Considérons
l'histoire
de ces dernières années et
demandons-nous : comment
les questions et les exigences
de nature sociale, qui se posent
depuis plus d'un demi-siècle, se
reflètent-elles dans cette
histoire ? – La réponse ne peut
être que la suivante : dans de
nombreuses régions du monde
civilisé, des personnalités qui,
pendant des décennies, se sont
consacrées à leur manière à
l’étude des questions sociales
ont eu la possibilité de
travailler positivement, dans
leur sens, à la construction, à
la réorganisation des conditions
sociales ; mais l'un des
phénomènes les plus
caractéristiques est que toutes
les théories, toutes les
conceptions qui, depuis plus
d'un demi-siècle, ont de
différents côtés été qualifiées
de socialistes se sont pour
finir révélées impuissantes face
à une véritable construction, à
une réorganisation des
conditions actuelles. Ces
dernières années, beaucoup de
choses ont échoué, peu ont été
construites – et il est probable
que toute personne sensée
réponde : rien du tout. Il
y a là une question qui devrait
s’imposer à l'âme humaine :
pourquoi cette impuissance des
conceptions développées face à
un travail positif ?
J'ai
pris
la liberté de répondre
brièvement à cette question – à
laquelle je voudrais renvoyer
aujourd'hui – à l'époque qui a
précédé la grande catastrophe de
la première Guerre mondiale : au
printemps 1914, dans un courte
série de conférences que j'ai
données à Vienne devant une
petite communauté – une plus
grande aurait probablement ri de
ce que j'ai dit à l'époque. J'ai
alors pris la liberté de
m’opposer à tout ce que les
soi-disant praticiens de la vie
supposaient pour le proche
avenir : j’ai dit que
quelque chose vit dans notre
situation sociale, dans tout le
monde civilisé, quelque chose
qui, pour l'observateur attentif
de la vie intérieure de
l'humanité, apparaît comme une
tumeur sociale, une maladie
sociale, une sorte de cancer,
qui devra éclater dans un futur
proche d'une manière terrible
sur le monde civilisé. Ceux qui
ont parlé à l'époque de détente
politique et autres – des hommes
d'État pratiques – pouvaient
voir cette déclaration comme le
pessimisme d'un idéaliste.
Pourtant, c'est ce qui ressort
clairement de la conviction que
l'on peut tirer de la vision du
développement humain proposée
par la science de l’esprit, de
la vision que je vais la
caractériser devant vous ce
soir.
Dans
un
coin de la Suisse, au
nord-ouest, le bâtiment de
Dornach, le Goetheanum, est
dédié à cette vision de la
science de l’esprit. Ce bâtiment
sera le représentant extérieur
du mouvement de la science de
l’esprit à laquelle je fais
référence ici. Aujourd'hui, vous
pouvez entendre diverses choses,
lire diverses choses sur ce que
l’on recherche dans le bâtiment
de Dornach, ce que l'on entend
par le mouvement dont ce
bâtiment doit être le
représentant. Et dans la plupart
des cas, vous vous vous direz :
ce qui est vrai, c’est le
contraire de ce que l'on dit
habituellement sur ces choses
aujourd'hui. On recherche dans
ce qui est prévu par ce
mouvement et sa représentation à
travers le bâtiment de Dornach
toutes sortes de mysticisme,
toutes sortes de mysticisme
faux, insensé, toutes sortes de
choses obscures. On ne peut que
dire que les malentendus et les
incompréhensions sont encore
très répandus aujourd'hui sur ce
courant de la vie de l’esprit.
La vérité est que ce courant
s'efforce consciemment de
renouveler toute notre vie
civilisée quant à la façon dont
elle s'est développée au cours
de l'humanité dans l'art, la
religion, la science,
l'éducation, etc. ; pour
lui, toute personne sensée a
vraiment besoin d'un renouveau,
on pourrait dire d’un renouveau
à partir de ses fondements.
Ce
courant
spirituel conduit à la
conviction que j'ai déjà
indiquée dans les conférences
précédentes de ce cycle : il ne
suffit pas aujourd'hui de penser
à l'une ou l'autre nouvelle
institution en relation avec le
mouvement social ; ce qui
est exigé, pour les raisons les
plus profondes de l’évolution de
l'humanité, est une
transformation de l'imagination,
de la pensée, de la constitution
la plus intime de l'âme de
l'humanité elle-même. C'est
cette transformation que la
science de l’esprit veut amener
ici. Du fait que les opinions
sociales dont je viens de parler
sont issues d'anciennes façons
de penser qui ne reflètent plus
l'évolution de l'humanité et la
vie d'aujourd'hui, elle doit
indiquer qu’elles ont clairement
fait naufrage parce qu'elles ont
été plaquées sur une nouvelle
organisation, sous une nouvelle
forme.
Ce
qu'il
nous faut, c'est de la
compréhension. Que veulent
vraiment les aspirations et les
exigences subconscientes de
l'humanité d'aujourd'hui qui
n'ont pas encore pénétré dans la
pensée consciente ? Que
veulent-elles avant tout en
matière d'art, de science, de
religion et d'éducation ?
Regardons,
par
exemple, ce qui vient d'émerger
comme art dans les temps
modernes. Je sais très bien
qu'en présentant ce qui suit
comme une petite caractéristique
de ce qui s'est développé en
tant qu'art, je vais offenser
beaucoup de gens, oui, beaucoup
le comprendront comme une preuve
de l'incompréhension totale
vis-à-vis des courants de l'art
moderne.
Si
on
laisse de côté certaines
tentatives très louables de ces
dernières années, la principale
caractéristique de l’évolution
récente de l'art est qu’il a
perdu une véritable impulsion
intérieure pour mettre en avant
quelque chose que, par nécessité
humaine, l'humanité ressent
comme un besoin immédiat. De
plus en plus, on estime qu'il
faut se demander, face à une
œuvre d'art, dans quelle mesure
l'esprit, le sens de la réalité
extérieure, vit dans cette œuvre
d'art, dans quelle mesure l'art
représente la nature extérieure
ou la vie humaine extérieure. Il
suffit de se demander : quelle
est la signification d'une telle
opinion par rapport, par
exemple, à un tableau ou une
œuvre d'art de Raphaël ou de
Léonard de Vinci ? – Ne
voyons-nous pas que le rapport à
la réalité extérieure immédiate
n'est pas le facteur décisif,
que le facteur décisif est la
création à partir d’une chose
qui est loin de la réalité
extérieure immédiate ? Quels
mondes nous illuminent quand
nous voyons à Milan le tableau,
la Cène de Léonard de Vinci, qui
est maintenant déjà presque inconcevable,
ou quand nous nous trouvons
devant un tableau de Raphaël !
N'est-ce pas finalement une
trivialité totale de savoir dans
quelle mesure ces artistes ont
également été affectés par les
lois de l'existence naturelle ?
L'essentiel n’est-il pas qu'ils
nous disent quelque chose sur un
monde que nous ne voyons pas
quand nous ne voyons qu'avec nos
yeux, quand nous ne percevons
qu'avec nos sens extérieurs ? Et
n'a-t-on pas de plus en plus
retenu comme seul critère pour
une œuvre d'art ou pour une
œuvre artistique en général que
l'homme moderne ressente : cette
chose est-elle vraiment
réellement vraie ? – vraie
au sens naturaliste habituel.
Demandons-nous, même si
aujourd'hui certaines
conceptions artistiques peuvent
prendre cela pour de
l’inculture : qu'est-ce
qu'un art dans la vie, et donc
aussi dans la vie sociale,
qu'est-ce qu'un art qui ne veut
reproduire rien d'autre qu'un
morceau de réalité ?
Parallèlement
à
la montée du capitalisme et de
la technologie modernes, ce qui
s’est développé dans le domaine
artistique est la représentation
du paysage. Bien sûr, je suis
conscient de la justification
picturale du paysage. Mais
l'autre question est aussi
pleinement justifiée : je me
tiens devant un paysage, aussi
parfait soit-il sur le plan
artistique ; peut-il de quelque
manière que ce soit atteindre ce
que j'ai devant moi lorsque, sur
le flanc d'une montagne, j'ai
devant moi le paysage en tant
que nature elle-même ? –
C'est précisément l'émergence du
paysage qui témoigne de la
mesure dans laquelle l'art s'est
réfugié – parce qu'il ne pouvait
pas créer à partir de quelque
chose de spirituel, de
surnaturel – dans la simple
imitation du naturel, ce à quoi
il ne parvient cependant pas.
Que
devient
un art qui ne vit que de ces
impulsions ? Un tel art ne
devient pas une chose qui, comme
une fleur, naît de la vie ;
il devient une chose qui est
placée à côté de la vie comme un
luxe, une chose que seul peut
désirer celui qui n'est pas
totalement plongé dans la vie
avec ses soucis. N'est-il pas
compréhensible que les gens qui
sont submergés du matin au soir
par les préoccupations
quotidiennes, qui
ne
peuvent pas non plus faire
d'études leur permettant de se
hisser à la compréhension de ce
qui seul doit être artistique en
soi, que ces gens se
sentent séparés d’un tel art par
un fossé ? Et même si on n'ose
pas le dire aujourd'hui, parce
qu'on se sent alors béotien,
cela s'exprime dans la vie
sociale : nombreux sont ceux
qui, lorsqu’ils regardent cet
art, sentent inconsciemment
qu’il constitue un luxe, qu’il
n'appartient pas à toute vie
humaine, mais qu’en réalité il
appartient à toute existence
digne de l’homme, parce qu'il
porte toute existence humaine à
son plein
contenu.
Dans
un
certain sens, l'art naturaliste
sera toujours un art de luxe
pour les personnes qui ont la
possibilité de se tenir à
l'écart des soucis de la vie et
de s’éduquer spécialement pour
cet art. C’est ce que j'ai
ressenti durant les années où
j’ai enseigné dans une école de
formation des travailleurs, et
c'est précisément dans cette
école que j'ai trouvé l'occasion
de parler directement au cœur du
peuple, afin d'être compris,
d'être compris face à tout ce
que certains qui se disent
« dirigeants du
peuple » y mettent comme
théorie socialiste pour la ruine
de ce peuple. J'ai appris –
pardonnez-moi cette remarque
personnelle – ce que signifie
amener telle ou telle science
aux cœurs simples à partir de ce
qui est généralement humain.
Mais c'est poussés par un
certain désir de connaître la
production artistique récente
que mes auditeurs m'ont demandé
de les amener, le dimanche, dans
les musées et autres lieux du
même genre. J’en ai déduit qu'on
pouvait bien sûr expliquer aux
gens ce qu'ils étaient censés
comprendre, car ils avaient le
désir d'être éduqués ; mais on
savait très bien que cela
n'affectait pas ces cœurs de la
même manière que ce que l’on dit
aux cœurs simples à partir de ce
qui est généralement humain.
Quand on racontait aux gens ce
qui, dans le nouveau
naturalisme, était devenu un art
de luxe, loin de la vie réelle,
on ressentait comme un mensonge
éducatif. Cela donc d’un côté.
D’un
autre
côté, ne voyons-nous pas que
l'art a perdu son lien avec la
vie ? Ici aussi, des initiatives
très louables ont vu le jour au
cours des dernières décennies,
mais elles sont loin d'être
incisives. Des efforts ont été
déployés dans le domaine de
l'artisanat. Ces efforts ont
permis de constater que notre
environnement quotidien est
désormais dépourvu d’art. L'art
a suivi son apparent progrès.
Toutes les maisons qui nous
entourent, tous les objets que
nous manions quotidiennement,
sont devenus aussi peu
artistiques que possible. La vie
pratique ne pouvait pas être
élevée au rang d'art, car l'art
s'était séparé de la vie. Un art
qui ne fait qu'imiter la nature
ne trouvera pas le moyen de
concevoir des tables et des
chaises et d'autres objets
d'usage quotidien de sorte que,
en les touchant, vous ayez
l'impression de quelque chose
d’artistique, car ces objets
doivent aller au-delà de la
nature, tout comme la vie
humaine elle-même va au-delà de
la vie humaine. Si l'art cherche
simplement à imiter, il trébuche
devant les formes de la vie
pratique, qui deviennent
prosaïques et sèches précisément
parce que nous ne sommes pas
capables de créer des formes
nous permettant d’être
directement entourés par
l'artistique dans ce quotidien.
On pourrait en dire encore
davantage. Mais je vais me
contenter d’indiquer clairement
la direction prise par notre
évolution artistique.
Nous
avons
évolué de la même manière dans
les autres domaines de la
civilisation moderne.
N'avons-nous pas vu comment la
science s'est de plus en plus
éloignée de son rôle de héraut
de ce qui sous-tend la vie des
sens ? Pas étonnant que l'art
n'ait pas trouvé le
chemin
pour sortir du monde sensible,
puisque la science elle-même en
a perdu le chemin !
De
plus
en plus, la science en est
arrivée à se contenter
d'enregistrer les faits
sensibles extérieurs ou, tout au
plus, à les résumer dans des
lois naturelles. De plus en
plus, un intellectualisme
prononcé s'est répandu dans
toute l'activité scientifique
des temps modernes ; les
scientifiques ont terriblement
peur de ne pas s’adonner à cet
intellectualisme dans leurs
recherches, mais de risquer
d'apporter à la science un peu
d'imagination, d'intuition
artistique. Lisez ou écoutez les
scientifiques qui s'expriment
ainsi, et vous percevrez quelle
peur terrible ils ont de voir
autre chose que l'esprit
prosaïque et sec et
l'exploration du monde sensible
faire irruption dans la science.
Dans toutes ces activités, ces
personnes qui ne s’en tiennent
pas aux simples concepts disent
que l'homme n'a pas assez de
recul par rapport à la réalité
pour la juger correctement.
Ainsi, le chercheur moderne, le
scientifique moderne, s’efforce
de soumettre entièrement son
activité à l'intellect, parce
qu'il croit ainsi être
suffisamment éloigné de la
réalité pour pouvoir la juger
objectivement, comme il dit. On
pourrait peut-être se poser la
question :
l'intellectualisme ne
cherche-t-il pas à s'éloigner de
la réalité au point que nous ne
la vivons plus du tout ? Et
c'est surtout cet
intellectualisme qui nous a
rendus incapables de maîtriser
cette réalité avec notre
science, comme je l'ai déjà
indiqué dans les dernières
conférences et comme je vais
continuer à l'expliquer
aujourd'hui.
En
ce
qui concerne la vie religieuse :
avec quelle suspicion, quelles
critiques désobligeantes est
reçue toute tentative des
religions de pénétrer dans
l'esprit, tel qu'il est entendu
ici, dans le domaine des
sciences de l’esprit ! Pour
quelle raison ? Les gens
d'aujourd'hui ne la voient pas
du tout. D’après nos autorités,
la science veut adhérer au
simple monde sensible extérieur
et il serait objectivement
justifié qu’une science stricte,
une vraie science, ne soit
possible que de cette manière.
Pour celui qui connaît
l'évolution historique de
l'humanité, ce n'est pas vrai.
Pour lui, il en serait plutôt
ainsi : au cours des
derniers temps, en fait depuis
les derniers siècles, les
communautés religieuses ont de
plus en plus revendiqué le
monopole sur l'élaboration de
opinions concernant l'esprit et
l'âme, et
n’ont
accepté que celles que, selon
elles, l'humanité était
autorisée à connaître.
Sous l'influence de ces
revendications monopolistiques,
les sciences n'ont pas réussi à
traiter autre chose que
l’apparence sensible. Tout au
plus, avec quelques concepts
abstraits, ont-elles essayé de
pénétrer dans le domaine
spirituel. Elles croient le
faire au nom de l'objectivité de
la science et ne se doutent pas
qu'elles le font sous l'effet du
monopole de la connaissance, de
la connaissance de l'esprit et
de l'âme revendiqué par les
religions. Ce qui a été interdit
aux sciences pendant des
siècles, elles l'expliquent
aujourd'hui comme une nécessité
objective pour leur exactitude,
pour leur objectivité. Ainsi,
parce que les religions n'ont
pas développé une vision du
monde de l’esprit, une vision du
monde de l’âme, mais ont
conservé les anciennes
traditions, on considère que la
recherche faisant appel à de
nouveaux types d'idées, de
nouvelles voies vers l'âme et
l'esprit, est l'ennemi de la
religion, alors qu’on devrait
voir dans cette recherche, dans
ces nouvelles voies, le meilleur
ami de la religion.
Nous
allons
commencer par parler de ces
trois domaines. Car c'est la
tâche de la science de l'esprit
à orientation anthroposophique
que de travailler ici à leur
reconstruction. À cette fin,
j’insisterai en quelques mots
sur ce qui constitue le
véritable nerf de cette science
de l’esprit. Celle-ci part de
prémisses tout à fait
différentes de celles de la
science ordinaire d’aujourd’hui.
Elle admet complètement les
méthodes des sciences
naturelles. Elle admet aussi
pleinement les triomphes des
sciences naturelles les plus
récentes. C'est précisément
parce qu'elle croit comprendre
la recherche scientifique mieux
que les scientifiques eux-mêmes
qu'elle doit emprunter, pour la
connaissance de l'esprit et de
l'âme, des voies autres que
celles qui sont encore
considérées comme seules
correctes par de nombreuses
personnes aujourd'hui. La
diffusion des grandes erreurs et
des malentendus sur ce que
signifie réellement le mouvement
de Dornach est due au fait que
ces grands préjugés s'opposent à
toute recherche sur l'esprit et
l'âme.
Ce
que,
dès le début des années 1890,
j'ai essayé de poser comme point
de départ du mouvement de
sciences de l’esprit auquel je
fais référence ici et dont le
bâtiment de Dornach est le
représentant permet de
comprendre que ce mouvement n'a
rien de mystique, rien d'obscur.
À cette époque, au début des
années 1890, je suis parti de ce
que je croyais alors être le
plus nécessaire à la
connaissance sociale du présent,
résumé dans ma
« Philosophie de la
liberté ». Quiconque lit
cette « Philosophie de la
liberté » ne peut guère
accuser de faux mysticisme les
sciences de l’esprit dont il y
est question. Mais lui seul
verra la distance entre la
conception de la liberté humaine
que j’y donne et celle qui,
aujourd'hui, issue de notre
civilisation moderne, se
présente à l'homme comme
impulsion, comme idée de
liberté.
Pour
illustrer
ce dernier point, je voudrais
citer la conception de la
liberté que se fait Woodrow
Wilson : c’est une idée
étrange, mais caractéristique de
l'éducation, de la civilisation
de notre temps. D'un cœur
sincère, il exige la liberté
pour la vie politique
contemporaine. Mais quelle est
son idée de la liberté ? On
finit par comprendre ce qu'il
entend par liberté quand on lit
des passages comme ceux-ci : un
navire, dit-il, se déplace
librement lorsqu'il est adapté à
toutes les forces qui
proviennent de la direction du
vent, de la direction des vagues
et ainsi de suite, lorsque sa
construction est précisément
adaptée à son environnement, de
sorte que les forces qui
proviennent du vent et des
vagues ne peuvent nulle part
faire obstacle à son déplacement
vers l'avant. De la même
manière, l'être humain doit
pouvoir avancer librement dans
la vie, de façon à s’adapter aux
forces de celle-ci et à n’y
rencontrer nulle part aucun
obstacle. – Woodrow Wilson
compare également la vie libre
de l'être humain à la partie
d'une machine : on dit d’un
composant d’une machine qu’il se
déplace librement s'il ne heurte
rien et si le reste de la
machine est construit de manière
à le laisser se déplacer
librement à l'intérieur.
Je
n'ai
qu'une seule chose à dire : on
ne peut parler de liberté de
l'être humain que si on la
conçoit comme le contraire d'une
telle adaptation à
l'environnement, on ne peut pas
parler de liberté de l'être
humain si ses manifestations ne
sont que celles d'un navire sur
la mer, adapté au mieux aux
vents et aux forces des vagues,
mais si on peut le comparer, par
exemple, à un navire qui peut
tourner et s'arrêter contre le
vent et les vagues sans tenir
compte des forces pour
auxquelles il est adapté. En
d'autres termes, la conception
de la liberté de Wilson se fonde
sur toute la conception
mécaniste du monde, la seule
considérée comme possible à
l'heure actuelle, telle qu'elle
est issue de l'intellectualisme
qui s'est développé ces derniers
temps.
J'ai
dû
m’opposer à ces points de vue
dans ma « Philosophie de la
liberté ». Je sais très
bien – si je peux aussi faire
cette remarque personnelle – que
ce livre porte pour ainsi dire
les coquilles d'œuf du nid dont
il est issu. Il est bien sûr
issu de la vision philosophique
du monde qui prévaut en Europe.
Il a dû se confronter aux termes
habituels dans cette vision du
monde. Ainsi, ce livre peut
sembler scolaire à certains,
mais il n'est vraiment pas
destiné à être scolaire. Il est
conçu de telle manière que les
impulsions que j’y indique
puissent devenir des ingrédients
de la vie pratique immédiate,
que ce qu’amènent dans la
volonté humaine les idées que
j’y développe puisse s'écouler
dans la vie sociale immédiate de
l’homme.
Pour
ce
faire, j'ai cependant dû poser
la question de la liberté
humaine d'une manière tout à
fait différente de celle dont on
la pose habituellement. Où que
l'on regarde, partout, à travers
des siècles d’évolution humaine,
on a posé la question de la
liberté de la volonté humaine et
de l'être humain en se demandant
: l’être humain est-il libre ou
non libre ? – Je devais montrer
que toute cette question, ainsi
posée, était mal posée, qu’il
fallait la poser sur une base
totalement nouvelle. Car si l'on
prend ce que l'homme, selon la
vision scientifique moderne du
monde et aussi selon la
conscience humaine moderne,
considère comme son être réel,
ce que l'homme doit considérer
comme son être naturel : cela ne
peut jamais être un être libre.
Cela doit agir par nécessité
intérieure. Si l'homme n'était
que ce que la science moderne
considère comme tel, ce qu'il
considère comme sa liberté
serait ce que Woodrow Wilson
considère comme la liberté. Mais
cette liberté ne serait pas la
liberté ; elle ne serait, dans
tout acte, que ce que l'on peut
appeler le résultat nécessaire
de causes naturelles.
Mais
cette
conscience humaine moderne n'a
pas beaucoup réfléchi sur le
fait que la question de la
liberté ne commence à se poser
que chez l'être humain. Elle ne
parle que de l’élément naturel
qui se trouve au fond de l'être
humain, que de l'être qui dépend
uniquement de la causalité
naturelle. Mais celui qui
pénètre plus profondément dans
l'être humain se dira : au cours
de sa vie, l'homme peut devenir
plus que ce à quoi il est né par
la nature. On ne comprend ce
qu'est l'homme qu’au moment où
l’on a ce dernier but, où l’on
se dit : une partie de l'être
humain est ce pour quoi il est
né, ce qui est hérité en lui ;
l'autre partie est ce qu’il peut
faire de lui-même, ce qu'il
n'est pas prédisposé à faire par
son être corporel, en réveillant
une personne endormie en lui.
C'est pour cette raison que je
n'ai pas posé la question :
l'homme est-il libre ou non
libre ? – mais que j'ai posé la
question : l'homme peut-il,
par son développement intérieur,
devenir un être libre ou non ? –
Il peut devenir un être libre
lorsqu'il développe en lui ce
qui autrement sommeille en lui,
ce qui peut être éveillé mais ne
peut pas devenir libre avant.
Autrement dit, la liberté n'est
pas naturellement adaptée à
l'homme. La liberté convient à
ce que l'homme peut et doit
d'abord éveiller de lui-même.
Si
toutefois
ce qui a été plus élaboré dans
ma « Philosophie de la
liberté » par rapport à la
vie sociale extérieure devait
maintenant devenir parfaitement
clair pour une plus grande
partie de l'humanité, alors il
faudrait construire ce que
j'appelle la science de l’esprit
à orientation anthroposophique
sur la base de cette
philosophie.
Je
devais
ensuite montrer comment l'homme
peut réellement arriver à
réveiller un être endormi en lui
en prenant en main son propre
développement. J'ai essayé de le
faire dans mon livre
« L’initiation » et
dans les autres livres que j'ai
publiés sur la science de
l’esprit. Là, j'ai essayé de
montrer que l'homme peut
effectivement prendre en main
son propre développement, et que
ce n'est qu'en prenant ce
développement en main et en
devenant autre chose que ce
qu'il était à sa naissance qu'il
peut s'élever vers une véritable
connaissance de l'âme, de
l’esprit.
Mais,
aujourd'hui
encore, une grande partie de
l'humanité considère cette
opinion comme assez inopportune.
En effet, que présuppose-t-elle
réellement ? Elle présuppose que
l'homme parvienne à une certaine
modestie intellectuelle. Or
c’est ce que très peu de gens
aujourd'hui veulent. Je
caractériserai de la manière
suivante cette modestie
intellectuelle vers laquelle
l'homme doit maintenant tendre.
Si
nous
donnons à un enfant de
5 ans un volume de poèmes
lyriques de Goethe, l’enfant ne
se comportera certainement pas
envers ce volume de poèmes comme
on devrait se comporter envers
lui ; il le déchirera ou
fera autre chose. En tout cas,
il est debout ou assis devant ce
volume de poésie lyrique
goethéenne, mais il ne sait pas
devant quoi il se tient. Mais
disons que l'enfant grandit et
que, durant dix ou douze ans,
nous le développons et
l'éduquons. Il se tient ensuite
debout ou assis devant ce volume
de poésie goethéenne d'une autre
manière. En fin de compte, vu de
l'extérieur, il n'y a pas
beaucoup de différence :
l'enfant s'est assis devant le
volume des poèmes lyriques de
Goethe à l'âge de 5 ans et
il s'assoit devant à
12 ans, 14 ans.
Extérieurement, il y a peu de
différence. Mais à l'intérieur
de l'enfant, il y a une
différence. Nous l'avons éduqué
de manière à ce qu'il puisse
maintenant faire ce qu'il faut
avec le volume de poésie de
Goethe. Tout comme l'enfant
devant le volume de poésie de
Goethe, l'homme doit se sentir,
s'il prend son âme et son esprit
au sérieux, tourné vers la
nature, vers le cosmos, le monde
en général. Il devrait se dire :
je dois d'abord favoriser le
développement de mon homme
intérieur pour apprendre à lire
dans la nature et le monde, tout
comme l'enfant de 5 ans
doit d'abord recevoir une
éducation pour comprendre ce qui
est écrit dans le volume lyrique
de Goethe.
Nous
devons
admettre en toute modestie
intellectuelle que ce à quoi
nous sommes nés ne nous permet
pas voir le monde, et ensuite
admettre qu'il y a peut-être des
moyens de nous développer, de
développer à l’intérieur de
l'être humain les forces qui
sont alors capables de voir dans
ce qui n'est autrement
accessible que par les sens ce
qui relève de l’esprit et ce qui
relève de l’âme. Les livres que
j’ai mentionnés montrent que
cela est possible en pratique.
Il faut le montrer aujourd'hui,
car l'intellectualisme qui s'est
manifesté au cours des derniers
siècles dans l’évolution de
l'humanité n'est plus capable de
maîtriser réellement la vie. Il
est capable de pénétrer dans un
domaine de cette vie, dans le
domaine de la nature sans vie,
mais il ne peut que trébucher
face à la réalité humaine
elle-même, en particulier la
réalité sociale.
Ce
que
je viens de définir comme
modestie intellectuelle devra
également sous-tendre toute
conception véritablement moderne
de l'impulsion humaine pour la
liberté. Mais cela devra aussi
sous-tendre une compréhension
véritable de la nécessaire
transformation de l'art, de la
religion et de la science. La
seule vie intellectuelle a
montré clairement, trop
clairement, qu'il n'est pas
possible d'arriver à une
compréhension qui voie vraiment
le spirituel, qui pénètre
vraiment le spirituel. Elle a
été limitée, comme je l'ai déjà
indiqué, au monde sensible
extérieur et à sa combinaison,
sa systématisation. C'est
pourquoi elle n'a pas pu
s'élever contre les monopoles
des religions, qui n'ont
cependant pas atteint une
connaissance plus nouvelle de
l’esprit et de l'âme, mais ont
plutôt introduit de manière
inopportune une vision ancienne
dans le temps nouveau.
Il
faudra
cependant surmonter une chose :
la peur, que je viens de
caractériser, d’être trop
impliqué intérieurement dans les
choses pour pouvoir les
connaître spirituellement. On
trouve si commode de professer
l'intellectualisme justement
parce que quand on ne traite que
des idées abstraites de la
science, parce qu’on s'éloigne
de la réalité au point de
pouvoir croire que l'on n’est
pour ainsi dire pas influencé
par cette réalité. Mais avec la
connaissance dont je parle ici,
que l'on n'acquiert que
lorsqu'on prend en main son
propre développement, il faut se
plonger dans la réalité même de
la vie et aussi descendre dans
l'homme lui-même, dans les
profondeurs de son être, plus
profondément que l'on ne le fait
par simple auto-éducation dans
l'intellectualisme. Dans le
cadre de cet intellectualisme,
on n'atteint que les couches
supérieures de sa vie. Lorsqu'on
descend dans les profondeurs de
l'être humain intérieur avec une
connaissance telle que celle
dont je parle ici, on ne
rencontre pas seulement des
pensées, pas seulement des
sensations, quelque chose qui
est l'image d'un monde
extérieur ; on y rencontre
des événements, des faits qui
repoussent celui qui ne connaît
qu’intellectuellement, mais qui
sont semblables à ce qui se
passe dans la nature, dans le
monde. C'est alors que l'on
apprend à connaître dans son
être intérieur l'essence même du
monde.
Mais
on
n'apprend pas à la connaître si
l'on reste avec les simples
concepts abstraits ou les lois
de la nature. Il faut pénétrer
dans la réalité, fusionner avec
elle. Il ne faut pas avoir peur
d'être proche de la réalité
mais, grâce au développement
intérieur, aller si loin que
l'on puisse se tenir en elle
sans être consumé par elle, sans
être brûlé par elle, sans être
étouffé par elle, mais plutôt,
bien que se tenant en elle, bien
que n'ayant pas la distance de
l'intellectuel, on puisse saisir
la réalité des choses. Ainsi,
dans mon livre
« L’initiation », je
décris le développement
intérieur de l'homme vers la
connaissance spirituelle de
façon qu’il soit immergé dans la
réalité ; il
doit
conduire cette immersion de
manière à atteindre ainsi des
connaissances qui n'ont
cependant pas la distance de
l'intellectuel, mais qui sont
saturées de la réalité
elle-même ; il peut donc
s'immerger dans cette réalité.
Et c'est ce que vous trouverez
comme caractéristique
fondamentale de la science de
l’esprit dont il est question
ici : elle est capable de
plonger dans la réalité, elle ne
parle pas seulement d'un esprit
abstrait, mais elle parle de
l'esprit concret qui vit dans
l'environnement humain de la
même manière que les choses du
monde sensible vivent dans
l'environnement humain.
Des
considérations
abstraites, voilà les résultats
de la vie moderne de l’esprit.
Si vous prenez n’importe quelle
chose qui ne soit ni une
considération purement
scientifique, ni une
considération purement
philosophique, vous verrez à
quel point ces conceptions de la
vie sont éloignées de la vie
réelle, de la connaissance
réelle des choses. Par exemple,
lisez quelque chose sur la
volonté dans la psychologie
d’aujourd'hui : en psychologie
ou dans les études sur l'âme, on
ne va guère plus loin,
aujourd'hui, que ce qu'on
pourrait appeler un simple sens
littéral. Les personnes qui
s’adonnent à de telles
considérations n'ont pas dans
leurs idées le pouvoir de
pénétrer réellement l'essence
même de la nature. Ils ont la
matière extérieure à côté d'eux,
car ils ne peuvent pas y plonger
avec l'esprit. Laissez-moi vous
donner un exemple.
Dans
l’un
des mes derniers livres,
« Des mystères de
l’âme », j'ai indiqué
comment la science de l’esprit
moderne doit dépasser une
ancienne vision scientifique. Je
sais que ce que je vais dire
semblera très paradoxal à
beaucoup ; mais ce qui sera à la
hauteur des exigences imposées à
l'imagination humaine, qui sont
déjà évidentes dans le présent
et le deviendront de plus en
plus à l'avenir, se révélera
souvent très paradoxal par
rapport à ce qui est encore
considéré comme la seule chose
juste aujourd'hui. Tous les
spécialistes des sciences
naturelles qui se sont penchés
sur la question parlent
maintenant de deux types de
nerfs présents dans le corps
humain et animal – nous ne nous
intéresserons pour l’instant
qu'au corps humain. Les uns
conduisent des sens à l'organe
central, ce sont les nerfs
sensitifs ; un stimulus s'exerce
sur eux quand on perçoit par les
sens. Ce stimulus est transmis
au centre nerveux de l'être
humain. Les autres, les
soi-disant nerfs moteurs, vont
du centre aux membres. Grâce à
eux, grâce à ces nerfs moteurs,
l'homme est capable de bouger
ses membres. Comme les autres
sont les nerfs des sens, eux
sont les nerfs de la volonté.
Dans
ce
livre, j'ai montré, même si ce
n'est que sommairement, qu'il
n'y a pas de différence de
principe entre les nerfs
sensitifs et les nerfs moteurs
de la volonté, que les nerfs de
la volonté ne sont pas les
serviteurs de la volonté. Les
éléments par lesquels on cherche
à prouver qu'ils sont des
serviteurs de la volonté, comme
la triste maladie appelée tabès,
par exemple, prouvent exactement
le contraire, ils montrent avec
quelle facilité on peut le
prouver, ils prouvent ce que je
vais exprimer et qui est mon
opinion : ces nerfs dits
volitifs sont aussi des nerfs
sensitifs. Alors que les autres
nerfs sensitifs vont des sens à
l'organe central pour assurer la
perception de ce que les sens
transmettent, les nerfs dits de
la volonté, qui ne sont rien
d'autre, perçoivent tout ce qui
est mouvement en nous. Ils
servent à la perception du
mouvement. Il n'y a donc pas de
nerfs de la volonté. La volonté
est de nature purement
spirituelle, elle relève
purement de l’esprit et de
l’âme, et elle a un effet direct
en tant qu’esprit et âme ;
nous avons besoin de ce qu'on
appelle les nerfs de la volonté
parce que ce sont des nerfs
sensoriels pour le membre qui
doit bouger, qui doit être perçu
si la volonté est de le bouger.
Quelle
est
la raison pour laquelle je donne
cet exemple ? Parce que,
aujourd'hui, vous pouvez voir,
lire et entendre de nombreux
arguments dans lesquels on parle
de la volonté. Mais on développe
des idées qui n'ont pas
l'impulsion nécessaire pour
pénétrer jusqu'à la connaissance
réelle, pour pénétrer de telle
manière que l'on puisse voir la
volonté là où elle fonctionne.
De telles conclusions restent
abstraites et étrangères à la
vie. Par ailleurs, les sciences
de la nature peuvent dire qu’il
existe un nerf moteur de la
volonté. La science de l’esprit
développe des idées sur la
volonté, qui montrent quelle est
la nature du système physique de
la volonté humaine. Autrement
dit, elle va pénétrer le
phénomène naturel, le fait
naturel. Elle ne s'arrêtera pas
dans un domaine peu familier à
la vie, elle plongera dans la
réalité. Elle aura le courage de
ne pas laisser la matière se
tenir à côté d'elle, mais de
pénétrer la matière avec
l'esprit. Tout deviendra
spirituel pour elle.
C'est
pourquoi
cette science de l’esprit veut
aussi pouvoir s'immerger et
pénétrer dans l'organisation
sociale et, en tant que telle,
pouvoir coopérer à la réalité de
la vie sociale, devant laquelle
la science naturelle,
intellectualiste, abstraite, ne
peut que trébucher. Cette
science de l’esprit devra donc à
nouveau parler d'une
connaissance de l’esprit, d'une
nouvelle façon de pénétrer les
mondes de l’esprit et de l’âme.
Elle pourra avoir le courage de
dire : ces mondes spirituels
dans lesquels ont jeté un regard
des artistes comme Raphaël,
comme Michel-Ange, comme Léonard
de Vinci, ont encore fourni, à
cette époque, des images du
monde spirituel qui ne peuvent
plus être déterminantes pour
nous aujourd'hui. Il nous faut
chercher une nouvelle voie vers
le monde spirituel, qui soit en
accord avec le développement
futur de l'humanité. Mais si
l’on réapprend à connaître le
monde spirituel, si l’on pénètre
dans le monde spirituel, on
n'apprend pas à le connaître de
la même manière que le
panthéisme nébuleux qui parle d'esprit,
d'esprit,
d'esprit, qui est certainement
là, de l'esprit sombre abstrait
général ; on pénètre dans
les phénomènes réels du monde
spirituel – non pas par le
spiritisme, mais par le
développement des forces
humaines de l'esprit et de
l'âme, comme cela a été décrit
ici –, alors on sait entrer à
nouveau dans le monde spirituel,
d'une manière qui corresponde au
développement actuel de
l'humanité ; alors les
secrets spirituels du monde se
révéleront ; alors arrivera
ce que Goethe, qui certes
n’était que débutant dans ces
choses, mais des choses que la
science de l’esprit moderne
continue à développer dans son
sens, soupçonnait déjà
– alors arrivera ce que Goethe
décrit si bien avec ces mots :
« Celui à qui la nature
commence à révéler ses secrets
éprouve un désir irrésistible de
connaître son plus digne
interprète, l'art. »
Ensuite,
l'artiste
aura lui aussi une révélation
d'un monde spirituel. Alors il
ne tombera pas dans la croyance
quand il représentera le
spirituel dans une image
sensible, quelle qu’elle soit –
allégorie symbolique abstraite,
en paille ou en papier – mais il
connaîtra l'esprit vivant et il
pourra exprimer cet esprit
vivant par les moyens sensibles.
Et on dira que la meilleure
œuvre d'art est non pas celle
qui imite la nature extérieure,
mais celle dans laquelle se
révèle ce que l'homme reçoit,
révélé par l'esprit. Un art
profondément spirituel renaîtra,
un art qui n'est ni symbolisme,
ni allégorie, mais qui ne trahit
pas son luxe en se plaçant à
côté de la nature, qu'il ne
pourra jamais atteindre, mais
qui prouve sa nécessité, sa
justification dans la vie
humaine, en racontant quelque
chose que le présent, le sens
direct de la nature, le
naturalisme direct ne peut pas
dire. Même si ce que l'homme
crée à partir de l'esprit est
bâclé, il crée quelque chose qui
a un sens en plus de la vie de
la nature, parce que ce quelque
chose va au-delà de la vie de la
nature, et il ne crée pas ce que
la nature peut faire mieux que
lui. Ici, la voie s'ouvre à cet
art que l’on s’est efforcé de
représenter dans le bâtiment et
l'aménagement extérieurs du
Goetheanum de Dornach.
On
a
tenté là, pour tout ce qui doit
y être fait en tant qu'école de
science de l’esprit, dans chaque
mur, dans tout ce qui est peint
sur les murs, qui est sculpté
dans le bois, etc., on a tenté
de créer ce qui se révèle à la
science de l’esprit et qui doit
y être représenté. Ce bâtiment
est donc né tout naturellement.
Il ne pouvait pas être construit
dans l'ancien style, car il est
censé parler d'un nouveau type
d'esprit. Tout comme dans la
nature elle-même – il suffit de
regarder une coquille, elle est
conçue de la façon dont la noix
la détermine à
l'intérieur ; toute
enveloppe est conçue
conformément à ce qu'exige le
noyau à l’intérieur –, tout dans
le bâtiment de Dornach est conçu
conformément à ce qu’exige ce
qui un jour résonnera à
l'intérieur comme de la musique,
ce qui sera représenté comme des
Mystères, ce qui sera dit comme
une révélation de la science de
l’esprit. Cela doit en quelque
sorte refléter ce qui a été
sculpté dans le bâtiment, dans
les colonnes, dans les
chapiteaux, etc. Cela donnera un
art – qui, cependant, en est à
ses débuts ; ceux qui y
travaillent en sont même
probablement les critiques les
plus sévères – vraiment né d'un
nouvel esprit et donc, en
général, d'un esprit. Quand on
entreprend une telle chose, on
s'expose évidemment aux
malentendus qui sont en fait
naturels dans une telle affaire.
Les gens qui y sont entrés – y
compris qui ne se sont pas
exposés à ces malentendus et qui
deviennent de plus en plus
nombreux chaque jour, ceux qui
regardent ce bâtiment de Dornach
sans préjugés – ont écrit : oui,
ces anthroposophes ont construit
un bâtiment plein de symboles,
plein d'allégories. Or la
caractéristique de ce bâtiment
est qu'il ne contient pas un
seul symbole ou une seule
allégorie, mais que tout ce qui
a été vu spirituellement a été
transformé directement en une
forme artistique. Rien de
symbolique, rien d'allégorique
n'y est exprimé. Chaque chose
est telle qu’elle veut être par
elle-même à travers ses formes.
Mais
à
l'époque où l’on construisait
les banques dans l'ancien style
grec, où l’on construisait des
maisons athéniennes, on n’a
réussi jusqu’ici qu’à créer
qu'un enclos pour un atelier
spirituel. Car les conditions
sociales extérieures ne
permettent pas encore, par
exemple, de construire une gare
ou même un bâtiment bancaire.
Pour des raisons que vous
comprendrez sans doute
facilement, nous n'avons pas
encore trouvé de style pour une
banque ou un grand magasin
moderne. Mais il faudra aussi
les trouver. C'est justement de
cette manière qu'il faut trouver
le lien avec une mise en forme
artistique de la vie pratique.
Pensez
à
la signification sociale que
cela aura aussi pour le pain de
l'humanité ! Parce que – comme
je l'ai dit l'autre jour et je
continuerai à le dire – sa
préparation dépend de la façon
dont les gens pensent et
ressentent. Il sera très
important, d'une très grande
importance sociale pour les
gens, quand les choses qui les
entourent directement dans la
vie apparaîtront devant l'âme
humaine sous une forme
artistique, quand chaque
cuillère, chaque verre n'aura
pas une forme quelconque pour
l’usage auquel ils sont
destinés, mais quand la forme
sera bien adaptée à cet usage,
quand on regardera directement
la forme et que l'on sentira
qu'elle est belle, comme l'est
la chose dans la vie. Car de
nombreuses personnes ne
sentiront que la vie de l’esprit
est vitale que quand cette vie
de l’esprit sera en relation si
directe avec la vie pratique.
Tout comme la science de
l’esprit est capable de donner
un éclairage sur la matière,
ainsi que je l'ai montré avec
l'exemple des nerfs sensitifs et
moteurs, l'art qui naît de
l’attitude propre à la science
de l’esprit pourra progresser
vers la conception immédiate de
chaque chaise, de chaque table,
etc.
Quand
on
se rend compte que ce sont
précisément les religions qui
expriment les préjugés et les
malentendus les plus graves
contre la direction dans
laquelle va la science de
l’esprit, on se doit de dire ce
qui suit. Pourquoi,
en
fin de compte, l’a-t-on amené
dans les religions
? De par leur nature même,
celles-ci, pour avoir une
quelconque justification, ne
peuvent traiter que du
surnaturel. Mais les anciennes
croyances surnaturelles, qui
sont nées d’une situation tout à
fait différente de l'âme
humaine, se sont maintenues à
notre époque. La science de
l’esprit s'efforce de pénétrer
dans le monde de l’esprit par la
nouvelle voie de l'imagination,
de la vie intérieure de l'âme.
Cela doit-il irriter le sens
religieux de l'humanité, s'il se
comprend bien lui-même ? Le
peut-il ? Jamais. De quoi le
sens religieux, et donc tout
travail religieux, devrait-il
s’occuper ? Tout travail
religieux ne devrait pas avoir
pour but de proclamer des
théories et des dogmes sur le
monde surnaturel ; tout
travail religieux devrait avoir
pour but de donner aux gens la
possibilité de vénérer le
surnaturel. Dans la religion, il
s’agit de vénérer le surnaturel.
La nature humaine a besoin de
cette vénération. Elle a besoin
de contempler et de vénérer le
sublime dans le surnaturel. Or
si on l’empêche de pénétrer dans
le monde surnaturel, comme on le
fait actuellement, on doit aussi
lui reprocher de l’avoir fait
dans le passé. Mais comme
cela ne peut plus être conforme
au sens actuel de l'homme, il
faut le lui commander, le lui
ordonner ; il faut cela
soit reconnu par l'autorité.
D'où la nature extrinsèque des
religions par rapport à la
nature humaine actuelle. Les
chefs religieux imposent aux
gens l’ancienne compréhension du
monde surnaturel.
Les
communautés
qui ont une compréhension de la
vraie nature de la religion, qui
consiste en la vénération du
spirituel, ne doivent-elles pas
avoir le plus grand intérêt à ce
que leurs membres développent
une connaissance vivante du
suprasensible ? Ne sera-t-il pas
possible d'amener au mieux à la
vénération du suprasensible
précisément ces personnes qui
portent dans leur âme une vision
du suprasensible, qui, dans leur
connaissance, sont proches du
suprasensible ? Et dans la
phase plus récente du
développement de l'humanité, il
est vrai que depuis le milieu du
XVe siècle, l'être humain a
évolué vers l'individu, vers la
formation de la personnalité. Si
l’on attend de l'homme
d'aujourd'hui qu'il ne parvienne
pas, par la force de son
individualité, de sa
personnalité, sans autorité, à
voir et à comprendre le
surnaturel, on attend de lui
quelque chose qui est contre sa
nature. Si on lui laisse la
liberté de pensée en ce qui
concerne la connaissance du
suprasensible, il rejoindra ses
semblables, afin que la
vénération de ce suprasensible,
que chacun vit à sa manière
personnelle, individuelle,
puisse être cultivée dans la
communauté. Et c'est précisément
le service commun envers le
suprasensible, la vraie
religiosité, qui se développe le
mieux lorsque les gens ont la
liberté de pensée pour aborder
la connaissance du monde
suprasensible par leur propre
individualité.
Ce
constat
sera particulièrement évident
dans la conception de l’être du
Christ lui-même. Cet être du
Christ était différent dans les
siècles précédents de ce qu’il
est devenu chez de nombreux
théologiens des derniers
siècles, en particulier du XIXe.
Combien l'humanité s'est
éloignée de la vision de l'être
réellement suprasensible du
Christ qui a vécu dans l'homme
Jésus ! Combien l'humanité
a-t-elle été loin de réaliser
qu'à travers le Mystère du
Golgotha a eu lieu l'union d'un
être suprasensible avec un corps
humain, afin que la Terre, dans
son évolution, puisse acquérir
un sens réel plus profond !
Ce mariage entre le surnaturel
et le sensible qui a eu lieu à
travers le Mystère du Golgotha,
combien il a été peu compris ces
derniers temps, même par des
théologiens d'un certain genre !
De plus en plus, le Christ
devient l’« homme simple de
Nazareth » ; de plus en
plus, la conception de la
religion devient matérialiste.
Parce qu'on n'a pas pu trouver
les voies du suprasensible qui
convenaient à l'humanité
nouvelle, on a aussi perdu la
voie du suprasensible vers
l'être du Christ lui-même. Et
beaucoup de gens qui aujourd'hui
croient lever les yeux vers le
Christ ne font que le croire.
Ils ne se doutent pas combien
peu ce qu'ils disent ou pensent
du Christ correspond à ce que
trouve celui qui, par la
connaissance spirituelle,
s'approche de ce mystère
primordial de l'humanité.
On
peut
donc dire : la science de
l’esprit ne veut certainement
pas être un nouveau fondement de
la religion, certainement pas ;
elle veut être une science, une
connaissance. Mais il faut aussi
reconnaître qu'elle peut servir
de base à un rajeunissement de
la vie religieuse de l'humanité.
Elle peut rajeunir la vie
religieuse de l'humanité tout
comme elle peut rajeunir la vie
scientifique et artistique.
En
particulier,
cette science de l’esprit pourra
être féconde dans un domaine qui
semblera particulièrement
important à ceux qui sont
capables de prendre très au
sérieux l'avenir social de
l'humanité, à savoir dans le
domaine de l'éducation. Ces
derniers temps, on a beaucoup,
beaucoup parlé d'éducation. Il
faut cependant dire qu'une
grande partie de ce qui a été
dit sur l'éducation ne touche
pas l’essentiel. J'ai essayé de
m'approcher de cet essentiel,
surtout récemment, lorsque j'ai
été chargé d'organiser un
séminaire pour les enseignants
d'une école, l'école Waldorf de
Stuttgart, qui a été fondée en
septembre de cette année dans le
sens de la triarticulation
sociale. Non seulement j'ai
essayé de façonner l'aspect
extérieur de cette école de
manière à ce qu'elle réponde aux
exigences, à l'impulsion de la
triarticulation sociale, mais
j'ai également essayé de
façonner la pédagogie, la
didactique que je devais
présenter aux enseignants de ce
nouveau type d'école, de manière
à ce qu’on puisse les concevoir
de façon à éduquer l’être humain
pour cet avenir qui, selon
certaines exigences
incontournables de la nature
humaine, devrait devenir un
avenir social dans le bon sens.
On en arrive alors à se
dire : l'ancienne pédagogie
normative, qui établit des
règles sur la manière d’éduquer,
cette pédagogie normative est
quelque chose qu'il faut
dépasser. Bien sûr, beaucoup de
gens aujourd'hui parlent de la
nécessité de prendre en compte
l'individualité de la personne
dans l'éducation et
l'enseignement. Toutes sortes de
règles sont mentionnées sur la
manière de prendre en compte
cette individualité. À l'avenir,
l'éducation ne sera pas
seulement une science standard,
elle sera un véritable art
humain ; la pédagogie sera
basée sur la connaissance de la
personne dans sa globalité. On
le saura à l'avenir : chez cet
être humain qui se développe sur
plusieurs années à partir du
moment de sa naissance, l’âme et
l’esprit font leur chemin à
travers les organes jusqu'à la
surface. On verra comment, dès
le début de l'école, chaque
année, d'autres forces se
développent dans les profondeurs
de la nature humaine. On ne
pourra pas soutenir cette vision
par une pédagogie standard
abstraite, mais seulement par
une vision vivante de la nature
humaine.
On
a
beaucoup parlé de l'enseignement
visuel
ces derniers temps. Certaines
choses sont certainement
justifiées dans certaines
limites. Mais d’autres ne
peuvent pas être enseignées par
une vision extérieure ;
elles doivent aussi être
enseignées à l'enfant qui
grandit et ne peuvent l'être que
lorsque l'enseignant,
l'éducateur, l'instructeur a une
véritable connaissance de l'être
humain qui grandit, lorsqu'il
voit ce qui surgit chaque année
différemment de l'année
précédente, lorsqu'il sait ce
que la nature humaine exige dans
les septième, neuvième et
douzième années. Car ce n'est
que lorsqu'on éduque dans le
sens de la nature que l'on peut
éduquer l’être humain de façon
qu'il devienne fort dans la vie.
Aujourd'hui,
nous
voyons beaucoup d'existences
brisées, beaucoup de gens qui ne
savent pas que faire de la vie,
et dont la vie ne sait pas que
faire. Il y a beaucoup plus
d'existences de ce type qu'on ne
le croit habituellement. D'où
cela vient-il ? La raison en est
que l’on ne peut pas prendre en
compte, dans l'éducation et
l'enseignement, les lois les
plus importantes de l'être
humain en développement.
Je
ne
mentionnerai qu'une seule chose.
Combien d'éducateurs bien
intentionnés insistent
aujourd'hui encore et toujours
sur le fait que l’on doit
montrer à l'enfant ce que l’on
met en face de son âme, ce qu'il
peut comprendre. Oui, cette
tendance se manifeste déjà dans
la pratique, où l’on développe
une banalité, une trivialité !
On veut descendre à la
compréhension de l'enfant, on
veut l’abaisser
artificiellement, et c'est déjà
devenu un instinct aujourd'hui
d'éduquer ainsi. Quand on veut
éduquer ainsi, quand on
travaille à cette fausse
évidence, que néglige-t-on ? On
néglige l’une des plus
importantes lois de la vie. On
ne voit pas ce que cela signifie
pour une personne qui à, disons,
35 ans, se souvient :
« Mon professeur m'a dit un
jour ceci ou cela, j’avais
peut-être 10 ou 11 ans ; à
l'époque, je l'avais retenu
seulement parce que j’avais du
respect pour l'autorité de ce
professeur, parce qu'il y avait
quelque chose de vivant en lui,
de sorte que ce qu'il disait
passait en moi. Maintenant je
regarde en arrière : cela a vécu
en moi, maintenant je suis prêt
à le comprendre ! – La splendeur
extraordinaire de la vie vient
du moment où, à 35 ans, on
est ramené par sa maturité à ce
qu'on n'a reçu qu'en amour, ce
qu'on ne pouvait pas comprendre
à ce moment-là. On perd cette
splendeur, qui est la puissance
de la vie, lorsqu'on descend
vers la banale évidence que l’on
ne cesse de louer aujourd'hui
comme un idéal. Il est
nécessaire de connaître les
forces qui doivent être
développées chez l'enfant, afin
que ces forces soient ensuite
dans la nature humaine, y
restent toute la vie, afin que
l'enfant n’ait pas seulement à
se souvenir de ce qu'il a
assimilé entre 7 et
14 ans ; ainsi, ce
qu'il a assimilé pourra
apparaître encore et encore,
transformé par la maturation
ultérieure de la vie, afin que
ce qu’il a assimilé puisse
redevenir nouveau à chaque
époque.
Ce
que
je viens de dire, j'ai essayé
d’en faire les caractéristiques
de base d'une pédagogie qui
permette à l'éducation de
devenir effectivement un art, en
plaçant l'être humain en
position de répondre aux
exigences sociales de l'avenir.
Comme vous pouvez le voir dans
les détails, les gens
d'aujourd'hui peuvent déclamer
ces idéaux sociaux tout en
passant complètement à côté du
vaste champ de la vie qu'on
serait obligé d’embrasser du
regard si l’on prenait en compte
de tels idéaux. Les gens
parlent, par exemple, de la
possibilité de transférer au
collectif les moyens de
production, et ils pensent que
s'ils retirent ainsi leur
administration à l'individu,
c'est déjà une bonne chose de
faite. J'ai déjà parlé de cette
question, mais j'en parlerai
plus en détail dans les
conférences suivantes. Mais pour
le moment, admettons que l'on
pourrait réellement transférer
au collectif les moyens de
production pour le présent
immédiat. Seraient-ils alors à
la disposition de ce collectif
qui grandit et qui constituera
la prochaine génération ? Non,
parce que si l'on voulait les
lui remettre, on ne tiendrait
pas compte du fait que cette
prochaine génération va faire
émerger de nouvelles forces
fécondes et devra transformer
elle-même toute la production.
Si
l’on
pense à une quelconque forme
d'avenir social, il faut se
situer dans la vie pleine,
entière. Comme je l'ai montré,
un art de l'éducation naîtra
également de la conception de
l'homme en tant qu'être
constitué de corps, d’âme et
d’esprit, un art naîtra de la
connaissance réelle du corps, de
l'âme et de l'esprit, et on
pourra véritablement le
ressentir comme une nécessité
dans la vie sociale.
Cette
façon
de penser a également donné
naissance à ce qui a été souvent
mal compris au sein du mouvement
spirituel basé à Dornach. Il y a
eu des gens qui, au fil des ans,
en étaient venus à ne pas penser
trop de mal de notre mouvement
de science de l’esprit. Mais il
y a quelque temps, lorsque nous
avons commencé à pratiquer, ici
à Zurich et ailleurs, l'art dit
eurythmique, qui est né de la
science de l’esprit – dont nous
savons très bien qu'il n'en est
qu'à ses débuts –, les gens ont
dit : la science spirituelle ne
peut pas non plus être
convenable, car si l'on peut
faire de telles danses à côté de
la science spirituelle, alors la
science spirituelle doit aussi
être considérée comme folle !
Mais,
sur
ce point, on ne tient pas compte
d’un fait : il semblera
paradoxal que ce qui fonctionne
sur de telles bases pour la
réorganisation du monde
fonctionne de la même manière
que ce que l’on nomme science de
l’esprit. L’eurythmie se veut un
art social au meilleur sens du
terme, car elle vise avant tout
à transmettre les secrets de
l'homme. Elle veut utiliser ces
systèmes dynamiques qui sont en
l'homme lui-même, elle
veut
surtout les faire sortir de
l'homme de la manière juste de
les traiter lors de la prochaine
représentation qui aura lieu en
eurythmie.
Mais je soulignerai ici que
cette eurythmie est avant tout
un art réel, en ce sens qu'elle
révèle les secrets les plus
profonds de l'art humain
lui-même. Étant un langage réel,
un langage visible exécuté par
l'être humain tout entier,
l’eurythmie est un art. Mais en
même temps, en dehors de la
simple action physique, qui ne
repose que sur le physiologique,
qui ne vient que de l'étude de
la structure physique des
membres, elle représente une
aptitude humaine au mouvement,
par laquelle l'homme s’adonne à
des mouvements emplis d’âme,
d’esprit. Il
doit
être possible d’enseigner
également aux enfants ce qu'une
époque matérialiste leur a
enseigné comme une simple
gymnastique physiologique.
Comme cela se fait déjà à
l'école Waldorf dont j'ai parlé,
il doit y avoir en outre un
mouvement qui saisisse l'être
humain tout entier, alors que la
simple gymnastique
physiologique, la simple
gymnastique matérielle ne saisit
qu'une partie de l'être humain
en développement et laisse donc
dépérir une grande partie.
Du
plus
profond de la nature humaine,
une nouvelle vie de l’esprit –
c'est ce que je voulais
développer devant vous
aujourd'hui – doit intervenir
dans les domaines les plus
importants de la vie.
Dans
les
prochains jours, ma tâche
consistera à montrer comment
cette vie extérieure peut
réellement prendre forme dans le
présent et à l'avenir, lorsqu'on
tente de façonner cette vie à
partir d'un esprit aussi
nouveau. Certaines personnes –
et même, aujourd'hui, des
personnes assez étranges –
ressentent la nécessité de
maîtriser à partir de l'esprit
les grandes exigences de la vie
sociale qui s'imposent à
l'humanité actuelle. Il est
profondément douloureux de voir
combien dorment encore face à
ces exigences sociales de la
vie, combien
n'y
consacrent de fait qu’une fausse
agitation.
On trouve déjà de discrètes
indications montrant que tous
les programmes extérieurs ne
serviront à rien, à moins de
repenser, de ré-imaginer, de
réapprendre à partir de
l'esprit. Mais combien
superficielle est souvent
l’expression de cette aspiration
à un nouvel esprit ! Et on
peut dire que des personnes très
étranges, qui ne pensent
certainement pas à ce dont le
bâtiment de Dornach est censé
être le représentant extérieur,
ressentent comme terne et sombre
cette aspiration à un nouvel
esprit. Mais le désir d'un
nouvel esprit s’exprime et on
l’entend. Je vous en donne ici
un exemple parmi tant d'autres.
Dans
un
avenir proche, outre les
nombreuses réflexions sur la
catastrophe de la Seconde Guerre
mondiale, il y aura celles de
Czernin, un homme d'État
autrichien, qui promettent
d'être extrêmement intéressantes
parce que – il est difficile de
définir la caractéristique que
je vais maintenant indiquer sans
se faire mal comprendre – je
dirais : parce que Czernin était
finalement beaucoup moins
immodeste que ceux qui ont
jusqu'à présent fait part de
leurs réflexions sur la guerre.
Je tiens donc à le dire avec
légèreté. Mais dans ce livre de
Czernin, il faudrait peut-être
lire ce qui suit : « La
guerre continue, bien que sous
une autre forme. Je crois que
les générations à venir
appelleront le grand drame qui
domine le monde depuis cinq ans
non pas du tout ‘guerre
mondiale’, mais ‘révolution
mondiale’, et sauront que cette
révolution mondiale n'a commencé
qu'avec la guerre mondiale.
Ni
Versailles
ni Saint-Germain ne créeront une
œuvre durable. Dans cette paix
se trouve le germe corrosif de
la mort. Les convulsions qui
secouent l'Europe ne s'atténuent
pas encore ; comme dans un
violent tremblement de terre, le
grondement souterrain continue.
Encore et encore, bientôt ici,
bientôt là, la terre s'ouvrira
et le feu sera lancé contre le
ciel, encore et encore, des
événements de caractère
élémentaire et de violence
élémentaire ravageront les pays.
Jusqu'à ce que tout ce qui
rappelle la folie de cette
guerre soit balayé.
Lentement,
au
milieu de sacrifices indicibles,
un monde nouveau va naître. Les
générations à venir regarderont
notre époque comme s'il
s'agissait d'un long cauchemar ;
mais le jour succédera à la nuit
la plus noire. Des générations
ont sombré dans la tombe,
assassinées, affamées,
terrassées par la maladie. Des
millions de personnes sont
mortes dans un effort pour
détruire et écraser, la haine et
le meurtre dans le cœur.
Mais
d'autres
générations surgissent, et avec
elles un nouvel esprit. Elles
vont construire ce que la guerre
et la révolution ont détruit.
Tout hiver est suivi d’un
printemps. C'est aussi une loi
éternelle dans le cycle de la
vie : la mort est suivie
par la résurrection.
Heureux
ceux
qui seront appelés à servir
comme soldats travaillant à la
construction du nouveau
monde. »
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