Michel Joseph LA TRIPLE ORGANISATION DE LA VIE EN SOCIETE

Institut pour une triarticulation sociale
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2. • Les deux « lois fondamentales »


2.1 • La loi sociologique fondamentale
Lorsqu'on applique la méthode goethéenne à l'observation de la vie sociale actuelle, deux caractéristiques fondamentales apparaissent, qui au premier abord, peuvent sembler tout à fait contradictoires. On découvre tout d'abord que l'humanité depuis le xv e et surtout le xv:fr, siècle est entrée dans un nouveau type de civilisation et de société, fondées sur le développement de l'individualisme. Certes, on voit combien les anciens liens du sang et de la nation gardent encore une énorme importance et influence, mais ils ont déjà en grande partie perdu le caractère sacré qu'ils avaient à l'origine. Ce qui, à la place, semble être devenu sacré, c'est la vie de l'individu, c'est-à-dire son droit à être celui qu'il est, hors de tout groupe constitué, naturel ou idéologique. Ceci entraîne que la véritable dignité de l'homme se fonde désormais sur la liberté en tant qu'individu. C'est là tout l'essentiel, et les lois que promulgue le droit, de même que celles qui s'appliquent à l'économie n'existent que pour garantir cette dignité essentielle de l'individu. Tel est le sentiment qui domine aujourd'hui et que Rudolf Steiner, il y a un siècle, appelait une loi sociologique fondamental
Cette loi qu'on pourrait aussi appeler celle de l'individuation fut énoncée en 1898 dans deux articles auxquels il avait donné le titre de : - "La question sociale" et "Liberté et société" ( 15 ). Son point de départ était la critique d'une tendance de la philosophie et de la sociologie qui veut simplement transplanter les résultats du darwinisme sur son sujet d'étude, c'est-à-dire sur l'homme. "Un simple transfert des lois darwinistes à l'évolution de l'humanité ne saurait conduire à des conceptions satisfaisantes" disait-il. Dans le règne humain, il s'agit de chercher des lois conçues dans l'esprit du darwinisme mais qui soient spécifiques de ce règne — pour êtrevraiment dans l'esprit du darwinisme, il faut donc qu'elles soient propres à l'évolution de l'humanité. Rudolf Steiner analysait à titre d'exemple le livre de Ludwig Stein La question sociale à la lumière de la philosophie» (1897). L'histoire de la société humaine et des institutions, pleine d'observations pertinentes, y est présentée de façon à illustrer les lois darwinistes d'adaptation et de lutte pour la vie. L'article « liberté et société . paru dans le n° 29 et 30 du Magazin für Literatur en 1898 — dont Steiner était en même temps le directeur — est la suite den la question sociale et permet à son auteur d'énoncer sa loi sociologique fondamentale où s'exprime tout son individualisme éthique (ou anarchiste).
Ludwig Stein a mis en évidence le fait essentiel de l'évolution des institutions sociales : "elles naissent de telle sorte que les intérêts de l'individu humain passent à l'arrière plan alors que ceux de la communauté sont particulièrement pris en compte. De ce fait, ces institutions revêtent en un premier temps une forme qui ne peut qu'être combattue lors du déroulement ultérieur de leur évolution. Si, par la nature même des faits, rien, dès l'aube de la civilisation, n'avait entravé l'effort de l'individu dans la mise en valeur sur tous les fronts de ses forces et capacités, le mariage, la propriété, l'Etat, etc. n'auraient pu se développer comme ils l'ont fait. La guerre de tous contre tous aurait empêché toute forme d'union". Par exemple, à l'aube de la civilisation, cette propriété privée qui permet à l'homme de valoriser son individualité n'existait pas. Toutes les institutions de la société ont eu, dès le commencement de la civilisation, une forme dans laquelle l'intérêt de l'individu était sacrifié à celui de la collectivité comme à Sparte, où les individus faibles étaient exposées à la mort afin qu'ils ne soient pas une charge pour la collectivité.
Mais dans la suite de l'évolution, l'individu s'est efforcé de faire
valoir ses besoins face à ceux de l'ensemble. L'évolution historique
s'inscrit dans le cadre de cette valorisation de l'individu, commel'exprime Steiner, - "l'individu se doit de lutter contre le sacrifice de ses propres intérêts » ( 15 ) . A notre époque, les sociétés doivent devenir des moyens d'évolution des individualités.
"L 'Etat, par exemple, doit être organisé de telle sorte qu'il garantisse la marge la plus grande possible au libre épanouissement de la personnalité de chacun. Les institutions générales doivent être faites de manière à ce quelles servent, non pas l'État en tant que tel, mais l'individu." ( 15 )
J. G. Fichte l'exprime un peu paradoxalement : è flat est là pour se rendre lui-même superflu peu à peu L'individu doit abolir la tutelle de la communauté et l'organiser en sorte qu'elle serve au mieux l'épanouissement de ce qui lui est personnel. Cet objectif de faire valoir les intérêts des individus face aux intérêts de la collectivité retrouve depuis le )(vie siècle dans toutes les réformes et révolutions de l'Etat.
Reprenant alors l'évolution historique de chaque institution sociale, Steiner observe que toutes se personnalisent, s'individualisent de plus en plus. Par exemple, la tendance de la première institution, le mariage, est une personnalisation s'intensifiant sans cesse car se complexifiant avec des facteurs psychologiques, c'est une lutte pour l'individualité. De même pour la propriété, et également pour l'évolution de la langue, du style de plus en plus personnel, et, d'une manière générale, pour le droit.
Steiner énonce alors ce qu'il appelle "la loi sociologique fondamentale de l'évolution de l'humanité qui, avec une nécessité logique, s'impose à partir de tout cela":
"A l'aube de toute civilisation, l'humanité cherche à faire naître des groupements sociaux ; au nom de l'intérêt de ceux-ci, on sacrifie  tout d'abord l'intérêt de l'individu ; mais la suite de l'évolution débouche sur la libération de l'individu par rapport aux intérêts des groupes et sur le libre épanouissement de ses besoins et forces ( 16 )."
Il s'interroge ensuite sur les conséquences de ceci :  "Quelle
forme d'Eut et de société peut être le seul objectif valable si toute l'évolution sociale débouche sur un processus d'individuation ? ( 16 )" Il reproche à Ludwig Stein un compromis paresseux entre socialisme et individualisme, entre communisme et anarchisme, qui l'amène par exemple à proposer une socialisation du droit subordonnant consciemment les intérêts des individus à ceux d'un ensemble commun plus grand, jusqu'à l'Etat et, finalement, à tout le genre humain. La réponse est que nous tendons vers des institutions individualistes, vers une communauté qui ne cherche rien pour elle et veut tout pour les individus.
2.2 • La loi sociale fondamentale
L'autre caractéristique de notre vie sociale actuelle semble dire l'exact contraire de ce que nous livre la première observation. On observe en effet une société industrielle construite sur les principes de la division du travail et de la globalisation mondiale (mondialisation). Ici l'individu semble totalement nié puisque le travail qui était l'expression sacrée de son intériorité s'est entièrement extériorisé mécanisé, dépersonnalisé, vidé de sa dimension spirituelle. Le travail, expression supérieure des facultés individuelles de chacun, s'est "émietté", il est désormais "en miettes" pour reprendre l'expression de Rémy Chauvin. Or ce phénomène représente tout à la fois le pire et le meilleur. Finie l'époque où l'artisan créait son oeuvre du début à la fin, y mettant toute son âme. Le travail rationalisé A, travail à la chaîne et en équipes a pris la place du Grand ( Il en résulte pour les individus la pire frustration imaginable et le risque très réel que leur travail ne soit plus considéré qu'en termes de rentabilité, tout comme on le fait d'une simple marchandise. Le premier réflexe du travailleur est dès lors de vouloir sauver sa dignité personnelle en négociant au plus haut la valeur marchande de son travail. Mais ce faisant, il s'enfonce encore plus, dans le processus de "marchandisation" (réification, ce qui est précisément le paradoxe de la question sociale. Car la grande chance qu'offre par contre à l'homme l'organisation industrielle du travail, c'est de lui trouver un nouveau centre de gravité, non plus enraciné dans son égoïsme individuel, mais dans l'expérience vivante et la conscience intérieure qu'il peut avoir des communautés dans lesquelles il vit : communauté de vie (famille), communauté de travail (collègues), communauté d'apprentissage (école), communautés d'affinités (amis), etc. Chaque communauté s'agrandit selon des cercles concentriques croissants, par synergie — les deux plus grandes ultimes étant probablement celle des consommateurs et celle des producteurs. Or la chance actuelle précisément, qui peut s'offrir à l'humanité, c'est l'élargissement de sa conscience à celle de chacune des communautés dans lesquelles chaque individu est impliqué. Ceci se manifeste particulièrement dans l'économie où chacun ne peut retrouver la dignité de son travail qu'en le considérant à travers le prisme des infinies complémentarités : chaque travail ne prend son sens que s'il est considéré dans ses rapports avec le travail qu'effectuent tous les membres de la communauté. Ainsi ce que chacun fait ne s'éclaire que si chacun le fait avec les autres et même pour les autres. Et inversement, ce que nous recevons en retour ne peut provenir que du cercle des autres. Autrement dit, la société industrielle est organisée de telle sorte qu'elle conduit objectivement à l'altruisme ou fraternité dans l'économique. C'est ce que Steiner appelle la loi sociale fondamentale et qu'il énonce en 1905 pour la première fois dans le cadre d'un article intitulé « Science spirituelle et question sociale" ( 17 ) .
L'égoïsme inné de la nature humaine a pour effet qu'aujourd'hui ne sont plus recherchées des formes sociales bonnes, mais celles qui permettant à chacun de jouir pour lui-même des fruits de son travail de disposer à son gré de la plus grande partie de son salaire.
Face à cette situation, Steiner cherche à énoncer les lois véritables de toute coopération entre les hommes telles qu'elles se fondent sur une connaissance du monde dans sa réalité spirituelle.
La grande loi sociale que la science spirituelle met en lumière est celle-ci :
"Le vrai bonheur d'un ensemble d'hommes travaillant en commun, est d'autant plus grand qu'est réduit le profit personnel que chacun peut tirer de son travail, c'est à dire qu'il cède de son profit à la communauté, et que ses besoins sont assurés non par son propre travail mais par celui des autres membres de la collectivité ( 18 ) ."
Steiner insiste sur l'objectivité, le nécessité d'airain de cette loi fondamentale. Il ne s'agit pas d'un précepte de morale universelle ni d'un principe d'altruisme idéal selon lequel chacun doit mettre son travail au service de tous. Chacun doit être entretenu par l'ensemble de la production des autres. Il observe à l'appui que toute collectivité s'effondrerait immédiatement si le travail de chacun ne confluait pas vers l'ensemble.
"Mais l’égoïsme humain vient toujours se mettre en travers de cette loi. Il cherche à tirer de la production individuelle le plus de bénéfice possible. Et la richesse qui de la sorte naît de 1 égoïsme est ce qui provoque finalement misère, disette, pauvreté. C'est dire que la part des institutions humaines qui s'oppose à la vraie pratique, c'est celle qui dans les calculs pratiques » s'inspire de l'égïsme, du sien ou de celui de l'autre ( 19 )."
Comment, cependant trouver des êtres humains qui trouvent le moyen d'échapper à l'égoïsme ; chose pratiquement impossible quand on croit travailler pour soi ! Cela n'est réalisable que si la communauté pour laquelle l'homme travaille est quelque chose de plus qu'une simple addition d'individus, mais qu'elle lui semble importante pour lui, qu'elle soit conforme à son désir, à sa volonté.
"Elle doit avoir un esprit, une mission, et chacun doit vouloir contribuer à ce que cette mission s'accomplisse. Une notion plus ou moins vague de progrès abstrait ne peut pas répondre à cette mission. Là où elle serait seule à régner, les individus, les groupes ne verraient pas a quoi peut servir leur travail, si ce n'est à créer du profit pour ceux qui y trouvent leur compte. Une vraie communauté doit posséder un esprit assez puissant pour animer jusqu'au moindre de ses membres( 19 )."
Contrairement à l'esprit collectif ancien qui tolérait par exemple l'esclavage ou toute autre forme d'exploitation, notre époque a pour tâche de créer une situation telle que chacun fournisse volontairement son apport.
Pour cette même raison une théorie purement économique comme vision idéaliste des choses ne peut prévaloir à elle seule contre les forces de l'égoïsme. Selon Steiner, la seule aide contre l'égoïsme individuel,
c'est une conception spirituelle du monde qui s'impose d'elle-même, par l'enrichissement qu'elle apporte aux pensées, au     r. à la volonté, bref à toute l'âme. La
foi qu'avait Owen en la bonté native de l'homme était en partie juste, en partie erronée. Il est exact qu'en
chaque homme sommeille un moi supérieur qui peut être éveillé. Mais il ne peut être tiré de son sommeil que par une conception du monde qui aboutisse à ce qui a été dit plus haut (contre l'égoïsme). Alors un organisme comme celui qu'avait conçu Owen peut prospérer. Mais si l'on met ensemble des êtres humains qui ne remplissent pas au préalable cette condition, les éléments sains de l'organisme tôt ou tard se gâteront. Ne recherchant que le bien-être matériel, ils renforceront régoisine et aboutiront à créer misère, disette, pauvreté ( 20 ) .
Autrement dit, on ne peut apporter du pain à une collectivité qu'en lui donnant des idées !
Est-ce là une utopie ? En fait, Steiner ramène ce problème social à la connaissance des vérités de base à une suffisante connaissance de l'homme • Les votes des parlements, les mesures gouvernementales, ne peut d'en haut rien répondre à l'esprit de cette grande loi sociale.
Seules des actions individuelles, même minimes, pourront aboutir à un assainissement durable pour l'ensemble de la société.
Chacun peut déjà individuellement agir dans sa sphère conformément à cette loi. Quelle que soit la situation dans laquelle on se trouve, on peut s'y employer, que les résultats en soient infimes ou agissants.
L'essentiel en tout cas, c'est que chacun s'efforce d'acquérir une conception du monde ouverte aux réalités de l'esprit. La science spirituelle pourra ouvrir ces perspectives à tous à mesure qu'elle prendra des formes qui correspondent toujours mieux à ce qu'elle contient en germe, à ce qu'elle possède déjà. Par elle, chacun pourra comprendre qu'il n'est pas né par hasard en tel lieu, à telle époque, mais que la loi spirituelle des causes — le karma — l'a placé nécessairement là où il se trouve. Il pourra comprendre le bien-fondé d'un destin qui l'a fait naître dans la communauté où il vit. Il pourra se rendre compte aussi que les facultés qu'il possède ne lui sont pas échues au hasard mais qu'au sein de la loi des causes elles ont un sens. Il pourra enfin avoir de tout cet enchaînement une compréhension si vivante qu'elle ne reste pas une notion froide mais qu'elle emplisse son âme de vie intérieure. Le sentiment de chacun que son existence prend une signification supérieure quand elle devient constructive à la place qu'il occupe et au moyen des facultés qu'il possède imprimera à toutes ses forces une forte impulsion et pour lui, agir dans cette direction deviendra aussi naturel qu'en un autre domaine manger et boire. Finalement chaque individu saisira quels liens le rattachent à la communauté humaine à laquelle il appartient unissent à d'autres cette communauté. Cette synergie est ressentie au bout du compte comme un ensemble spirituel porteur d'une destinée commune, celle de réaliser la mission du genre humain» ( 21 ) .                   
Nous verrons plus loin que ce qui est décrit ici correspond en fait au principe de fraternité objective dans le domaine de la vie économique.
Selon Steiner toute l'évolution terrestre prend alors tout son sens. Il n'y a pas là de recette. car c'est tout simplement en approfondissant leur connaissance en progressant dans la science de l'esprit que les hommes découvriront comment agir pour réaliser le progrès social. A l'avenir il deviendra progressivement possible que tous les hommes participent librement, à partir d'une démarche autonome à ces connaissances d'où pourront résulter les résultats concrets recherchés.
Steiner insiste ici sur la mutation de la culture qui s'est opérée tout au long de l'histoire, celle dont il parlait déjà en 1898. Le processus d'individuation prend souvent aujourd'hui les formes caricaturales de l'égoïsme. On retrouve ici les conditions poséesdans La Philosophie de la Liberté - afin que se développe un individualisme éthique. Celui-ci pourra véritablement s'épanouir si une connaissance de l'homme authentique l'accompagne. D'où l'importance d'une pédagogie sociale et d'un art social dont la tripartition va constituer le fondement

vers chapitre 3

( 15 ) — Voir note 1 «liberté et société», un revue Tournant n° 77 (mai 1999) pp. 8 et 9
( 16 ) — Ibid, Tournant n° 77 p. 9
( 17 ) — cf. note 2, Tournant n° 76, pp. 4 à 7
( 18 ) — Ibid. Tournant n° 76 p. 4
( 19 ) — Ibid. Tournant n° 76 p. 5
( 20 ) — Ibid. Tournant n° 76 pp. 5 et 6
( 21 ) — Ibid. Tournant n° 76 p. 6

Extrait de Michel JOSEPH
LA PHILOSOPHIE ET LA PÉDAGOGIE SOCIALE DE RUDOLF STEINER
DE LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE STEINERIENNE COMME EXPÉRIENCE DE L'ESPRIT SA RÉALISATION DANS L'ANTHROPOSOPHIE, LA PÉDAGOGIE WALDORF ET L'ART SOCIAL
These de doctorat en Philosophie Paris VM annee 1999/2000 Directeur de diese : Rene Scherer