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Collection: in 083-
ANTHROPOSOPHIE ET SOCIOLOGIE.              




LES ÉLÉMENTS FONDAMENTAUX DE LA QUESTION SOCIALE

Vienne, 11 juin 1922

 


 

Les références Rudolf Steiner Œuvres complètes GA 083 278-313 (1981) 11/06/1922

Donnée au concret Ouest-Est de Vienne, cette conférence synthétise l'approche de tri-articulation donnée 3 ans auparavant dans "Les fondements de l'organisme social". Elle explicite aussi plus avant la position de l'auteur sur la question du droit et de l’État, tout en levant tout doute sur ce que les domaines de la vie sociale doivent faire l'objet d'approches leur étant spécifiques.





Traducteur: B. P. v.01 18/11/2019 Éditeur: SITE


Chers auditeurs !

Quand, il y a trois ans, à la demande d’un certain nombre d’amis marqués par les événements sociaux qui ont suivi la fin provisoire de la grande guerre mondiale, j’ai publié mon ouvrage « Les éléments fondamentaux de la question sociale », j’ai aussitôt eu l’impression que cette publication avait au fond été mal comprise un peu partout. Mal comprise parce qu’on la classa d’emblée parmi les écrits qui, de manière plus ou moins utopique, cherchaient à exprimer sous forme d’institutions extérieures ce que leurs auteurs ressentaient comme pouvant remédier aux conditions sociales chaotiques qui résultaient de l’évolution récente de l’humanité. Or le but de mon ouvrage n’était pas d’en appeler à la réflexion sur des institutions quelconques, il était de s’adresser directement à ce qui fait notre nature humaine. Vous déduirez de la teneur de mes conférences précédentes, fondées sur la science de l’esprit, qu’il ne pouvait en être autrement.

On a ainsi souvent pris pour l’essentiel ce que je n’avais donné qu’à titre d’illustration. En cherchant à montrer comment l’humanité pourrait développer un penser, un ressentir et aussi un vouloir social, il me fallait montrer par exemple comment la circulation du capital pourrait prendre des formes qui ne soient pas ressenties comme un poids écrasant, comme c’est le cas de diverses manières à l’heure actuelle. Il me fallait dire une chose ou l’autre sur la formation des prix, sur la valeur du travail, etc. Mais ce n’était que pour illustrer mon propos. Car celui qui veut agir directement dans la vie humaine telle qu’elle est aura d’abord soin de se mettre à l’écoute de cette vie même pour en tirer, de manière humaine, des moyens de sortir des fausses routes empruntées, ce que l’on ne pourra pas faire en vantant des schémas de pensée qu’on voudrait ensuite appliquer aux différents domaines de la vie.

Pour qui s’est laissé imprégner par la vie sociale de l’Europe des trente ou quarante années passées en restant impartial, sans jugement préétabli, ce qui doit arriver sur le plan social est déjà déterminé dans la volonté inconsciente de la population européenne. Où que l’on regarde, on perçoit des aspirations inconscientes. Elles vivent au fond des âmes et ne demandent qu’à être exprimées en paroles. Voilà ce qui m’a fait céder à la demande de certains de mes amis d’écrire le livre en question. Voilà la raison pourquoi, à partir du sens des réalités résultant de la pratique de la science de l’esprit, j’ai essayé d’observer ce qui s’est passé dans toutes les classes sociales et les statuts à un niveau plus profond que celui des phénomènes et des institutions extérieures. Et je ne voulais pas dire : je trouve que ceci ou cela est justifié ; je voulais dire : ceci ou cela est voulu dans les profondeurs inconscientes, et il faut que l’on prenne conscience de ce à quoi l’humanité aspire réellement. La cause d’un grand nombre des dysfonctionnements actuels réside justement dans une certaine divergence entre ces aspirations inconscientes et ce que l’humanité a pensé de manière intellectuelle et a introduit dans les institutions. De ce fait, celles-ci se trouvent en contradiction avec ce qui est voulu au fond des cœurs humains. Pour une autre raison encore, je crois qu’il ne sert pas à grand-chose de créer de façon utopique l’une ou l’autre institution. L’évolution historique dans le monde civilisé en est à un stade où les propos les plus intelligents concernant les règles de la vie sociale resteront inopérants s’ils ne répondent pas aux aspirations qui vivent dans les âmes, quoique généralement de manière inconsciente.

Je crois que pour réfléchir à ces choses aujourd’hui, il faut absolument tenir compte du sens démocratique apparu au cours de l’évolution de l’humanité. Il faut tenir compte de ce sens démocratique tel qu’il vit dans les âmes aujourd’hui ; avec ce sens démocratique, seul aune valeur sociale ce qui vise non pas à proclamer des opinions démocratiques, mais à donner aux individus la possibilité de faire valoir ce qu’ils pensent. Le plus important pour moi était donc de répondre à la question : quelles sont les conditions qui permettent effectivement aux hommes d’exprimer leurs convictions et leurs intentions dans le domaine social ?

Face au climat social dans le monde qui nous entoure, on peut se dire : on pourrait effectivement savoir comment changer l’une ou l’autre chose, mais on se heurte à une multitude d’obstacles qui empêchent ces idées en vue d’un mieux d’entrer dans la réalité des faits. Il y a d’abord les différences de classe et de statut social, et ensuite il y a les fossés à l’intérieur de celles-ci, fossés que l’on ne peut pas surmonter simplement en ayant une opinion sur la façon de les surmonter ; des fossés qui résultent du fait que la volonté, autrement dit le véritable noyau de la nature humaine, est fortement influencée par la manière dont on fait corps avec son ordre, sa classe ou tout autre contexte social. Si l’on cherche quels sont les obstacles qui, dans les conditions économiques de plus en plus complexes de l’époque moderne, se sont ajoutés aux préjugés de classe, à la sensibilité liée au statut social, aux impulsions volontaires propres à la position sociale, on les trouve dans les institutions économiques elles-mêmes. Nous naissons dans certaines institutions économiques dont nous ne parvenons pas à sortir. Un troisième obstacle à une véritable collaboration entre les hommes est le suivant : les personnalités dirigeantes qui seraient capables d’exercer une influence profonde comme celle dont je viens de parler sont elles-mêmes prisonnières de barrières que leur imposent certaines sensibilités et idéologies doctrinaires et dogmatiques au sujet de la vie. Si beaucoup de personnes ne peuvent surmonter les barrières économiques, les barrières de classe et d’ordre, beaucoup ne peuvent dépasser leurs limites conceptuelles et idéologiques. Tout cela fait partie des réalités de la vie et a pour conséquence le chaos.

Si l’on essaie de voir clair dans ce qui s’est manifesté au fond des âmes à travers tous ces obstacles et tous ces clivages, on s’aperçoit que les vrais fondements de la question sociale ne se trouvent pas là où on a l’habitude de les chercher. Ils se trouvent dans le fait que dans l’évolution moderne sont apparus simultanément deux phénomènes : d’une part la technique, qui complexifie la vie du monde civilisé, et d’autre part la foi en la toute-puissance de l’État unitaire. Cette croyance en la toute-puissance de l’État unitaire n’a cessé de se renforcer tout au long du 19e siècle.

Elle s’est consolidée au point que même les jugements subversifs que les masses populaires se sont formés à l’égard de l’ordre social n’ont pas réussi à l’ébranler.

A cette foi dogmatique s’est lié un autre phénomène. On s’accroche au dogme parce qu’on le prend pour une panacée universelle, au point que l’on pourrait dire quel est le meilleur État ; on croit connaître la conception de l’État idéal qui créerait le paradis sur terre, ou, à défaut, les meilleures institutions possibles.

Mais nous avons ainsi perdu ce qui s’impose comme une nécessité absolue à celui qui observe la vie telle qu’elle est. Celui qui veut se rendre capable d’approcher en pensée le monde spirituel et de ce fait acquiert un juste sens des réalités, celui-là découvre que les meilleures institutions imaginées pour une période donnée ne restent valables que pour la période en question. Mais il découvre aussi que l’organisation sociale estquelque chose de commun avec l’organisme naturel de l’homme.

Sans établir de fausse analogie, je voudrais montrer en quoi l’organisme humain peut se comparer à l’organisme social. On ne peut pas prétendre que l’organisme humain, tout comme l’organisme animal ou végétal, suive exclusivement une évolution ascendante. Pour prospérer, pour tirer de lui-même ses forces, tout ce qui est organique a aussi besoin de vieillir et de mourir. En étudiant plus précisément l’organisme humain, on se rend compte que cette mort est présente en lui à chaque instant. Constamment on y voit agir les forces ascendantes, germinatives, jaillissantes et fécondes, et constamment les forces de déconstruction y sont à l’œuvre aussi. L’homme doit beaucoup à ces forces de déconstruction.Si l’on veut dépasser complètement le matérialisme, il faut justement diriger l’attention sur les forces de déconstruction dans l’organisme. Il faut se concentrer sur les parties de l’organisme où la matière se désagrège pour ainsi dire sous l’influence de l’organisation. On s’apercevra alors que le développement d’une vie spirituelle en l’homme est lié au processus de destruction de la matière. Nous ne pouvons comprendre l’organisation humaine que si nous observons, à côté des forces ascendantes, jaillissantes et fécondes, celles d’un perpétuel dépérissement.

Ce que je dis là pour illustrer mon propos peut aussi illustrer ce qu’une observation objective montre pour l’organisme social : à la différence de l’organisme humain, l’organisme social ne meurt pas. Il se transforme, et porte en lui naturellement des forces ascendantes et des forces de déclin. Pour comprendre l’organisme social, il faut savoir que si l’on concrétise les meilleures intentions en créant quelque chose qui parte vraiment des conditions existantes, il apparaîtra au bout de quelque temps des forces de mort, des forces de dépérissement, tout simplement parce que les hommes y travaillent avec leur individualité. Ce qui est juste pour l’année 20 d’un siècle se sera modifié jusqu’à l’année 40 au point de contenir déjàces forces de déclin.

Ces phénomènes sont parfois décrits, mais sous la forme de discours abstraits. A notre époque intellectualiste, on en reste aux abstractions, même si l’on prétend avoir des idées éminemment pratiques. On admet en général que l’organisme social porte en lui des forces de dépérissement, qu’il doit se transformer, que les forces de dépérissement doivent toujours être agissantes au côté des forces ascendantes. Cependant, quand nos intentions et notre volonté se portent sur l’ordre social, nous ne remarquons pas ce qui est devenu abstraction.

Dans l’ordre social d’avant la guerre mondiale, on pouvait constater que le capitalisme avait donné certaines satisfactions à une majorité de la population tant qu’il se trouvait à un stade de développement qui était de type ascendant.Quand, dans une branche donnée, le capitalisme se développait, les salaires montaient. L’essor du capitalisme entraînait une augmentation effective des salaires et de l’emploi.

Mais cet essor s’accompagnait de facteurs sociaux générateurs de forces de déclin. Car l’augmentation des salaires modifiait les conditions de vie de manière telle que la situation réelle ne s’améliorait guère. Ces phénomènes ne sont pas restés inaperçus, mais on n’a pas suffisamment pris en compte les tendances inhérentes à la vie sociale pour que les conceptions à son sujet soient conformes à la vie et à la réalité des choses.

C’est pourquoi,à ce moment historique important qui est le nôtre, il est impératif de considérer la vie sociale dans ses fondements et pas seulement dans ses manifestations de surface. Cela nous amène à constater que la vie sociale est composée de domaines différenciés.

L’un de ces domaines est celui de la vie de l’esprit. Tout en faisant partie de l’ensemble de la vie sociale, cette vie de l’esprit de l’humanité a ses conditions propres, qui sont liées aux individualités. La vie de l’esprits’épanouit sur l’arrière-plan des entités humaines d’une époque. Et de cela dépend tout le reste de la vie sociale. Il suffit de penser aux changements intervenus dans certains domaines de la vie sociale parce que tel individu a fait telle invention ou découverte. Mais si on se demande comment cette découverte ou cette invention a pu être faite, il fautaller jusqu’au fond de l’âme humaine. Il faut voir comment les âmes ont évolué, comment elles ont été amenées à trouver, dans leur chambrette silencieuse, quelque chose qui a transformé de larges domaines de la vie sociale.
Demandons-nous quelles ont été les répercussions sociales de la découverte du calcul différentiel et intégral par Leibnitz.Que l’on essaie de considérer du point de vue de la réalité l’influence de la vie de l’esprit sur la vie sociale et on verra qu’il y a dans cette vie de l’esprit une branche particulière de la vie sociale universelle.

Et si l’on se demande quelle est cette particularité, il faut se dire : tout ce qui peut vraiment prospérer dans la vie spirituelle de l’humanité doit être issu des forces productives au fond de l’âme humaine. On verra que ce qui s’avère le plus favorable à l’ensemble de la vie sociale est ce qui peut se développer sans entraves à partir de ce qui vit au fond de l’âme humaine.

Tout cela relève encore d’une autre impulsion qui s’est progressivement affirmée durant les dernières décennies, une impulsion qui s’est ajoutée au dogme de la toute-puissance de l’État. Il s’agit du fait que,du fond de son âme, l’humanité civilisée est devenue de plus en plus démocratique. Les aspirations démocratiques présentes dans le gros de la population exigent que chacun puisse se faire entendre quand cela concerne des institutions humaines. Cette tendance démocratique peut éveiller sympathie ou antipathie, ce n’est pas cela qui compte. Ce qui compte, c’est qu’elle s’est manifestée comme une force incontestable dans l’histoire de l’humanité moderne. En regardant ce qui s’est ainsi développé comme tendance démocratique, celui qui fonde sa pensée sur des réalités percevra clairement qu’à partir de cette force impérieuse, active dans la vie spirituelle de l’Europe centrale, les esprits les plus nobles ont développé des idées concernant plus particulièrement la vie en commun étatique.

Je ne veux pas dire qu’il faille aujourd’hui encore accorder une attention particulière à ce que l’un des plus nobles penseurs allemands a qualifié d’« État marchand autosuffisant ». Chez Fichte, le contenu importe moins que la noble intention qui l’inspire. Je voudrais seulement rappeler qu’au passage du 18e au 19e siècle s’est manifesté un intérêt populaire pour les idées concernant le droit naturel.A cette époque, de grands esprits se sont penchés sur la question :quel est le rapport entre les hommes ? Quelle est l’essence intime de l’homme du point de vue social ? Ils croyaient qu’en comprenant bien ce qu’est l’être humain, ils trouveraient aussi ce qui est juste pour lui. Ils ont appelé cela le droit de la raison, le droit naturel.

Ils croyaient pouvoir trouver, à partir de la raison synthétique, quel serait le système juridique le plus bénéfique pour tous. Il suffit de lire l’œuvre de Rotteck pour voir que dans la première moitié du 19e siècle, l’idée du droit naturel était encore bien répandue.

Mais, dans l’Europe de la première moitié du 19e siècle, ces idées ont été confrontées à l’école du droit historique. Celle-ci était convaincue que la raison ne permet pas d’imaginer des règles justes pour les rapports entre les hommes.

Or les tenants du droit historique n’ont pas identifié la cause qui rend inopérants les efforts de ceux qui cherchent à formuler droit naturel. Ils ne se sont pas rendu compte qu’avec l’avènement de l’ère intellectuelle, la vie spirituelle de l’humanité était devenue de plus en plus stérile. Les adversaires du droit naturel se dirent donc : les hommes ne sont pas faits pour puiser en eux-mêmes ce qui est juste en droit. Par conséquent, il faut étudier l’histoire du droit et regarder l’évolution pour voir comment les traditions, leurs rapports instinctifs, ont donné naissance à des règles juridiques.

Étudier le droit de manière historique ! Un esprit libre comme Nietzsche s’est insurgé contre ce genre d’étude dans son ouvrage « De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie ». Il disait qu’une étude bornée aux phénomènes du passé ne permet pas d’être productif et de développer des idées porteuses pour le présent. Les forces élémentaires en l’homme devraient se cabrer contre l’esprit d’historicité pour en arriver à une organisation des rapports sociaux.

 

Les personnalités dirigeantes au 19e siècle, à l’apogée de l’intellectualisme, se disputaient à propos des fondements du droit. Cela signifiait aussi un désaccord concernant les fondements de l’État. A l’époque on ne s’en cachait pas, puisque l’État n’est en fin de compte rien d’autre que la somme de toutes les institutions où vivent les forces du droit.Ayant perdu les repères pour trouver des bases juridiques, on n’était plus à même de concevoir la nature propre de l’État. C’est pourquoi on constate, dans les théories comme dans la vie pratique, qu’au cours du 19e siècle, l’État lui-même est devenu, pour de très nombreux hommes, pour une large majorité d’entre eux, un problème qui demande à être résolu.

Mais cette problématique se posait surtout au niveau supérieur, conscient, de la civilisation humaine. A un niveau plus profond, les consciences étaient taraudées par ce que j’ai appelé l’émergence du sens démocratique. Cette émergence du sens démocratique, si elle est bien comprise, nous conduit à poser la question de la nature du droit d’une façon beaucoup plus réaliste et radicale qu’elle ne l’est aujourd’hui.Pour beaucoup de gens aujourd’hui, il va de soi de chercher dans l’individu ce qu’est le droit dans l’un ou l’autre domaine. Mais devant une conception de ce genre, les juristes modernes ont déjà tendance à perdre pied. Ils croient que s’ils s’adonnent à des considérations philosophiques ou soi-disant pratiques, le contenu du droit leur échappera et finira par se résumer à quelque chose de purement formel. Ils disent donc : s’il y a une forme, il lui faut un contenu, et ce contenu est donné par l’élément économique.

D’un côté on ressent donc qu’on est impuissant à vouloir fonder le sens du droit sur l’individu seul ; de l’autre, on en revient toujours à chercher dans l’être humain ce qui caractérise le droit. Or le sens démocratique se rebiffe devant cette recherche abstraite. Car que dit-il ?

Il dit : il n’y a pas de fixation du droit générale et abstraite. Il n’y a que la possibilité que ceux qui vivent dans un contexte social quelconque communiquent entre eux, qu’ils se disent les uns aux autres : « je te demande ceci, tu me demandes cela ». A partir de là ils pourront convenir de ce qu’il en résulte pour eux. Les règles juridiques découlent alors directement de ce que chacun attend de l’autre, ce qui rend illusoire un droit basé sur la raison. Et ce qui a été établi comme « droit historique » ne peut prendre forme que si l’on cherche le terrain qui convient, si les individus se mettent en rapport entre eux de façon à se donner des règles de droit sur la base d’une entente réciproque. « Je veux avoir mon mot à dire quand le droit apparaît », voilà ce que dit le sens démocratique.

Pour rédiger un ouvrage théorique sur le droit, point n’est besoin d’inventer. Il faut seulement observer comment les individus règlent leurs affaires entre eux, et prendre acte des dispositions prises. En science, nous ne créons pas non plus les lois de la nature à partir de nos idées, mais nous laissons parler les faits et nous en déduisons des lois.Nous partons du principe que les lois de la nature s’appuient sur ce qui existe déjà, mais que le contenu du droit est à créer entre les hommes. Or là, la vie est à un autre niveau. Là, l’homme est dans le domaine de l’activité, en tant qu’être social parmi les autres, pour faire naître une vie qui déverse dans l’ordre socialle sens de l’évolution de l’humanité. C’est cela le sens démocratique.

Le troisième élément que rencontre l’homme et qui demande des transformations sociales est constitué des conditions économiques complexes apparues ces derniers temps. Je n’ai pas besoin de vous les décrire, elles ont été largement décrites. Il me suffit de dire : ces conditions économiques ne résultent pas des mêmes données que les deux autres domaines de l’organisme social, que la vie de l’esprit et la vie du droit. Dans la vie de l’esprit, tout ce qui peut devenir fécond dans l’ordre social doit procéder de l’individualité humaine ; il n’y a que l’activité de l’individu qui puisse apporter une juste contribution à l’ensemble de la société. Dans la vie du droit, celui-ci, et donc aussi l’organisation de l’État, doivent émerger de l’entente entre les individus. Or aucune des conditions valables pour lavie de l’esprit et la vie étatique-juridique ne sont pas présentes dans la vie économique.

Dans la vie économique, ce n’est pas un individu isolé qui peut juger de ce qui pourrait se passer. Au cours du 19e siècle, où l’intellectualisme a atteint son apogée,on a vu des personnalités de valeur – et je ne dis pas cela par ironie, mais pour caractériser les choses de manière réaliste–, dans différents domaines, compétentes en économie et fiables, donner leur avis sur ceci ou cela.

Mais quand elles devaient s’exprimer au sujet de choses sortant de leur domaine de compétence et qui pouvaient influer sur le domaine législatif, on constatait souvent : oui,ce que tel ou tel a dit, par exemple sur l’influence pratique de la monnaie-or, est important et intelligent ; on est même étonné, quand on suit ce qui s’est joué dans les cercles économiques à l’époque où un certain nombre d’États sont passés à la monnaie-or, par la somme d’intelligence apportée dans le monde ; mais quand on regarde de plus près comment les choses qui avaient été prédites ont évolué, on s’aperçoit que tel homme important a dit par exemple que les barrières des douanes allaient disparaître sous l’influence de la monnaie-or. En fait, c’est le contraire qui s’est produit !

Force est de constater que l’intelligence, qui joue un rôle de premier ordre dans la vie de l’esprit, ne saurait pas nous guider avec sûreté dans le domaine de la vie économique. On en vient lentement à se dire que, pour la vie économique, l’individu seul ne peut pas toujours porter de jugements valides. Dans ce domaine, les jugements ne peuvent être, d’une certaine manière, que des jugements collectifs, c’est-à-dire émaner de la collaboration entre les individus issus des domaines les plus divers de la vie. Cela ne doit pas non plus rester une sagesse théorique, mais devenir une sagesse pratique de la vie, qu’en économie des jugements valides émanent nécessairement de nombreux individus se concertant entre eux.

La vie sociale dans son ensemble s’articule donc en trois domaines distincts. Sur le terrain de la vie de l’esprit, c’est l’individu qui doit s’exprimer ; sur le terrain de la vie du droit démocratique, ce sont tous les individus qui doivent s’exprimer parce qu’il s’agit là de la relation d’homme à homme sur la base de ce qui est purement humain et qui concerne tout un chacun ; ce qui prévaut sur le terrain de la vie économique n’est ni le jugement individuel, ni celui qui naît de la confluence des jugements de tous les hommes quand il n’y a plus de différences entre ces jugements. Sur le terrain de l’économie, l’individu doit apporter à l’ensemble la compétence et l’expérience acquises là où il travaille pour qu’un jugement collectif puisse être formé de façon juste à partir des groupements. Mais cela n’est possible que si les jugements individuellement fondés peuvent se frotter les uns aux autres. C’est pourquoi les groupements doivent être constituées de manière à recueillir ce qui a besoin d’être ainsi dégrossi avant d’arriver à un consensus. La vie sociale dans son ensemble se décompose en ces trois domaines. Il ne s’agit pas là d’une quelconque utopie, mais de ce qui découle d’une observation réaliste de la vie.

Mais nous ne répéterons jamais assez que l’organisme social, quelle que soit sa taille, porte en lui des forces ascendantes en même temps que des forces de déclin. Tout ce que nous cherchons à impulser dans la vie sociale porte déjà en soi des forces de destruction. C’est pourquoi l’organisme social a constamment besoin de forces de guérison.

Examinons de ce point de vue la vie de l’esprit. En tenant compte des considérations avancées ici, nous dirons que, dans les sociétés orientales, cette vie de l’esprit dominait tout le reste. Tous les détails pratiques, y compris dans la vie juridique et économique, étaient puisés dans la vie de l’esprit. Mais si l’on considère l’évolution dans le domaine social, on constate que pour une époque donnée –ce sera différent pour chaque époque – la vie de l’esprit donne des impulsions qui s’écoulent dans les formes sociales, qu’ainsides groupements économiques se forment à partir des idées de la vie de l’esprit, que l’État crée des institutions à partir de la vie de l’esprit. Mais on constate aussi que la vie de l’esprit a toujours tendance à développer des forces de déclin ou à favoriser l’apparition de forces qui mènent vers le déclin. Si la vie de l’esprit se manifestait dans toute sa puissance, on verrait qu’elle génère constamment l’impulsion à diviser les hommes en classes, en ordres.Et si l’on étudie les raisons pour lesquelles le système des castes a tant de pouvoir en Orient, on s’apercevra que le système des castes est considéré comme un corollaire inévitable du fait que la vie sociale a pris forme à partir de la vie de l’esprit. Platon indique encore que dans l’État idéal, l’humanité devait être subdivisée en cultivateurs, enseignants et soldats, donc en ordres. En cherchant les raisons de ce postulat, on verra que les différences de classe résultent de la gradation inhérente à la toute-puissance de la vie spirituelle, et qu’ensuite l’individualité humaine se dégage au sein des classes et que cette individualité ressent cette division en classes comme une atteinte à l’organisme social. Au sein même de la vie de l’esprit, on voit donc constamment naître des fractures entre ordres, classes et castes.

Quand nous examinons le domaine de l’État, nous devons surtout y chercher ce que j’ai appelé la conquête du travail au cours de l’évolution humaine pour l’ensemble de l’organisme social. Le problème du travail est apparu du fait que, à partir de l’Asie, la théocratie s’est transformée en système étatique régi par les impulsions juridiques. Chaque individu devait pouvoir faire valoir ses droits, ce qui a donné naissance à la revendication d’intégrer le travail dans l’organisme social de façon juste. Mais à mesure que la vie du droit s’émancipait de la vie religieuse, à mesure qu’elle aspirait de plus en plus à une démocratisation, le développement de ces tendances s’est accompagné dans l’humanité d’un certain formalisme de la pensée sociale.

Le droit est né de ce qu’un individu a à dire à un autre. Il est impossible d’inventer le droit à partir de la raison. Mais c’est la relation réciproque des « raisons » individuelles qui donne naissance au droit vivant. C’est pourquoi le juridique tend vers la logique, vers une pensée formaliste. Mais en traversant les époques de son évolution, l’humanité traverse aussi des déséquilibres. Elle a d’abord subi le caractère unilatéral de la théocratie, puis celui de l’organisation étatique. Ce dernier cultive dans la vie sociale l’élément logique, l’élément qui élabore des théories. Pour s’en rendre compte, il suffit de se rappeler quels trésors d’intelligence humaine ont été investis dans la vie juridique au cours de l’histoire.

Mais c’est aussi ce qui oriente l’humanité vers la force de l’abstraction. Et on ressentira comment la pensée humaine est devenue de plus en plus abstraite sous l’influence du principe juridique. Or ce qui saisit l’humanité dans un domaine particulier s’étend à un moment ou un autre à la vie humaine tout entière. C’est ainsi, dirais-je, que même la vie religieuse a été englobée dans la vie juridique. Le dieu de l’Orient qui régissait les lois cosmiques et accordait sa grâce aux hommes devint un juge universel. L’ordonnance des lois cosmiques se transforma en jugement séculier. Le Moyen Age en est l’illustration par excellence. Les habitudes de pensée et de sentiment des hommes ont été envahies par quelque chose d’abstrait. On voulait de plus en plus maîtriser la vie à partir d’abstractions.

Cette tendance à l’abstraction s’étendit d’une part à la vie religieuse, à la vie de l’esprit, et d’autre part à la vie économique. La confiance en la toute-puissance de l’État qui misait sur son système abstrait d’administration et de constitution alla croissant. On estimait que le progrès était que la vie de l’esprit, sous la forme de l’éducation, devait totalement s’écouler dansle monde de l’État. Elle devait donc être capturée dans des réglementations abstraites liées à la vie du droit. Le domaine économique fut aussi en quelque sorte absorbé par ce qu’on estimait convenir pour l’État. Aux débuts de l’économie moderne, on était partout d’avis que l’État devait être le pouvoir chargé d’organiser correctement la vie économique. Mais ce faisant, nous subordonnons les autres domaines de la vie à la puissance de l’abstraction. Ce que je dis peut vous sembler abstrait, mais c’est la réalité.

Je voudrais illustrer la chose par l’exemple de l’éducation. A notre époque où l’intelligence est si répandue, les gens peuvent former des collèges plus ou moins grands pour réfléchir aux meilleures mesures éducatives possibles. Les membres de ces collèges pourront ainsi élaborer d’excellentes théories – je le dis sans ironie – sur la manière d’éduquer les enfants et sur ce qui doit figurer dans les programmes scolaires. Je suis certain que ces personnes, si elles sont passablement intelligentes (ce qui est le cas pour la grande majorité aujourd’hui), produiront des programmes excellents. Car nous vivons à l’époque des programmes en tous genres. Nous avons une surabondance de programmes et de directives dans tous les domaines ! On n’arrête pas de créer des sociétés qui aussitôt définissent leurs programmes. Je n’ai rien contre ces programmes, et je pense que ceux qui les critiquent n’en feraient certainement pas de meilleurs. Mais le fond de la question n’est pas là. Le fait est que nous pouvons imposer nos théories à la réalité, mais que cette réalité en deviendra invivable pour l’humain. Et ce qui seul importe, c’est que la réalité soit vivable.

D’une certaine façon, cette évolution touche provisoirement à son terme dans ce domaine. On a vu qu’un individu animé des meilleures intentions pour l’évolution de l’humanité moderne a conçu un programme en quatorze points pour l’ensemble du monde civilisé. Or ce programme s’est désagrégé au premier contact avec la réalité. On pourrait beaucoup apprendre en étudiant ce qu’il est advenu des quatorze points abstraits de Wilson, issus de cerveaux fort intelligents, mais irréalistes parce qu’ils n’ont pas été puisés à même la vie.

Il en va de même pour l’éducation et la pédagogie, où les programmes ne sont établis qu’à partir de la vie de l’État ou de la vie du droit. On aura beau sortir des directives concernant la meilleure façon de faire ceci ou cela ; dans la réalité, on a affaire à un collège d’enseignants composé d’individus doués de telles ou telles facultés. C’est avec ces facultés qu’il faut compter dans la vie réelle. On ne peut pas réaliser un programme. Seul peut se concrétiser ce qui émane de l’individualité de chacun des professeurs. Il faut être sensible à ces individualités. Chaque jour, il faudra puiser directement dans la vie de chacun ce qu’il sera bon de faire. On ne pourra donc pas présenter un programme général, qui reste toujours une abstraction, car il n’y a pas de créativité en dehors de la vie réelle. Imaginons un cas extrême où, dans un domaine, il n’y aurait qu’un petit nombre d’enseignants dotés de facultés moyennes. Si, en dehors des heures de cours, on leur demandait seulement de penser, de formuler des objectifs pédagogiques, de donner des directives, ils produiraient sûrement des projets fort intelligents. Mais quand il leur faudrait enseigner dans une classe, ce seraient uniquement les facultés de leur être tout entier qui compteraient. Il y a une grande différence entre la réalité de la vie et ce qui découle seulement de l’intellect. L’intellect a la particularité de toujours exagérer, de vouloir en toute circonstance embrasser l’universel, alors que dans la réalité, il devrait se mettre au service d’un domaine concret de la vie.

Ce qui naît entre les hommes lorsqu’ils se rencontrent dans une pleine égalité, fondée sur leur essence humaine, peut donner naissance au droit ; ce qui se développe ainsi sur le plan général est tout à fait juste lorsque cela est issu des abstractions du présent, parce que c’est ainsi que les gens le ressentent ; ils fondent leurs relations de droit sur une vision abstraite de l’être humain et ce n’est que par le fait qu’ils se retrouvent sur un terrain démocratique que naissent ces relations. Mais dans le domaine du généralement humain, on ne peut rien créer à partir de l’expérience directe d’un individu, on ne peut créer que ce qui peut valoir pour les hommes en général. C’est-à-dire que le système démocratique ne permet pas d’exprimer ce qui doit découler de l’individualité humaine au sein de la vie de l’esprit. Cela nous oblige à comprendre que la foi en la toute-puissance de l’État de droit correspondait à l’esprit d’une époque, et qu’il était historiquement justifié qu’avec l’avènement de l’État moderne ce dernier prenne en charge l’éducation, relayant ainsi d’autres puissances qui ne l’administraient plus de façon adéquate. On ne devrait pas vouloir corriger l’histoire a posteriori.

D’autre part, il faut admettre que l’évolution récente montre une tendance à organiser à nouveau la vie de l’esprit de façon autonome, à la laisser gérer ses propres affaires de manière à ce que le contenu d’un cours puisse naître de l’individualité vivante du professeur et ne soit pas déterminé par l’observation de quelconques directives. Bien qu’on ait considéré comme un progrès de placer la vie de l’esprit, et donc l’école, sous la responsabilité de l’État, il faudra se résoudre à faire marche arrière. C’est à cette condition que l’individualité libre pourra s’exprimer dans la vie de l’esprit et donc aussi dans l’éducation. Personne n’aura à craindre que cela nuise à l’autorité ! Là où les individualités humaines sont appelées à travailler de façon productive, ces individualités aspirent à une autorité conforme à la nature. Nous le constatons déjà à l’école Waldorf, où chacun se réjouit que l’un ou l’autre puisse être une autorité pour lui, parce qu’il a besoin de ce que l’individualité de l’autre produit.

C’est à la vie étatique-juridique qu’il incombe d’agir en accord avec le sens démocratique. Mais là aussi, la tendance à l’abstraction inhérente à la vie de l’État suscite des forces qui mènent au dépérissement. Si l’on observe comment, par la tendance à l’abstraction dans l’étatique-juridique, ce que l’homme fait dans chaque domaine de la vie est de plus en plus souvent coupé de l’intérêt concret, on comprendra aussi pourquoi c’est justement la vie de l’État qui a servi de base au développement du système abstrait qui est apparu au sein de la circulation du capital. La formation du capital est aujourd’hui l’un des grands combats des masses populaires. Mais la manière dont le combat est mené découle de l’ignorance de la situation réelle. Celui qui voudrait supprimer le capital ou le capitalisme serait obligé de supprimer toute l’économie et toute la vie sociale. Car la vie sociale moderne ne peut reposer que sur la division du travail, et la division du travail s’accompagne de formation de capital. Cela se voit aujourd’hui dans le fait que la plus grande partie du capital est représentée par les moyens de production. Mais l’essentiel est, d’une part, que le capitalisme est un phénomène nécessaire dans la vie moderne et, d’autre part, surtout s’il est étatisé, qu’il conduit toujours à dissocier l’argent des domaines d’activité concrets. Au 19e siècle, ce principe a été poussé si loin que ce qui circule dans la vie sociale est coupé de ces domaines d’activité, au même titre que les idées exsangues et abstraites d’un penseur moderne sont coupées des réalités de la vie. L’économie ainsi dissociée des domaines d’activité, c’est le capital-argent. Une somme d’argent que j’ai dans ma poche peut représenter n’importe quel objet économique ou de la vie de l’esprit. Le rapport entre cet objet et les divers domaines de la vie est le même que celui d’un concept général avec le vécu individuel. C’est pourquoi l’ordre social génère inévitablement des crises.

Ces crises ont fait l’objet de nombreuses analyses. La théorie des crises joue par exemple un rôle important dans le marxisme. Or c’est une erreur d’imputer ces crises à une série unique de causes ; elles procèdent en fait de deux sources distinctes : ou bien le capital est excédentaire et les crises naissent de cet excédent, ou bien il y a trop peu de capital, ce qui induit aussi des crises. Selon leur origine, ces crises n’ont pas le même caractère. Dans l’économie d’aujourd’hui, ces choses ne sont pas étudiées de façon réaliste. En réalité, chaque phénomène peut avoir les causes les plus diverses.

On voit donc qu’à l’instar de la vie de l’esprit, qui tend vers des forces de déclin engendrées par les différences d’ordres, de classes et de castes, la vie qui à juste titre développe l’abstraction a tendance à aboutir, d’une part, à des forces ascendantes qui se trouvent dans la formation justifiée du capital mais, d’autre part ,à un potentiel de crises du fait que le capitalisme mène à une forme abstraite d’économie qui permet d’utiliser le capital d’une façon ou d’une autre.

Quand on se rend compte de cet état de fait, on cherche à réformer la vie sociale en imaginant des solutions. On est alors confronté à un dilemme : l’individualité doit jouer un rôle dans la vie économique par l’expérience qu’elle peut apporter dans les groupements correspondants, mais cette individualité est impuissante à générer seule des jugements valides pour la vie de l’économie. C’est pourquoi j’ai introduit la nécessité pour celle-ci, à côté du juridique-étatique et du spirituel, de l’association.

Lorsque j’ai parlé d’associations devant une petite assemblée d’ouvriers en Allemagne, j’ai été frappé de m’entendre dire : nous avons entendu beaucoup de choses, mais nous ne savons pas ce que sont vraiment des associations. L’association n’est pas une organisation, elle n’est pas une coalition quelconque. Elle résulte de ce que les différents acteurs économiques se rassemblent, non pas pour que chacun se conforme à ce qui est élaboré dans l’une ou l’autre centrale, mais pour que chacun puisse apporter à l’ensemble le savoir et le savoir-faire qu’il a acquis dans son domaine particulier. De telles associations, où chacun apporte le meilleur de lui-même et où ce qui se passe résulte d’une sorte d’accord musical entre un certain nombre d’individus, constituent la base indispensable pour tout ce qui concerne la vie économique.

Des associations de ce genre vont se former, je n’ai pas d’inquiétude à ce sujet. Si l’on me dit que c’est une utopie, je répondrai :je sais que ces associations naîtront, tout simplement parce qu’elles naissent des forces inconscientes en l’homme. Mais nous pouvons favoriser la création de telles associations par la voie de la raison ou alors attendre qu’elles se forment par force de nécessité et dans l’urgence. Ces associations regrouperont les producteurs, les commerçants et les consommateurs, et elles s’occuperont uniquement de la production, de la circulation des biens et des marchandises et de la consommation. Le travail par contre sera progressivement intégré dans la vie du droit. Les hommes doivent le régler de manière démocratique, de façon à le dissocier de ce qui ne peut agir que dans la vie économique. Ce qui agit sur le plan économique ne doit émaner que d’un jugement collectif issu, dans les associations, de l’entente des producteurs et des consommateurs avec ceux qui assurent la circulation.

La vie économique, c’est-à-dire le système associatif, ne s’occupera que des biens. Cela a une conséquence très importante : nous cesserons de poser des principes concernant la valeur et le prix d’une marchandise ; nous dirons que la valeur et le prix varient en fonction des circonstances. Valeur et prix seront exprimés par le jugement collectif issu des associations. Je ne peux pas aller dans les détails ici, mais on pourra se documenter dans mon ouvrage « Les fondements de la question sociale ».

J’ai ici simplement voulu indiquer ce que nous montre l’observation : la vie sociale est constituée de trois domaines aux conditions spécifiques, différentes pour chacun : la vie de l’esprit, la vie du droit et de l’État, et la vie économique. Dans la civilisation moderne, chacun de ces trois domaines a acquis un certain degré d’autonomie. Reconnaître cette autonomie tout en donnant progressivement à chacun ce qui lui revient afin qu’il puisse collaborer de la manière juste avec les autres, c’est la tâche qui nous incombe aujourd’hui.

L’humanité a réfléchi de bien des manières à cette triple organisation de la vie sociale.A la lecture de mon livre sur « les fondements de la question sociale », on m’a fait remarquer que certains éléments rappelaient des choses plus anciennes. Je ne veux pas m’engager dans des questions de priorité. Ce qui compte n’est pas que l’un ou l’autre y ait trouvé quelque chose, mais comment ce qui a été trouvé peut s’introduire dans la vie. On ne pourrait qu’être heureux si beaucoup de monde le comprenait. Il faut néanmoins procéder avec discernement. Si, en France, Montesquieu a défini une sorte de tripartition de l’organisme social, il s’agissait simplement d’une division en trois. Il indiquait que ces trois domaines avaient des conditions différentes et devraient donc être traités séparément. Ce n’est pas ce que je dis dans mon livre. Il n’y est pas question de distinguer la vie de l’esprit, la vie du droit et la vie économique comme on distinguerait dans l’organisme humain les systèmes nerveux, circulatoire et digestif en affirmant qu’ils sont indépendants les uns des autres. Ce genre de distinction ne sert à rien, elle n’est utile que si l’on voit comment ces systèmes travaillent ensemble, comment ils ne peuvent constituer une unité qu’à condition de fonctionner chacun selon les conditions qui lui sont propres.

Il en de même pour l’organisme social. Si nous savons comment attribuer à la vie de l’esprit, à la vie de l’État et à la vie de l’économie les conditions spécifiques qui leur permettent de travailler à partir de leurs conditions propres, il en résultera l’unité de l’organisme social. On verra aussi comment les forces de dépérissement inhérentes à chacun des trois domaines trouveront leur remède dans la collaboration entre eux. On voit ainsi non pas une tripartition de l’organisme social comme chez Montesquieu, mais une triple organisation qui retrouve son unité dans l’organisme social entier du fait que chaque être humain fait partie de ces trois domaines. L’individualité humaine, qui est au cœur de la question, s’insère dans cet organisme triple de manière à assurer la cohésion entre ses trois membres.

Ce n’est donc pas une division de l’organisme social que nous recherchons, mais une articulation lui permettant de former une unité harmonieuse. Sur un plan plus extérieur, on voit que, depuis plus d’un siècle, la population européenne tend à rechercher ce genre d’articulation. Celle-ci viendra, même si dans leur pensée consciente les hommes n’en voudront pas. Au niveau inconscient, ils se comporteront dans la vie économique, la vie de l’esprit et la vie du droit étatique de façon que cette triple articulation arrivera. C’est une nécessité pour l’évolution de l’humanité.

On peut aussi rappeler que les impulsions correspondant à ces trois domaines se sont manifestées dans la civilisation européenne comme trois idéaux, trois devises présidant à la vie en société. A la fin du 18e siècle, l’appel à la liberté, à l’égalité et à la fraternité s’est fait entendre dans l’Europe de l’Ouest. Qui ne dirait pas, sous peine de paraître rétrograde, que ces devises expriment trois idéaux humains de premier ordre ? Cela n’empêche que bon nombre de personnes, au 19e siècle, ont brillamment réfuté toute possibilité de voir un organisme social, un État,concrétiser simultanément ces trois idéaux. Plus d’un ouvrage intelligent démontrait qu’il est impossible que liberté, égalité et fraternité coexistent au sein d’un État. Ce qui a été écrit ainsi peut effectivement donner à réfléchir. Et là encore nous nous trouvons une fois de plus au cœur d’une des contradictions de la vie.

Seulement, la vie n’a pas pour but d’éviter les contradictions, elle est faite de contradictions et faite pour que l’on dépasse sans cesse les contradictions soulevées. Vivre consiste à soulever des contradictions et à les dépasser. Il est parfaitement justifié que les trois grands idéaux de liberté, égalité et fraternité aient été proclamés. Mais comme, depuis le 19e siècle, on a toujours cru devoir régler les choses de façon centralisée, on s’est fourvoyé aussi dans ce domaine. On ne comprenait pas qu’il est oiseux de batailler sur la manière d’utiliser les moyens de production, sur la façon de développer le capitalisme et ainsi de suite, alors qu’il est indispensable de créer des conditions où les hommes puissent régler les questions sociales en fonction de ce qui les motive en profondeur. La vie même nous apprend que la liberté doit agir dans la vie de l’esprit pour permettre le libre épanouissement de l’individualité ; que l’égalité doit régner dans la vie du droit et la vie de l’État, où les droits de chacun peuvent être déterminés de concert avec les autres dans le sens démocratique ; que la fraternité doit animer les rassemblements concrets que nous nommons des associations. Regarder la vie de cette façon, c’est la voir telle qu’elle est.

On se rendra compte alors que la contradiction provient de la croyance abstraite que l’État unitaire, où s’est immiscée l’économie, puisse faire siens les trois idéaux sous la même forme. On comprendra réellement les idéaux de liberté, égalité, fraternité quand on saura que la liberté doit régner dans la vie de l’esprit, l’égalité dans la vie étatique-juridique et la fraternité dans la vie économique. Alors ces idéaux ne resteront pas au stade bons sentiments, mais induiront des formes sociales qui permettent de vivre conformément à la valeur et à la dignité de l’homme. Quand on comprendra qu’un organisme social unitaire a besoin de liberté pour être productif dans le domaine de l’esprit, d’égalité effective dans le domaine de l’État et du droit, et de fraternité dans la vie de l’économie, dans les associations, on sera à même de surmonter les ravages sociaux de notre temps.

La vie de l’esprit enracinée dans la vérité ne peut se développer qu’à partir de la libre expression de ce qui vit dans l’individualité ; et la vérité doit directement émaner du cœur humain pour se manifester. Le sens démocratique ne sera satisfait que lorsqu’il aura permis de réaliser l’égalité sur le plan étatique-juridique. Si nous ne le faisons pas par raison, cela se fera par des révolutions. Et dans le domaine de l’économie, la fraternité devra vivre au sein des associations.

Le droit fondé entre individus qui se rencontrent d’égal à égal sera alors un droit vivant. Tout autre système juridique qui plane pour ainsi dire au-dessus de l’individualité concrète dégénère en convention. Le véritable droit doit se dégager de la rencontre entre personnes, sans quoi il devient une simple convention.

La fraternité véritable se fonde sur une pratique ancrée dans les associations issues des conditions économiques elles-mêmes. Sinon, la collaboration dans les groupements ne donne pas des pratiques conformes à la vie mais des routines, comme on en voit partout à l’heure actuelle.

Ce n’est que lorsqu’on aura appris à s’interroger sur les conditions chaotiques qui sont apparues dans le social parce que la phraséologie prévaut sur la vérité dans la vie de l’esprit, parce que la convention prévaut sur le droit dans la vie publique et parce que la routine prévaut sur le sens pratique dans l’économie, que l’on posera la question de la façon juste. En ouvrant les yeux sur la réalité, on pourra alors s’engager sur un chemin qui permettra d’aborder comme il convient la question sociale.

Vous serez peut-être choqués par ma façon d’aborder la question sociale, qui est peu conforme à l’opinion courante. Mais je veux m’exprimer ici à partir de ce que montre la réalité, de ce qu’elle montre à l’aide de la science de l’esprit, qui toujours recherche le vrai. Celle-ci montre que les questions fondamentales pour la vie sociale sont aujourd’hui les suivantes :

Comment passer, par une juste articulation de l’organisme social, de la phraséologie née de l’obligation pour l’individu de se soumettre à autrui dans son agir spirituel à la vérité, comment passer de la convention au droit et comment passer de la routine à une véritable pratique ?

Ce n’est que quand on comprendra que la triple organisation de l’organisme social est nécessaire pour créer la liberté, l’égalité et la fraternité que l’on sera à même d’aborder la question sociale de façon juste. C’est ainsi seulement que l’on fera le lien juste entre l’époque actuelle et le 18e siècle.Et l’Europe centrale trouvera alors, àpartir de sa vie de l’esprit, le moyen de compléter ce qu’a dit l’Europe de l’Ouest – liberté, égalité, fraternité : liberté dans la vie de l’esprit, égalité dans la vie de l’État et du droit, et fraternité dans la vie économique.

On aura alors beaucoup fait pour la question sociale, et on pourra se faire une idée sur la façon dont les trois domaines de l’organisme social pourront travailler ensemble à partirde la liberté, de l’égalité et de la fraternité pour que les conditions culturelles, juridiques et économiques évoluent du chaos actuel vers un avenir sain.