Extrait du livre :
Welt im Umbruch. Ordnungspläne,
Nationalitätenfrage,und die Haltung Rudolf Steiner
während der Ersten Weltkrieges.
[Monde en révolution. Planifications d’ordre, question
de nationalité et l’attitude de Rudolf Steiner pendant
la première Guerre mondiale],
Freies Geistesleben, Stuttgart, 2014
trad. F. Germani
|
Markus
Osterrieder
Synarchie
et domination mondiale
Les
"Protocoles des Sages de Sion" dans le
contexte de la politique d'alliance et de la
clandestinité occulte, 1880-1912
|
I.
Le 7
juillet 1920, le quotidien de langue russe Varšavskoe
slovo (Parole de Varsovie) publiait un
article intitulé "Esquisses d'un Décaméron
russe. Magiciens et sorciers à la cour du tsar"
sous la plume d'un certain Acheron. Il y
affirmait que l'occultiste français Papus
(Gérard Encausse, 1865-1916) avait rédigé un
"rapport très précis" sur les activités du
thaumaturge Maître Philippe de Lyon (Anthelme
Nizier Philippe, 1849-1905) à la cour du tsar,
"qui prouvait [ . ... ] que Philippe appartenait
à une loge maçonnique secrète et qu'il s'était
fixé pour objectif, en gagnant la confiance de
Nicolas II, d'anéantir ce dernier et toute sa
famille". De plus, Papus aurait joint "les
procès-verbaux des réunions secrètes des loges
maçonniques [ ... ] de différentes parties de
l'Europe", de sorte que Petr Račkovskij aurait
pu utiliser le rapport comme base de la
fabrication des Protocoles des Sages de Sion.1
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Cette
première mention d'un non-juif comme auteur
possible des Protocoles n'a été reprise que de
manière isolée par les chercheurs2 ,
mais la plupart du temps, en se référant à la
fascination de l'occulte et au détriment de la
recherche historique et philologique, elle a été
jugée comme une simple mystification.3
Une étude du contexte occulte et politique ainsi
que du cercle de personnes dans lequel Papus a
évolué de 1880 à sa mort en 1916 ne peut
certainement pas résoudre l'énigme de la
paternité des Protocoles. Mais elle
permet de jeter une lumière éclairante sur ce
milieu d'où sont issues nombre de
représentations et de motivations
sociopolitiques et conspirationnistes qui sont
exposées dans les Protocoles.
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Vers
1890, Papus avait les mains dans une multitude
de casseroles occultistes, poussé par l'ambition
de rassembler sous sa direction toutes les
sociétés initiatiques de France;4
seule la franc-maçonnerie régulière lui restait
fermée. En 1891, Papus avait donné un cadre
organisationnel à l'Ordre Martiniste, qui
existait déjà sous des formes préliminaires
depuis 18875. L'Ordre Martiniste,
dérivé du "Philosophe Inconnu" Louis Claude de
Saint-Martin, s'est rapidement répandu dans une
grande partie de l'Europe et a aussi trouvé un
certain écho parmi la noblesse russe.6
Parmi ses adeptes se trouvaient les grands-ducs
de la lignée Romanov-Holstein-Gottorp, Nikolaj
Nikolaevič et son frère Petr Nikolaevič, ainsi
que leurs épouses monténégrines, Anasta-sija
(Stana, 1868-1935) et Milica (1866-1951), fille
du roi monténégrin Nikola I Petrović-Njegoš
(1841-1921).
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Papus n'avait absolument aucune
raison d'écrire de façon désobligeante sur Maître
Philippe, car ce dernier était son propre "Maître
spirituel".7 Lorsque, lors de son premier
voyage en Russie de décembre 1899 à janvier 19008,
Papus fit l'éloge de son "Maître" lors d'une
conférence ésotérique à Saint-Pétersbourg, sans le
nommer, cela suscita une grande curiosité parmi les
auditeurs, parmi lesquels se trouvaient les deux
Monténégrines ; peu après, un martiniste russe révéla
l'identité de Philippe.9
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Philippe souligna dans le cercle
familial qu'il devait "les relations avec les grands
princes" à Papus.10 Mais la réputation de
Maître Philippe devait aussi profiter à l'Ordre
martiniste et à Papus. Dans ses Mémoires, Victor-Émile
Michelet, membre du Suprême Conseil dans l'Ordre
Martiniste, remarquait en 1937 qu'un grand
nombre de princes des Balkans (notamment dans les
royaumes de Roumanie, de Serbie et du Monténégro11)
étaient martinistes, même si Michelet regrettait dans
la foulée que les gouvernements français n'aient pas
su profiter de cet avantage.12
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1 Acheron : Očerki iz
Rossijskogo Dekamerona. Kolduni i kudesniki pri
carskom dvore, in : Varšavskoe slovo, 7 juillet 1920 ;
cité d'après Cesare G. De Michelis : Il manoscritto
inesistente. I "Protocolli dei savi di Sion". Un
apocrifo de XX secolo. Venezia 1998, p. 105 et
suivantes. L'article réchauffait en substance des
accusations contre Maître Philippe que le chef de la
police russe à l'étranger à Paris, Petr Račkovskij,
répandait depuis 1902 dans la presse française contre
le "nouveau Cagliostro" de "race israélite", "une arme
dans la main des francs-maçons". Papus avait alors
défendu publiquement Maître Philippe contre ces
accusations. Cette campagne coûta son poste à
Račkovskij. Henri Rollin : L'Apocalypse de notre
temps. Les dessous de la propagande allemande d'après
des documents inédits. 1ère éd. Paris 1939, ici Paris
1991, p. 462-471 ; Alex Butterworth : The World That
Never Was. A True Story of Dreamers, Schemers,
Anarchists and Secret Agents. Londres 2011, p.
376-378.
2 Par exemple de Rollin :
L'Apocalypse, p. 453 ; James Webb : The Occult
Establishment. Glasgow 1981, p. 243-253 ; Robert Wolfe
: Remember to Dream. A History of Je-wish Radicalism.
New York 1994, p. 120-135.
3 De Michelis : Il manoscritto
inesistente, p. 107.
4 Gérard Galtier : La Maçonnerie
égyptienne, Rose Croix et néo-chevalerie. Monaco 1989,
p. 294.
5 Marie-Sophie André, Christophe
Beaufils : Papus. Biographie. La Belle Epoque de
l'occultisme. Paris 1995, p. 57.
6 Andrej Serkov : Istorija
russkogo masonstva 1845-1945. Saint-Pétersbourg 1997,
p. 67-90 ; Viktor Bračev : Čekisty protiv
okkul'tistov. (Okkul'tno-mističeskoe podpol'e v SSSR).
Moscou 2004, p. 42-62.
7 Philippe Encausse : Sciences
occultes, ou, 25 années d'occultisme occidental.
Pa-pus, sa vie, son œuvre. Paris 1949, p. 135 et
suivantes, 209 et suivantes, 357.
8 Serge Caillet : Monsieur
Philippe, l'ami de Dieu. Paris 2000, p. 85.
9 En 1904, Papus s'est justifié
dans une lettre à Philippe, affirmant qu'il n'avait en
fait pas voulu révéler son identité. "Le ciel m'est
témoin qu'en Russie, je vous ai fait aimer sans vous
nommer et que c'est l'indiscrétion d'un Martiniste qui
a fait connaître votre nom aux puissants de là-bas".
Cité par Philippe Encausse : Le Maître Philippe de
Lyon. Thaumaturge et homme de Dieu, ses prodiges, ses
guérisons, ses enseignements. Il reste à savoir si
Papus n'a pas provoqué une indiscrétion ciblée pour
gagner ainsi en influence.
10 Receuil de Papus, cité par
Caillet : Monsieur Philippe, p. 218.
11 Papus était aussi familier
avec la reine serbe Natalija qu'avec la reine roumaine
Elisabeta. Maria di Romania : La storia della mia
vita. Milano 1936, p. 171, 382 ; Louis de Maistre :
L'énigme René Guénon et les "Supérieurs In-connus".
Contribution à l'étude de l'histoire mondiale
"souterraine". Milan 2004, p. 636 et suivantes ;
André/Beaufils : Papus, p. 66.
12 Victor-Émile Michelet : Les
Compagnons de l'hiérophanie. Souvenir du mouve-ment
hermétiste à la fin du XIXe siècle, 1ère éd. Paris
1937, ici réédité à Nice en 1977, p. 102.
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Papus
n'était donc pas du tout hostile à l'action de
Philippe en Russie - bien au contraire, il était
depuis des années, comme son "maître spirituel",
un partisan résolu d'une alliance militaire
entre la France et la Russie. Déjà à l'occasion
de l'accession au trône de Nicolas II en
novembre 1894, Papus avait exprimé dans une
adresse au jeune tsar le souhait que la France
et la Russie restent à jamais jumelées.13
Maître Philippe fut également le conseiller
politique du couple impérial ; il se prononça
par exemple contre une constitution pour
l'empire tsariste, car une telle constitution
entraînerait la chute du pays et de sa dynastie,
comme le rappelait encore le 14 décembre 1916 la
tsarine Alexandra à son mari : "Pense que même
M. Philippe a dit qu'il ne fallait pas accorder
de constitution, car ce serait ta ruine et celle
de la Russie. Et tous les vrais Russes parlent
ainsi".14
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Les
visites de Papus et de Maître Philippe devaient
notamment servir à renforcer l'Entente
franco-russe, surtout parce que Papus
s'attendait à une guerre prochaine contre
l'Allemagne, qui, selon lui, se dessinait déjà
clairement dans l'astral.15 Philippe
Encausse entendit son père, peu avant sa mort en
1916, déclarer avec confiance que l'alliance
franco-russe tiendrait, car il s'était assuré de
la fidélité du tsar à l'alliance : "M. Philippe
et moi avons fait du bon travail là-bas "16.
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Le
martiniste Michelet écrit à propos des activités
de Maître Philippe en Russie qu'il a exercé
"avec Papus une influence trop considérable sur
la politique européenne" pour pouvoir passer
cette influence sous silence : "Philippe
appartient à l'Histoire secrète et le rôle qu'il
y jouera n'a pas été raconté avec exactitude. Il
ne le sera peut-être jamais. Ce qui semble
certain, c'est que si le gouvernement français
et ses diplomates avaient été moins sots, s'ils
avaient aidé Philippe au lieu de le persécuter
stupidement, le dernier couple impérial de
Russie ne serait pas tombé au pouvoir de
Raspoutine, et l'inévitable révolution
bolchevique eût été retardée "17.
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13 Adresse du Syndicat des
magnétiseurs, masseurs, médiums, guérisseurs à sa
Majesté l'Impératrice de Russie, in : L'Initiation
1894 ; cité par André/Beaufils : Papus. S. 173.
14 A.A. Polovcev : Dnevnik, in :
Krasnyj archiv. Bd. III, 1923, p. 198-199 ; trad.
Joachim Kühn (éd.) : Aleksandra Fëdorovna. La dernière
tsarine. Ses lettres à Nicolas II et ses journaux
intimes de 1914 à son assassinat. Berlin 1922, p. 218.
15 "Des clichés assez nombreux
concernant une guerre possible entre la France et
l'Allemagne traversent en ce moment le plan astral et
sont perçus plus ou moins nettement par les voyants.
... nous retiendrons toutefois une vision très nette
annonçant la déclaration de guerre pour le 21 février
1906... espérons encore que tout s'arrangera
pacifiquement." L'Initiation, janvier 1906 ; cité
d'après André/Beaufils : Papus, p. 249.
16 Encausse : Le Maître Philippe,
p. 96.
17 Michelet : Les Compagnons de
l'hiérophanie, p. 100-101. Des propos similaires ont
également été affirmés par le martiniste de premier
plan et patriarche de l'Église Gnostique de France,
Jean Bricaud (Tau Jean). Encausse : Le Maître
Philippe, p. 96.
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II.
Des
décennies avant le début de la guerre, Papus
avait déjà rencontré une telle partisane de
l'alliance entre l'Allemagne et la France :
la Grande Française, la journaliste et
écrivaine Juliette Adam, née Lamber (1836-1936),
a fait la connaissance d'une partisane de
l'Entente entre la France et la Russie. Ardente
germanophobe revancharde, Juliette Adam fut
toute sa vie une adversaire implacable de
Bismarck et de l'Empire allemand. En 1868, elle
s'était unie en secondes noces avec l'avocat et
fondateur du Crédit foncier, Antoine
Edmond Adam (1816-1877). C'est à peu près à
cette époque qu'Adam adhéra à la loge La
Clémente Amitié18 , alors la
plus importante du Grand Orient de France.
En 1877, la loge comptait environ 250 membres,
dont Gambetta (depuis 1869) et l'avocat Maurice
Joly (1829-1878)19 , auteur de la
satire Dialogue aux Enfers entre Montesquieu
et Machiavel (1864), qui deviendra l'un
des modèles littéraires des Protocoles20
.
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Avec
son journal La Nouvelle Revue, fondé en
1879, Adam, qui était depuis lors sur toutes les
lèvres de la vie culturelle parisienne, veilla,
d'abord en tant qu'éditeur, puis en tant que
personne influente au sein du comité directeur
du journal, à préparer le terrain journalistique
pour une future alliance franco-russe, sans
laquelle la revanche n'était pas envisageable. 21
Adam fut aidé par le fait que les panslavistes
en Russie étaient tout aussi intéressés par un
rapprochement avec la France, d'une part contre
l'influence de l'Autriche-Hongrie dans les
Balkans, mais aussi pour gagner un allié dans le
Great Game (Grand Jeu)
contre l'Empire britannique. Certes, Adam
saluait l'idée d'une "fédération des peuples
latins" et était prêt à œuvrer "pour
l'établissement du panlatinisme contre les
dangers du pangermanisme ou du panislamisme",
"mais je vous avoue qu'en vue d'intérêts
immédiats de politique actuelle, je suis
slavophile".22 A ses yeux,
l'alliance entre la France et la Russie était
presque une "alliance mystique".23
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D'étranges
communautés de circonstance se retrouvent vers
1890 autour de l'espoir d'une alliance avec la
Russie : des francs-maçons à tendance socialiste
et républicaine, proches du Parti radical, des
monarchistes catholiques et des clercs
ultramontains, des antisémites convaincus comme
Édouard Drumont (auteur du pamphlet La
France juive, Paris 1886), des
panslavistes et des conservateurs partisans de
l'autocratie tsariste.
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18 Michel Gaudart de Soulages :
Hubert Lamant, Dictionnaire des francs-maçons
français. Paris 1995, p. 63. Pour la biographie
d'Adam, voir Saad Morcos : Juliette Adam. Le Caire
1961 ; Anne Hogenhuis-Seliverstoff : Juliette Adam,
1836-1936. L'instigatrice. Paris 2002.
19 Eric Saunier (éd.) :
Encyclopédie de la franc-maçonnerie. Paris 1999, p.
150.
20 Dès 1868, l'écrivain et agent
de police prussien Herrmann Goedsche (1815-1878)
plagiait le livre de Joly (dont la traduction
allemande avait été publiée en 1865) dans son roman
trivial Biarritz, écrit sous le pseudonyme de Sir John
Retcliffe. Dans le chapitre intitulé "Au cimetière
juif de Prague", Goedsche décrivait comment des
représentants fictifs des douze tribus d'Israël
faisaient état, lors d'une de leurs réunions
annuelles, des progrès de leur plan à long terme
visant à établir la domination mondiale. Les
discussions des dirigeants juifs portent sur des
thèmes et des idées tirés du Dialogue de Joly.
Biarritz est considéré comme une source importante des
Protocoles. Cf. Hans Speier : The Truth in Hell.
Maurice Joly on Modern Despotism, in : Polity 10/1,
1977, p. 18-32, ici p. 26.
21 Marie-France Hilgar : Juliette
Adam et la Nouvelle Revue, in : Rocky Mountain Review
of Language and Literature 51, 1997, p. 11-18.
22 Juliette Adam à M. Gromier, 15
août 1882 ; cité par Morcos : Juliette Adam, p. 510.
23 Juliette Adam en 1897 dans Le
Matin, cité d'après Georges Michon : L'alliance
franco-russe, 1891-1917. Paris 1927, p. 68.
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L'engagement
en faveur d'une alliance franco-russe a
rapproché Juliette Adam de Papus et des cercles
du milieu occulte parisien qu'il dominait. Anna
de Wolska, féministe militante d'origine
polonaise et maîtresse de Papus depuis 188824
, réussit à convaincre Adam, au début des années
1890, de participer à des séances de spiritisme
rue de Trévise et de rédiger des articles pour
la revue L'Initiation. Papus mentionnait
déjà Adam en 1891/92 comme membre de son Groupe
Indépendant d'Études Ésotériques, qu'il
avait fondé après avoir quitté la Société
Théosophique d'Elena Blavatskaja, et il ne
tarissait jamais d'éloges sur son travail.
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La
compagne de Papus était la fille de l'ingénieur
et activiste social Calixte de Wolski (Kalikst
Wolski, 1816-1885), issu de la noblesse
terrienne de Potoczek (province de Lublin), qui
s'était réfugié en France dans sa jeunesse après
l'insurrection de novembre 1831. Expulsé de son
pays en raison de ses opinions socialistes, il
se rendit en Amérique et contribua en 1855 à la
fondation de la commune sociale utopique de La
Réunion au Texas, inspirée par Fourier.25
Wolski écrivit un livre intitulé La Russie
juive (1887) pendant les pogroms des
années 1880 dans l'empire tsariste, dans lequel
il reprochait aux juifs d'être en fin de compte
eux-mêmes responsables des persécutions. En se
référant aux écrits Kniga kagala. Materialy
dlja izučenüa evreiskogo byta (Le livre du
kahal. Matériaux pour l'étude de la vie juive,
1869) et Kniga kagala. Vsemirnyj evreiskü
vopros (Le livre du kahal. La question
juive globale, 1879) du converti Iakov Brafman
(1825- 1879)26 , Wolski qualifiait
l'institution administrative du kahal de
despotisme (ce que les Protocoles
devaient reprendre27) et prétendait
dévoiler le but et les motivations internes des
Juifs. En s'appuyant sur le chapitre de Goedsche
intitulé "Au cimetière des Juifs à Prague", tiré
du roman Biarritz,28 , il a
pris pour exemple le discours fictif d'un "grand
rabbin", prononcé lors d'une "réunion secrète"
au cours de laquelle les Juifs auraient dévoilé
leurs désirs de domination mondiale, présents
depuis toujours : "Lors donc que nous serons
rendus les uniques possesseurs de tout l'or de
la terre, la vraie puissance passera entre nos
mains, et alors s'accompliront les promesses qui
ont été faites à Abraham". 29
|
En
janvier 1882, Adam se rendit en Russie afin de
trouver des alliés pour ses projets. Elle avait
pu nouer les premiers contacts avec l'aide de
son amie intime de l'époque30 et
agent de police russe Justine (Justin'ja)
Dmitrievna Glinka (1836-1918 ?), la fille d'un
diplomate russe qui observait les nihilistes
russes à Paris. C'est ainsi qu'Adam fit la
connaissance de publicistes influents comme
Mikhaïl Katkov et Ivan Aksakov, le président du
comité panslaviste.
Pendant
ce temps, Glinka ne s'intéressait pas seulement
à la politique, mais aussi à tous les phénomènes
occultes. A Paris, elle se retrouva dans les
cercles de Papus, découvrit la théosophie et fit
bientôt partie du cercle restreint de la branche
parisienne de la Société théosophique
d'Orient et d'Occident.31
|
1884
elle rendit visite à Elena Blavatskaja à
Ebersfelde, près de Würzburg ; bientôt,
l'histoire circula qu'à cette occasion, le
légendaire Maître Morya de la Loge Blanche lui
était apparu une nuit. Vsevolod Solov'ev, frère
du philosophe Vladimir Solov'ev, rapporta à
propos de celle qu'il appelait "Miss A" : "she
was continually surrounded by 'phenomena' and
miracles of all sorts [ ... ]. She did not live
in Russia, and had lodgings in Paris ; but she
was continually vanishing, no one knew where,
and was generally absorbed in some very
complicated and intricate affairs of her own
(elle était continuellement entourée de
"phénomènes" et de miracles de toutes sortes
[...]. Elle ne vivait pas en Russie, et avait un
logement à Paris ; mais elle disparaissait sans
cesse, on ne savait où, et était généralement
absorbée dans des affaires très compliquées et
très compliquées qui lui appartenaient...)"32
L'une de ces affaires compliquées consistait en
une tentative, au début de 1883, de convaincre
le tsar Alexandre III, dans un rapport secret,
que Bismarck nourrissait le projet de faire
assassiner le tsar, tout en assurant : "Votre
Majeste pourrait compter sur l'appui entier de
'l'Alliance Israelite Universelle'. Cette
Alliance est une immense force d'intelligences
et d'argent".33 Et le rôle de Glinka
dans les débuts des Protocoles et dans
la création de l'ouvrage connu sous le nom de Tajna
evrejstva (Le secret du judaïsme) est
également très "impliqué", voire controversé.34
|
24 André/Beaufils : Papus, p. 68,
91 et suivantes. Cf. également Webb : Occult
Establishment, p. 245- 248.
25 Cf. Léon Poliakov : The
History of Anti-Semitism. Suicidal Europe, 1870-1933,
Philadelphie 2003, p. 37 ; Stanley S. Sokol : The
Polish Biographical Dictionary. Profiles of Nearly 900
Poles Who Have Lasting Contributions to World
Civilization. Wauconda Il. 1992, p. 439-440.
26 John Klier : Imperial Russia's
Jewish Question, 1855-1881. Cambridge 1995, p. 169-
173, 263-288 ; Yohanan Petrovsky-Shtern : The 'Jewish
Policy' of the Late Imperial War Ministry. The Impact
of the Russian Right, in : Kritika. Explorations in
Rus-sian and Eurasian History 3/2, 2002, p. 217-254,
spéc. p. 219-227.
27 Cesare G. De Michelis : La
giudeofobia in Russia. Dal Libro del Kahal ai
Proto-colli dei savi di Sion. Torino 2001.
28 " [ ... ] nous commençons par
le discours d'un grand rabbin, prononcé à une réu-nion
secrète. Ce discours, extrait d'un ouvrage anglais
publié par sir John Readc-lif, sous le titre de
Compte-Rendu des événements politico-historiques
survenus dans les dix dernières années, dévoile la
persistance avec laquelle le peuple juif poursuit, de
temps immémorial et par tous les moyens possibles,
l'idée de 'régner sur la terre'" Kalixt de Wolski : La
Russie juive. Paris 1887, p. 3 et suivantes. Le
pseudonyme de Herrmann Goedsche était Sir John
Retcliffe.
29 Wolski : La Russie juive, p.
4.
30 Rollin : L'Apocalypse, p. 371.
31 Marie-José Delalande : Le
mouvement théosophique en France 1876-1921. Diss.
Université du Maine. Le Mans 2007, p. 723.
32 Vsevolod Solov'ev : A Modern
Priestess of Isis. Londres 1895, p. 34.
33 Gosudarstvennyj Archiv
Rossijskoj Federacii (GARF), f. 677 op. 1 d. 763, l.
1-2, cité par Henryk Baran, Lev Aronov et Dmitrij
Zubarev : K predystorii "Proto-kolov Sionskich
mudrecov". Ju. D. Glinka i ee pis'mo imperatoru
Aleksandru III, in : Novoe literaturnoe obozrenie 82,
2006, p. 169-182, ici p. 173. Le fondateur de
l'Al-liance était Adolphe Crémieux (Isaac Moïse, 179
6-1880), qui détenait également le plus haut grade
maçonnique 90° du rite Misraïm.
34 Cet écrit, apparemment rédigé
vers 1895, a été retrouvé en 1909 au département de la
police russe. Reproduit dans Youri Delevskij :
Protokoly sionskich mudrecov (Istorija odnogo
podloga). Berlin 1923, p. 123-135. Voir à ce sujet la
contribution de Michael Hagemeister "Das verschollene
Exemplar der Lenin-Bibliothek" dans ce volume. C'est
surtout James Webb : The Occult Establishment, p. 236
et suivantes, qui a tenté de mettre Glinka en relation
avec cet écrit.
|
III.
Deux
autres femmes faisaient partie de la communauté
d'opinion de Juliette Adam et Papus. La première
était la journaliste russe et agent
propagandiste de Katkov, Ol'ga Alekseevna
Novikova (1840-1925), qui depuis la fin des
années 1870, sous le nom de "M.P. for Russia",
faisait campagne à Londres avec son célèbre
collègue journaliste, l'occultiste WilLiam
Thomas Stead, en faveur d'une conciliation
anglo-russe et s'y associa avec Blavatskaja, par
intérêt spirituel et politique. Stead a consacré
un long portrait biographique à son amie
Novikova, dans lequel il a souligné ses mérites
dans la réalisation du rapprochement
anglo-russe. "Le véritable crédit de l'entente
anglo-russe n'appartient pas en premier lieu à
leurs ministres respectifs, qui peuvent être
temporairement en charge des bureaux étrangers.
Plus que quiconque ses véritables auteurs ont
été Madame Novikoff et Monsieur Gladstone, qui
il y a trente ans [vers 1879] [...] se sont
tenus épaule contre épaule pour aider cette
bonne cause". 35
|
En
1877/78, Stead à Darlington et Novikova à Moscou
avaient travaillé ensemble comme une sorte de
service de renseignements pour Gladstone.
"Madame Novikoff à Moscou était au centre du
mouvement pan-slave. Elle était en contact
étroit et constant avec M. Katkoff [ ... ] et
avec M. Aksakoff, le président du Comité
pan-slave "36 . Stead a défendu cette
cause dans son journal Northern Echo et est
devenu par la suite correspondant en Angleterre
pour le journal de Katkov, Moskovskie Vedomosti
; à cette époque, il écrivait quotidiennement à
Novikova pour la tenir au courant de l'évolution
de la situation en Angleterre.
|
L'autre
personne dans cet enchevêtrement de destins
était Catherine Radziwiłł, née Ekaterina
Rževuskaja (Katarzyna Rzewuska, 1858-1941) à
Saint-Pétersbourg.37 À l'âge de neuf
ans, elle fut envoyée par son père Adam Rzewuski
à Paris chez ses sœurs, les tantes de Catherine,
Évelyne de Balzac et Carolina Lacroix38.
Ewelina (Évelyne) Rzewuska (1801-1882), veuve
Hańska, était mariée depuis 1850 à Honoré de
Balzac. Elle comptait parmi les adeptes de
l'occultiste parisien Éliphas Lévi.39
|
Grâce
à Évelyne et Carolina, Ekaterina eut accès aux
salons parisiens, où elle fit la connaissance
des personnalités culturelles et littéraires de
l'époque, dont Juliette Adam, avec laquelle
Catherine travaillait depuis 1882, lorsqu'elle
revint à Paris après avoir quitté
Saint-Pétersbourg.
|
Dans
l'entourage de Juliette Adam à Paris, Catherine
rencontra également sa petite-cousine Marie
Victoire Saint Yves (née de Riznitch ou Riznić,
1827-1895), qui n'avait divorcé qu'en 1876
d'Eduard Fedorovič von Keller, vice-gouverneur
de Kiev et homme de confiance du tsar Aleksandr
III. Marie Victoire était mariée depuis 1877 à
l'occultiste Joseph-Alexandre Saint Yves
d'Alveydre (1842-1909), qu'elle aida à s'élever
socialement. Elle le délivra de son emploi
précédent d'employé auxiliaire au ministère
français de l'Intérieur et lui procura en 1880
la noblesse d'un marquis. Elle disposait en
outre de moyens financiers suffisants pour
financer la publication de ses Missions
en plusieurs volumes ainsi que la poursuite de
ses recherches au cours des années suivantes.
Mais le plus important était ses liens sociaux
avec l'aristocratie européenne, que Saint Yves a
pu utiliser pour diffuser ses idées sur la
"synarchie".
|
Alexandre
Saint Yves avait repris de l'éminent occultiste
français Éliphas Lévi (1810-1875) la prophétie
selon laquelle un empire universel verrait le
jour en 1879, qui établirait la paix mondiale.
En 1877, Saint Yves publia son premier ouvrage
intitulé Clefs de l'Orient sur l'ordre
social, appelé "synarchie" (harmonie des
dominations41), de l'empire universel
du futur tant attendu - les États-Unis d'Europe.
Il fut dédié au comte de Chaudordy, un des
premiers représentants d'une Triple Entente
entre la France, l'Angleterre et la Russie. Dans
ce livre et ceux qui suivirent jusqu'en 1886,
Saint Yves argumentait que l'organisme social
des États européens devait subir une
transformation radicale sous la forme d'une
triarticulation pour des raisons de
développement spirituel et occulte. Ces trois
domaines devraient devenir autonomes les uns des
autres dans le corps social national, remplacer
l'État unitaire traditionnel et former trois
"conseils" à l'échelle européenne : un Conseil
international des Églises nationales, qui
incarnerait l'"autorité" spirituelle ; un Conseil
européen des États nationaux pour gérer le
"pouvoir" extérieur ; enfin, les représentants
dirigeants de l'économie, de l'industrie et de
la finance devraient également se réunir dans un
Conseil européen des communes
nationales propre.42
|
35 W.T. Stead (éd.) : The M.P.
for Russia. Reminiscences and Correspondence of Madame
O. Novikoff, 2 vol. Londres 1909, vol. I, p. VI. Stead
ajoute que Novikova "était presque aussi familière
avec les controverses qui ont fait rage autour du
Filioque qu'avec les clauses du traité de Berlin".
36 Stead (éd.) : The M.P. for
Russia, vol. I, p. 406.
37 Lev Aronov, Chenrik [Henryk]
Baran, Dmitrij Zubarev : Knjaginja Ekaterina Radzivill
i "Protokoly sionskich mudrecov" : Mistifikacija kak
obraz žizni, dans : Novoe literaturnoe obozrenie 96,
2009, p. 76-133 ; Michael Hagemeister : "Alles nur
Betrug und Lüge" ? Faits et fictions dans la vie de
Catherine Radziwill, dans : Agnieszka Brockmann e.a.
(éd.) : Kulturelle Grenzgänge. Mélanges pour Christa
Ebert. Berlin 2012, p. 281-292.
38 Née Karolina Rzewuska
(1793/95-1885), elle fut, sous le nom de Sobańska, la
maîtresse du poète national polonais Adam Mickiewicz
et une espionne russe.
39 Célestin Valois : Balzac et le
Martinisme ou Lécrivain héraut du Temple, chapitre
"Autour de la Pologne - Madame Hanska", 8 décembre
2007, http://www.bldt.net/ Om/spip.php ? Article69 7.
40 Éliphas Lévi : Dogme et rituel
de haute magie. T. II : Rituel. 2e éd. Paris 1861, p.
330 et suivantes. L'ancien abbé Alphonse-Louis
Constant, alias Éliphas Lévi, se référait à la
doctrine des archanges comme régents du temps, que le
bénédictin Trithemius von Sponheim avait développée au
XVIe siècle à la cour de l'empereur Maximilien Ier.
41 Sur la synarchie en général,
Jean Saunier : La Synarchie. Paris 1971 ; Jacques
Weiss : La Synarchie : l'autorité face au pouvoir
depuis la préhistoire jusqu'à la prochaine paix selon
Saint Yves d'Alveydre. Paris 1967 ; Jean Saunier :
Saint Yves d'Alveydre ou une synarchie sans énigme.
Sur la persistance de l'idée de synarchie en France
sous la IVe République et le gouvernement de Vichy au
sein du "Mouvement Synarchique d'Empire", voir
Geoffroy de Charnay : Synarchie. Paris 1946 ; André
Ulmann, Henri Azeau : Synarchie et pouvoir. Paris 1968
; Annie Lacroix-Riz : Le Choix de la défaite. Les
élites françaises dans les années 1930. Paris 2006.
Généralement "conspirationniste" : Richard F. Kuisel :
The Legend of the Vichy Synarchy, in : French
Historical Studies 6/3, 1970, p. 365-398. Olivier Dard
: La Synarchie, ou : Le mythe du complot permanent.
Paris 1999.
42 Au plus tard en 1885, on
s'intéresse à l'œuvre de Saint Yves dans les rangs du
Grand Orient de France : "Nous apprenons la prochaine
fondation à l'orient de Paris d'une nouvelle Loge sous
le titre distinctif de "Synarchie". Un certain nombre
de Francs-Maçons profondément frappés du haut
enseignement social renfermé dans les livres des
Missions de M. de Saint Yves dont nous avons dit
quelques mots dans notre dernier numéro, ont résolu de
dormir un corps, au sein de la maçonnerie, à la
doctrine professée par l'illustre penseur". Le Monde
maçon-nique, avril 188 5 ; cité d'après Saunier :
Saint Yves d'Alveydre, p. 300.
|
Dans
son ouvrage ésotérique de plus de 900 pages
intitulé Mission des Juifs (1884), Saint
Yves voulait montrer comment la "synarchie
trinitaire" s'était déjà pleinement développée
dans la vie sociale du judaïsme ancien après la
sortie d'Égypte, mais avait ensuite commencé à
dégénérer en anarchie jusqu'à la naissance de
Jésus. Un Israélite, Jésus-Christ, serait
cependant aussi la promesse du futur
renouvellement social de la synarchie, lorsque
celle-ci embrassera un jour l'humanité entière.
Saint Yves a attribué aux Juifs un rôle clé
positif dans le développement et la mise en
œuvre terrestre de l'ordre social universel
divin, qui devient dans les Protocoles
les plans d'une future domination mondiale qui
sera réalisée sous un despote bienveillant de la
maison de David.43
|
C'est
de cette rencontre avec un mystérieux oriental
nommé Hardjij Scharipf Bagwandass44
que naît le livre de Saint Yves, Mission de
l'Inde en Europe, Mission de l'Europe
en Inde (1886).45 Dans cet
ouvrage, Saint Yves défendait l'idée que la
synarchie était déjà réalisée depuis longtemps
dans les profondeurs de la terre, dans les
montagnes de l'Asie intérieure, dans la "Terre
sainte de l'Agarttha", par une société
spirituellement et technologiquement
très supérieure, avec des chemins de fer et une
aviation développés, sous la direction du
"Maître de l'univers" et Souverain Pontife,
le Brahatma. L'Agarttha se révélerait à nouveau
au monde lorsque les dirigeants de ce dernier
mettraient en œuvre la loi sociale de la
synarchie dans la réalité.46
|
Dans
la deuxième partie, qui traite de la "mission de
l'Europe en Asie" et donc de questions
contemporaines, Saint Yves aborde le Great
Game, qui avait pris des allures
dramatiques en 1885/86. S'adressant aux Russes,
il écrit qu'une éventuelle victoire en Asie sur
l'Empire britannique ne serait pas comprise par
les peuples locaux comme une libération, mais
comme une nouvelle conquête, si la Russie
n'adoptait pas la loi de la synarchie pour
apporter, en même temps que la libération
politique, la rédemption sociale. De plus, la
Russie pourrait alors se joindre à l'Angleterre
et à l'Europe (par laquelle il entend surtout la
France) et former, avec les peuples d'Asie, la
Sainte Alliance, qui est à la base de toute foi
et de toute science.47
|
En
décembre 1887, Edward Robert Bulwer-Lytton,
First Earl of Lytton, est arrivé à Paris en tant
que nouvel ambassadeur britannique. Il avait
commencé sa carrière politique en 1850 en tant
qu'attaché non rémunéré de son oncle Sir Henry
Bulwer, alors ambassadeur à Washington. De 1876
à 1880, Lord Lytton a servi en tant que vice-roi
britannique des Indes et s'est particulièrement
concentré sur les relations avec l'Afghanistan.
Il termina sa carrière politique en tant
qu'ambassadeur britannique en France
(1887-1891), où il se fit aussi un nom en tant
que poète (nom de plume Owen Meredith), à
l'instar de son célèbre père, Edward
Bulwer-Lytton, qui connaissait bien le monde de
l'occulte. Il traduisit lui-même l'hommage de
Saint Yves à la reine Victoria, Poème de la
Reine Lord Lytton devait poursuivre les
négociations avec Jean-Baptiste Damaze de
Chaudordy (auquel Saint Yves avait dédié ses Clefs
de l'Orient), mais ce dernier les faisait
dépendre de l'entrée de la Russie dans
l'Alliance. Lytton, qui s'était encore prononcé
en 1877/78 pour une guerre avec la Russie sur la
question de l'Afghanistan,48 songea
alors jusqu'à sa mort en 1891, comme le prince
de Galles Edward VII, Lord Salisbury et Randolph
Churchill, à une amélioration des relations
entre les deux empires.
|
Aux
yeux de Saint Yves d'Alveydre, le rapprochement
entre Russes et Anglais était un préalable à
l'union mystique et synarchique des souverains
européens avec le "temple universitaire de
l'Agarttha". 49 La réorganisation
sociale à l'aide de la synarchie devait être
présidée par le Souverain Pontife,
auquel Saint Yves consacra ses quatre livres sur
les "missions" synarchiques : "Ainsi, la
synarchie peut s'accomplir ex cathedra, sous
l'égide du Souverain Pontife européen, redevenu
accessible à tous les Judéo-Chrétiens sans
exclusion de cultes, d'universités ni de
peuples. Cette réorganisation supra-nationale
est la clef de voûte possible de tout l'État
Social européen. "50 Dans l'utopie
sociale des Protocoles, le rôle du
"Brahatma" Souverain Pontife est
tenu par le "Roi des Juifs" qui "posera sur sa
tête sacrée la couronne que l'Europe doit lui
offrir, alors il sera l'ancêtre, le patriarche
du monde entier", à l'image du dieu hindou
Vishnu aux cent mains qui "symbolisent sa
toute-puissance". 51
|
Pour
donner une consécration poétique supplémentaire
à toute l'entreprise, Saint Yves créa en 1889
trois grands poèmes en vers adressés à la reine
d'Angleterre, au couple royal du Danemark et au
tsar Alexandre III de Russie. La préface de
cette dernière œuvre, publiée par Papus dans sa
revue L'Initiation en novembre 1889, indiquait
clairement que Saint Yves considérait le
rapprochement franco-anglo-russe comme la pierre
angulaire du règne de Dieu sous la forme de la
synarchie. Saint Paul, apôtre de la liberté,
serait le guide spirituel de l'Angleterre, Saint
Jean, apôtre de la fraternité, celui de la
Russie, et Saint Pierre, apôtre de l'égalité
devant la loi sociale évangélique, celui de la
France et des autres Latins (y compris le
Vatican). Tous trois sont en effet "très unis
dans le ciel".52
|
43 Joseph-Alexandre Saint Yves
d'Alveydre : Mission des Juifs. Même le biographe
bienveillant de Saint Yves, Jean Saunier, fait
référence au "caractère provocateur" du livre "qui
expliquerait le déferlement d'antisémitisme de ces
années en France". Saint Yves d'Alveydre : Mission des
Juifs, p. 129.
44 Joscelyn Godwin : Saint Yves
d'Alveydre and the Agarthian Connection, in : The
Hermetic Journal 32, 1986, p. 24-34 ; 33, 1986, p.
31-38.
45 Alexandre Saint Yves
d'Alveydre : Mission de l'Inde en Europe. Mission de
l'Europe en Asie. Paris 1886 [édition retirée], Paris
1910, réédité à Nice en 1995, p. 23.
46 Ibid., p. 25.
47 Ibid., p. 228f.
|
IV.
Papus
se considérait comme l'exécuteur du testament
synarchique de Saint Yves. Son Maître
intellectuel, qu'il rencontra pour la première
fois en octobre 1887, "le marquis de Saint Yves
d'Alveydre a révélé aux intellectuels la seule
voie politique compatible avec l'initiation : la
synarchie",53 écrivait Papus dès
1888. Lors du premier Congrès de
l'Occultisme, le 9 mai 1907, Papus insista
sur la nécessité de diffuser "l'étude de la
synarchie telle qu'elle a été formulée dans les
missions de Saint Yves" par le travail des loges
martinistes et des "sociétés associées". 54
|
Une
loge martiniste a pu être ouverte dans la
métropole cosmopolite de Salonique, sur le sol
de l'Empire ottoman en pleine fermentation55
, dont les membres fréquentaient en outre les
loges maçonniques régulières Macedonia
Risorta et Véritas.56
Outre les Juifs séfarades autochtones, ce sont
surtout les soi-disant dönmes
(convertis),57 qui y jouaient un rôle
déterminant. Bien que nominalement musulmans,
les "dönmes", qui se tenaient à l'écart de la
communauté juive, suivaient les enseignements
hérétiques du rabbin Sabbatai Zevi (1626-1676),
qui s'était fait proclamer "messie" à Jérusalem
en 1665 et s'était converti à l'islam le 16
octobre 1666 en présence du sultan ottoman. Le
sabbatianisme était un autre lien qui unissait
les maçons de Salonique à l'Italie, en
particulier à la maçonnerie occultiste Misraïm
de Venise et aux Carbonari, proches de ce
dernier courant.59 Les Dönme
jouaient un rôle significatif dans ces loges ;
leur solidarité de groupe et leur expérience du
secret et de la double identité servaient de
modèle.60 Les deux loges
susmentionnées constituaient des lieux de
rencontre clandestins et des refuges pour la
"Société ottomane de la liberté" (Osmanlı
Hürriyet Cemiyeti), qui travaillait dans
la clandestinité contre le sultan, et qui devint
plus tard la direction révolutionnaire interne
du "Comité pour l'unité et le progrès" (Îttihad
ve Terakki Fırkası) des Jeunes-Turcs. Tous
les membres fondateurs, sauf un, étaient initiés
dans la Macedonia Risorta italienne et les Uéritas
françaises.61
|
48 John D. Rose :
Salisbury-Lytton. The Controversy over Russia's Threat
to India, 1876-1878, dans : The New Review. A Journal
of East European History 13/1-2, 1973, p. 3-16.
49 Saint Yves d'Alveydre :
Mission de l'Inde, p. 138 et suivantes.
50 Ibid., p. 161.
51 Jeffrey L. Sammons (éd.) : Les
Protocoles des Sages de Sion. Le fondement de
l'antisémitisme moderne - une falsification. Texte et
commentaire. Göttingen 42007, p. 86, 91.
52 Saunier : Saint Yves
d'Alveydre, p. 371f.
53 Papus : Traité élémentaire de
science occulte. 5e éd. Paris 1898, p. 327.
54 André/Beaufils : Papus, p.
321. Cf. Papus : Anarchie, indolence & synarchie.
Les lois physiologiques d'organisation sociale et
l'ésotérisme. Paris 1894.
55 L'homme de Papus à Salonique
était Amon de Medonça, manifestement originaire
d'Haïti, qui se vantait dans une lettre adressée en
1915 au Grand Orient de Paris d'avoir fondé après 1900
une dizaine de loges à Salonique. Paul Dumont : La
Franc-Maçonnerie d'obédience française à Salonique au
début du XX siècle, in : Turcica 16, 1984, p. 65-94,
ici p. 83 et suiv. ; Thierry Zarcone : Salonique, in :
Saunier (éd.), Encyclopédie de la franc-maçonnerie, p.
792 ; de Maistre : L'énigme René Guénon et les
"Supérieurs Inconnus", p. 615.
56 La loge Macedonia Risorta
était issue, sur le modèle de Mazzini, d'un atelier
fondé en 1864 par la Grande Orientation d'Italie sous
le Grand Maître Garibaldi. La deuxième loge importante
de la ville, la Veritas, fondée en 1904, dépendait du
Grand Orient de France.
57 Marc D. Baer : The Dönme.
Jewish Converts, Muslim Revolutionaries, and Secular
Turks. Stanford 2009 ; le même : Globalization,
Cosmopolitanism, and the Dönme in Ottoman Salonica and
Turkish Istanbul, in : Journal of World History 18/2
(2007), p. 141-170 ; le même : The Double Bind of Race
and Religion. The Conversion of the Dönme to Turkish
Secular Nationalism, in : Comparative Studies in
Society and History 46/4 (2004), p. 682-708.
|
Les
diplomates britanniques antisémites, comme le
nouvel ambassadeur Sir Gerard Lowther
(1858-1916), voient dans le "Comité juif [sic !]
pour l'unité et le progrès", partisan de la
Révolution française "impie et nivelante", la
signature d'un complot judéo-maçonique
international par lequel "le Juif" travaille à
une prise de contrôle économique de la Turquie
et alimente les dissensions entre les Turcs et
ses concurrents potentiels comme les Grecs et
les Arméniens, tout en augmentant la dépendance
de l'État vis-à-vis des dettes des financiers
juifs. "Le Juif déteste la Russie et son
gouvernement, et le fait que l'Angleterre soit
désormais amicale avec la Russie a pour effet de
rendre le Juif dans une certaine mesure
anti-britannique en Turquie et en Perse - une
considération à laquelle les Allemands sont, je
pense, sensibles "62.
|
Papus,
quant à lui, s'intéressa très tôt aux affaires
ottomanes et entretint une correspondance avec
le sultan Abdül-hamid II, qui avait transmis à
Papus son estime. C'est ainsi qu'il écrivit au
sultan en 1893 :
L’Europe est
profondément troublée en ce moment. L’athéisme
et l’irreligion
des pharisiens qui gouvernent les peuples et
les âmes vont bientôt
porter leurs fruits et deux seules
alternatives se présentent de plus en plus
menaçantes : le triomphe de la révolution
sociale dirigée par les sociétés
secrètes chez les peuples chrétiens ou le
triomphe du césarisme tartare
sous l’impulsion des rois et des princes
d’Occident, que ces solutions
se produisent avec ou sans une guerre. Or, à
ce système de spoliation
des territoires, conséquence de l’État
matérialiste des esprits, succédera,
en cas de création des États-Unis d’Europe,
une sûreté absolue pour l’avenir de la Turquie
dont personne n’aura plus même l’idée d’envier la
situation, la prospérité et la richesse. C’est
l’affaire de 50 ans au plus [ ... ] .63
Lors
d'une conférence ésotérique du 25 janvier 1912,
Papus précisa quels "grands bouleversements"
l'Europe allait connaître : La disparition de la
papauté en tant que pouvoir temporel sera suivie
par l'effondrement de l'Angleterre et de sa
maison royale, car la classe des lords, qui
possède les biens fonciers, doit disparaître par
une restructuration sociale. En outre, il existe
une prophétie qui parle du grand roi et du grand
pape à venir (un écho au "roi des Juifs" dans
les Protocoles) : "Cette prophétie vous
a souvent été déve-loppée : elle prétend qu'il y
aura des Etats-Unis d'Europe, et que ces
Etats-Unis s'organiseront pour nommer un roi
parlementaire - n'oublions pas le
parlementarisme - qui dirigera le tout. "64
|
58 Cf. l'œuvre fondamentale de
Gershom Scholem : Sabbatai Zwi. Le Messie mystique.
Frankfurt/M. 1999 ; en outre, le même : Die jüdische
Mystik in ihren Hauptströungen. 6e éd. Frankfurt/M.
1996, p. 315-355 ; Matt Goldish : The Sabbatean
Prophets. Cambridge, Mass. 2004.
59 Galtier : La Maçonnerie
égyptienne, p. 59, 116 et suivantes, 170 et suivantes.
60 Parmi les 150 frères de la
Loge Véritas, 129 étaient juifs et 15 musulmans ou
dönmes en 1908. Un tiers des frères de la loge
L'Avenir de l'Orient étaient des Dönme. Cf. Baer : The
Dönme, 94 et suiv.
61 M. Şükrü Hanioğlu : The Young
Turks in Opposition. Oxford 1995, p. 40 ; le même :
Preparation for a Revolution. The Young Turks,
1902-1908. Oxford 2001, p. 212 et suivantes ; Paul
Dumont : La franc-maçonnerie ottomane et les "idées
françaises" à l'époque des Tanzimat, dans : Revue du
monde musulman et de la Méditerranée 52/1, 1989, p.
150-159.
62 Sir G. Lowther à Sir C.
Harding, Constantinople, 29 mai 1910 ; FO 800/193A
(Lowther Papers) ; cité d'après Elie Kedourie : Young
Turks, Freemasons and Jews, in : Middle Eastern
Studies 7/1 (1971), p. 89-104, ici p. 100.
|
Dans
sa correspondance, Papus aimait également
laisser entendre que les Supérieurs Inconnus, si
souvent évoqués dans le martinisme, étaient déjà
en train d'élaborer les grands bouleversements.
Le 28 octobre 1905, il écrivit à l'ambassadeur
russe à Rome Nikolaj Murav'ëv (1850-1908), qui
avait été ministre de la justice de l'empire
tsariste de 1894 à 1905 et qui correspondait
fréquemment avec Papus à cette époque : "il se
monte en ce moment en France une nouvelle
société occulte financière et politique qui
pourra être d'un grand secours à nos amis. Je
vous enverrai à mesure tous les documents sur
cet intéressant sujet". 65 Dans une
autre lettre de 1912, Papus justifiait son
activité par les mots suivants : "Ne croyez pas
que je sois seul à lutter pour les idées de
Saint Yves, un grand mouvement d'organisation
synarque se réalise en ce moment dans beaucoup
de contrées et nous sommes beaucoup dévoués à
cette réalisation, mais nous jugeons inutile de
le crier encore sur les toits. "66
|
La
Russie était particulièrement bien choisie pour
la réalisation de la synarchie, et l'intérêt des
martinistes pour la situation politique et
sociale dans l'empire tsariste n'était que trop
évident. Lorsque le couple impérial Nicolas II
et Alexandra se rendit pour la première fois en
France en visite d’État à l'automne 1896, où ils
furent reçus par Faure à Cherbourg, Papus publia
dans L'Initiation un message dans lequel
il recommandait au tsar la lecture de Fabre
d'Olivet et de Saint-Yves. La Russie est "le
pays le plus réellement religieux et le plus
proche des voies providentielles" de tous les
pays occidentaux, elle a donc un rôle précis à
jouer. Le martiniste Gary de Lacroze, ancien
condisciple de Papus au Collège Rollin, membre
de l'Ordre de la Rose-Croix Catholique et
Esthétique du Temple et du Graal de Péladan
ainsi que du Groupe Indépendant d'Études
Ésotériques, a exprimé à l'écrivain Frédéric
Boutet combien Papus était proche de son modèle.
|
63 Papus au sultan Abdülhamid
II, 27 janvier 1893 ; cité par Encausse : Sciences
oc-cultes, p. 380 et suivantes.
64 Encausse : Papus : Le "Balzac
de l'Occultisme", p. 104f.
65 Papus à Nikolaj Murav'ëv, 28
octobre 1905, Fond Papus, Bibliothèque Munici-pale de
Lyon, Ms. 5486-25, corr. Russie. Le frère cadet de
Murav'ëv, le colonel d'état-major général comte
Valerian Murav'ëv-Amurskij (1861-1922) était ami avec
Papus depuis environ 1891. A plusieurs reprises,
Murav'ëv-Amurskij accompagna Papus lors de ses voyages
à Saint-Pétersbourg, où il appartenait à la loge
martiniste locale. André/Beau-fils : Papus, p. 109 et
suivantes, 179 et suivantes, 208. En raison de son
intervention dans l'affaire Dreyfus - il se prononça,
dans le sens de Papus et de Maître Philippe, contre
une punition des calomniateurs de Dreyfus -
Mourav'ëv-Amourskij fut, à l'instigation de Witte,
révoqué de son poste parisien en 1902 et muté en
province russe. André/Beaufils : Papus, p. 255. C'est
là que, selon ses propres dires, Alexandre du Chayla
l'a rencontré. Murav'ëv-Amurskij lui aurait raconté
son séjour à Paris et aurait tenu des propos
désobligeants à l'égard de ses anciens protégés Papus
et Philippe. Il aurait éprouvé une véritable haine
envers Papus, dont les "bons" conseils l'auraient
ruiné, et l'aurait "violemment" accusé "au sujet des
procès-verbaux", A. du Chayla à Vladimir Burcev, 28
décembre 1937 ; GARF f. 5802, op. 1, d. 682, p. 2. -
Je dois cette information à Michael Hagemeister.
66 Papus à Staïr-Siddhar, non
daté [1912], Fond Papus, Bibliothèque Municipale de
Lyon, Ms. 5493, Papiers divers.
67 L'Initiation, octobre 1896 ;
André/Beaufils : Papus, p. 174. En juin, La Revue
Blanche avait publié une "lettre ouverte à Nicolas II"
d'un russe, exprimant des idées analogues.
|
Cagliostro
et qu'il aurait le même succès que le rite
égyptien de l'Italien, qui, comme on le sait,
comprenait le rite de Misraïm ou de
Memphis-Misraïm.68 Lacroze estime que
cela pourrait signifier, pour les intellectuels
russes, que la doctrine et le plan d'une
révolution russe pourraient ainsi voir le jour.
Peu avant le déclenchement de la guerre, Papus
aurait parlé de sa mort prochaine et de l'avenir
du martinisme : "Il se développe et entre sur le
plan des réalisations politiques : J'ai mis à
l'ordre des Loges un programme social qui a
beaucoup de succès : le service civil
obligatoire". Lacroze a commenté cette
déclaration : "C'est le germe du soviétisme".69
|
En
mars 1913, Papus posa à nouveau la question
rhétorique de savoir si la guerre allait éclater
au printemps, car les images astrales de la
guerre étaient très vives.70 La
guerre attendue servirait à la naissance d'une
"Nouvelle Europe", laissait entendre Papus un an
plus tard en l'approuvant, car les mystérieux
Supérieurs Inconnus ("quelques hommes modestes,
inconnus, quelques grands financiers,
supérieurs, par leur conception large des
actions sociales, aux politiciens orgueilleux
qui se figurent, une fois ministres éphémères,
gouverner le monde") agissaient selon une
science de l'organisation sociale qui viendrait
des anciens temples d'Égypte et aurait été
conservée dans certains centres hermétiques. 71
Ainsi inspirés, ils négocieraient déjà, dans des
"organismes peu connus de la politique
internationale", la réorganisation de la carte
européenne : "la libération de la Pologne
devenue le centre d'une Suisse balkanique, la
disparition de l'Autriche et la constitution des
États-Unis d'Europe après l'écrasement définitif
de la féodalité militariste" [sous-entendu : les
puissances centrales]. Ce nouvel ordre ne
pouvait toutefois être réalisé qu'après un
profond bouleversement social.
|
Selon
Papus, au tournant du siècle, c'est surtout un
homme politique qui faisait obstacle au "projet
synarchique" en Russie, tout comme à la
politique d'alliance : le ministre des Finances
de Russie, Sergueï Witte (1849-1915)72
, qui voyait dans les régions asiatiques de
l'empire tsariste, en particulier la Sibérie, le
potentiel d'un développement futur. Pour
atteindre son objectif, Witte soutenait aussi
les représentants d'une "politique
d'orientalisation" religieuse, culturelle et
politique de l'empire tsariste.73 Il
fallait, pour pouvoir concurrencer les États
plus développés sur le plan industriel, être la
première grande puissance à s'assurer également
une zone d'influence en Chine et à la pousser
dans la dépendance économique.
|
68 L'antisémite Leslie Fry a
affirmé que Justin'ja Glinka avait acquis les
Protocoles à Paris en 1884 avec l'aide du juif Joseph
Schorst et les avait rapportés en Russie. Théodore
Joseph Schorst (Schapiro) aurait été membre d'une loge
du rite de Misraïm. Voir l'article de Michael
Hagemeister "Das verschollene Exemplar der
Lenin-Bibliothek" dans ce volume. Les accusations
portaient essentiellement sur le fait qu'Adolphe
Crémieux, le fondateur de l'Alliance Israélite
Universelle, détenait le plus haut grade, le 90°, dans
le Rite de Misraïm. Papus demanda cependant en vain en
1896 et 1897 à être admis dans le Rite de Misraïm. Ce
n'est qu'en 1908 qu'il obtint des hauts grades des
Rites Unis de Memphis et de Misraïm. Galtier : La
Maçonnerie égyptienne, p. 128-133, 294-296 ; Serge
Caillet : La Franc-maçonnerie égyptienne de
Memphis-Misraïm, 2e éd. augmentée. Paris, p. 163-170.
69 Cité d'après Encausse :
Sciences occultes, p. 96 et suivantes.
70 Mysteria, mars 1913 ; cité
d'après André/Beaufils : Papus, p. 320.
71 Allusion évidente à la
maçonnerie égyptienne (Memphis-Misraïm) et à son
influence au XIXe siècle.
|
Les
projets de Witte n'étaient pas seulement
incompatibles avec les intérêts géopolitiques et
économiques impérialistes de l'Empire
britannique (et de plus en plus aussi des
États-Unis d’Amérique) en Asie, ils mettaient
aussi à mal les souhaits français d'une alliance
militaire de plus en plus développée, selon
laquelle la Russie devait regrouper ses forces
en Occident. Dès avril 1897, Juliette Adam et
Édouard Drumont dénoncent l'intention de Witte
et du "parti allemand représenté par Witte" de
transformer la Russie en "puissance asiatique"
afin de l'"impliquer dans les conflits
d'Extrême-Orient", ce qui permettrait à
l'empereur allemand Guillaume II de viser
"l'hégémonie en Europe "74. Pour
Drumont, antisémite notoire, Witte était de
toute façon irrémédiablement corrompu parce
qu'il était "marié à une Juive et associé à une
bande de financiers cosmopolites", parmi
lesquels se distinguaient les Rothschild. Witte
a "peu à peu poussé la Russie vers le système
juif",75 ce qui peut être constaté
par le fait que Witte avait introduit l'année
précédente le monopole d'État sur la vente
d'alcool dans quatre provinces du Reich.
|
Après
son premier séjour en Russie, Papus était
déterminé à s'opposer à Witte et à son
orientation politique. Le 24 octobre 1901 parut
le premier d'une série d'articles dans le
journal L'Echo de Paris, que Papus
publia en collaboration avec le journaliste
antisémite Jean Carrère sous le pseudonyme de
"Niet" (non).76 Les articles
sous-entendaient qu'il existait en Russie une
conspiration secrète, anglo-allemande, mais
implicitement avant tout "juive" par la
référence à la maison Rothschild, sous la forme
d'un cartel financier tout-puissant : "Il s'est
donc fondé, en Europe, il y a quelques années,
un syndicat financier, aujourd'hui tout
puissant, dont le but suprême est d'accaparer
tous les marchés du monde, et qui, pour
faciliter ses moyens d'action, doit fatalement,
conquérir l'influence politique. [ ... ] le
centre est à Londres, et [ ... ] les
ramifications les plus importantes sont à Vienne
et en Allemagne".77 L'acte le plus
récent de ce cartel serait la monopolisation des
mines d'or à l'aide de la guerre au Transvaal.78
|
Les
conspirateurs tentaient d'influencer la
politique mondiale selon le principe "le pouvoir
par l'or et l'or par le pouvoir" et de saper la
position du tsar. Ils prévoient d'affaiblir la
Russie et la France et de détruire l'Entente
franco-russe. L'agent principal de ce complot
serait Sergej Witte, corrompu par son ambition
et son orgueil : "marié avec une femme d'origine
israélite, ce qui lui permet, quand c'est
nécessaire, d'avoir pied dans l'autre camp. Seul
de tous les ministres, il peut influencer sur la
destinée de la Russie".79
|
Lorsque,
par la suite, le ministre de l'Intérieur
conservateur Vjačeslav von Pleve affirma au tsar
que Witte était l'instrument d'un complot juif,
ce dernier dut démissionner de son poste de
ministre des Finances en août 1903. La mention
du Transvaal, annexé par l'Empire britannique à
la fin de la deuxième guerre des Boers, indique
qui Papus visait en premier lieu comme
organisateurs du "cartel", en plus de Witte : le
Premier ministre de la colonie du Cap Cecil
Rhodes, son ami le gouverneur de la colonie du
Cap Alfred Milner et le complexe bancaire de la
famille juive Rothschild, lié aux deux.
|
72 Pour la biographie : Sidney
Harcave : Count Sergei Witte and the Twilight of
Imperial Russia. Une biographie. Armonk, N.Y. 2004
73 David Schimmelpenninck van der
Oye : Toward the Rising Sun. Les idéologies russes de
l'Empire et le chemin vers la guerre avec le Japon.
DeKalb, Ill. 2001, S. 61-82.
74 Rollin : L'Apocalypse, p. 343.
75 Ibid., p. 13.
|
76 Sous forme de livre sous le
titre : Niet : La Russie d'aujourd'hui. Le tsar, les
grands-ducs, les ministres, la société, les finances,
la police, l'administration, la diplomatie. Paris
1902.
77 Niet : La Russie
d'aujourd'hui, p. 6.
78 Ibid., p. 7.
79 Ibid., p. 150-155.
|
V.
Nous
arrivons ainsi au dernier cercle de personnes
autour de Papus. Celui-ci s'intéressait depuis
longtemps aux expériences occultes et
spirituelles de William Thomas Stead
(1849-1912), fondateur du "nouveau journalisme"
et figure dominante de la vie publique de l'île
britannique.80 Depuis 1881, Stead
assistait à des séances de spiritisme. Son
propre don de médium s'est manifesté pour la
première fois en 1892 : il recevait depuis lors
régulièrement des messages de "défunts" via le
"téléphone écrivant", la faculté d'écriture
auto-matique, ou le "téléphone bifurqué", comme
il appelait le corps humain.81 Depuis
1894, il publiait la revue trimestrielle
Borderland, qui était régulièrement annoncée et
spécialement commentée dans Le Voile d'Isis de
Papus.82 De son côté, Papus établit
une liste d'adresses des cercles mis en place
par Borderland et de leurs membres, qu'il
regroupa selon leurs capacités occultes telles
que "clairvoyance, télépathie, occultisme,
auto-écriture, etc".83 En 1909 et en
mars 1910, il rendit visite à Stead à Mowbray
House.84
|
Le 4
avril 1889, Stead avait fait la connaissance de
l'impérialiste sud-africain Cecil J. Rhodes
(1853-1902).85 Rhodes était Premier
ministre de la colonie du Cap et président de De
Beers, l'une des plus grandes et des plus riches
corporations du monde en 1895.86 Il
voulait consacrer son immense fortune, acquise
en Afrique du Sud dans les mines d'or et de
diamants et à la bourse, à la création d'une
société secrète pour étendre l'influence du
monde anglophone, avec la Grande-Bretagne comme
noyau, dans le monde entier. Pendant ses études
à Oxford, Rhodes devint membre de la loge
régulière Apollo n° 357, Orient of Oxford, où il
fut élevé au rang de Master Mason en 1877 87
. A l'âge de 24 ans, Rhodes avait déjà acquis sa
conviction, qu'il écrivit au printemps 1877 dans
une "confession de foi" (Confession of Faith).
Il a déclaré qu'il voulait "rendre les guerres
impossibles" et offrir enfin à l'humanité le
bonheur tant attendu de la paix mondiale.
|
80 Pour la biographie : Frederic
Whyte : The Life of William T. Stead, 2 vol. Londres
1925 ; Grace Eckley : Maiden
Tribute. Une vie de W.T. Stead. Philadelphie 2007.
81 Roger Luckhurst : The
Invention of Telepathy, 1870-1901, Oxford 2002, p.
127.
82 Le Voile d'Isis, n° 181 (28
novembre 1894).
83 Fond Papus, Bibiothèque
Municipale de Lyon, Ms. 5486-13, correspondance
Grande-Bretagne.
84 André/Beaufils : Papus, p.
288.
85 Eckley : Maiden Tribute, p.
104.
86 John J. Stephens : Fuelling
the Empire, South Africa's Gold and the Road to War.
Chichester 2002, p. 222.
87 Daniel Ligou (éd.) :
Dictionnaire de la franc-maçonnerie. Paris 2004, p.
1015 ; Apollo University Lodge. The Freemasons' Lodge
of the University of Oxford No. 357
http://www.apollo357.com/index.php/history/1870-1914.
123
|
J'affirme
que nous sommes la race la plus raffinée du
monde et que plus le monde que nous habitons est
beau, plus il est bon pour l'espèce humaine.
[...] l'absorption de la plus grande partie du
monde sous notre domination signifie simplement
la fin de toutes les guerres. [ ... ] Je regarde
l'histoire et je lis l'histoire des jésuites. Je
vois ce qu'ils ont été capables de faire dans
une mauvaise cause et je pourrais dire sous de
mauvais dirigeants. Aujourd'hui, je deviens
membre d'un ordre religieux. Je vois la richesse
et le pouvoir qu'ils possèdent, l'influence
qu'ils détiennent [ ... ]. Pourquoi ne
devrions-nous pas former une société secrète
avec un seul objectif - la continuation de
l'Empire britannique, pour placer l'ensemble du
monde non civilisé sous la domination
britannique, pour la restauration des
États-Unis, pour faire de la race anglo-saxonne
un seul Empire. [ ... ] Pour avancer un tel
plan, quelle aide splendide serait une société
secrète, une société qui ne serait pas
ouvertement reconnue, mais qui [sic !]
travaillerait en secret pour un tel objet. [ ...
] Formons la même sorte de société qui devrait
avoir ses membres dans chaque partie de l'Empire
britannique travaillant avec un objet, et une
idée, qui devrait avoir ses membres placés dans
nos universités et nos écoles et qui devrait
regarder la jeunesse anglaise passer entre leurs
mains. [ ... ] La Société devrait inspirer et
même posséder des portions de la presse, car la
presse règle l'esprit des autres personnes.88
|
La
réalisation de ce plan devint l'obsession de
toute une vie. L'ambition de Rhodes était
presque sans limite ; il a dit un jour : "Penser
à ces étoiles que l'on aperçoit la nuit, à ces
vastes mondes que nous ne pourrons jamais
atteindre.... J'annexerais les planètes, si je
le pouvais ; j'y pense souvent "89.
|
En
juin 1888, dans une lettre à sa personne de
confiance, Lord Nathan Rothschild, il explique
comment organiser la société envisagée : "En
examinant les questions suggérées, prenez la
Constitution des Jésuites si vous pouvez
l'obtenir et insérez >Empire anglais< pour
>Religion catholique romaine.<. "90
|
88 Cecil Rhodes : Confession of
Faith (1877). Bodleian Library, Oxford ; cité d'après
Werner Engelmann : Die Cecil Rhodes-Stipenien. Leur
histoire et leur signification pour les boursiers
allemands. Diss. Heidelberg 1965, p. 157 et suivantes.
89 Cité d'après Leo Huberman :
Man's Worldly Goods. The Story of the Wealth of
Nations. New York 1936, p. 268 et suivantes.
90 Rhodes à Rothschild, 20 juin
1888, cité d'après Engelmann : Die
Cecil-Rhodes-Stipenien, p. 180 ; cf. Carroll Quigley :
The Anglo-American Establishment. De Rhodes à
Cliveden. New York 1981, p. 34.
|
Selon
les cinq testaments de Rhodes datant de
1877-1892, l'ordre devait fonctionner comme "une
sorte de fraternité religieuse comme les
jésuites : "une église pour l'extension de
l'Empire britannique", "pour former le peuple à
l'idée anglophone et travailler pour l'Empire
britannique de la manière dont les Jésuites ont
travaillé pour l'Église de Rome". "91.
|
Il
avait trouvé en Stead un collaborateur adéquat
pour la "sainte cause". Immédiatement après leur
première rencontre, le 4 avril 1889, Stead
écrivit à sa femme : "Mr. Rhodes is my man ! Je
viens d'avoir une conversation de trois heures
avec lui. [ ... ] Je ne peux pas te dire son
plan parce qu'il est trop secret. [...] Il m'a
dit des choses qu'il n'a dites à aucun autre
homme - sauf à Lord Rothschild [...].
Rappelez-vous que tout ce qui précède sur R. est
très privé.". 92 Stead pensait avec
respect au destin futur de tous les anglophones,
à savoir dominer le monde. La revue serait donc
dédiée à l'objectif de travailler pour l'Empire
et de le renforcer, voire de l'étendre si
nécessaire.
|
En
1891, ces projets de création d'une sorte
d'"ordre", de "société secrète" ou de
"fellowship" prirent une forme plus concrète.
Stead présenta Rhodes à Earl Albert Grey, Alfred
Milner et Reginald Baliol Brett (Lord Esher).
Lord Esher était le conseiller le plus influent
du prince de Galles et futur roi Edward VII, qui
détenait aussi le grade maçonnique de Grand
Maître de la Grande Loge Unie d'Angleterre. A la
fin de l'été 1891, Rhodes fit savoir dans une
lettre "top secrète" à Stead que ses idées
n'avaient pas changé depuis la "profession de
foi" de 1877. Dans ses deux derniers testaments,
Rhodes ne mentionnait plus la création d'une
société secrète, mais prévoyait l'octroi de
bourses d'études destinées à éduquer l'élite
juvénile des colonies et des États-Unis, mais
aussi d'Allemagne, dans l'esprit britannique à
l'Université d'Oxford93. Il ne faut
pas en conclure que Rhodes aurait abandonné en
quelques mois son ancien projet, soi-disant
"immature", auquel il s'était accroché pendant
quinze ans.94 Stead a aussi souligné
que les bourses ne devaient pas remplacer une
"société secrète", mais au contraire permettre
son fonctionnement.95
|
91 Cité d'après Engelmann : Die
Cecil-Rhodes-Stipendium, p. 160 ; Quigley : The
Anglo-American Establishment, p. 34 ; Whyte : The Life
of William T. Stead, vol. II, p. 208 et suivantes ;
cf. William T. Stead : The Last Will and Testament of
Cecil John Rhodes. Londres 1902, p. 211 ; Robert I.
Rotberg : The Founder. Cecil Rhodes and the Pursuit of
Power. Oxford 1988, p. 663 et suivantes.
92 Cité d'après Whyte : The Life
of William T. Stead, vol. I, p. 270 et suivantes ; cf.
Quigley : The Anglo-American Establishment, p. 37 et
suivantes. L'implication de Nathan Rothschild
apportait naturellement de l'eau au moulin des
théoriciens d'un complot juif mondial. Mais dès 1891,
Rhodes était tellement désabusé par Nathan Rothschild
qu'il cherchait un fiduciaire supplémentaire pour sa
fortune, car il considérait le banquier comme
"totalement incapable" de comprendre sa pensée. Cité
d'après Stead : The Last Will, p. 103 ; cf. Niall
Ferguson : The House of Rothschild. Money's Prophets
1798-1848. New York 1999, p. 362. En février 1901, Sir
Clinton Dawkins, associé de J.P. Morgan, écrit à
Milner : "the next 20 years ought to see the
Rothschilds thrown into the background, and the Morgan
group supreme. [...] les États-Unis vont dominer de la
plupart des façons". Bodleian Library Oxford, Milner
Pa-pers 214/42.
|
Rhodes
rêvait alors plus que jamais d'une fusion de la
Chambre des Communes britannique et du Congrès
américain, d'une capitale anglophone à
Washington, d'une union anglo-américaine qui
régnerait sur le monde entier et assurerait la
paix pour l'éternité. Rhodes estimait que la
réalisation de l'union anglophone était encore
plus importante que l'indépendance de l'Empire
britannique. Sa vision était généreuse et sa
réalisation s'étalait sur une longue période. Il
ne prévoyait une union anglo-américaine et la
réalisation de la paix mondiale que dans cent
ans96.
|
Le
programme politique de Rhodes présente également
des parallèles évidents avec les "plans"
présentés dans les Protocoles en ce qui
concerne les objectifs et leur réalisation
(société secrète, contrôle de l'éducation et de
la presse). Même le "vrai pape de l'Église
universelle" trouve son équivalent dans les
"Lettres du Vatican" que W. T. Stead a rédigées
en automne 1889 dans la Pall Mall Gazette.
Il y recommandait au Vatican, s'il voulait
encore jouer un rôle dans le futur Nouvel Ordre
(New Order), qui était entre les mains des
peuples anglophones, que la papauté
s'occidentalise, s'anglicise ou s'américanise,
voire que le pape lui-même "pense anglais".97
|
93 Engelmann : Les bourses Cecil
Rhodes ; Thomas J. Schaeper, Kathleen Schaeper :
Cowboys into Gentlemen. Rhodes Scholars, Oxford, and
the Creation of an American Elite. Oxford 1998.
94 Comme l'affirme généralement
la littérature spécialisée, voir Engelmann : Die Cecil
Rhodes-Stipenien, p. 15 et suivantes ; Frank Aydelotte
: The American Rhodes Schol-arships. A Review of the
First Forty Years. Princeton 1946, p. 15 et suivantes.
95 Cf. Engelmann : Les bourses
Cecil Rhodes, p. 29.
96 Aydelotte : The American
Rhodes Scholarships, p. 113.
97 William T. Stead : The Pope
and the New Era. Being Letters From the Vatican in
1889, Londres 1889, p. 28.
126
|
Stead
propose que la Grande-Bretagne et les États-Unis
s'unissent par le biais d'une union politique,
mais aussi par les liens du sang renoués par des
mariages intercontinentaux. Le sang britannique
serait ainsi revitalisé par l'énergie débordante
de l'Amérique. Mais il prévoyait aussi que
l'influence principale des États-Unis se ferait
sentir à l'avenir dans la culture, la presse, le
journalisme, la musique et le théâtre, ainsi que
dans le mode de vie en général, et que les
Américains s'immisceraient constamment dans les
affaires des autres continents et peuples avec
un besoin de mission messianique. 98
|
Stead
perdit la confiance de Rhodes vers 1900 parce
qu'il s'était publiquement opposé à l'action des
Britanniques pendant la guerre des Boers et
qu'il avait fait connaître au grand public
britannique et américain certaines idées clés de
Rhodes.99 Alors que la personne de
Stead passait au second plan et que son nom fut
même rayé du testament en 1901, Alfred Milner,
haut-commissaire d'Afrique du Sud, devint le
successeur spirituel et l'exécuteur des volontés
de Cecil Rhodes. En 1897, Milner avait été nommé
haut-commissaire d'Afrique du Sud.
|
En
1888, Stead avait fait la connaissance de
Catherine Radziwiłł à l'hôtel Europa de
Saint-Pétersbourg par l'intermédiaire de son
amie Ol'ga Novikova.100 Il est
possible que ce soit Novikova qui, trois ans
plus tôt, ait fourni au cercle de Juliette Adam
du matériel pour le livre La société de
Londres.101 En 1896, Stead a de
nouveau permis la rencontre de Catherine avec
Cecil Rhodes. Enfin, en 1899, Catherine suivit
l'impérialiste anglais en Afrique du Sud, où une
tension s'ensuivit, dont Alfred Milner
s'inquiétait au plus haut point, d'autant plus
que Rhodes écrivait à Catherine, le 2 février
1901, à propos de la situation politique en
Afrique australe : "Vous ne comprenez pas la
situation [...]. Découvrez ce que Milner pense
et veut faire, c'est le point le plus important
pour moi. "102. Mais aux yeux de
Milner, Catherine était "l'animal le plus
répugnant que l'on puisse imaginer" et il
avertissait en lettres capitales : "Elle est
dangereuse !" A une autre occasion, il a fait
remarquer : "C'est étrange comme le sexe entre
dans ces grandes affaires d'État. Il a toujours.
Il veut toujours. Il n'est jamais enregistré,
donc l'histoire ne sera jamais intelligible... "103
Milner accusa également Radziwiłł de semer la
discorde entre lui et Rhodes "en racontant à
chaque partie des mensonges sur ce que l'autre
avait dit à son sujet". Elle serait une
intrigante au service de puissances ennemies104.
|
98 William T. Stead : The
Americanisation of the World. The Trend of the
Twen-tieth Century. Londres, p. 5, 59, 123.
99 Stead : The Last Will ; le
même : Mr. Rhodes's Will and Its Genesis, in : The
Review of Reviews 25 juin 1902, p. 479-481.
100 W.T. Stead : The Romance of
Princess Radziwell, in : Saturday Evening Post,
Phi-ladelphia 23 janvier 1904. Copie à la Bodleian
Library d'Oxford, Milner Papers 467/87-95.
101 On y lit : "Les juifs, à
Londres, dominent tous les marchés ; la Cité est entre
leurs mains, la moitié des aldermen et des
lords-maires, comme la plupart des grands financiers,
sont juifs. La noblesse de finance, par les Baring et
surtout par les Rothschild, est à Londres l'égale de
la noblesse d'épée ; la société lui ouvre ses portes,
non sans quelque restriction cependant, lorsqu'il
s'agit d'un fils d'Israël. Des alliances se font entre
les vieux lords et les banquiers". Comte Paul Vasili :
La société de Londres. Paris 1885, p. 420 et
suivantes. Morcos : Juliette Adam, p. 284-288,
considère Adam lui-même au moins comme le coauteur,
peut-être avec Catherine Radziwiłł ; Frank Fox : The
Protocols of the Elders of Zion and the Shadowy World
of Elie de Cyon, in : East European Jewish Affairs
27/1, 1997, p. 3-22, ici p. 18, voit en Cyon l'auteur.
|
On ne
sait pas si Catherine Radziwiłł, qui a
finalement volé des papiers confidentiels au Cap
et imité la signature de Rhodes sur des chèques
et des traites, a réellement transmis des
informations à Paris avant son incarcération en
novembre 1901, informations qui ont ensuite été
intégrées dans le pamphlet "Niet" de Papus, ou
si Papus a appris par Stead des détails sur les
vastes projets de Rhodes.
|
Il
s'avère cependant que des pensées, des idées et
des motivations circulaient dans le cercle de
personnes autour de Papus, qui réapparaissent
dans les Protocoles sous une forme
modifiée ou altérée sous la forme de l'utopie
juive de domination mondiale. Il ne s'agissait
pas exclusivement de "fantasmes de conspiration"
littéraires, car des tentatives concrètes ont
été faites pour transposer ces idées dans la
réalité sociale correspondante.
|
102 Cité d'après Farrant : The
Princess from St. Petersburg, p. 243.
103 Cité d'après Rotberg : The
Founder, p. 652-656. Cf. Princess Radziwill : Cecil
Rhodes's Future, in : The Review of Reviews 22 (1900)
p. 857-871 ; Catherine Radziwill : Cecil Rhodes - Man
and Empire-Maker. Londres 1918
104 Milner à Rhodes, 28 août
1900, Bodleian Library Oxford, Milner Papers 467/2-4.
128
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