économiques.
Or, c’est
avant tout le cas de la propriété actuelle des moyens de
production
– qui inclut la terre. Ce n’est que lorsque la
possibilité
d’exploitation en vertu du droit de la propriété privée
cessera
d’exister, c’est-à-dire lorsque les moyens de production
deviendront « invendables », qu’il sera
possible de
développer un État dans lequel les droits d’un
entrepreneur ne
sont pas déterminés par la propriété mais uniquement par
sa
fonction entrepreneuriale. Cela ouvrirait également la
voie à une
nouvelle relation entre l’entrepreneur et
l’employé ; le
salaire en tant que paiement du travail effectué
deviendrait une
part convenue des recettes générées conjointement. Les
conditions
de travail, en revanche, ne feraient plus l’objet d’une
négociation entre les partenaires tarifaires, mais
seraient décidées
en dehors de l’économie dans la vie de l’esprit et
déclarées
obligatoires par la vie du droit. Le caractère de
service propre à
la vie de l’économie doit toujours être maintenu. Il
faut
reléguer au second plan ces questions, et d’autres tout
aussi
importantes, afin de pouvoir suivre directement ce qui
se passe au
niveau des prix.
Tout
comme les économistes de marché se méfient théoriquement
de la
coopération rationnelle et du remplacement consécutif du
mécanisme
inconscient du marché par des processus conçus
consciemment, les
représentants des économies centralisées considèrent
avec
scepticisme l’implication pratique de l’individu dans le
processus de planification. Lorsque quelque chose ne
peut pas être
planifié, lorsque le travail ne peut pas être calculé de
manière
normative, lorsque l’employé ne remplit pas exactement
la fonction
qui lui est assignée par le plan, la planification et
l’exécution
de celui-ci sont potentiellement menacées. Le système
d’associations, par contre, est construit sur
l’anti-fonctionnalité : les associations sont
formées par
ceux qui sont actifs dans la vie économique, ou du moins
par leurs
représentants. L’expérience personnelle et la
responsabilité
active sont des conditions préalables à la
participation. La raison
n’est pas abstraite et concentrée dans un plan ; ce
sont les
porteurs possibles de la raison qui se rencontrent. Le
caractère
raisonnable ne devient pas une norme obligatoire
régissant l’avenir
dans ses moindres détails, mais l’individu donne à ses
actions,
par la « présence d’esprit », la direction du
caractère raisonnable. Ce n’est pas un plan dépourvu de
substance, exsangue, qui devient l’instance centrale de
la gestion
économique, mais les associations en tant que lieux de
rencontre
humaine concrète, dans lesquels seuls la compréhension
et l’intérêt
vivants peuvent se déployer. Ces rencontres, cependant,
ne
débouchent pas de prime abord sur des plans, mais sur
des contrats
dont le geste créateur de compatibilité permet aux
forces et aux
besoins de l’individu de se développer librement.
Nous
formons un jugement cognitif en affirmant les détails de
nos
perceptions sensorielles avec les concepts appropriés
qui
établissent le lien et que nous produisons par notre
pensée active.
Nous vivons en leur sein en reconstruisant la réalité
totale à
partir des deux moitiés. Mais la réalité sociale va
au-delà de
nos actes individuels : l’arc qui va du producteur
au
consommateur, avec ses nombreuses ramifications et
interconnexions,
englobe une multitude d’êtres humains actifs, dans
laquelle
l’individu ne constitue qu’une partie de la réalité.
Cette
partie manquante ne peut être pensée seule, de sorte que
notre
jugement individuel échoue, devient faux. Une totalité
ne peut se
former que dans le social, si les différents porteurs
d’expérience
se réunissent de manière associative dans une
conversation, si
leurs réalités partielles se rejoignent et qu’ainsi un
jugement
imagé social naît et vit dans les participants.
L’expérience se
déroule en d’innombrables expériences individuelles,
mais ne
s’arrête pas à celles-ci. Au contraire, les détails se
condensent pour devenir de plus en plus un organe de
sensation et de
jugement vis-à-vis de certaines situations. Les
associations
s’appuient sur cet organe de façon à l’utiliser dans les
délibérations sur la compréhension du passé et les
objectifs de
l’avenir. L’état de conscience ainsi acquis devient
alors le
point de départ des décisions individuelles d’action. Ce
n’est
qu’à travers les délibérations associatives que
l’individu se
met en situation d’établir l’état de sa dignité humaine
aussi
dans le champ social, c’est-à-dire d’agir à partir de la
connaissance. La prise en compte de l’expérience comme
fondement
du jugement social est indispensable pour qu’il soit
adapté à la
vie. Avec l’appréciation de l’expérience revient
également
l’appréciation des porteurs de l’expérience. En fin de
compte,
l’expérience de personne n’est remplaçable, car elle est
totalement individuelle. Surtout à l’époque de
l’informatique
toujours plus performante, récupérer l’élément
d’expérience,
qui a toutefois besoin des conseils d’une vie
spirituelle libre
n’excluant pas la profondeur de l’essence du monde, est
une tâche
centrale pour faire contrepoids à la faisabilité
purement
technique.
Évidemment,
le travail des associations mettrait largement en
retrait le principe
de concurrence, ce qui pour un économiste de marché
serait synonyme
de fin du progrès économico-technique et de début de la
ruine. Il
est vrai que les organismes sont plus efficaces
lorsqu’ils sont en
danger de mort que dans la vie « normale ».
Mais ils
n’ont pas toujours les capacités correspondantes, car
ils risquent
l’effondrement, ce dont, en cas d’épuisement avancé, ils
ne
peuvent plus se remettre. Comment trouver un équilibre
entre
l’angoisse existentielle et l’accroissement des
performances ?
Une grande partie de l’énergie d’une personne n’est-elle
pas
gaspillée justement dans la lutte pour la survie ?
On constate
ainsi que d’une part, sous la pression concurrentielle
des coûts,
la rationalisation rend de nombreux produits de moins en
moins
coûteux à produire, alors que dans le même temps les
coûts de
vente et de publicité ne cessent d’augmenter. Mais même
si l’on
suppose que dans un avenir associatif, il y aurait moins
de travail
et surtout moins de vitesse : où dans le monde se
trouve la
piste de compétition sur laquelle l’homme doit courir,
qui
détermine la longueur de la piste et surtout le temps
dans lequel
elle doit être parcourue ? Et qui serait le
tribunal qui
déciderait de la performance appropriée, qui serait le
fonctionnaire qui appellerait à la compétition et
donnerait le
signal de départ ? Seul celui qui ne trouve en
l’homme
lui-même aucune motivation pour son propre développement
peut
imaginer de tels jeux, avec leurs règles. Il supposera
qu’on ne
trouvera dans les associations que des léthargiques à
qui l’on
aurait interdit l’égoïsme et qui devraient donc sombrer
dans
l’inactivité ou la tiédeur. Mais il néglige le fait que
ce
comportement est précisément la conséquence du
comportement de
l’économie de marché, alors qu’une nouvelle impulsion
peut
surgir dès lors que le processus social est fondé sur le
socle de
la rencontre véritablement humaine.
Seule
la plus grande flexibilité possible peut permettre de
stabiliser les
conditions économiques tout en préservant l’impulsion et
la
liberté des besoins. Cette flexibilité, à laquelle
s’oppose la
pensée actuelle de l’obstination et de la sécurité, ne
peut être
réalisée socialement que si les changements ne menacent
pas
l’existence des personnes. Les associations pourraient y
apporter
une contribution considérable : la diminution de la
pression
concurrentielle ralentit les processus de
restructuration sociale ;
la suppression des droits de propriété soulage les
entreprises et
facilite la coopération ou également les désaffectations
de
capacités ; la solidarité financière
interentreprises
permettrait de réaliser ce qui est pratiqué comme
diversification
au sein des grands groupes ; les délocalisations
seraient plus
faciles à gérer et l’utilisation des installations de
production
existantes serait plus ciblée, etc.
Dans
ce dernier cas également, la question du motif se
posera. Car dans
le cas de l’égoïsme pur, de telles institutions ne
seraient pas
possibles, à moins qu’il ne s’agisse que de rares
individus dont
le comportement pourrait se polir au contact de
l’ensemble de
l’édifice. Le vide de motifs tant redouté ne serait
cependant
concevable que si l’on « ordonne »
administrativement
des comportements associatifs. Or ce n’est pas possible
dans le
sens de ce qui a été dit ici. Si les associations, en
tant
qu’organes de la vie de l’économie, peuvent rendre
possible une
telle réorientation intérieure, elles ne peuvent pas la
provoquer ;
celle-ci doit plutôt venir d’un système éducatif tourné
vers
l’intérêt et la compréhension de l’homme. Les
associations
créent toutefois les lieux de rencontre concrets des
intérêts
sociaux où cette compréhension peut s’approfondir, se
développer
et se concrétiser. À cet égard, elles sont les organes
de
conscience et d’éveil de l’organisme économique ;
leur
côté volontaire se manifeste en enflammant des
impulsions d’action.
Dans cette dualité, cependant, ils ont un effet
d’harmonisation
entre la consommation et la production, le pôle de
besoin et le pôle
de force de la vie de l’économie.
Mais,
dans l’hypothèse d’une activité économique associative,
à
quoi ressemblerait la formation des prix et donc le
problème de la
justice ?
Sommaire complet de l'ouvrage (retour)
Avant propros à la 3e édition 7
Sur le
développement de la globalisation économique
9
Le réveil des
systèmes 25
Gestion associative - la recherche pour la justice sociale 35
L'invendabilité
des fonds et sols - une proposition pour une nouvelle loi
foncière 87
La loi sociale principale - L'altruisme comme force de
modelage social 120
Le chômage et la répartition des gains de productivité. Étapes
pratiques d'une issue 143
Sur la gestion socio-organique du système monétaire 16r
Que peut-on faire concrètement ? 220
Remarques 227
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