Après les leçons que nous ont données les grands événements
récents, quiconque réfléchit
aujourd’hui à la question sociale
devrait se rendre compte que l’on ne
peut plus la considérer comme une
question de partis, une question
procédant simplement des exigences
subjectives de certains groupes
humains, mais qu’il faut la
considérer comme une question que la
vie historique elle-même pose à
l’humanité.
Quand je parle des faits décisifs qui doivent conduire à cette
façon de voir, il me suffit de
rendre attentif à la poussée qu’a
connue, depuis déjà plus d’un
demi-siècle, le mouvement
social-prolétarien. On peut
critiquer ou approuver, selon ses
opinions, les idées qui sont
apparues dans ce mouvement, mais on
doit les accepter comme un fait
historique qu’il faut objectivement
prendre en compte. Et si l’on
considère ces horribles années de la
guerre mondiale et que l’on
distingue çà et là d’autres types de
causes et de raisons à ces terribles
événements, on ne peut pas ne pas
reconnaître que les exigences
sociales, les contradictions
sociales, y ont de fait joué un
grand rôle. En particulier, à
l’heure actuelle, à la fin
provisoire de ces horreurs, nous
voyons clairement que la question
sociale apparaît comme un résultat
de cette guerre mondiale et touche
une grande partie du monde civilisé.
Et comme elle résulte de cette
guerre, il ne fait aucun doute que,
de quelque manière, elle en faisait
partie.
Mais on ne peut guère analyser correctement ces phénomènes si on
les considère seulement du point de
vue le plus immédiat, souvent
personnel, comme c’est si souvent le
cas aujourd’hui, si on ne peut pas
élargir son horizon au devenir
humain en général. Et élargir
l’horizon, c’est ce que j’ai cherché
à faire dans mon livre Éléments
fondamentaux pour la solution du
problème social et que je vais
particulièrement développer pour la
Suisse dans le périodique Avenir
social, qui paraît ici à
Zurich.
Il faut dire d’abord que la plupart des gens qui aujourd’hui
parlent de la question sociale
voient naturellement en elle une
question économique, ont du mal à y
voirautre chose qu’une question de
pain, et tout au plus, comme les
faits le montrent clairement, une
question du travail humain, une
question de travail et de pain. Si
l’on veut traiter la question
sociale comme une question de pain
et une question de travail, il faut
bien voir que l’homme a du pain
parce que la communauté humaine lui
fabrique ce pain et que cette
communauté humaine ne peut fabriquer
ce pain qu’en travaillant.
Mais l’art et la manière dont on pourrait et devrait travailler
sont liés, dans les grandes choses
comme dans les petites, à l’art et à
la manière dont est organisée la
société humaine,dont est organisé un
domaine fermé de cette société, une
structure étatique par exemple. En
élargissant son regard, on verra
très vite qu’un morceau de pain ne
peut devenir plus cher ou meilleur
marché sans que beaucoup de choses,
énormément de choses, changent dans
toute la structure de l’organisme
social. Et en considérant l’art et
la manière dont l’individu
intervient avec son travail dans cet
organisme social, on s’apercevra que
s’il travaille seulement un quart
d’heure en plus ou en moins, cela
s’exprime dans l’art et la manière
dont la société d’un domaine
économique fermé a du pain et de
l’argent pour l’individu. Vous voyez
donc que, même quand on ne veut voir
la question sociale que comme une
question de pain et travail, on en
arrive aussitôt à élargir son
horizon. Dans ces six conférences,
je voudrais vous parler de cet
horizon plus large dans ses plus
différents domaines. Aujourd’hui je
vais me permettre, avant toutes
choses, d’amener une sorte
d’introduction.
En étudiant l’histoire récente du développement de l’humanité, on
trouvera vite la confirmation dece
que des observateurs sensés de la
vie sociale ont exprimé avec
beaucoup d’insistance. Mais
seulement les observateurs
sensés ! Un texte de 1909
contient, pourrait-on dire, un
florilège des conclusions tirées
d’une véritable compréhension des
rapports sociaux. C’est un texte de
Hartley Withers, Money and
credit in England. Dans son
texte, Withers dit ouvertement
quelque chose que devraient
comprendre tous ceux qui aujourd’hui
sont véritablement désireux de
traiter le problème social. Il dit
ouvertement : l’art et la
manière dont les rapports de crédit,
de fortune, d’argent figurent à
l’heure actuelle dans l’organisme
social sont si complexes qu’ils
empêchent de décomposer de manière
logique les fonctions de crédit,
d’argent, de travail, etc.au sein de
l’organisme social ; de ce
fait, il est pratiquement impossible
de trouver ce qui est nécessaire
pour bien comprendre les choses à
considérer au sein de cet organisme.
Et cette vision partielle est
confirmée par toute la pensée
historique que nous pouvons suivre
depuis quelque temps sur le problème
social, sur le social, autrement
ditsur la collaboration économique
des hommes.
Car qu’avons-nous réellement vu ? Depuis que la vie de
l’économie a cessé, sous un certain
rapport, d’être réglée
instinctivement de manière
patriarcale, depuis qu’elle s’est
complexifiée sous l’effet de la
technique moderne, du capitalisme
moderne, on a éprouvé la nécessité
de réfléchir sur cette vie de
l’économie, de s’en faire des
représentations, de la même manière
que l’on réfléchit, que l’on se fait
des représentations dans la
recherche scientifique, dans le
travail scientifique par exemple.Et,
ces derniers temps, on a vu
apparaître sur l’économie
les conceptions d’auteurs qu’on a
appelés mercantilistes,
physiocrates,Adam Smith et ainsi de
suite jusqu’à Saint-Simon,Fourier et
Blanc, jusqu’à Marx et Engels et aux
auteurs actuels. Qu’a-t-on constaté
dans cette pensée économique ?
On peut étudier ce qu’a étépar
exemple l’école mercantiliste et
l’école physiocrate de l’économie,
ou ce que Ricardo, le professeur de
Karl Marx, a apporté à l’économie,
on peut lire beaucoup d’autres
économistes et l’on s’apercevra
toujours que ces personnalités axent
leur approche sur l’un ou l’autre
courant dans le plan des
phénomènes.À partir de ce seul
courant, ils cherchent à tirerdes
lois d’après lesquelles on devrait
organiser la vie de l’économie. Et
on a toujours constaté : les
lois que l’on trouvera d’après le
modèle des représentations
scientifiques modernes conviendront
bien pour quelques faits
économiques, tandis que d’autres
seront trop vastes pour être
englobés par ces lois. Les
conceptions qui ont surgi ainsi aux
17e, 18e et au début du 19e siècles
ont toujours été limitées et ont eu
la prétention de trouver des lois
d’après lesquelles organiser la vie
économique. Il en est résulté
quelque chose de très, très étrange.
L’économie, dans une certaine mesure,est devenue scientifique.
Elle a été classée parmi nos
sciences officielles, celles des
universités et des hautes écoles, et
on a essayé d’explorer aussi la vie
socio-économique avec tout le bagage
de la représentation scientifique.
Où est-on arrivé ? Rosche,
Wagner, d’autres encore, sont
arrivés à une observation des lois
économiques qui n’ose plus exprimer
des maximes, des impulsions
susceptibles de réellement donner
forme à la vie de l’économie.
L’économie scientifique est devenue
contemplative, observatrice.Elle
s’est plus ou moins écartée de ce
qu’on pourrait nommer une volonté
sociale. Elle n’est pas parvenue à
des lois qui pourraient se déverser
dans la vie humaine de façon à
donner forme à la vie sociale.
Un autre élément va aussi dans ce sens. Nous avons vu apparaître
des hommes au grand cœur,
bienveillants, attentifs à l’être
humain,dotés du sens de la
fraternité humaine – citons, de ce
point de vue, Fourier, Saint-Simon
et autres. De manière pleine
d’esprit, ils ont créé des images de
société, en croyant que leur mise en
œuvre pourrait amenerdans la vie
humaine des conditions souhaitables,
socialement souhaitables. On sait
maintenant comment ceux qui
ressentent aujourd’hui que la
question sociale est une priorité
pour la vie se comportent vis-à-vis
de tels idéaux de société. Si l’on
demandait aujourd’hui à ceux qui
croient penser socialiste en un sens
véritablement moderne ce qu’ils
pensent des idéaux d’un Fourier,
d’un Louis Blanc, d’un Saint-Simon,
ils répondraient que ce sont des
utopies, des images de la vie
sociale par lesquelles on interpelle
les classes humaines
dirigeantes : faites ça et ça,
et nombre de dégâts de la misère
sociale disparaîtront. Mais toutes
ces utopies que l’on imagine n’ont
pas la force de se déverser dans la
volonté de l’homme, elles restent
des utopies. On peut toujours
échafauder ainsi de belles théories,
les instincts humains, ceux des
fortunés par exemple, ne suivront
pas ces théories ; d’autres
forces doivent intervenir. – Bref,
il est apparu une incroyance
radicale à des idéaux sociaux amenés
parmi les hommes depuis le
sentiment, le ressenti, depuis le
type de connaissance moderne.
Cela est lié à ce qui s’est passé dans la vie de l’esprit de
l’humanité durant l’évolution
historique récente. On a souvent
insisté sur le fait que ce qui
aujourd’hui figure comme question
sociale dépend essentiellement de
l’ordre économique capitaliste
moderne qui,de la manière
particulière que nous avons
aujourd’hui, s’est formé grâce,
entre autres, à la prolifération des
techniques modernes.Mais on n’aura
pas tout envisagé si l’on ne prend
pas encore autre chose en
compte : parallèlement à
l’ordre économique capitaliste, à la
culture technique moderne,il est
apparu dans le mode de vie de
l’humanité civilisée moderne une
sorte de conception du mondequi a
été très féconde, dont les fruits
ont été des progrès significatifs,
décisifs, en particulier pour la
technique et la science.Mais il y a
autre chose.
Vous n’ignorez pas, si vous suivez avec attention mes écrits, que
je suis quelqu’un qui apprécie, pas
quelqu’un qui dénigre, que je ne
suis pas un critique de ce qu’a
amené récemment la manière
scientifique de présenter les
choses. Je considère tout à fait
comme un progrès de l’humanité ce
qui est arrivé par la conception du
monde copernicienne, par le
galiléisme, par l’élargissement de
l’horizon de l’humanité grâce à
Giordano Bruno et à d’autres, de
nombreux autres.Mais avec
l’évolution de la technique moderne,
du capitalisme moderne, d’anciennes
conceptions du monde se sont
transformées de telle sorte que la
conception moderne du monde a pris
un caractère très intellectuel, et
surtout scientifique.
Même si, bien sûr, on est mal à l’aise aujourd’hui face à de tels
faits, il suffit de penser à ce
qu’aujourd’hui nous nommons avec
fierté notre « vision
scientifique du monde », qui
s’est progressivement développée à
partir – on peut le prouver en
détail – d’anciennes conceptions
religieuses du monde, artistiques,
esthétiques, éthiques, etc. Ces
anciennes conceptions du monde
donnaient certaines impulsions à la
vie. Elles avaient surtout une chose
en commun : elles amenaient
l’homme à prendre conscience de la
spiritualité de son être. Quoi que
l’on pense de ces conceptions du
monde, elles parlaient de l’esprit à
l’homme de façon que celui-ci
sentait qu’en lui vivait un être
spirituel, qui est rattaché aux
êtres spirituels à l’œuvre dans
l’univers. Cette conception du monde
dotée d’une force d’impulsion
sociale, d’impulsions pour la vie, a
été remplacée par la nouvelle
conception du monde,d’orientation
plus scientifique. Elle a à faire
avec des lois naturelles plus ou
moins abstraites, avec des
perceptions sensorielles plus ou
moins coupées de l’être humain, avec
des idées abstraites et des faits
abstraits.Et on doit voir de cette
science– sans lui retirer en rien sa
valeur –ce qu’elle donne à l’homme,
ce qu’elle donne surtout à l’homme
de façon qu’il trouve une réponse à
la question de son propre être.
Cette science dit beaucoup de choses
sur les liens entre les phénomènes
naturels ; elle en dit beaucoup
aussi sur la constitution
corporelle-physique de l’homme.Mais
elle sort de son domaine quand elle
veut dire quelque chose sur l’être
le plus intérieur de l’homme. Elle
ne donne aucune réponse sur
l’élément le plus intime de l’être
humain, et elle ne se comprend pas
bien elle-même quand elle tente de
donner une telle réponse.
Maintenant, je ne dis absolument pas que la conscience populaire,
générale de l’humanité, découlerait
aujourd’hui de théories
scientifiques.Mais quelque chose
d’autre est vrai, profondément
vrai : la manière de penser
scientifique elle-même est issue
d’un certain état d’âme moderne. Si
l’on connaît aujourd’hui la vie en
profondeur, on sait que depuis le
milieu du 15e siècle
et de plus en plus depuis, quelque
chose s’est transformé dans l’état
d’âme par rapport aux temps anciens.
On sait que la conception du monde
qui s’exprimait alors seulement
comme un symptôme dans la direction
prise par la science a gagné toute
l’humanité, d’abord la population
des villes, mais ensuite aussi celle
de la campagne.On n’a donc pas
affaire à un simple résultat de la
science théorique quand on parle de
l’état d’âme d’aujourd’hui, mais on
a affaire à un état d’âme qui s’est
emparé de l’humanité depuis le début
des temps modernes.
Et c’est là que s’est introduit le plus important : cette
conception du monde axée sur la
scienceest apparue en même temps que
le capitalisme, en même temps que la
culture technique moderne. Les
hommes ont été arrachés à leur
ancien artisanat et placés à la
machine, parqués dans la fabrique.
Du fait qu’ils ont été parqués,ils
côtoient ce qui est régi uniquement
par les lois mécaniques, dont il ne
s’écoule rien qui ait un rapport
direct avec l’être humain. De
l’ancien artisanat jaillissait
quelque chose qui donnait une
réponse à la question de la valeur
humaine et de la dignité humaine. La
machine abstraite ne donne pas de
réponse. L’industrialisme moderne
est comme un tissage mécanique qui
enserre l’homme, dans lequel il se
tient,qui ne lui renvoie rien de ce
à quoi il participe joyeusement
comme il participait au résultat de
l’ancien artisanat.
Et ainsi apparu le fossé entre ceux qui,à l’époque
moderne,constituaient les
travailleurs industriels, ceux qui
se tenaient à la machine dans la
fabrique, qui ne pouvaient plus, de
leur environnement mécanique,
extraire la croyance à ce qu’était
l’ancienne façon de voir avec
l’ancienne force d’impulsion, qui
s’en sont détachés parce qu’ils n’y
rencontraient plus la vie, qui s’en
tenaient uniquement à ce que le
monde a reçu dans la nouvelle vie de
l’esprit : la conception
scientifique du monde. Et cette
conception scientifique du monde,
quel effet avait-elle sur eux ?
Elle avait pour effet qu’ils
ressentaient de plus en plus que ces
vérités qui sont données comme une
vision du monde ne sont que des
pensées, des pensées qui ont pour
seule réalité celle de la pensée.
Quand on a vécu avec le prolétariat
moderne, on sait comment, à une
époque récente, les sentiments
sociaux ont peu à peu émergé, on
sait ce que doit signifier un mot
qui revient très souvent dans des
cercles prolétariens,
socialistes : le mot idéologie.
La vie de l’esprit, sous les
influences que je viens de décrire,
est devenue une idéologie pour les
travailleurs d’aujourd’hui. La
conception scientifique du monde a
été accueillie de façon que les gens
se sont dit : elle ne livre que
des pensées.
L’ancienne vision du monde ne voulait pas livrer uniquement des
pensées ; elle voulait donner
aux hommes quelque chose qui leur
montrait : tu es suspendu avec
ton esprit aux entités spirituelles
du monde. Donner de l’esprit à
l’esprit, c’est ce que les anciennes
visions du monde voulaient donner à
l’homme. La conception moderne du
monde ne donne que des pensées, et
surtout aucune réponse à la question
sur l’être véritable de l’homme.
Elle a été ressentie comme
idéologie.
C’est ainsi qu’est apparu le fossé avec les cercles dirigeants,
qui s’étaient gardé la tradition des
anciennes transmissions, les
anciennes visions du monde
esthétiques, artistiques, les
conceptions du monde religieuses,
éthiques, des anciens temps. Elles
continuèrent à porter tout cela, ces
classes dirigeantes, pour leur être
humain entier, tandis que leur tête
accueillait ce qui est devenu la
conception scientifique du monde.
Mais une grande partie de la
population ne pouvait plus montrer
la moindre inclinaison, la moindre
sympathie pour ce qui était
transmis. Elle prit pour seul
contenu une conception du monde qui
était une conception scientifique du
monde. Et elle adopta cette
conception du monde de façon qu’elle
la ressentit comme une idéologie,
comme une pure construction de
pensées. On se disait : la
seule réalité est la vie
économique ; la réalité se
résume à la façon dont on produit,
dont les produits fabriqués sont
distribués, dont l’homme consomme,
dont l’homme possède ou cède aux
autres ceci ou cela, etc. Tout le
reste, dans la vie humaine – droit,
mœurs, science, art, religion –,
n’est qu’une fumée qui s’élève sous
forme d’idéologie depuis l’unique
réalité, celle de la réalité
économique.
La vie de l’esprit est ainsi devenue une idéologie pour une
grande partie de l’humanité. Elle
est devenue une idéologie
principalement parce que les cercles
dirigeantsne réussirent pas,
lorsqu’ils virent se former la vie
économique moderne et s’y
intégrèrent, à suivre avec la vie de
l’esprit cette vie de plus en plus
complexe de l’économie en devenir.
Ils maintinrent la tradition des
anciens temps, une vie de l’esprit
qui avait plus ou moins la même
orientation que dans les anciens
temps. La grande masse accueillit la
nouvelle vie de l’esprit, mais pas
de façon qu’elle lui donna quelque
chose qui lui remplisse le cœur et
l’âme.
Avec une conception du monde qu’on éprouve comme une idéologie,
qu’on éprouve de façon à dire que le
droit, les mœurs, la religion, l’art
et la science ne sont qu’une
superstructure, une fumée au-dessus
de la seule réalité, au-dessus des
rapports de production, de l’ordre
économique ; avec une telle
conception du monde, on peut penser,
mais avec une telle conception du
monde on ne peut pas vivre.
Une telle conception du monde est peut-être triomphale, ce qui
est le cas pour l’étude de la
nature, mais elle mine l’âme
humaine. Ce que cette vision du
monde a fabriqué à bon droit pour
l’âme humaine agit dans les
phénomènes sociaux de l’époque
moderne.On ne juge pas correctement
ces phénomènes quand on ne considère
que ce que les hommes portent dans
leur conscience. Par la voix de leur
conscience, les hommes pourraient
bien dire : ah, pourquoi nous
parle-t-il de la question sociale
comme si c’était une question
relevant de l’esprit ! Le
problème est l’inégalité dans la
distribution des biens économiques.
Nous voulons l’égalité ! – Les
hommes pourraient bien avoir
conscience de telles choses dans
leur petite tête,
mais quelque chose d’autre remue
dans les profondeurs inconscientes
de l’âme, quelque chose qui se
développe inconsciemment, parce
qu’il ne descend pas de la
conscience ce qui serait une
véritable nourriture spirituelle de
l’âme, parce que seul y agit ce qui
mine l’âme, ce qui est ressenti
comme idéologie. On doit voir dans
le vide de la vie moderne de
l’esprit le premier membre de la
question sociale. Cette question
sociale est avant tout une question
d’esprit.
La vie de l’esprit qui s’est développée est devenue pure
observation, par exemple dans les
domaines de l’économie, dans la plus
distinguée, l’économie
universitaire ; elle ne
développe pas d’elle-même des
principes de la volonté
sociale ; elle en est arrivée à
ce que les meilleurs amis de
l’humanité, comme Saint-Simon, Louis
Blanc, Fourier, ont inventé des
idéaux de société auxquels personne
ne croit – parce qu’on ressent ce
qui vient de l’esprit comme utopie,
comme pure idéologie ; c’est
une réalité historique que la vie de
l’esprit qui s’est développée n’est
qu’une superstructure de la vie de
l’économie ; et, enfin, elle ne
pénètre pas vraiment dans les faits
et,de ce fait, est ressentie comme
idéologie : pour toutes ces
raisons, la question sociale, pour
ce qui est de son premier membre,
doit être comprise comme une
question d’esprit. Nous sommes
aujourd’hui confrontés à cette
question qui s’écrit, pourrait-on
dire, en lettres de feu. Comment
l’esprit humain doit-il être pour
apprendre à maîtriser la question
sociale ?
On a vu que la mentalité scientifique a abordé l’économie avec
ses meilleures méthodes – elle est
devenue une pure observation, et non
pas une volonté sociale. Les
fondements de la vie moderne de
l’esprit ont généré un état d’esprit
qui n’est pas en mesure de
développer l’économie comme
fondement d’une volonté sociale
pratique. Comment l’esprit doit-il
être pour donner naissance à une
économie qui puisse devenir la base
d’une véritable volonté
sociale ?
On a vu que de grandes masses humaines ne savent que crier
« utopie » quand elles
entendent parler des idéaux que
proposent pour la société des amis
de l’humanité bien intentionnés,
qu’elles ne croient pas que l’esprit
humain soit assez fort pour
maîtriser les phénomènes sociaux.
Comment doit être la vie de l’esprit
pour que les hommes réapprennent à
croire que l’esprit est à même de
saisir les idées qui pourront créer
les institutions sociales de façon à
faire disparaître certains dégâts
sociaux ?
On a vu que de nombreux cercles ressentent la vision scientifique
du monde comme une idéologie. Mais
si l’idéologie est l’unique contenu
de l’âme humaine, elle mine cette
âme et crée dans les profondeurs
inconscientes ce qui aujourd’hui
surgit dans les phénomènes
chaotiques déconcertants de la
question sociale. Comment doit être
la vie de l’esprit pour qu’elle ne
continue pas à générer une
idéologie, pour qu’elle déverse dans
l’âme humaine ce qui la rend capable
d’intervenir dans les phénomènes
sociaux de façon que les hommes
puissent vraiment œuvrer de manière
sociale les uns à côté des
autres ?
On voit ainsi que la question sociale est une question qui relève
de l’esprit, que l’esprit moderne
n’a pas été en mesure de susciter
une foi sociale en lui parce qu’il
n’a pas réussi à donner à l’âme
quelque chose qui la
remplisse ; il n’a engendré
qu’une idéologie qui a fait de l’âme
un désert.
J’aimerais aujourd’hui, en introduction, vous montrer de manière
plus historique comment les rapports
de la vie moderne font en sorte que
la question sociale est ressentie
comme une question d’esprit, une
question de droit, une question
d’économie.
Prenons ce qu’une personnalité a raconté il n’y a pas si
longtemps encore– et plus d’une fois
– , une personnalité active dans la
vie politique, dans la vie de l’État
de notre époque, qui est issue de la
vie de l’esprit de notre époque.Ceux
de mes chers auditeurs qui m’ont
entendu ici lors de conférences
passées comprendront bien ce que je
vais dire maintenant, car à l’époque
où le monde entier, à l’exception du
centre de l’Europe, reconnaissait
Woodrow Wilson comme une sorte de
dirigeant mondial, je me suis à
maintes reprises opposé à cette
reconnaissance. Et ceux qui m’ont
écouté savent que je n’ai jamais été
un partisan de Woodrow Wilson, mais
toujours un opposant. Même au moment
où l’Allemagne est elle aussi tombée
dans le culte Wilson, je n’ai pas
hésité à exposer ma façon de
voir,comme je l’ai fait plusieurs
fois ici à Zurich.Mais aujourd’hui,
où ce culte a plus ou moins disparu,
je peux dire quelque chose quine
doit pas être mal pris,
particulièrement d’un opposant à
Wilson.
Ressentant intensément les conditions sociales de l’Amérique qui
se sont formées depuis la guerre de
Sécession des années 1860, cet homme
a compris les rapports entre l’État
de droit et la situation économique.
Il a vu avec une certaine
impartialité comment le nouvel ordre
économique complexe a donné
naissance aux grandes accumulations
de capital.Il a vu comment se sont
fondés les trusts, les grandes
sociétés de capitaux. Il a vu que,
même dans un système étatique
démocratique, le principe
démocratique a progressivement
disparu face aux négociations
secrètes de ces sociétés, qui
avaient intérêt au secret, ces
sociétés qui, avec les masses de
capital amoncelées,ont acquis un
grand pouvoir et dominé de grandes
masses d’hommes.Et il a à maintes
reprises élevé la voix pour la
liberté de l’homme face à ce
déploiement de force qui provient
des rapports économiques. Il a
profondément ressenti– on peut le
dire ainsi – que le fait social
correspond au moindre individu, à
l’art et à la manière dont
l’individu est mûr pour cette vie
sociale.Il a dit que pour guérir la
vie sociale, il faut qu’un cœur
humain aspirant à la liberté vive
sous chaque habit humain.Il a
souvent répété que la vie politique
devrait être démocratisée ;il a
souligné la nécessité d’enlever à
toutes ces sociétés le pouvoir et
les moyens de pouvoir qu’elles
possèdent, de remettre à la vie
universelle économique, sociale et
étatique les facultés et les forces
individuelles de chaque humain qui
les a.Il a insisté sur le fait que
son système étatique, qu’il
considère visiblement comme le plus
progressiste, souffre des conditions
qui sont apparues.
Pourquoi ? Effectivement, une nouvelle situation économique
est apparue : de grandes
concentrations de capital
économique, un déploiement de
puissance économique. Dans ce
domaine, tout dépasse ce qui était
encore là il y a peu. Cette forme de
l’économie ont fait surgir de toutes
nouvelles formes de la vie en commun
des hommes. On est confronté à une
forme totalement nouvelle de la vie
économique. Et ce n’est pas moi qui
l’ai dit – en me fondant sur quelque
théorie –, mais cet homme d’État,
cet « homme d’État
mondial », pourrait-on
dire : certes, la situation
économique a progressé, mais le
problème fondamental de l’évolution
moderne réside dans le fait que les
hommes ont organisé la vie
économique en fonction de leurs
rapports de pouvoir secrets, mais
que les idées du droit, les idées de
la vie commune politique n’ont pas
suivi, elles en sont restées à un
point de vue passé.Woodrow Wilson
l’a clairement exprimé : les
conditions de notre activité
économique ont changé, mais nous
pensons, nous édictons des lois sur
cette activité économique selon un
point de vue depuis longtemps
dépassé, un point de vue ancien. Il
n’est pas apparu quelque chose de
nouveau dans la vie du droit comme
il est apparu quelque chose de
nouveau dans la vie de l’économie,
de la vie politique, qui sont
restées en arrière.Nous vivons dans
un ordre économique entièrement
nouveau avec de vieilles idées
politiques, de vieilles idées
juridiques. – C’est à peu près ce
que dit Woodrow Wilson. Et il
insiste : rien de ce qu’exigece
moment de l’évolution humaine ne
peut se développer avec ce manque de
congruence entre vie du droit et vie
de l’économie. Cette exigence, c’est
que l’individu travaille non pas
pour lui, mais pour le bien-être de
la communauté.Et Woodrow Wilson
critique avec insistance l’ordre de
la société tel qu’il le perçoit.
Je dirais – permettez mois cette remarque personnelle – que je me
suis donné beaucoup, beaucoup de mal
pour examiner la critique que fait
Woodrow Wilson de la situation
sociale actuelle qui se présente à
lui, la situation américaine, et
pour la comparer à d’autres
critiques. Je vais dire maintenant
quelque chose de très paradoxal,
mais la situation actuelle, à elle
seule,amène très souvent à dire des
choses très paradoxales ; on y
est obligé si l’on veut tenir
véritablement compte de la réalité
présente : j’ai essayé de
comparer, tant pour la forme
extérieure que pour les impulsions
intérieures, la critique de la
société que fait Woodrow Wilson à la
critique de la société qu’en fait le
côté progressiste, radicalement
social-démocrate. On peut même
étendre cette comparaison à l’aile
la plus radicale de la manière de
penser socialiste et de l’action
socialiste d’aujourd’hui. Si l’on en
reste aux critiques que formulent
ces hommes, on peut dire : la
critique de Woodrow Wilson de
l’ordre social actuel correspond
presque mot pour mot à ce que disent
Lénine et Trotski, les fossoyeurs de
la civilisation actuelle. On peut
dire de ces deux personnages que si
ce qu’ils envisagent s’impose trop
longtemps à l’humanité, ne serait-ce
que dans quelques domaines, ce sera
la mort de la civilisation moderne,
le déclin de tout ce que la
civilisation moderne a conquis. – Et
pourtant, voici le paradoxe :
Woodrow Wilson, qui a très
certainement toujours vu les choses
autrement que ces destructeurs,
Woodrow Wilson adresse presque
littéralement la même critique
qu’eux à l’ordre social actuel.
Il en arrive à conclure que les concepts du droit, les concepts
politiques qui dominent aujourd’hui
sont vieillis, qu’ils ne sont plus
en mesure d’intervenir dans la vie
de l’économie. Et étrangement, on
tente de tourner cela en positif, on
tente d’analyser ce qu’a apporté
Woodrow Wilson afin de générer une
structure sociale, une structure de
l’organisme social : on peine à
trouver la moindre réponse !
Des mesures ici ou là, mais qui
sinon seraient prises par quelqu’un
qui exerce une critique bien moins
pénétrante et objective ; mais
pas quelque chose d’énergique, en
tout cas pas une réponse à la
question : comment le droit,
comment les concepts, les idées
politiques, les impulsions
politiques doivent-ils être formés
pour pouvoir dominer les exigences
de la vie de l’économie moderne,
pour pouvoir pénétrer dans cette vie
de l’économie moderne ?
On voit ici apparaître le deuxième membre de la question sociale
tel qu’il ressort de la vie
moderne : la question sociale
en tant que question de droit.
Il faut d’abord chercher une base pour le droit, pour les
rapports politiques, pour les
rapports étatiques, qui doivent
exister pour pouvoir saisir,
maîtriser cette vie de l’économie
moderne. Il faut donc se
demander : comment arrive-t-on
à des impulsions du droit, à des
impulsions politiques, face aux
grandes exigences de la question
sociale ? C’est le deuxième
membre de la question sociale.
Observez la vie elle-même : vous verrez que, quand l’homme
se place dans la société humaine, sa
vie comprend trois membres. Trois
membres qui se distinguent très
nettement les uns des autres quand
nous l’observons dans sa place au
sein de la société humaine. Le
premier est le suivant : quand
l’homme doit apporter sa
contribution – comme il le doit
indubitablement dans la société
moderne pour le salut d’un ordre
social – quand il doit apporter sa
contribution aux choses de la
communauté, au travail
communautaire, à la production de
valeurs communautaires, à la
production de biens communautaires,
il doit avoir l’aptitude
individuelle, le don individuel, la
compétence individuelle nécessaires
pour cela. Le deuxième est qu’il
doit s’entendre avec ses semblables,
pouvoir travailler en paix avec eux.
Et le troisième est qu’il doit
pouvoir trouver sa place, la place à
partir de laquelle prendre fait et
cause pour des hommes avec son
travail, avec son activité, avec ses
prestations.
Pour ce qui est du premier membre, l’homme a besoin que la
société humaine développe ses
capacités et ses talents, qu’elle
guide son esprit et que l’esprit
qu’elle forme en lui le guide en
même temps pour un travail physique.
Pour le deuxième,il a besoin de
s’intégrer dans une structure
sociale dans laquelle les hommes
s’entendent de façon à pouvoir vivre
ensemble en paix. Le premier nous
amène dans le domaine de la vie de
l’esprit. Nous verrons dans les
prochaines conférences de quelle
façon le soin de la vie de l’esprit
est en lien avec le premier. Le
deuxième nous conduit dans le
domaine de la vie du droit, car la
vie du droit ne peut se former
conformément à son essence que si
l’on trouve une structure sociale
qui permette aux hommes de
collaborer, d’agir et de travailler
les uns pour les autres en paix. Et
le troisième nous amène dans la vie
de l’économie moderne, cette vie de
l’économie moderne que Woodrow
Wilson compare à un homme qui a
grandi et qui porte des vêtements
trop petits, dont il déborde de
partout. Ces vêtements trop petits
sont pour Woodrow Wilson les vieux
concepts du droit et de la
politique. La vie de l’économie les
a dépassés depuis longtemps.
Les penseurs socialistes, en particulier, ont ressenti ce
débordement de la vie de l’économie
hors de ce qui était là auparavant
comme vie de l’esprit, comme vie du
droit. Et pour attirer l’attention
sur ce qui a agi dans ce domaine, il
suffit d’indiquer une chose.
Vous le savez – nous reparlerons plus en détail de toutes ces
questions –, le prolétariat moderne
est entièrement sous l’influence de
ce qu’on appelle le marxisme. Même
si des partisans et des opposants de
Karl Marx ont apporté diverses
modifications au marxisme, à la
théorie marxiste de la
transformation de la propriété
privée en propriété commune, le
marxisme reste à l’œuvre dans la
manière de penser, dans la
conception de la vie actuellement
partagée par de larges masses
humaines, à l’œuvre en particulier
dans ce qui se manifeste comme un
fait social troublant à l’heure
actuelle. Il suffit de prendre en
main le petit livre très
significatif de Friedrich Engels, le
collaborateur et ami de Karl
Marx : « Socialisme
utopique et socialisme
scientifique », pour
découvrirla manière de pensée qui
vit dans ce petit livre.On verra
alors comment un penseur socialiste
considère la vie de l’économie
moderne dans son rapport avec la vie
du droit et la vie de l’esprit. Il
suffit par exemple de bien
comprendre l’expression qui, dans ce
petit livre,tient lieu de
résumé : « le passage du
gouvernement des hommes à une
administration des choses et à une
direction des opérations de
production ».
Cela en dit long ! Cela signifie que l’on souhaite de ce
côté que s’arrête dans la vie de
l’économie ce qui s’est lié à cette
vie sous les impulsions d’évolution
modernes. Comme je l’ai montré, la
vie de l’économie a débordé la vie
de droit, a débordé aussi la vie de
l’esprit ; en quelque sorte,
elle a ainsi tout inondé et a
influencé par ses suggestions les
pensées, les ressentis, les passions
des hommes. Et c’est ainsi que de
l’art et de la manière dont est
gérée la vie de l’économie découle
pour les hommes la vie de l’esprit
et la vie du droit. Ceux qui
disposent du pouvoir économique – on
le voit de plus en plus clairement–
possèdent en même temps,de par leur
suprématie économique,le monopole de
la formation. Les économiquement
faibles restent les incultes. Un
certain rapport s’est établi entre
la vie de l’économie et la vie de
l’esprit, entre la vie de l’esprit
et la vie de l’État. La vie de
l’esprit se développe de moins en
moins à partir de ses propres
besoins, ne suit plus ses propres
impulsions, mais– en particulier là
où elle est administrée
publiquement, dans le système
d’éducation et le système scolaire –
est organisée de la manière qui
correspond à l’utilisation qu’en
font les puissances de l’État.
L’homme n’est plus du tout pris en
compte pour le comment et le
pourquoi il est compétent. Il ne
peut pas se développer ainsi que
l’exigent ses prédispositions. Mais
la question est : de quoi
l’État a-t-il besoin, de quelles
forces a besoin la vie de
l’économie, de quels hommes avec
quelles formations a-t-elle
besoin ? Les moyens
pédagogiques, les études, les
examens, doivent répondre à cette
question. La vie de l’esprit n’est
pas formée à partir d’elle-même, la
vie de l’esprit est adaptée à la vie
du droit, à la vie de l’État, à la
vie politique, à la vie de
l’économie. Mais cela, en même
temps, ramène – et a ramené
particulièrement dans la vie moderne
–la vie de l’économie sous la
dépendance de la vie du droit.
Des hommes tels que Marx et Engels ont vu cette coexistence de
l’économie, du droit et de l’esprit.
Et ils ont vu que la vie de
l’économie moderne ne supportait
plus la forme ancienne du droit, ne
supportait plus la forme ancienne de
l’esprit.Ils en ont conclu à la
nécessité d’éjecter ces formes
anciennes de la vie de l’économie.
Mais ils ont abouti à une étrange
superstition, à une superstition
dont nous devrons beaucoup parler
dans ces conférences. Selon cette
superstition, la vie de l’économie –
estimant que c’était la seule
réalité, ils considéraient la vie de
l’esprit et la vie du droit comme
une idéologie – peut donner
naissance d’elle-même aux nouveaux
rapports de droit, aux nouveaux
rapports d’esprit.Une des plus
funestes superstitions se fit
jour : l’économie devait être
pratiquée conformément à certaines
lois et,si c’était le cas, elle
engendrerait d’elle-même la vie de
l’esprit, la vie du droit, la vie
politique et la vie de l’État.
Comment est née cette superstition ? Cette superstition est
due au fait que la structure propre
à l’économie humaine, le travail
propre à la vie de l’économie
moderne, dissimulait ce qu’on a pris
l’habitude d’appeler l’économie de
l’argent. Cette économie de l’argent
apparue en Europe a accompagné des
événements bien déterminés. Une
étude approfondie de l’histoire nous
le montre : c’est à peu près au
moment où la Réforme et la
Renaissance, c’est-à-dire un nouvel
état d’esprit, se dégagent dans le
monde civilisé européen, que l’on
conquiert les sources d’or et
d’argent d’Amérique, que l’or et
l’argent affluent en Europe,
notamment d’Amérique du Sud et
d’Amérique centrale. Ce qui
auparavant était davantage une
économie naturelle est de plus en
plus submergé par l’économie de
l’argent.
L’économie naturelle pouvait encore voir ce que donne le sol,
autrement dit le concret ; elle
voyait aussi ce dont l’individu est
capable et ce qu’il peut produire,
donc le concret et le
professionnel.Avec la circulation de
l’argent, on a progressivement perdu
de vue l’aspect purement concret de
la vie de l’économie.Un voile s’est
en quelque sorte étendu sur la vie
de l’économie au fur et à mesure que
l’économie de l’argent remplaçait
l’économie naturelle. On ne pouvait
plus voir les pures exigences de la
vie de l’économie.
Que cette vie de l’économie fournit-elle à l’homme ? Cette
vie de l’économie fournit à l’homme
des biens dont il a besoin pour sa
consommation. Nous n’avons
aujourd’hui pas besoin de distinguer
biens spirituels et biens physiques,
car on peut aussi avoir une vision
économique des biens spirituels,de
sorte qu’on peut les utiliser pour
la consommation humaine. Cette vie
de l’économie fournit donc des
biens, et ces biens sont des
valeurs, parce que l’homme en a
besoin, parce que le désir humain
s’y attache. L’homme doit accorder
aux biens une certaine valeur.Ils
ont ainsi au sein de la vie sociale
une valeur objective, qui est
étroitement liée à la valeur
subjective que lui accorde le
jugement humain.
Or, à l’époque moderne, comment s’exprime, en économie, la valeur
des biens ? Comment s’exprime
la valeur des biens qui, pour
l’essentiel, définit leur importance
dans la vie en commun économique,
sociale ? Elle s’exprime dans
les prix. Nous parlerons ces
prochains jours de la valeur et du
prix ; aujourd’hui, je veux
seulement montrer que dans la vie de
la circulation économique, dans la
vie de la circulation sociale– dans
la mesure où cette vie de la
circulation sociale dépend de
l’activité économique, des biens –,
la valeur des biens s’exprime pour
l’homme dans le prix. C’est une
grande erreur que de confondre la
valeur des biens avec les prix en
argent. L’homme en viendra de plus
en plus, non pas par des réflexions
théoriques, mais par la pratique de
la vie, à voir que la valeur des
biens qui sont fabriqués
économiquement et qui dépendent du
jugement subjectif humain, de
certaines conditions de droit ou de
culture, n’est pas la même chose que
ce qui s’exprime dans les conditions
de prix qui apparaissent par
l’argent. Mais, à l’époque moderne,
la valeur des biens est recouverte
par les conditions de prix qui
règnent dans la circulation sociale.
C’est là-dessus que se fondent les conditions sociales modernes,
qui constituent le troisième membre
de la question sociale. On apprend à
voir dans la question sociale une
question économique quand on revient
à ce qui documente la valeur propre
des biens et qu’on l’oppose à ce qui
s’exprime dans les simples
conditions de prix. Celles-ci ne
peuvent absolument pas, en
particulier en temps de crise, être
maintenues autrement que par
l’intervention de l’État, autrement
dit sur la base du droit, qui
garantit la valeur de l’argent, la
valeur donc de chaque
marchandise.Mais là apparaît quelque
chose de nouveau. On n’a pas besoin
de faire des études théoriques sur
ce qu’a entraîné le malentendu sur
le prix et la valeur, il suffit de
renvoyer à quelque chose de réel qui
s’est introduit à l’époque
moderne.On dit en économie que dans
l’ancien temps –et même jusqu’à la
fin du Moyen Âge en Allemagne – il y
avait l’ancienne économie naturelle,
qui reposait uniquement sur
l’échange des biens et qui a été
remplacée par l’économie de
l’argent, où l’argent est le
représentant des biens et où en fait
seule la valeur est échangée contre
de l’argent. Nous voyons là déjà
s’introduire dans la vie sociale
quelque chose qui semble destiné à
remplacer l’économie de l’argent. Ce
quelque chose y est déjà à l’œuvre
partout, on ne le remarque
simplement pas. Mais si l’on s’élève
au-dessus de la compréhension
abstraite de son livre de caisse ou
de comptes, si l’on sort des simples
chiffres et que l’on parvient à lire
ce qui est écrit dans ces chiffres,
on s’aperçoit que dans les chiffres
d’un livre de caisse ou de comptes
d’aujourd’hui ne représentant pas
uniquement des biens, mais qu’ils
expriment de diverses manières ce
qu’on pourrait nommer les conditions
de crédit dans le sens le plus
moderne du mot. Ce qu’un homme peut
faire uniquement parce qu’on attend
de lui qu’il soit capable de ceci ou
cela, ce qui peut susciter de la
confiance découlant de ses
compétences, c’est ce qui,
curieusement,pénètre de plus en plus
dans notre vie de l’économie sèche,
terre-à-terre.
Si aujourd’hui vous étudiez les livres de comptes, vous trouverez
– par opposition à ce qui est pure
valeur-argent – le fait de bâtir sur
la confiance humaine, de construire
sur la compétence humaine. Les
chiffres des livres de comptes
d’aujourd’hui expriment,si on les
lit correctement, un grand
revirement, une métamorphose
sociale. En soulignant que
l’ancienne économie naturelle s’est
transformée en une économie de
l’argent, on doit aujourd’hui
souligner en même temps que le
troisième membre est la
transformation de l’économie de
l’argent en économie du crédit.
On a là encore quelque chose de nouveau à la place de ce qui a
longtemps existé. Mais ce qui
indique la valeur de l’homme
lui-même pénètre ainsi dans la vie
sociale. La vie de l’économie
elle-même, pour ce qui est de la
production de valeurs, est face à
une transformation, face à une
question, et c’est la question de
l’économie, c’est le troisième
membre de cette question sociale.
Cette question sociale, nous apprendrons à la connaître dans ces
conférences comme une question
d’esprit, comme une question de
droit et d’État ou une question
politique, et comme une question
économique. L’esprit aura à donner
la réponse à cette première
question : comment rendre les
humains compétents afin que puisse
se constituer une structure sociale
exempte des dégâts actuels, dont il
n’y a pas à assumer la
responsabilité ? La deuxième
question est celle-ci : quel
système de droit ramènera la paix
entre les hommes dans les conditions
économiques telles qu’elles se
présentent maintenant ?
La troisième est : quelle structure sociale sera en mesure
de mettre l’homme à sa place de
façon qu’il y soit en mesure de
travailler pour le bien de la
société humaine, comme le
permettraient son être, ses talents,
ses facultés ? La question qui
en découle est la suivante :
quel crédit accorder à la valeur
personnelle d’un homme ? Nous
voyons là, devant nous, la
transformation de l’économie à
partir de nouvelles conditions.
Nous avons devant nous, dans la question sociale, une question
d’esprit, une question de droit, une
question d’économie. Et nous verrons
que nous ne pouvons avoir une vision
correcte de la moindre articulation
de la question sociale que si nous
considérons cette question sociale
comme, fondamentalement, une
question d’esprit, une question de
droit, une question d’économie. Nous
poursuivrons demain.
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