Chers
auditeurs !
Quand,
il
y a trois ans, à la demande d’un
certain nombre d’amis marqués par
les événements sociaux qui ont suivi
la fin provisoire de la grande
guerre mondiale, j’ai publié mon
ouvrage « Les éléments
fondamentaux de la question
sociale », j’ai aussitôt eu
l’impression que cette publication
avait au fond été mal comprise un
peu partout. Mal comprise parce
qu’on la classa d’emblée parmi les
écrits qui, de manière plus ou moins
utopique, cherchaient à exprimer
sous forme d’institutions
extérieures ce que leurs auteurs
ressentaient comme pouvant remédier
aux conditions sociales chaotiques
qui résultaient de l’évolution
récente de l’humanité. Or le but de
mon ouvrage n’était pas d’en appeler
à la réflexion sur des institutions
quelconques, il était de s’adresser
directement à ce qui fait notre
nature humaine. Vous déduirez de la
teneur de mes conférences
précédentes, fondées sur la science
de l’esprit, qu’il ne pouvait en
être autrement.
On
a
ainsi souvent pris pour l’essentiel
ce que je n’avais donné qu’à titre
d’illustration. En cherchant à
montrer comment l’humanité pourrait
développer un penser, un ressentir
et aussi un vouloir social, il me
fallait montrer par exemple comment
la circulation du capital pourrait
prendre des formes qui ne soient pas
ressenties comme un poids écrasant,
comme c’est le cas de diverses
manières à l’heure actuelle. Il me
fallait dire une chose ou l’autre
sur la formation des prix, sur la
valeur du travail, etc. Mais ce
n’était que pour illustrer mon
propos. Car celui qui veut agir
directement dans la vie humaine
telle qu’elle est aura d’abord soin
de se mettre à l’écoute de cette vie
même pour en tirer, de manière
humaine, des moyens de sortir des
fausses routes empruntées, ce que
l’on ne pourra pas faire en vantant
des schémas de pensée qu’on voudrait
ensuite appliquer aux différents
domaines de la vie.
Pour
qui
s’est laissé imprégner par la vie
sociale de l’Europe des trente ou
quarante années passées en restant
impartial, sans jugement préétabli,
ce qui doit arriver sur le plan
social est déjà déterminé dans la
volonté inconsciente de la
population européenne. Où que l’on
regarde, on perçoit des aspirations
inconscientes. Elles vivent au fond
des âmes et ne demandent qu’à être
exprimées en paroles. Voilà ce qui
m’a fait céder à la demande de
certains de mes amis d’écrire le
livre en question. Voilà la raison
pourquoi, à partir du sens des
réalités résultant de la pratique de
la science de l’esprit, j’ai essayé
d’observer ce qui s’est passé dans
toutes les classes sociales et les
statuts à un niveau plus profond que
celui des phénomènes et des
institutions extérieures. Et je ne
voulais pas dire : je trouve
que ceci ou cela est justifié ;
je voulais dire : ceci ou cela
est voulu dans les profondeurs
inconscientes, et il faut que l’on
prenne conscience de ce à quoi
l’humanité aspire réellement. La
cause d’un grand nombre des
dysfonctionnements actuels réside
justement dans une certaine
divergence entre ces aspirations
inconscientes et ce que l’humanité a
pensé de manière intellectuelle et a
introduit dans les institutions. De
ce fait, celles-ci se trouvent en
contradiction avec ce qui est voulu
au fond des cœurs humains. Pour une
autre raison encore, je crois qu’il
ne sert pas à grand-chose de créer
de façon utopique l’une ou l’autre
institution. L’évolution historique
dans le monde civilisé en est à un
stade où les propos les plus
intelligents concernant les règles
de la vie sociale resteront
inopérants s’ils ne répondent pas
aux aspirations qui vivent dans les
âmes, quoique généralement de
manière inconsciente.
Je
crois
que pour réfléchir à ces choses
aujourd’hui, il faut absolument
tenir compte du sens démocratique
apparu au cours de l’évolution de
l’humanité. Il faut tenir compte de
ce sens démocratique tel qu’il vit
dans les âmes aujourd’hui ;
avec ce sens démocratique, seul aune
valeur sociale ce qui vise non pas à
proclamer des opinions
démocratiques, mais à donner aux
individus la possibilité de faire
valoir ce qu’ils pensent. Le plus
important pour moi était donc de
répondre à la question :
quelles sont les conditions qui
permettent effectivement aux hommes
d’exprimer leurs convictions et
leurs intentions dans le domaine
social ?
Face
au
climat social dans le monde qui nous
entoure, on peut se dire : on
pourrait effectivement savoir
comment changer l’une ou l’autre
chose, mais on se heurte à une
multitude d’obstacles qui empêchent
ces idées en vue d’un mieux d’entrer
dans la réalité des faits. Il y a
d’abord les différences de classe et
de statut social, et ensuite il y a
les fossés à l’intérieur de
celles-ci, fossés que l’on ne peut
pas surmonter simplement en ayant
une opinion sur la façon de les
surmonter ; des fossés qui
résultent du fait que la volonté,
autrement dit le véritable noyau de
la nature humaine, est fortement
influencée par la manière dont on
fait corps avec son ordre, sa classe
ou tout autre contexte social. Si
l’on cherche quels sont les
obstacles qui, dans les conditions
économiques de plus en plus
complexes de l’époque moderne, se
sont ajoutés aux préjugés de classe,
à la sensibilité liée au statut
social, aux impulsions volontaires
propres à la position sociale, on
les trouve dans les institutions
économiques elles-mêmes. Nous
naissons dans certaines institutions
économiques dont nous ne parvenons
pas à sortir. Un troisième obstacle
à une véritable collaboration entre
les hommes est le suivant : les
personnalités dirigeantes qui
seraient capables d’exercer une
influence profonde comme celle dont
je viens de parler sont elles-mêmes
prisonnières de barrières que leur
imposent certaines sensibilités et
idéologies doctrinaires et
dogmatiques au sujet de la vie. Si
beaucoup de personnes ne peuvent
surmonter les barrières économiques,
les barrières de classe et d’ordre,
beaucoup ne peuvent dépasser leurs
limites conceptuelles et
idéologiques. Tout cela fait partie
des réalités de la vie et a pour
conséquence le chaos.
Si
l’on
essaie de voir clair dans ce qui
s’est manifesté au fond des âmes à
travers tous ces obstacles et tous
ces clivages, on s’aperçoit que les
vrais fondements de la question
sociale ne se trouvent pas là où on
a l’habitude de les chercher. Ils se
trouvent dans le fait que dans
l’évolution moderne sont apparus
simultanément deux phénomènes :
d’une part la technique, qui
complexifie la vie du monde
civilisé, et d’autre part la foi en
la toute-puissance de l’État
unitaire. Cette croyance en la
toute-puissance de l’État unitaire
n’a cessé de se renforcer tout au
long du 19e siècle.
Elle
s’est
consolidée au point que même les
jugements subversifs que les masses
populaires se sont formés à l’égard
de l’ordre social n’ont pas réussi à
l’ébranler.
A
cette foi dogmatique s’est lié un
autre phénomène. On s’accroche au
dogme parce qu’on le prend pour une
panacée universelle, au point que
l’on pourrait dire quel est le
meilleur État ; on croit
connaître la conception de l’État
idéal qui créerait le paradis sur
terre, ou, à défaut, les meilleures
institutions possibles.
Mais
nous
avons ainsi perdu ce qui s’impose
comme une nécessité absolue à celui
qui observe la vie telle qu’elle
est. Celui qui veut se rendre
capable d’approcher en pensée le
monde spirituel et de ce fait
acquiert un juste sens des réalités,
celui-là découvre que les meilleures
institutions imaginées pour une
période donnée ne restent valables
que pour la période en question.
Mais il découvre aussi que
l’organisation sociale estquelque
chose de commun avec l’organisme
naturel de l’homme.
Sans
établir
de fausse analogie, je voudrais
montrer en quoi l’organisme humain
peut se comparer à l’organisme
social. On ne peut pas prétendre que
l’organisme humain, tout comme
l’organisme animal ou végétal, suive
exclusivement une évolution
ascendante. Pour prospérer, pour
tirer de lui-même ses forces, tout
ce qui est organique a aussi besoin
de vieillir et de mourir. En
étudiant plus précisément
l’organisme humain, on se rend
compte que cette mort est présente
en lui à chaque instant. Constamment
on y voit agir les forces
ascendantes, germinatives,
jaillissantes et fécondes, et
constamment les forces de
déconstruction y sont à l’œuvre
aussi. L’homme doit beaucoup à ces
forces de déconstruction.Si l’on
veut dépasser complètement le
matérialisme, il faut justement
diriger l’attention sur les forces
de déconstruction dans l’organisme.
Il faut se concentrer sur les
parties de l’organisme où la matière
se désagrège pour ainsi dire sous
l’influence de l’organisation. On
s’apercevra alors que le
développement d’une vie spirituelle
en l’homme est lié au processus de
destruction de la matière. Nous ne
pouvons comprendre l’organisation
humaine que si nous observons, à
côté des forces ascendantes,
jaillissantes et fécondes, celles
d’un perpétuel dépérissement.
Ce
que
je dis là pour illustrer mon propos
peut aussi illustrer ce qu’une
observation objective montre pour
l’organisme social : à la
différence de l’organisme humain,
l’organisme social ne meurt pas. Il
se transforme, et porte en lui
naturellement des forces ascendantes
et des forces de déclin. Pour
comprendre l’organisme social, il
faut savoir que si l’on concrétise
les meilleures intentions en créant
quelque chose qui parte vraiment des
conditions existantes, il apparaîtra
au bout de quelque temps des forces
de mort, des forces de
dépérissement, tout simplement parce
que les hommes y travaillent avec
leur individualité. Ce qui est juste
pour l’année 20 d’un siècle se sera
modifié jusqu’à l’année 40 au point
de contenir déjàces forces de
déclin.
Ces
phénomènes
sont parfois décrits, mais sous la
forme de discours abstraits. A notre
époque intellectualiste, on en reste
aux abstractions, même si l’on
prétend avoir des idées éminemment
pratiques. On admet en général que
l’organisme social porte en lui des
forces de dépérissement, qu’il doit
se transformer, que les forces de
dépérissement doivent toujours être
agissantes au côté des forces
ascendantes. Cependant, quand nos
intentions et notre volonté se
portent sur l’ordre social, nous ne
remarquons pas ce qui est devenu
abstraction.
Dans
l’ordre
social d’avant la guerre mondiale,
on pouvait constater que le
capitalisme avait donné certaines
satisfactions à une majorité de la
population tant qu’il se trouvait à
un stade de développement qui était
de type ascendant.Quand, dans une
branche donnée, le capitalisme se
développait, les salaires montaient.
L’essor du capitalisme entraînait
une augmentation effective des
salaires et de l’emploi.
Mais
cet
essor s’accompagnait de facteurs
sociaux générateurs de forces de
déclin. Car l’augmentation des
salaires modifiait les conditions de
vie de manière telle que la
situation réelle ne s’améliorait
guère. Ces phénomènes ne sont pas
restés inaperçus, mais on n’a pas
suffisamment pris en compte les
tendances inhérentes à la vie
sociale pour que les conceptions à
son sujet soient conformes à la vie
et à la réalité des choses.
C’est
pourquoi,à
ce moment historique important qui
est le nôtre, il est impératif de
considérer la vie sociale dans ses
fondements et pas seulement dans ses
manifestations de surface. Cela nous
amène à constater que la vie sociale
est composée de domaines
différenciés.
L’un
de
ces domaines est celui de la vie de
l’esprit. Tout en faisant partie de
l’ensemble de la vie sociale, cette
vie de l’esprit de l’humanité a ses
conditions propres, qui sont liées
aux individualités. La vie de
l’esprits’épanouit sur
l’arrière-plan des entités humaines
d’une époque. Et de cela dépend tout
le reste de la vie sociale. Il
suffit de penser aux changements
intervenus dans certains domaines de
la vie sociale parce que tel
individu a fait telle invention ou
découverte. Mais si on se demande
comment cette découverte ou cette
invention a pu être faite, il
fautaller jusqu’au fond de l’âme
humaine. Il faut voir comment les
âmes ont évolué, comment elles ont
été amenées à trouver, dans leur
chambrette silencieuse, quelque
chose qui a transformé de larges
domaines de la vie sociale.
Demandons-nous quelles ont été les
répercussions sociales de la
découverte du calcul différentiel et
intégral par Leibnitz.Que l’on
essaie de considérer du point de vue
de la réalité l’influence de la vie
de l’esprit sur la vie sociale et on
verra qu’il y a dans cette vie de
l’esprit une branche particulière de
la vie sociale universelle.
Et
si
l’on se demande quelle est cette
particularité, il faut se
dire : tout ce qui peut
vraiment prospérer dans la vie
spirituelle de l’humanité doit être
issu des forces productives au fond
de l’âme humaine. On verra que ce
qui s’avère le plus favorable à
l’ensemble de la vie sociale est ce
qui peut se développer sans entraves
à partir de ce qui vit au fond de
l’âme humaine.
Tout
cela
relève encore d’une autre impulsion
qui s’est progressivement affirmée
durant les dernières décennies, une
impulsion qui s’est ajoutée au dogme
de la toute-puissance de l’État. Il
s’agit du fait que,du fond de son
âme, l’humanité civilisée est
devenue de plus en plus
démocratique. Les aspirations
démocratiques présentes dans le gros
de la population exigent que chacun
puisse se faire entendre quand cela
concerne des institutions humaines.
Cette tendance démocratique peut
éveiller sympathie ou antipathie, ce
n’est pas cela qui compte. Ce qui
compte, c’est qu’elle s’est
manifestée comme une force
incontestable dans l’histoire de
l’humanité moderne. En regardant ce
qui s’est ainsi développé comme
tendance démocratique, celui qui
fonde sa pensée sur des réalités
percevra clairement qu’à partir de
cette force impérieuse, active dans
la vie spirituelle de l’Europe
centrale, les esprits les plus
nobles ont développé des idées
concernant plus particulièrement la
vie en commun étatique.
Je
ne
veux pas dire qu’il faille
aujourd’hui encore accorder une
attention particulière à ce que l’un
des plus nobles penseurs allemands a
qualifié d’« État marchand
autosuffisant ». Chez Fichte,
le contenu importe moins que la
noble intention qui l’inspire. Je
voudrais seulement rappeler qu’au
passage du 18e au 19e siècle
s’est manifesté un intérêt populaire
pour les idées concernant le droit
naturel.A cette époque, de grands
esprits se sont penchés sur la
question :quel est le rapport
entre les hommes ? Quelle est
l’essence intime de l’homme du point
de vue social ? Ils croyaient
qu’en comprenant bien ce qu’est
l’être humain, ils trouveraient
aussi ce qui est juste pour lui. Ils
ont appelé cela le droit de la
raison, le droit naturel.
Ils
croyaient
pouvoir trouver, à partir de la
raison synthétique, quel serait le
système juridique le plus bénéfique
pour tous. Il suffit de lire l’œuvre
de Rotteck pour voir que dans la
première moitié du 19e siècle,
l’idée du droit naturel était encore
bien répandue.
Mais,
dans
l’Europe de la première moitié du 19e siècle,
ces idées ont été confrontées à
l’école du droit historique.
Celle-ci était convaincue que la
raison ne permet pas d’imaginer des
règles justes pour les rapports
entre les hommes.
Or
les
tenants du droit historique n’ont
pas identifié la cause qui rend
inopérants les efforts de ceux qui
cherchent à formuler droit naturel.
Ils ne se sont pas rendu compte
qu’avec l’avènement de l’ère
intellectuelle, la vie spirituelle
de l’humanité était devenue de plus
en plus stérile. Les adversaires du
droit naturel se dirent donc :
les hommes ne sont pas faits pour
puiser en eux-mêmes ce qui est juste
en droit. Par conséquent, il faut
étudier l’histoire du droit et
regarder l’évolution pour voir
comment les traditions, leurs
rapports instinctifs, ont donné
naissance à des règles juridiques.
Étudier
le
droit de manière historique !
Un esprit libre comme Nietzsche
s’est insurgé contre ce genre
d’étude dans son ouvrage « De
l’utilité et de l’inconvénient des
études historiques pour la
vie ». Il disait qu’une étude
bornée aux phénomènes du passé ne
permet pas d’être productif et de
développer des idées porteuses pour
le présent. Les forces élémentaires
en l’homme devraient se cabrer
contre l’esprit d’historicité pour
en arriver à une organisation des
rapports sociaux.
Les
personnalités
dirigeantes au 19e siècle,
à l’apogée de l’intellectualisme, se
disputaient à propos des fondements
du droit. Cela signifiait aussi un
désaccord concernant les fondements
de l’État. A l’époque on ne s’en
cachait pas, puisque l’État n’est en
fin de compte rien d’autre que la
somme de toutes les institutions où
vivent les forces du droit.Ayant
perdu les repères pour trouver des
bases juridiques, on n’était plus à
même de concevoir la nature propre
de l’État. C’est pourquoi on
constate, dans les théories comme
dans la vie pratique, qu’au cours du
19e siècle, l’État
lui-même est devenu, pour de très
nombreux hommes, pour une large
majorité d’entre eux, un problème
qui demande à être résolu.
Mais
cette
problématique se posait surtout au
niveau supérieur, conscient, de la
civilisation humaine. A un niveau
plus profond, les consciences
étaient taraudées par ce que j’ai
appelé l’émergence du sens
démocratique. Cette émergence du
sens démocratique, si elle est bien
comprise, nous conduit à poser la
question de la nature du droit d’une
façon beaucoup plus réaliste et
radicale qu’elle ne l’est
aujourd’hui.Pour beaucoup de gens
aujourd’hui, il va de soi de
chercher dans l’individu ce qu’est
le droit dans l’un ou l’autre
domaine. Mais devant une conception
de ce genre, les juristes modernes
ont déjà tendance à perdre pied. Ils
croient que s’ils s’adonnent à des
considérations philosophiques ou
soi-disant pratiques, le contenu du
droit leur échappera et finira par
se résumer à quelque chose de
purement formel. Ils disent
donc : s’il y a une forme, il
lui faut un contenu, et ce contenu
est donné par l’élément économique.
D’un
côté
on ressent donc qu’on est impuissant
à vouloir fonder le sens du droit
sur l’individu seul ; de
l’autre, on en revient toujours à
chercher dans l’être humain ce qui
caractérise le droit. Or le sens
démocratique se rebiffe devant cette
recherche abstraite. Car que
dit-il ?
Il
dit :
il n’y a pas de fixation du droit
générale et abstraite. Il n’y a que
la possibilité que ceux qui vivent
dans un contexte social quelconque
communiquent entre eux, qu’ils se
disent les uns aux autres :
« je te demande ceci, tu me
demandes cela ». A partir de là
ils pourront convenir de ce qu’il en
résulte pour eux. Les règles
juridiques découlent alors
directement de ce que chacun attend
de l’autre, ce qui rend illusoire un
droit basé sur la raison. Et ce qui
a été établi comme « droit
historique » ne peut prendre
forme que si l’on cherche le terrain
qui convient, si les individus se
mettent en rapport entre eux de
façon à se donner des règles de
droit sur la base d’une entente
réciproque. « Je veux avoir mon
mot à dire quand le droit
apparaît », voilà ce que dit le
sens démocratique.
Pour
rédiger
un ouvrage théorique sur le droit,
point n’est besoin d’inventer. Il
faut seulement observer comment les
individus règlent leurs affaires
entre eux, et prendre acte des
dispositions prises. En science,
nous ne créons pas non plus les lois
de la nature à partir de nos idées,
mais nous laissons parler les faits
et nous en déduisons des lois.Nous
partons du principe que les lois de
la nature s’appuient sur ce qui
existe déjà, mais que le contenu du
droit est à créer entre les hommes.
Or là, la vie est à un autre niveau.
Là, l’homme est dans le domaine de
l’activité, en tant qu’être social
parmi les autres, pour faire naître
une vie qui déverse dans l’ordre
socialle sens de l’évolution de
l’humanité. C’est cela le sens
démocratique.
Le
troisième
élément que rencontre l’homme et qui
demande des transformations sociales
est constitué des conditions
économiques complexes apparues ces
derniers temps. Je n’ai pas besoin
de vous les décrire, elles ont été
largement décrites. Il me suffit de
dire : ces conditions
économiques ne résultent pas des
mêmes données que les deux autres
domaines de l’organisme social, que
la vie de l’esprit et la vie du
droit. Dans la vie de l’esprit, tout
ce qui peut devenir fécond dans
l’ordre social doit procéder de
l’individualité humaine ; il
n’y a que l’activité de l’individu
qui puisse apporter une juste
contribution à l’ensemble de la
société. Dans la vie du droit,
celui-ci, et donc aussi
l’organisation de l’État, doivent
émerger de l’entente entre les
individus. Or aucune des conditions
valables pour lavie de l’esprit et
la vie étatique-juridique ne sont
pas présentes dans la vie
économique.
Dans
la
vie économique, ce n’est pas un
individu isolé qui peut juger de ce
qui pourrait se passer. Au cours du
19e siècle, où
l’intellectualisme a atteint son
apogée,on a vu des personnalités de
valeur – et je ne dis pas cela par
ironie, mais pour caractériser les
choses de manière réaliste–, dans
différents domaines, compétentes en
économie et fiables, donner leur
avis sur ceci ou cela.
Mais
quand
elles devaient s’exprimer au sujet
de choses sortant de leur domaine de
compétence et qui pouvaient influer
sur le domaine législatif, on
constatait souvent : oui,ce que
tel ou tel a dit, par exemple sur
l’influence pratique de la
monnaie-or, est important et
intelligent ; on est même
étonné, quand on suit ce qui s’est
joué dans les cercles économiques à
l’époque où un certain nombre
d’États sont passés à la monnaie-or,
par la somme d’intelligence apportée
dans le monde ; mais quand on
regarde de plus près comment les
choses qui avaient été prédites ont
évolué, on s’aperçoit que tel homme
important a dit par exemple que les
barrières des douanes allaient
disparaître sous l’influence de la
monnaie-or. En fait, c’est le
contraire qui s’est produit !
Force
est
de constater que l’intelligence, qui
joue un rôle de premier ordre dans
la vie de l’esprit, ne saurait pas
nous guider avec sûreté dans le
domaine de la vie économique. On en
vient lentement à se dire que, pour
la vie économique, l’individu seul
ne peut pas toujours porter de
jugements valides. Dans ce domaine,
les jugements ne peuvent être, d’une
certaine manière, que des jugements
collectifs, c’est-à-dire émaner de
la collaboration entre les individus
issus des domaines les plus divers
de la vie. Cela ne doit pas non plus
rester une sagesse théorique, mais
devenir une sagesse pratique de la
vie, qu’en économie des jugements
valides émanent nécessairement de
nombreux individus se concertant
entre eux.
La
vie
sociale dans son ensemble s’articule
donc en trois domaines distincts.
Sur le terrain de la vie de
l’esprit, c’est l’individu qui doit
s’exprimer ; sur le terrain de
la vie du droit démocratique, ce
sont tous les individus qui doivent
s’exprimer parce qu’il s’agit là de
la relation d’homme à homme sur la
base de ce qui est purement humain
et qui concerne tout un
chacun ; ce qui prévaut sur le
terrain de la vie économique n’est
ni le jugement individuel, ni celui
qui naît de la confluence des
jugements de tous les hommes quand
il n’y a plus de différences entre
ces jugements. Sur le terrain de
l’économie, l’individu doit apporter
à l’ensemble la compétence et
l’expérience acquises là où il
travaille pour qu’un jugement
collectif puisse être formé de façon
juste à partir des groupements. Mais
cela n’est possible que si les
jugements individuellement fondés
peuvent se frotter les uns aux
autres. C’est pourquoi les
groupements doivent être constituées
de manière à recueillir ce qui a
besoin d’être ainsi dégrossi avant
d’arriver à un consensus. La vie
sociale dans son ensemble se
décompose en ces trois domaines. Il
ne s’agit pas là d’une quelconque
utopie, mais de ce qui découle d’une
observation réaliste de la vie.
Mais
nous
ne répéterons jamais assez que
l’organisme social, quelle que soit
sa taille, porte en lui des forces
ascendantes en même temps que des
forces de déclin. Tout ce que nous
cherchons à impulser dans la vie
sociale porte déjà en soi des forces
de destruction. C’est pourquoi
l’organisme social a constamment
besoin de forces de guérison.
Examinons
de
ce point de vue la vie de l’esprit.
En tenant compte des considérations
avancées ici, nous dirons que, dans
les sociétés orientales, cette vie
de l’esprit dominait tout le reste.
Tous les détails pratiques, y
compris dans la vie juridique et
économique, étaient puisés dans la
vie de l’esprit. Mais si l’on
considère l’évolution dans le
domaine social, on constate que pour
une époque donnée –ce sera différent
pour chaque époque – la vie de
l’esprit donne des impulsions qui
s’écoulent dans les formes sociales,
qu’ainsides groupements économiques
se forment à partir des idées de la
vie de l’esprit, que l’État crée des
institutions à partir de la vie de
l’esprit. Mais on constate aussi que
la vie de l’esprit a toujours
tendance à développer des forces de
déclin ou à favoriser l’apparition
de forces qui mènent vers le déclin.
Si la vie de l’esprit se manifestait
dans toute sa puissance, on verrait
qu’elle génère constamment
l’impulsion à diviser les hommes en
classes, en ordres.Et si l’on étudie
les raisons pour lesquelles le
système des castes a tant de pouvoir
en Orient, on s’apercevra que le
système des castes est considéré
comme un corollaire inévitable du
fait que la vie sociale a pris forme
à partir de la vie de l’esprit.
Platon indique encore que dans
l’État idéal, l’humanité devait être
subdivisée en cultivateurs,
enseignants et soldats, donc en
ordres. En cherchant les raisons de
ce postulat, on verra que les
différences de classe résultent de
la gradation inhérente à la
toute-puissance de la vie
spirituelle, et qu’ensuite
l’individualité humaine se dégage au
sein des classes et que cette
individualité ressent cette division
en classes comme une atteinte à
l’organisme social. Au sein même de
la vie de l’esprit, on voit donc
constamment naître des fractures
entre ordres, classes et castes.
Quand
nous
examinons le domaine de l’État, nous
devons surtout y chercher ce que
j’ai appelé la conquête du travail
au cours de l’évolution humaine pour
l’ensemble de l’organisme social. Le
problème du travail est apparu du
fait que, à partir de l’Asie, la
théocratie s’est transformée en
système étatique régi par les
impulsions juridiques. Chaque
individu devait pouvoir faire valoir
ses droits, ce qui a donné naissance
à la revendication d’intégrer le
travail dans l’organisme social de
façon juste. Mais à mesure que la
vie du droit s’émancipait de la vie
religieuse, à mesure qu’elle
aspirait de plus en plus à une
démocratisation, le développement de
ces tendances s’est accompagné dans
l’humanité d’un certain formalisme
de la pensée sociale.
Le
droit
est né de ce qu’un individu a à dire
à un autre. Il est impossible
d’inventer le droit à partir de la
raison. Mais c’est la relation
réciproque des « raisons »
individuelles qui donne naissance au
droit vivant. C’est pourquoi le
juridique tend vers la logique, vers
une pensée formaliste. Mais en
traversant les époques de son
évolution, l’humanité traverse aussi
des déséquilibres. Elle a d’abord
subi le caractère unilatéral de la
théocratie, puis celui de
l’organisation étatique. Ce dernier
cultive dans la vie sociale
l’élément logique, l’élément qui
élabore des théories. Pour s’en
rendre compte, il suffit de se
rappeler quels trésors
d’intelligence humaine ont été
investis dans la vie juridique au
cours de l’histoire.
Mais
c’est
aussi ce qui oriente l’humanité vers
la force de l’abstraction. Et on
ressentira comment la pensée humaine
est devenue de plus en plus
abstraite sous l’influence du
principe juridique. Or ce qui saisit
l’humanité dans un domaine
particulier s’étend à un moment ou
un autre à la vie humaine tout
entière. C’est ainsi, dirais-je, que
même la vie religieuse a été
englobée dans la vie juridique. Le
dieu de l’Orient qui régissait les
lois cosmiques et accordait sa grâce
aux hommes devint un juge universel.
L’ordonnance des lois cosmiques se
transforma en jugement séculier. Le
Moyen Age en est l’illustration par
excellence. Les habitudes de pensée
et de sentiment des hommes ont été
envahies par quelque chose
d’abstrait. On voulait de plus en
plus maîtriser la vie à partir
d’abstractions.
Cette
tendance
à l’abstraction s’étendit d’une part
à la vie religieuse, à la vie de
l’esprit, et d’autre part à la vie
économique. La confiance en la
toute-puissance de l’État qui misait
sur son système abstrait
d’administration et de constitution
alla croissant. On estimait que le
progrès était que la vie de
l’esprit, sous la forme de
l’éducation, devait totalement
s’écouler dansle monde de l’État.
Elle devait donc être capturée dans
des réglementations abstraites liées
à la vie du droit. Le domaine
économique fut aussi en quelque
sorte absorbé par ce qu’on estimait
convenir pour l’État. Aux débuts de
l’économie moderne, on était partout
d’avis que l’État devait être le
pouvoir chargé d’organiser
correctement la vie économique. Mais
ce faisant, nous subordonnons les
autres domaines de la vie à la
puissance de l’abstraction. Ce que
je dis peut vous sembler abstrait,
mais c’est la réalité.
Je
voudrais
illustrer la chose par l’exemple de
l’éducation. A notre époque où
l’intelligence est si répandue, les
gens peuvent former des collèges
plus ou moins grands pour réfléchir
aux meilleures mesures éducatives
possibles. Les membres de ces
collèges pourront ainsi élaborer
d’excellentes théories – je le dis
sans ironie – sur la manière
d’éduquer les enfants et sur ce qui
doit figurer dans les programmes
scolaires. Je suis certain que ces
personnes, si elles sont
passablement intelligentes (ce qui
est le cas pour la grande majorité
aujourd’hui), produiront des
programmes excellents. Car nous
vivons à l’époque des programmes en
tous genres. Nous avons une
surabondance de programmes et de
directives dans tous les
domaines ! On n’arrête pas de
créer des sociétés qui aussitôt
définissent leurs programmes. Je
n’ai rien contre ces programmes, et
je pense que ceux qui les critiquent
n’en feraient certainement pas de
meilleurs. Mais le fond de la
question n’est pas là. Le fait est
que nous pouvons imposer nos
théories à la réalité, mais que
cette réalité en deviendra invivable
pour l’humain. Et ce qui seul
importe, c’est que la réalité soit
vivable.
D’une
certaine
façon, cette évolution touche
provisoirement à son terme dans ce
domaine. On a vu qu’un individu
animé des meilleures intentions pour
l’évolution de l’humanité moderne a
conçu un programme en quatorze
points pour l’ensemble du monde
civilisé. Or ce programme s’est
désagrégé au premier contact avec la
réalité. On pourrait beaucoup
apprendre en étudiant ce qu’il est
advenu des quatorze points abstraits
de Wilson, issus de cerveaux fort
intelligents, mais irréalistes parce
qu’ils n’ont pas été puisés à même
la vie.
Il
en
va de même pour l’éducation et la
pédagogie, où les programmes ne sont
établis qu’à partir de la vie de
l’État ou de la vie du droit. On
aura beau sortir des directives
concernant la meilleure façon de
faire ceci ou cela ; dans la
réalité, on a affaire à un collège
d’enseignants composé d’individus
doués de telles ou telles facultés.
C’est avec ces facultés qu’il faut
compter dans la vie réelle. On ne
peut pas réaliser un programme. Seul
peut se concrétiser ce qui émane de
l’individualité de chacun des
professeurs. Il faut être sensible à
ces individualités. Chaque jour, il
faudra puiser directement dans la
vie de chacun ce qu’il sera bon de
faire. On ne pourra donc pas
présenter un programme général, qui
reste toujours une abstraction, car
il n’y a pas de créativité en dehors
de la vie réelle. Imaginons un cas
extrême où, dans un domaine, il n’y
aurait qu’un petit nombre
d’enseignants dotés de facultés
moyennes. Si, en dehors des heures
de cours, on leur demandait
seulement de penser, de formuler des
objectifs pédagogiques, de donner
des directives, ils produiraient
sûrement des projets fort
intelligents. Mais quand il leur
faudrait enseigner dans une classe,
ce seraient uniquement les facultés
de leur être tout entier qui
compteraient. Il y a une grande
différence entre la réalité de la
vie et ce qui découle seulement de
l’intellect. L’intellect a la
particularité de toujours exagérer,
de vouloir en toute circonstance
embrasser l’universel, alors que
dans la réalité, il devrait se
mettre au service d’un domaine
concret de la vie.
Ce
qui
naît entre les hommes lorsqu’ils se
rencontrent dans une pleine égalité,
fondée sur leur essence humaine,
peut donner naissance au
droit ; ce qui se développe
ainsi sur le plan général est tout à
fait juste lorsque cela est issu des
abstractions du présent, parce que
c’est ainsi que les gens le
ressentent ; ils fondent leurs
relations de droit sur une vision
abstraite de l’être humain et ce
n’est que par le fait qu’ils se
retrouvent sur un terrain
démocratique que naissent ces
relations. Mais dans le domaine du
généralement humain, on ne peut rien
créer à partir de l’expérience
directe d’un individu, on ne peut
créer que ce qui peut valoir pour
les hommes en général. C’est-à-dire
que le système démocratique ne
permet pas d’exprimer ce qui doit
découler de l’individualité humaine
au sein de la vie de l’esprit. Cela
nous oblige à comprendre que la foi
en la toute-puissance de l’État de
droit correspondait à l’esprit d’une
époque, et qu’il était
historiquement justifié qu’avec
l’avènement de l’État moderne ce
dernier prenne en charge
l’éducation, relayant ainsi d’autres
puissances qui ne l’administraient
plus de façon adéquate. On ne
devrait pas vouloir corriger
l’histoire a posteriori.
D’autre
part,
il faut admettre que l’évolution
récente montre une tendance à
organiser à nouveau la vie de
l’esprit de façon autonome, à la
laisser gérer ses propres affaires
de manière à ce que le contenu d’un
cours puisse naître de
l’individualité vivante du
professeur et ne soit pas déterminé
par l’observation de quelconques
directives. Bien qu’on ait considéré
comme un progrès de placer la vie de
l’esprit, et donc l’école, sous la
responsabilité de l’État, il faudra
se résoudre à faire marche arrière.
C’est à cette condition que
l’individualité libre pourra
s’exprimer dans la vie de l’esprit
et donc aussi dans l’éducation.
Personne n’aura à craindre que cela
nuise à l’autorité ! Là où les
individualités humaines sont
appelées à travailler de façon
productive, ces individualités
aspirent à une autorité conforme à
la nature. Nous le constatons déjà à
l’école Waldorf, où chacun se
réjouit que l’un ou l’autre puisse
être une autorité pour lui, parce
qu’il a besoin de ce que
l’individualité de l’autre produit.
C’est
à
la vie étatique-juridique qu’il
incombe d’agir en accord avec le
sens démocratique. Mais là aussi, la
tendance à l’abstraction inhérente à
la vie de l’État suscite des forces
qui mènent au dépérissement. Si l’on
observe comment, par la tendance à
l’abstraction dans
l’étatique-juridique, ce que l’homme
fait dans chaque domaine de la vie
est de plus en plus souvent coupé de
l’intérêt concret, on comprendra
aussi pourquoi c’est justement la
vie de l’État qui a servi de base au
développement du système abstrait
qui est apparu au sein de la
circulation du capital. La formation
du capital est aujourd’hui l’un des
grands combats des masses
populaires. Mais la manière dont le
combat est mené découle de
l’ignorance de la situation réelle.
Celui qui voudrait supprimer le
capital ou le capitalisme serait
obligé de supprimer toute l’économie
et toute la vie sociale. Car la vie
sociale moderne ne peut reposer que
sur la division du travail, et la
division du travail s’accompagne de
formation de capital. Cela se voit
aujourd’hui dans le fait que la plus
grande partie du capital est
représentée par les moyens de
production. Mais l’essentiel est,
d’une part, que le capitalisme est
un phénomène nécessaire dans la vie
moderne et, d’autre part, surtout
s’il est étatisé, qu’il conduit
toujours à dissocier l’argent des
domaines d’activité concrets. Au 19e siècle,
ce principe a été poussé si loin que
ce qui circule dans la vie sociale
est coupé de ces domaines
d’activité, au même titre que les
idées exsangues et abstraites d’un
penseur moderne sont coupées des
réalités de la vie. L’économie ainsi
dissociée des domaines d’activité,
c’est le capital-argent. Une somme
d’argent que j’ai dans ma poche peut
représenter n’importe quel objet
économique ou de la vie de l’esprit.
Le rapport entre cet objet et les
divers domaines de la vie est le
même que celui d’un concept général
avec le vécu individuel. C’est
pourquoi l’ordre social génère
inévitablement des crises.
Ces
crises
ont fait l’objet de nombreuses
analyses. La théorie des crises joue
par exemple un rôle important dans
le marxisme. Or c’est une erreur
d’imputer ces crises à une série
unique de causes ; elles
procèdent en fait de deux sources
distinctes : ou bien le capital
est excédentaire et les crises
naissent de cet excédent, ou bien il
y a trop peu de capital, ce qui
induit aussi des crises. Selon leur
origine, ces crises n’ont pas le
même caractère. Dans l’économie
d’aujourd’hui, ces choses ne sont
pas étudiées de façon réaliste. En
réalité, chaque phénomène peut avoir
les causes les plus diverses.
On
voit
donc qu’à l’instar de la vie de
l’esprit, qui tend vers des forces
de déclin engendrées par les
différences d’ordres,
de classes et de castes, la vie qui
à juste titre développe
l’abstraction a tendance à aboutir,
d’une part, à des forces ascendantes
qui se trouvent dans la formation
justifiée du capital mais, d’autre
part ,à un potentiel de crises du
fait que le capitalisme mène à une
forme abstraite d’économie qui
permet d’utiliser le capital d’une
façon ou d’une autre.
Quand
on
se rend compte de cet état de fait,
on cherche à réformer la vie sociale
en imaginant des solutions. On est
alors confronté à un dilemme :
l’individualité doit jouer un rôle
dans la vie économique par
l’expérience qu’elle peut apporter
dans les groupements correspondants,
mais cette individualité est
impuissante à générer seule des
jugements valides pour la vie de
l’économie. C’est pourquoi j’ai
introduit la nécessité pour
celle-ci, à côté du
juridique-étatique et du spirituel,
de l’association.
Lorsque
j’ai
parlé d’associations devant une
petite assemblée d’ouvriers en
Allemagne, j’ai été frappé de
m’entendre dire : nous avons
entendu beaucoup de choses, mais
nous ne savons pas ce que sont
vraiment des associations.
L’association n’est pas une
organisation, elle n’est pas une
coalition quelconque. Elle résulte
de ce que les différents acteurs
économiques se rassemblent, non pas
pour que chacun se conforme à ce qui
est élaboré dans l’une ou l’autre
centrale, mais pour que chacun
puisse apporter à l’ensemble le
savoir et le savoir-faire qu’il a
acquis dans son domaine particulier.
De telles associations, où chacun
apporte le meilleur de lui-même et
où ce qui se passe résulte d’une
sorte d’accord musical entre un
certain nombre d’individus,
constituent la base indispensable
pour tout ce qui concerne la vie
économique.
Des
associations
de ce genre vont se former, je n’ai
pas d’inquiétude à ce sujet. Si l’on
me dit que c’est une utopie, je
répondrai :je sais que ces
associations naîtront, tout
simplement parce qu’elles naissent
des forces inconscientes en l’homme.
Mais nous pouvons favoriser la
création de telles associations par
la voie de la raison ou alors
attendre qu’elles se forment par
force de nécessité et dans
l’urgence. Ces associations
regrouperont les producteurs, les
commerçants et les consommateurs, et
elles s’occuperont uniquement de la
production, de la circulation des
biens et des marchandises et de la
consommation. Le travail par contre
sera progressivement intégré dans la
vie du droit. Les hommes doivent le
régler de manière démocratique, de
façon à le dissocier de ce qui ne
peut agir que dans la vie
économique. Ce qui agit sur le plan
économique ne doit émaner que d’un
jugement collectif issu, dans les
associations, de l’entente des
producteurs et des consommateurs
avec ceux qui assurent la
circulation.
La
vie
économique, c’est-à-dire le système
associatif, ne s’occupera que des
biens. Cela a une conséquence très
importante : nous cesserons de
poser des principes concernant la
valeur et le prix d’une
marchandise ; nous dirons que
la valeur et le prix varient en
fonction des circonstances. Valeur
et prix seront exprimés par le
jugement collectif issu des
associations. Je ne peux pas aller
dans les détails ici, mais on pourra
se documenter dans mon ouvrage
« Les fondements de la question
sociale ».
J’ai
ici
simplement voulu indiquer ce que
nous montre l’observation : la
vie sociale est constituée de trois
domaines aux conditions spécifiques,
différentes pour chacun : la
vie de l’esprit, la vie du droit et
de l’État, et la vie économique.
Dans la civilisation moderne, chacun
de ces trois domaines a acquis un
certain degré d’autonomie.
Reconnaître cette autonomie tout en
donnant progressivement à chacun ce
qui lui revient afin qu’il puisse
collaborer de la manière juste avec
les autres, c’est la tâche qui nous
incombe aujourd’hui.
L’humanité
a
réfléchi de bien des manières à
cette triple organisation de la vie
sociale.A la lecture de mon livre
sur « les fondements de la
question sociale », on m’a fait
remarquer que certains éléments
rappelaient des choses plus
anciennes. Je ne veux pas m’engager
dans des questions de priorité. Ce
qui compte n’est pas que l’un ou
l’autre y ait trouvé quelque chose,
mais comment ce qui a été trouvé
peut s’introduire dans la vie. On ne
pourrait qu’être heureux si beaucoup
de monde le comprenait. Il faut
néanmoins procéder avec
discernement. Si, en France,
Montesquieu a défini une sorte de
tripartition de l’organisme social,
il s’agissait simplement d’une
division en trois. Il indiquait que
ces trois domaines avaient des
conditions différentes et devraient
donc être traités séparément. Ce
n’est pas ce que je dis dans mon
livre. Il n’y est pas question de
distinguer la vie de l’esprit, la
vie du droit et la vie économique
comme on distinguerait dans
l’organisme humain les systèmes
nerveux, circulatoire et digestif en
affirmant qu’ils sont indépendants
les uns des autres. Ce genre de
distinction ne sert à rien, elle
n’est utile que si l’on voit comment
ces systèmes travaillent ensemble,
comment ils ne peuvent constituer
une unité qu’à condition de
fonctionner chacun selon les
conditions qui lui sont propres.
Il
en
de même pour l’organisme social. Si
nous savons comment attribuer à la
vie de l’esprit, à la vie de l’État
et à la vie de l’économie les
conditions spécifiques qui leur
permettent de travailler à partir de
leurs conditions propres, il en
résultera l’unité de l’organisme
social. On verra aussi comment les
forces de dépérissement inhérentes à
chacun des trois domaines trouveront
leur remède dans la collaboration
entre eux. On voit ainsi non pas une
tripartition de l’organisme social
comme chez Montesquieu, mais une
triple organisation qui retrouve son
unité dans l’organisme social entier
du fait que chaque être humain fait
partie de ces trois domaines.
L’individualité humaine, qui est au
cœur de la question, s’insère dans
cet organisme triple de manière à
assurer la cohésion entre ses trois
membres.
Ce
n’est
donc pas une division de l’organisme
social que nous recherchons, mais
une articulation lui permettant de
former une unité harmonieuse. Sur un
plan plus extérieur, on voit que,
depuis plus d’un siècle, la
population européenne tend à
rechercher ce genre d’articulation.
Celle-ci viendra, même si dans leur
pensée consciente les hommes n’en
voudront pas. Au niveau inconscient,
ils se comporteront dans la vie
économique, la vie de l’esprit et la
vie du droit étatique de façon que
cette triple articulation arrivera.
C’est une nécessité pour l’évolution
de l’humanité.
On
peut
aussi rappeler que les impulsions
correspondant à ces trois domaines
se sont manifestées dans la
civilisation européenne comme trois
idéaux, trois devises présidant à la
vie en société. A la fin du 18e siècle,
l’appel
à la liberté, à l’égalité et à la
fraternité s’est fait entendre dans
l’Europe de l’Ouest. Qui ne dirait
pas, sous peine de paraître
rétrograde, que ces devises
expriment trois idéaux humains de
premier ordre ? Cela n’empêche
que bon nombre de personnes, au 19e siècle,
ont brillamment réfuté toute
possibilité de voir un organisme
social, un État,concrétiser
simultanément ces trois idéaux. Plus
d’un ouvrage intelligent démontrait
qu’il est impossible que liberté,
égalité et fraternité coexistent au
sein d’un État. Ce qui a été écrit
ainsi peut effectivement donner à
réfléchir. Et là encore nous nous
trouvons une fois de plus au cœur
d’une des contradictions de la vie.
Seulement,
la
vie n’a pas pour but d’éviter les
contradictions, elle est faite de
contradictions et faite pour que
l’on dépasse sans cesse les
contradictions soulevées. Vivre
consiste à soulever des
contradictions et à les dépasser. Il
est parfaitement justifié que les
trois grands idéaux de liberté,
égalité et fraternité aient été
proclamés. Mais comme, depuis le 19e siècle,
on
a toujours cru devoir régler les
choses de façon centralisée, on
s’est fourvoyé aussi dans ce
domaine. On ne comprenait pas qu’il
est oiseux de batailler sur la
manière d’utiliser les moyens de
production, sur la façon de
développer le capitalisme et ainsi
de suite, alors qu’il est
indispensable de créer des
conditions où les hommes puissent
régler les questions sociales en
fonction de ce qui les motive en
profondeur. La vie même nous apprend
que la liberté doit agir dans la vie
de l’esprit pour permettre le libre
épanouissement de
l’individualité ; que l’égalité
doit régner dans la vie du droit et
la vie de l’État, où les droits de
chacun peuvent être déterminés de
concert avec les autres dans le sens
démocratique ; que la
fraternité doit animer les
rassemblements concrets que nous
nommons des associations. Regarder
la vie de cette façon, c’est la voir
telle qu’elle est.
On
se
rendra compte alors que la
contradiction provient de la
croyance abstraite que l’État
unitaire, où s’est immiscée
l’économie, puisse faire siens les
trois idéaux sous la même forme. On
comprendra réellement les idéaux de
liberté, égalité, fraternité quand
on saura que la liberté doit régner
dans la vie de l’esprit, l’égalité
dans la vie étatique-juridique et la
fraternité dans la vie économique.
Alors ces idéaux ne resteront pas au
stade bons sentiments, mais
induiront des formes sociales qui
permettent de vivre conformément à
la valeur et à la dignité de
l’homme. Quand on comprendra qu’un
organisme social unitaire a besoin
de liberté pour être productif dans
le domaine de l’esprit, d’égalité
effective dans le domaine de l’État
et du droit, et de fraternité dans
la vie de l’économie, dans les
associations, on sera à même de
surmonter les ravages sociaux de
notre temps.
La
vie
de l’esprit enracinée dans la vérité
ne peut se développer qu’à partir de
la libre expression de ce qui vit
dans l’individualité ; et la
vérité doit directement émaner du
cœur humain pour se manifester. Le
sens démocratique ne sera satisfait
que lorsqu’il aura permis de
réaliser l’égalité sur le plan
étatique-juridique. Si nous ne le
faisons pas par raison, cela se fera
par des révolutions. Et dans le
domaine de l’économie, la fraternité
devra vivre au sein des
associations.
Le
droit
fondé entre individus qui se
rencontrent d’égal à égal sera alors
un droit vivant. Tout autre système
juridique qui plane pour ainsi dire
au-dessus de l’individualité
concrète dégénère en convention. Le
véritable droit doit se dégager de
la rencontre entre personnes, sans
quoi il devient une simple
convention.
La
fraternité
véritable se fonde sur une pratique
ancrée dans les associations issues
des conditions économiques
elles-mêmes. Sinon, la collaboration
dans les groupements ne donne pas
des pratiques conformes à la vie
mais des routines, comme on en voit
partout à l’heure actuelle.
Ce
n’est
que lorsqu’on aura appris à
s’interroger sur les conditions
chaotiques qui sont apparues dans le
social parce que la phraséologie
prévaut sur la vérité dans la vie de
l’esprit, parce que la convention
prévaut sur le droit dans la vie
publique et parce que la routine
prévaut sur le sens pratique dans
l’économie, que l’on posera la
question de la façon juste. En
ouvrant les yeux sur la réalité, on
pourra alors s’engager sur un chemin
qui permettra d’aborder comme il
convient la question sociale.
Vous
serez
peut-être choqués par ma façon
d’aborder la question sociale, qui
est peu conforme à l’opinion
courante. Mais je veux m’exprimer
ici à partir de ce que montre la
réalité, de ce qu’elle montre à
l’aide de la science de l’esprit,
qui toujours recherche le vrai.
Celle-ci montre que les questions
fondamentales pour la vie sociale
sont aujourd’hui les
suivantes :
Comment
passer,
par une juste articulation de
l’organisme social, de la
phraséologie née de l’obligation
pour l’individu de se soumettre à
autrui dans son agir spirituel à la
vérité, comment passer de la
convention au droit et comment
passer de la routine à une véritable
pratique ?
Ce
n’est
que quand on comprendra que la
triple organisation de l’organisme
social est nécessaire pour créer la
liberté, l’égalité et la fraternité
que l’on sera à même d’aborder la
question sociale de façon juste.
C’est ainsi seulement que l’on fera
le lien juste entre l’époque
actuelle et le 18e siècle.Et
l’Europe
centrale trouvera alors, àpartir de
sa vie de l’esprit, le moyen de
compléter ce qu’a dit l’Europe de
l’Ouest – liberté, égalité,
fraternité : liberté dans la
vie de l’esprit, égalité dans la vie
de l’État et du droit, et fraternité
dans la vie économique.
On
aura
alors beaucoup fait pour la question
sociale, et on pourra se faire une
idée sur la façon dont les trois
domaines de l’organisme social
pourront travailler ensemble à
partirde la liberté, de l’égalité et
de la fraternité pour que les
conditions culturelles, juridiques
et économiques évoluent du chaos
actuel vers un avenir sain.
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