Philippe Aubertin
Tripartitions
Selon Georges Dumézil, les anciennes sociétés indo-européennes
étaient structurées en trois ordres ou trois castes qu'on
appelle aujourd'hui les « fonctions tripartites » : les oratores,
les bellatores et les laboratores.
Les oratores, « ceux qui prient », formaient le
clergé. Les bellatores, « ceux qui combattent », se
recrutaient parmi la chevalerie ou la noblesse d'épée. Les laboratores,
« ceux qui travaillent », étaient les plus nombreux :
agriculteurs, éleveurs, artisans et commerçants. Chacun de ces
trois ordres était au service des deux autres. Les laboratores
mettaient leur force de travail au service de la
noblesse et du clergé ; les bellatores, idéalement,
luttaient pour que ceux qui travaillent et qui prient vivent
en paix, ou pour accroître leur espace vital ; et les oratores
étaient chargés du salut de tous. Certes, ces sociétés
n'étaient pas à l'abri des excès de pouvoir d'un ordre ou de
l'autre. Mais après que ces excès, pour un temps, étaient
dénoncés, combattus et corrigés, la communauté retrouvait sa
stabilité intrinsèque.
Pour Dumézil, « le schéma tripartite est mort en Occident avec
les États généraux de 1789, quand la noblesse et le clergé ont
baissé le pavillon devant le tiers état. On a enfin répondu à
la question : Qu'est-ce que le tiers état ? Eh bien, c'était
la ruine du système trifonctionnel. »'
Quand il n'y eut plus ni oratores ni bellatores,
les plus riches parmi ce tiers état que formaient jadis
les laboratores prirent le pouvoir afin de protéger
et d'accroître leurs biens économiques : ce fut le début de la
primauté de l'argent, conduisant à la toute-puissance du
capitalisme, puis à celle de la finance. Étrangement, ces
sociétés occidentales mamoniques se sont de nouveau articulées
non plus en trois ordres, mais en trois «classes » : la classe
« supérieure », celle des gens riches ou très riches, ceux qui
ont le pouvoir ; la classe « moyenne », celle des
entrepreneurs, des cadres ou des artisans ; et la classe «
ouvrière ». - Contrairement aux trois ordres des
anciennes sociétés, ces trois classes ne sont pas organisées
pour se concilier, mais, à l'inverse, pour s'asservir ou se
jalouser. C'est le motif de la « lutte des classes ».
À ce propos, G. Orwell a dit l'essentiel :
« Le but du groupe supérieur est de rester en place. Celui du
groupe moyen, de changer de place avec le groupe supérieur. Le
but du groupe inférieur, quand il a un but [..'I, est d'abolir
toute distinction et de créer une société dans laquelle tous
les hommes seraient égaux. »
Pour rester en place, la classe supérieure - devenue peu à peu
une ploutocratie -, asservit les autres classes par le crédit
et la dette, et contrôle la propagande médiatique. La classe
moyenne travaille dur ; pour compenser, elle développe une
culture du désir. Et la classe inférieure invente le
socialisme, afin d'anéantir les « classes ».
Nous en sommes là aujourd'hui.
La tripartition proposée par Rudolf Steiner renouvelle le
concept de « fonctions tripartites » inventé par Dumézil. Pour
R. Steiner, il faut soigneusement distinguer entre la sphère
spirituelle, fondée sur le principe de liberté (intérieure) ;
la sphère juridique, fondée sur le principe d'égalité (de
droit) ; et la sphère économique, fondée sur le principe de
fraternité (quand on produit quelque chose, c'est toujours
pour les autres). La sphère spirituelle, on le comprend,
répond aux besoins de l'esprit ; la sphère des droits civils,
aux besoins de l'âme (qui a besoin d'être équilibrée et en
paix) ; et la sphère de la fraternité, aux besoins du corps
(manger, loger, se vêtir...).
Rudolf Steiner insiste pour dire que les principes régissant
chacune de ces trois sphères ne peuvent pas être confondus ou
intervertis ; en un sens, ils sont antagonistes. La liberté,
propre à toute activité spirituelle, ne peut pas être le
principe du droit ni celui de la production et des échanges
économiques. L'égalité ne peut valoir ni dans le domaine
spirituel (ou chacun peut et doit faire valoir ses talents et
son génie propre) ni dans les échanges économiques dans
lesquels seule la fraternité doit régner. Le slogan
révolutionnaire « Liberté - Égalité - Fraternité » est donc
séduisant, mais trompeur : il tend à présenter comme
interchangeables des notions qu'il convient de ne pas mêler.
Car si la liberté s'introduit dans la sphère de l'égalité,
elle crée des passe-droits, du favoritisme et de l'injustice.
Si elle prévaut dans le domaine économique, elle induit le
libéralisme économique fondé sur la libre concurrence.
Si l'égalité s'introduit dans la sphère de la liberté, elle
entraîne l'égalitarisme qui suscite le relativisme dans le
domaine des idées, la permissivité dans la sphère morale et
l'oecuménisme dans les affaires religieuses. Si l'égalité
s'introduit dans la sphère économique, elle génère le
communisme.
En primant dans la sphère de la liberté, la fraternité produit
l'esprit de loge ou le maçonnisme. Dans la sphère juridique,
elle déchaîne le communautarisme.
On le voit, tous les fléaux actuels sont nés de la confusion
entre les trois grands types d'activités humaines censés
correspondre respectivement à l'exercice de l'esprit, de l'âme
et du corps. Dans cette confusion matérialiste, le seul
facteur clivant reste l'argent, et les individus sont donc
tentés de vouloir appartenir à la classe la plus argentée.
On observe que les « fonctions tripartites » mise à jour par
Dumézil ne correspondent pas exactement aux « fonctions
tripartites » proposées par Steiner. Les oratores,
bellatores et laboratores exerçaient chacun
une fonction. Steiner, lui, affirme que l'Homme, parce qu'il
est un être tripartite, parce qu'il n'est pas qu'un esprit,
qu'une âme ou qu'un corps, doit pouvoir participer socialement
aux trois sphères d'activité. Ce que dit Steiner, c'est que
ces trois sphères ne doivent pas être confondues, tout comme
ne doivent pas être confondus l'âme et le corps, ou l'esprit
et l'âme.
En cela, la tripartition de Steiner paraît la seule évolution
viable de l'antique organisation sociale découverte par
Dumézil.
- Georges Dumézil. Le parcours initiatique
d'un "parasite" des sciences humaines,
interview de Didier Sanz pour Autrement, Passion du
passé. Paris, 1987. p.57.
- G. Orwell, 1984, Gallimard, 1972, p. 286.
(FG) On consultera également avec profit les liens ci dessous
où R. Steiner traite du sujet:
- Triarticulation
ou ordonnancement en états
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