Pulsions sociales et antisociales

Institut pour une triarticulation sociale
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Pulsions sociales et antisociales
Une introduction à la tri-articulation sociale

 

Conférence du 14 mai 2012, faite par Johannes Mosmann aux participants d'un cours de l'Institut pour la Tri-articulation sociale.

Traduction T. B. revue par FG, original

Mesdames et Messieurs, chers amis,

Je voudrais vous donner ce soir une vision d'ensemble de l'idée de la tri-articulation sociale. Pour ceux qui sont là pour la première fois : cette soirée est la dernière d'un cycle de trois soirées qui a vu le jour de manière spontanée. Normalement, on ne fait pas de conférences les lundis soir. On invite seulement à venir s'informer sur diverses initiatives allant dans le sens de la tri-articulation sociale, de manière à créer un point de rencontre et de coordination pour tous ceux qui veulent œuvrer pour l'idée de la tri-articulation. Mais comme récemment beaucoup d'intéressés sont venus me demander de faire, en guise d'introduction, un exposé sur toute la thématique qui s'y rattache, ce petit cours s'est invité à nos réunions du lundi. Ce soir, pour clore la chose, voici donc une vision d'ensemble de cette idée, l'essence de ce concept de tri-articulation sociale, si vous voulez.

  1. Les trois domaines de la vie en société.

Dans la première conférence, je vous avais parlé du problème de fond de l'économie et des moyens concrets permettant d'accéder à une économie solidaire. Je vous avais montré que, pour que chaque être humain puisse devenir un acteur de la vie économique, au lieu d'être « digéré » par elle, une certaine forme de communication était nécessaire. Si nous voulons résoudre la question d'une économie solidaire, nous sommes amenés à organiser des processus de perception, à dépasser l'aveuglement de l'homo economicus. En effet, l'essentiel ici n'est pas de voir que, dans l'économie, chaque décision dépend de toutes les autres décisions prises par les différents acteurs - ça, même les spéculateurs le devinent aujourd'hui - ; l'essentiel est de créer de réelles conditions permettant à chacun de constater comment les appréciations, les décisions individuelles, les besoins divers s'influencent mutuellement. J'avais nommé un tel organe de perception, ou réseau si vous voulez, « association ». J'avais aussi fait des propositions très concrètes dans ce sens.
Puis nous avions vu que, pour répondre à la question purement économique, il fallait aussi répondre à une question de droit : la question de la propriété. Selon la réponse apportée à cette dernière, une économie solidaire sera possible, ou pas. Et nous avions vu que, malgré que ces deux questions soient intimement liées, il fallait poser la question de la propriété de manière totalement différente, qu'elle n'avait au fond rien à voir avec la vie économique. Mieux : la raison de notre misère actuelle est que nous sommes incapables de séparer la question relevant du droit de la question économique. Nous avons d'un côté le problème purement économique que l'on doit donc traiter dans une logique purement économique, c'est-à-dire : en faisant communiquer ensemble les différents points de vue, qui sont aussi souvent contraires, selon le principe de l'association. Mais le droit agit, bien sûr, sur le domaine économique. Et le droit n'agit de manière saine sur l'économie, que s'il renonce à l'organiser d'après ses propres lois et la laisse s'organiser elle-même selon ce principe d'association. C'est en partant du processus économique que l'homme économique doit former l'organe d'autogestion qui lui permet de maîtriser réellement ce processus économique. Cet organe d'autogestion rend alors possible la participation réelle, active, de chacun à la vie économique. Et cela n'a aucun rapport avec la démocratie. Par le vote, par le débat, vous n'entrerez jamais dans le processus économique. L'économie échappe par nature à la démocratie, car le processus économique réclame non pas la démocratie mais l'association. Inversement, la démocratie a besoin qu'on lui laisse son indépendance, sans vouloir en faire un instrument de l'économie.

Sur quoi repose le droit, sur quoi repose la démocratie, si nous faisons un moment abstraction de tout ce que nous attendons d'eux personnellement pour ne regarder que ce qui les caractérise intrinsèquement . Ils reposent sur le fait que, d'un certain point de vue, chaque être humain est égal à l'autre. Ils reposent sur le fait que, lorsque nous nous trouvons en présence de quelqu'un d'autre, nous ne percevons pas seulement l'homme économique avec ses besoins particuliers, nous éprouvons également un sentiment pour ce que cet être humain a en commun avec tous les autres. Le droit ne repose sur rien d'autre que sur le fait que chacun peut ressentir la valeur intrinsèque de chaque être humain. Et ce sentiment doit pouvoir s'exprimer dans toute sa pureté. Et il ne peut pas s'exprimer si nous mêlons au droit nos intérêts économiques, si nous devenons des lobbyistes, que ce soit pour les riches ou pour les pauvres. Non, nous devons traiter le droit pour lui-même, tout comme nous devons traiter l'économie pour elle-même. Alors, le droit devient comme un roc qui se dresse, immobile et inchangeable, l'économie devant composer avec lui tel qu'il est. L'économie doit alors composer avec le fait que, en se fondant sur le simple sentiment de la valeur intrinsèque de chaque être humain, les gens décrètent par exemple que, de droit, le propriétaire d'un terrain ou d'un moyen de production sera toujours celui qui est le plus apte à l'utiliser dans l'intérêt de la collectivité, et non pas celui qui peut offrir le plus d'argent à un moment donné.

Aujourd'hui, on peut en apparence acheter le droit. Et j'avais développé dans ma dernière conférence pourquoi ceci est un mensonge, pourquoi en réalité un droit n'est jamais acheté ou vendu. Bien qu'on le fasse en apparence, en réalité on ne fait pas ce qu'on croit, parce qu'un droit ne peut en aucun cas s'acheter. Comme je l'ai mentionné, le droit a son siège dans le sentiment des humains. À partir de ce sentiment de ce qui est juste, les gens en viennent à utiliser la force, par exemple pour protéger une personne contre une autre. Mais ce sentiment ne peut bien évidemment pas s'acheter. Ce qui est réellement acheté, quand quelqu'un acquiert un droit sur un terrain ou sur une entreprise, ce n'est pas le droit en lui-même, c'est la protection par la force publique, par les forces de l'état. En réalité, c'est la protection par l'état, par la puissance publique qui est achetée ou vendue. Si vous achetez un terrain par exemple, vous achetez la possibilité que l'état protège vos intérêts. Ce qui signifie que la force publique n'est plus issue du sentiment de justice, du sentiment de droit des gens, mais du fait qu'ils ont donné de l'argent. Il se peut par exemple que ce sentiment de droit aille aux gérants d'un théâtre, et que l'état protège le fonds d'investissement qui a donné de l'argent pour ce théâtre, et non le théâtre. Et cette scission, cette fracture entre le droit, la justice, et la puissance publique, ce « droit » monnayable, ils agissent en retour sur l'économie.
Cela implique par exemple pour la vie économique que le propriétaire réel, ici le théâtre, doit entretenir le fonds d'investissement, doit lui donner de l'argent. En effet, le propriétaire sur le papier n'est en aucun cas intéressé par une utilisation effective de son acquisition. Ce qui l'intéresse, c'est uniquement la rente versée par le propriétaire réel, c'est-à-dire l'utilisateur des locaux. Nous avons aujourd'hui une propriété abstraite, une propriété tout à fait théorique qui ne représente en réalité que la protection de celui qui veut soutirer quelque chose au propriétaire réel, sans offrir aucune prestation en échange. Voilà le processus réel. Au lieu de protéger celui qui est effectivement lié à une chose et qui, grâce à la mise en œuvre de ses facultés en lien avec cette chose, apporte une prestation à la collectivité, l'état protège une tierce personne. Notre sentiment de droit peut bien aller au propriétaire réel, si quelqu'un a payé pour la chose en question, c'est à lui que revient la protection de l'état, et l'état le défend contre le propriétaire réel. Et cela veut tout simplement dire que nous ne vivons pas en démocratie.
Et c'est aussi pourquoi nous n'avons pas non plus de capitalisme. Car le capitalisme entraînerait que le gérant effectif du capital possède aussi le droit de le gérer. Aujourd'hui, c'est tout le contraire que nous avons réalisé au nom du « capitalisme ». Nous avons aujourd'hui le « plumage » du propriétaire réel du capital par un propriétaire seulement théorique. Nous nageons aujourd'hui dans le mensonge. Et je vous avais montré au travers de l'histoire du droit de propriété comment le mensonge sur la propriété était né, comment il était lié à la « scientisation » du droit, comment cela avait donc à voir avec le troisième élément, le troisième domaine de la vie sociale : celui de la vie culturelle, de la vie de l'esprit.


Dans les faits, il n'est pas possible d'avoir une démocratie si on traite des droits comme des marchandises, car ce sont deux choses tout à fait différentes. Ça a l'air d'une provocation et pourtant c'est la réalité. Aujourd'hui, les gens peuvent difficilement voir les processus réels parce qu'ils recouvrent la réalité avec leurs théories. J'avais aussi développé d'où ça vient que l'on soit incapable de voir la réalité, qu'en fait « l'économie sociale de marché » (le modèle économique adopté par l'Allemagne après la Seconde Guerre mondiale) était un problème de psychologie. On ne comprend l'économie sociale de marché que si on comprend le problème psychologique fondamental de l'homme moderne, qui se dévoile jusque dans les différentes maladies psychiques actuelles. Et ce problème psychologique fondamental est lié au fait qu'il n'est moderne qu'en surface et qu'au fond de lui il ne cherche toujours que le Dieu-Paternel de l'antiquité. Je disais : ce sont les soi-disant matérialistes qui le cherchent le plus énergiquement. Ce sont eux qui subissent encore le plus l'influence de la religion. En effet, comment se représentent-ils le monde ? Ils se le représentent comme si, à partir d'un élément simple, tout le reste s'était développé, jusqu'à l'être humain individuel. Et cette forme de pensée n'est que le résultat de l'éducation millénaire par les religions monothéistes. La relation d'ordre religieux au monde est ancrée dans nos habitudes de façon beaucoup plus profonde qu'on veut bien croire. Peu importe que quelqu'un dise : je ne crois pas en Dieu. C'est bête de dire juste cela. Ce qu'il faut, c'est vaincre la fixation hypnotique sur le Dieu-Père dans les tréfonds de sa propre âme. Car même si les humains ne le laissent pas pénétrer dans leur conscience de veille, ils continuent à s'en remettre avec plein de nostalgie et d’ espoir à ce Dieu-Père. Et c'est là que se trouve la cause de la crise financière, la cause de la famine, la cause de la guerre. Appliqué à la vie sociale, cela signifie en effet : les gens cherchent une puissance qui définit leur comportement de l'extérieur, qui rend raisonnable leur comportement à partir d'une source extérieure à eux. C'est la « main invisible » pour les libéraux, « l'état fort » pour les socialistes, ou les deux à la fois, comme pour les néolibéraux.

Regardez ce qu'est l'économie aujourd'hui ! La révélation d'un Dieu de la nature : la « conjoncture ». Et que représente la loi aujourd'hui ? La perpétuation de la Rome antique, la doctrine d'une secte. Je vous avais montré, en prenant l'exemple du Code civil, que notre droit actuel était la révélation de la doctrine des temples romains et non l'expression de notre sentiment de justice, de notre sentiment de droit. Notre droit n'a encore jamais été confronté à un véritable processus démocratique. Et pourtant, il règle nos relations au quotidien. Si vous voulez lire quelque chose à ce sujet, reportez-vous à « Règne d'un esprit disparu » où je montre en détail comment en particulier notre droit de la propriété n'est qu'une survivance d'une révélation d'un autre temps. Comment est-ce possible ? C'est possible parce qu'on n'arrive pas à toucher la source de la vie qui jaillit à l'intérieur de l'homme lui-même. On n'arrive pas à voir l'action de l'esprit dans toute son étendue. Le matérialiste refuse l'esprit, ce qui veut dire : il vénère le Dieu-Paternel. Malgré ça, l'esprit reste le commencement de tout. L'esprit matérialiste agit également. Il agit de telle manière que les gens disent : là, en haut, se trouve le Dieu-Etat ; il doit améliorer nos vies, nous donner un revenu, il doit fabriquer notre droit. L'esprit matérialiste agit de telle manière qu'on signe des pétitions et qu'on se déresponsabilise soi-même de plus en plus, jusqu'à ce que ce centre fantasmagorique, auquel on voudrait confier toutes les responsabilités, grossisse au point de devenir un « sommet mondial ». Et ce sommet mondial, cette projection de la déresponsabilisation de chacun, a alors un pouvoir sur les individus. Mais il n'a aucun pouvoir d'améliorer l'économie, car l'économie repose dans les faits sur la manière dont chacun est capable de donner une orientation à sa consommation, de même qu'à son travail. Et il n'a pas le pouvoir de fabriquer le droit, car pour être légitime ce droit doit être issu de la démocratie.
Ainsi, nous voyons comment l'avenir de notre société dépend également de notre capacité à considérer ce troisième processus, celui de notre évolution individuelle, de la vie culturelle,  comme une tâche indépendante des autres. C'est quand même absurde : aujourd'hui, l'enseignement, la formation sont pilotés par l'économie et l'état qui, dans leur propre structure, sont l'expression d'une doctrine antique, depuis longtemps dépassée. C'est ainsi que l'antiquité se perpétue dans le futur, devenant là toujours plus impossible. Le seul moyen de casser cela est que l’ humain gère son éducation d'après sa propre logique, c'est-à-dire d'après la liberté individuelle absolue. Ni le principe d'association, ni la démocratie de doivent influencer la manière dont chaque individu veut se positionner spirituellement dans le monde. L'être humain ne fera les expériences qui lui permettront petit à petit de surmonter intérieurement la croyance enfantine en une révélation extérieure toute puissante que si l'activité spirituelle et culturelle repose sur ses propres bases et si, de l'élève au professeur, tous puissent acquérir une confiance illimitée et absolue dans leurs propres capacités spirituelles.
Ainsi, nous devons créer trois formes distinctes pour gérer la société : des processus de décision basés sur la communication et l'association pour l'économie, des processus de décision basés sur la démocratie directe pour la loi, et des processus de décision purement individuels pour l'enseignement, la culture, la science et la recherche.
Aujourd'hui, je voudrais considérer ces trois tâches dans leur interconnexion afin que nous arrivions peut-être à nous faire une idée plus large et complète de la société dans son ensemble. Les interactions étant multiples, je choisirai d'éclairer l'ensemble à partir d'une certaine perspective. J'ai décidé de vous parler aujourd'hui de la tri-articulation sociale du point de vue d'un certain sentiment, du sentiment qu'on peut éprouver quand on sait sa propre action partie prenante d'un tout rempli de sens. Je voudrais parler de ce sentiment que quelque chose a du sens ou n'en a pas, et découvrir peu à peu de quoi dépend ce sentiment.

  1. Le sens de la vie en société

Vous savez sans doute que j'ai été élève dans une école Waldorf. En tant qu'élève d'une école Waldorf, et pour peu que la pédagogie Waldorf ait produit l'effet désiré, que l'on ait été un peu « contaminé » par l'idée de cette école Waldorf, on a du mal à répondre à la question difficile du passage de l'école à la vie active. On se demande avec gravité : quel métier a vraiment du sens ? Pas par rapport à la perspective de la meilleure retraite possible, non. Si on a été contaminé par l'école Waldorf, on ne peut pas exercer n'importe quel métier et se laisser guider par la perspective de la retraite ou d'un écran plasma. On se demande : par quel travail puis-je le mieux apporter une contribution à la collectivité ? Comment puis-je m'investir de manière à offrir le meilleur de moi à la société et non pas seulement garnir mon porte-monnaie ? Et on ne peut alors éviter, toujours si on a été influencé de cette manière par l'école Waldorf, de constater que cette question du sens a deux côtés : on voudrait d'un côté être juste envers soi-même, on voudrait suivre ses propres idéaux, sa propre volonté ; d'un autre côté, on voudrait que sa volonté soit en accord avec les intérêts de la collectivité. Et les deux doivent fusionner. C'est ça la question du sens : comment est-il possible de suivre mes intuitions intimes et en même temps de me savoir en harmonie avec les besoins de la collectivité ? Ou encore : comment le moi et la collectivité peuvent-ils s'harmoniser ?

De la réponse à cette question dépend le fait que quelqu'un ressente son activité comme faisant sens ou non. Comment un élève d'école Waldorf répond-il habituellement à cette question ? Il choisit un métier « social », il devient enseignant, éducateur, thérapeute. C'est un cliché, mais c'est aussi vrai, comme chaque cliché aussi est vrai. Les domaines des anthroposophes, ce sont les institutions sociales, les institutions pour handicapés, les écoles, les hôpitaux. Il y a proportionnellement plus d'élèves Waldorf que d'élèves des écoles publiques qui choisissent ce genre de métier. En effet, ça a évidemment du sens d'aider un handicapé ! Comment cela pourrait-il être autrement ? C'est sans aucun doute sensé. Et pourtant, les choses se sont présentées différemment pour moi. Pour moi, ce n'était pas si simple. Je ne ressentais en effet pas cette harmonie entre l'individu et la collectivité dans les institutions anthroposophiques. Cela était dû en partie au fait que je connaissais mieux ces institutions que mes camarades de classe. Mon père est professeur d'école Waldorf et ma mère était infirmière dans une clinique anthroposophique. Et beaucoup de connaissances travaillent dans différentes institutions anthroposophiques. J'ai moi-même effectué des stages dans ces endroits. C'est pourquoi je savais : dans les institutions anthroposophiques, on donne beaucoup. Qu'est-ce qu'on donne ? Son temps, son travail. Les institutions anthroposophiques vivent du fait que des gens donnent du temps de travail au-delà des huit heures habituelles. Bien sûr, il y a toujours ceux qui restent en retrait, mais les autres doivent alors donner d'autant plus. Ces institutions dépendent de cela. Et ça me faisait une peur bleue. Je ne voulais, en effet, rien donner. Je voulais tout d'abord avoir quelque chose pour moi-même. Aussi, je n'avais rien à offrir. Comment pouvais-je donner, alors que je n'avais rien à donner ? D'où le prendre ? Je sentais : si je me laisse prendre dans l'engrenage d'une telle collectivité, je ne me trouverai jamais. Je donnerai aux autres, mais je resterai un simple croyant vis-à-vis de l'esprit, parce que je n'arriverai pas à des connaissances personnelles, parce que je n'aurai plus le temps pour ça.

Vous pouvez donc dire : mon égoïsme m'a empêché de choisir un métier social. Avec le recul, c'était pour moi la bonne décision, car ce problème même est devenu mon métier en quelque sorte. Je constate par exemple aujourd'hui comment l'hôpital Herdecke devient de plus en plus comme un hôpital classique. Là-bas, ils comptent également d'après les forfaits de l'assurance maladie. Cela ne peut pas être autrement car, si on a l'éthique de travail d'un anthroposophe, on n'a alors tout simplement pas le temps de s'occuper soi-même, ou de la gestion de l'institution, sans parler de participer à la construction d'une économie solidaire. C'est du moins ce que dit ma compagne. Elle est psychiatre et elle a travaillé à Herdecke.
Elle dit : ça a l'air bien ce que tu racontes sur la tri-articulation sociale, que le système de santé doit se gérer lui-même au lieu d'être malmené par le législateur et le lobby pharmaceutique, mais quand sommes-nous censés pouvoir nous occuper de ces questions ? Nous les médecins n'avons même pas le temps de réfléchir à ce que nous sommes en train de faire. Quelques-uns se retrouvent une fois par semaine une demi-heure avant le travail pour lire Steiner, mais la vie libre de l'esprit ne peut quand même pas se résumer à ça, si ?

C'est en fait un cercle vicieux : parce qu'on ne se crée pas de relations sociales à l'extérieur, parce qu'on ne crée pas de sphère de compréhension et de reconnaissance, on n'obtient pas l'argent dont on aurait besoin pour pouvoir travailler moins. On doit se tourner vers la caisse d'assurance maladie. Celle-ci vole alors le temps de travail et confisque en plus le droit à l'autodétermination. Maintenant, le médecin n'a plus le temps de chercher d'autres voies, et durant ce temps qu'il n'a pas, il agit de plus en plus de manière stéréotypée, téléguidée. Sinon, la caisse ne paie pas. Et c'est comme ça qu'on se trouve être de moins en moins un hôpital anthroposophique. Vous pouvez transposer ça à l'école Waldorf et aux autres institutions anthroposophiques. On est entré là dans un cercle vicieux parce qu'on a cru qu'on pouvait se réaliser simplement en offrant son travail.

Je ne veux pas faire un plaidoyer pour l'égoïsme, mais la vie sociale est en tout cas plus complexe qu'on veut bien le croire. En ignorant totalement son propre égoïsme, on peut ne pas agir socialement du tout. Ce n'est pas pour ça que l'égoïsme disparaît, il ne fait que réapparaître ailleurs. Il se montre par exemple dans le fait que, pendant qu'on offre son travail, instinctivement, secrètement, on se révolte contre ce travail, et aussi contre les gens pour qui on travaille en apparence. Finalement, on se rend compte qu'on ne donne pas vraiment, mais qu'on veut gagner la reconnaissance des autres, obtenir des récompenses ou d'autres choses du même genre.

  1. Les forces élémentaires de l'âme humaine

On pourrait décrire schématiquement ce qui se déroulait alors dans mon âme, et cela se déroule d'une manière ou d'une autre dans chaque âme humaine, de la manière suivante :

           âme
collectivité                                                                  JE

 

Mon âme montrait deux tendances : j'aspirais d'une part à me lier à d'autres personnes, à trouver une tâche à accomplir dans la société humaine, et d'autre part je me recroquevillais d'une certaine manière sur moi-même, voulant avant tout être « Je ». On retrouve ce phénomène dans chaque âme, sous une forme ou sous une autre. Vous en avez fait vous-même l'expérience. Pour moi, le problème s'est posé de cette manière ; un autre verra peut-être à un autre endroit ses intérêts personnels entrés en conflit avec ceux de la collectivité.

Ces deux tendances de l'âme humaine, Rudolf Steiner les décrit comme étant le « phénomène social originel ». Il nomme les deux tendances : « pulsion sociale » et « pulsion antisociale ». Pour le fondateur de l'Anthroposophie, le fait que l'être humain possède deux pulsions contraires, l'une « sociale » l'autre « antisociale », représente le phénomène originel de la vie sociale. Selon lui, l'observation de la vie sociale doit impérativement partir de cette constatation. Et on ne peut comprendre ce qui suit, et en particulier l'idée de la tri-articulation sociale, que si l'on prend pleinement conscience d'une chose essentielle concernant ce point de départ de l'analyse steinerienne : pour Rudolf Steiner aucune de ces deux tendances n'est en soi bonne ou mauvaise.
La pulsion sociale peut aussi bien agir négativement que la pulsion antisociale peut agir positivement. Comme nous allons le voir tout de suite, la question de savoir ce qui est sain ou destructeur pour la vie sociale se pose à un tout autre niveau. Mais pour commencer, on est obligé d'accepter le fait que ces deux pulsions existent. Naturellement, la pulsion sociale nous est de prime abord plus sympathique. Pourtant, pour Steiner, la pulsion antisociale est tout aussi nécessaire à la vie que la pulsion sociale. Il en fait la démonstration au sujet de la pensée par exemple. Il dit : si l'être humain n'était pas antisocial, il ne pourrait pas penser. La pulsion antisociale de l'être humain est la condition de sa faculté de penser. Steiner explique cela de la manière suivante : quand deux humains se font face et que l'un parle, l'autre s'endort. Celui qui écoute a tendance à s'endormir. Il devient fatigué. S'il veut rester éveillé, il doit se défendre intérieurement contre l'autre. Il doit opposer sa propre pensée à la pensée de l'autre. Il doit s'affirmer lui-même en pensant pour ne pas être endormi par la pensée de l'autre. Il doit être capable de ressentir de manière antisociale.

Regardez ce qui se déroule en ce moment même entre nous. Je parle tout le temps. Si je continue comme ça, vous n'allez pas tarder à être fatigués, ce que vous ne souhaitez pas. Vous ne voulez pas être bercés par moi. Vous vous défendez contre ça. Et ce geste de défense, c'est la même force que celle qui vous permet de tenir vos propres idées, d'affirmer vos propres idées face aux miennes. Vous ne pouvez pas toujours être sociaux. Cela doit alterner en permanence avec le mouvement contraire. Il faut qu'il en soit ainsi.
L'être humain a la tendance de s'endormir dans l'autre. C'est sur cette tendance que s'appuient les régimes totalitaires, que s'appuie aussi notre système. À l'avenir, il ne faut plus que l'être humain s'endorme dans l'autre, il faut qu'il s'affirme, pour pouvoir créer de l'ordre à partir de son être intérieur d'une part, et pour pouvoir comprendre la vie sociale d'autre part. Cela signifie que l'être humain a besoin de la pulsion antisociale pour pouvoir devenir un être complet.

Une communauté humaine digne de ce nom est une communauté au service de l'être humain. Et l'être humain possède une pulsion antisociale. C'est comme ça. Une communauté humaine digne de ce nom ne peut donc pas être une communauté qui ne veut utiliser que la pulsion sociale. Si nous voulons donner à notre vie en commun une forme qui ne tienne compte que de la pulsion sociale, cette forme n'est alors, en réalité, pas du tout « sociale ». Pensez à ces gens qui travaillent dix heures par jour dans un centre pour handicapés. Pendant ce temps, ils doivent orienter leur action selon les besoins des personnes qui leur sont confiées et non pas d'après leurs propres besoins. Oui, on peut même dire que : le temps de travail se définit en lui-même par le fait que l'activité des personnels soignants pendant ce temps de travail est déterminée par les besoins d'autres personnes et pas par leurs propres besoins. Et plus il en est ainsi, plus le travail est social, plus il atteint son but. Là, la personne doit se lier aux autres, elle doit pouvoir donner une issue à sa pulsion sociale. Mais ça, la personne ne peut en aucun cas le faire pendant dix heures d'affilée ! C'est impossible ! Car, à un certain moment, l'être intérieur commence à se manifester. Pour se réaliser, l'être humain doit se défendre à un moment ou à un autre contre l'emprise de sa pulsion sociale. Il doit pouvoir poursuivre des intérêts et satisfaire des besoins qui lui sont propres. Il doit pouvoir s'occuper de choses qui ne regardent que lui.
Ce qui signifie que, pendant son travail, il commence à se révolter intérieurement contre la soumission aux besoins des autres. La pulsion antisociale se manifeste alors précisément là où c'est la pulsion sociale qui devrait être vécue ! Voilà la conséquence d'un temps de travail trop long, ainsi que d'une éthique de travail tirée d'une compréhension tout à fait erronée de l'Anthroposophie. Conséquence : là où on se lie aux autres de manière bien réelle, là où on se trouve en plein cœur de la vie sociale, on ne peut pas y être entièrement. Et peut-être même qu'on nourrit secrètement une antipathie vis-à-vis des êtres dont on doit satisfaire les besoins.
Conclusion : quand vous ne voulez construire qu'avec la pulsion sociale, vous renforcez en réalité la pulsion antisociale. Il faudrait dire plus exactement : vous vous comportez vous-même de façon antisociale quand vous exigez de vos semblables d'être toujours sociaux. Réfléchissez bien à ce qui se cache en réalité derrière les exigences de conduite sociale à l'heure actuelle. C'est le côté antisocial qui se développe, puisqu'on pense soi-même de manière antisociale lorsqu'on dit à l'autre d'être social. Et on voit que ça ne marche pas.

Aujourd'hui, les humains deviennent toujours plus antisociaux. Et cela a un sens profond. Pour que l'individu puisse se développer, pour que la collectivité puisse effectivement être construite grâce à l'activité libre de chaque individu, au lieu que l'ordre vienne d'en haut, il faut que les humains deviennent toujours plus antisociaux. C'est pourquoi l'égoïsme va devenir de plus en plus fort dans les années qui viennent, les humains de plus en plus antisociaux. Cela n'a pas de sens de râler contre l'égoïsme. On ne peut pas détruire cette pulsion antisociale. Il faut donc poser la question autrement, à savoir : comment nous organiser pour éviter que notre pulsion antisociale ne nous détruise ? Car elle est effectivement en train de détruire l'existence humaine. Donc : quelle forme doit prendre la vie collective afin de donner leur place, aussi bien à la pulsion sociale qu'à la pulsion antisociale, pour que les deux s'harmonisent au lieu de se détruire mutuellement ?

  1. Qu'est-ce qu'une « société » ?

Une collectivité véritablement sociale n'est pas basée sur l'une ou l'autre des deux tendances de l'être humain, c'est la collectivité dans laquelle l'individu se sait en accord avec les intérêts de la communauté, mais reçoit également de cette communauté ce dont il a besoin lui-même pour vivre. Là, le concept de « social » est saisi à un niveau plus élevé et il intègre les deux pulsions. Voilà un sens du mot « social » qui n'est pas réductible au sens que l'on retrouve par exemple dans l'expression « métier social ». À ce niveau plus élevé, « social » signifie bien plus la société dans son ensemble, la réponse pratique, concrète, à la question : comment les pulsions sociales et antisociales peuvent-elles participer harmonieusement à la formation d'un tout, d'une unité ?

Si nous voulons y répondre, nous devons d'abord remarquer que j'ai commis une erreur grossière. J'avais noté ici « âme » et j'avais dit : l'âme a en elle deux tendances, elle cherche la collectivité, mais elle veut également être elle-même. Et j'avais alors inscrit en direction de ces deux pulsions leurs correspondances, soit « collectivité » d'un côté et « Je » de l'autre. Ce faisant, j'ai créé une illusion. En effet, qu'est-ce que la « collectivité » ? Et qu'est-ce que c’est « Je » ?
Dans un premier temps, je ne les possède pas. Au début je n'ai conscience que des mouvements de mon âme, que du développement de deux aspirations. Au commencement, je ne possède que cette aspiration, mais les deux objets de cette aspiration ne me sont pas donnés. Si je possédais déjà les deux, je n'éprouverais pas d'aspiration, d'envie. Donc, au départ, je ne possède pas ces objets de mon envie. Ou bien pouvez-vous me dire ce qu'est la collectivité, ce qu'est-ce « Je » ? Non, mais vous pouvez facilement affirmer que vous ressentez ces deux tendances. Donc : nous connaissons les penchants de l'âme, mais pas leurs objets, leurs buts. Et nous prenons conscience de ces penchants là où ils entrent en conflit l'un avec l'autre. C'est d'un conflit de ce genre que je suis parti. Je ne voulais pas me sacrifier à la collectivité, je voulais avoir quelque chose pour moi-même. J'ai alors abstrait à partir de mon vécu. Donc, quand j'écris ici « collectivité » et « Je », ce n'est qu'une abstraction de la vie de mon âme. Ce sont des concepts vides de sens.

Maintenant, nous pouvons nous dire la chose suivante : le conflit qui donne naissance à mes sentiments doit être un conflit entre la collectivité véritable et le « Je » véritable. La société véritable et « Je » véritable entrent en conflit et mon sentiment n'est qu'un reflet de ce conflit. Parce que le conflit est réel, je ressens le besoin d'être moi-même, je vis donc ma pulsion antisociale. Si nous voulons vraiment pacifier ces pulsions, si nous voulons résoudre concrètement le conflit, nous devons donc en quelque sorte revenir, en amont de l'âme, aux forces qui agissent effectivement sur l'âme. Nous ne pouvons pas opérer avec les idées abstraites, mais seulement avec les forces réelles que l'âme aspire à réconcilier. Pour que la société et « Je » s'harmonise réellement, pour que les pulsions soient vraiment pacifiées, nous devons opérer avec les forces réelles et pas avec les abstractions de nos propres sentiments. La question déterminante est donc la suivante : comment notre pensée peut-elle devenir plus que la simple expression des mouvements de notre âme ? Comment la réalité peut-elle trouver son chemin jusqu'à notre pensée, cette réalité qui agit sur l'âme et y apparaît comme envie, aspiration ? Comment les objets de notre aspiration, « collectivité » et « Je », peuvent-ils acquérir un contenu bien défini, accessible à notre pensée claire, au lieu de rester les abstractions vides de nos penchants intérieurs ?

Regardez ce par quoi est définie la collectivité sur mon dessin ? Elle est définie comme étant le contraire du « Je ». Et inversement. Si vous voulez le formuler de façon positive, vous devez dire : voilà la forme vide de la soi-conscience de l'homme. Je prends conscience de moi-même, et cette prise de conscience se cristallise dans la polarité « je » et «collectivité». La conscience prend une forme dialectique, binaire. Et partout où nous trouvons des concepts binaires, nous assistons à l'expression de la conscience humaine. « Esprit et matière », « homme et monde », « bien et mal », tout cela n'est rien d'autre que la forme vide de la soi-conscience de l'homme. C'est abstrait du moment de la prise de conscience. Ce qui « allume » la conscience, ce qu'est par exemple le contenu concret de l'idée de matière ou de mal, cela se trouve en dehors de ces concepts. Pourtant, cela allume notre conscience. Cela ne se trouve pas à l'intérieur de ma conscience et pourtant ça éveille ma conscience. Comment cela peut-il pénétrer dans ma conscience, comment puis-je dépasser la pensée abstraite pour en arriver à une pensée pratique ?
Voilà la question fondamentale pour notre avenir social, car l'individu est appelé à devenir cocréateur de la société, et cela signifie justement : l'individu ne doit plus se contenter de s'adonner à ses penchants, il doit aussi connaître l'objet de ses penchants. Il doit voir clairement ce qui construit la société d'un côté, et comment le moi réel s'exprime de l'autre côté.
Et c'est pourquoi la question sociale est tout d'abord une question de la science de l'esprit, des sciences humaines. Vous avez là le lien naturel entre la question sociale et l'anthroposophie. Comment puis-je transformer ma pensée de telle manière qu'elle devienne plus qu'un simple reflet de moi-même, qu'elle m'ouvre les yeux sur les forces objectives qui sont à l’œuvre dans la construction de la société et, d'autre part, sur l'individualité qui se trouve concrètement devant moi, qu'elle ne se contente pas d'un individu imaginaire, théorique .

  1. L'art de compter jusqu'à trois

Ma soi-conscience se reflète dans la polarité. Et cette polarité, nous la plaquons sur la réalité. C'est cela le grand problème social que nous avons actuellement : nous recouvrons la vie avec nos formes vides, nous voulons aborder la question sociale avec des concepts qui excluent littéralement de pouvoir ne serait-ce que la toucher, en ne disant qu'abstraitement : moi et société. Là, nous ne faisons que nous projeter nous-mêmes. La réalité, elle, repose sur le trois (NDT : elle est tripartite, triarticulée). Et l'homme n'atteint la réalité que lorsqu'il a réussi à penser le trois (NDT La trinité). L'anthroposophie, c'est l'art de compter jusqu'à trois. Vous pouvez prendre ça comme une définition de l'anthroposophie. L'anthroposophie a une mission d'éducation populaire. Dans son essence, elle ne veut rien d'autre que développer la capacité à compter jusqu'à trois. Je m'attends naturellement à ce que certains trouvent ça totalement idiot. Maint dira : mais je peux donc déjà compter jusqu'à trois. Peut être quelqu’un peut il aussi compter jusqu’à 4 ou jusqu’à 5, ou même jusque mille ou un million. C’est naturellement super, mais si vous voulez une fois me montrer cela, comment vous pouvez compter, alors vous me prouvez en effet avec cela seulement qu’en réalité vous ne pouvez compter que jusqu'à deux . Ils pensent savoir compter jusqu'à trois et plus. Mais vis-à-vis de la vie sociale, vous ne comptez en réalité donc que jusqu'à deux, justement quand vous alignez ainsi les chiffres les uns derrière les autres jusque mille ou plus. Et je veux une fois vous démontrer cela : je vous compte maintenant. Combien de personnes se trouvent ici ? Une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, etc. Je peux vous compter de cette manière. Mais sur quoi se base ce comptage ? Il se base sur la négation de l'individualité de chaque être humain que je compte avec les autres. Pour vous compter, je dois faire abstraction de ce qui fait de chacun de vous un être unique, je dois me focaliser sur ce que tous ont en commun, comme j'additionnerais des tables et des chaises si je formais le concept de « meuble ». Mais qu'est-ce qui ressort si je vous compte de cette manière ? Pardon pour l'image, mais si vous étiez des cochons, je pourrais vous compter comme ça, tant et tant de cochons et j'obtiendrais à la fin un troupeau de cochons, une société de cochons. Avec des humains, je ne peux pas le faire. Quand je compte un, deux, trois, etc. humains, je n'obtiens pas une société humaine, car j'ai alors exclu l'humain. Je n'obtiens toujours qu'un troupeau de cochons.

Pour compter des humains, je laisse précisément de côté leur qualité spécifiquement humaine. C'est le fait qu'il soit un individu, un être unique, qui lui donne sa qualité d'être humain et lui confère ses droits inaliénables et sa dignité dans la société.
Si je compte de cette manière, je me retrouve avec un amas de corps humains. La question est : qu'est-ce qui peut faire de cette masse une collectivité, une société ? Nous devons avoir ici quelque chose qui crée l'unité sans nier l'individu, qui lui donne sa place et même qui l'élève.
C'est pourquoi quand bien même je compterais jusqu'à mille, vis-à-vis de la vie collective je ne compte en réalité que jusqu'à deux. Car je ne dis que : vous et moi. En regard de la vie sociale, je ne fais rien de plus en comptant des êtres humains. J'englobe ce qui se trouve devant moi sous une même étiquette et je le place en face de moi. « Communauté » et « moi ».
Je reste encore et toujours dans l'abstraction de ma propre conscience. De cette manière, je ne peux pas accéder aux forces extérieures qui créent le lien social.

Et maintenant, il se peut qu'à l'intérieur d'une telle conscience qui ne comprend que la dualité, les pulsions sociale et antisociale veuillent s'exprimer. Comment s'exprime la pulsion sociale dans une telle conscience ? On s'identifie avec la collectivité avec laquelle on a un point commun, quel qu'il soit. On force le rapprochement dans sa tête. Je peux dire : vous êtes tous blancs, moi aussi, nous avons donc quelque chose en commun. Cela nous réunit. On s'identifie donc par exemple avec la race blanche. Ou avec le sexe masculin. Ou avec la société anthroposophique. Vous êtes tous anthroposophes, je peux m'identifier à cela.

(quelqu'un dit : « je ne suis pas anthroposophe ! »)

Quoi, vous n'êtes pas anthroposophe ? Alors nous devons vous prier de bien vouloir sortir. (Rires) Vous riez mais c'est précisément le point d'où naissent le racisme, le nationalisme et autres esprits malfaisants. Le racisme naît là où les pulsions sociales et antisociales tombent sur une conscience seulement binaire. On s'identifie de manière abstraite avec la caractéristique d'un groupe : là s'exprime la pulsion sociale, et on hait en retour l'autre groupe, on se sent soi-même porté par sa haine envers l'autre groupe : là s'exprime la pulsion antisociale.

Avec notre conscience binaire, nous sommes incapables de former une communauté humaine, une communauté pour l'être humain, avec une interaction harmonieuse entre pulsion sociale et pulsion antisociale. Quelle société cherchons-nous ? Aujourd'hui où chaque être humain est une individualité pensante, la société ne peut plus être bâtie au détriment de l'individualité.
C'est pourquoi nous cherchons aujourd'hui une collectivité dont le contenu et le but soient le moi individuel et qui soit en même temps elle-même le produit des mois individuels. Nous cherchons une communauté qui porte l'individualité et une individualité qui porte la communauté. Nous ne cherchons pas la fusion de l'un dans l'autre, nous cherchons l'immanence. Et l'immanence, c'est-à-dire l'interpénétration réelle du moi individuel et de la communauté, au lieu d'une identification cérébrale et abstraite, n'est réalisable que si nous accueillons petit à petit la trinité dans notre pensée. Ce n'est pas comme ça seulement parce que je le dis, mais parce que la société d'une part est effectivement basée sur trois processus distincts, et que l'être humain d'autre part s'exprime en permanence de manière triple. La réalité repose sur l'interaction de trois types de forces et non sur un dualisme. Le dualisme n'est que le miroir de notre propre conscience. Et nous nous fermons à la réalité quand nous lui imposons la forme de notre conscience au lieu de construire au contraire cette forme au contact de la réalité.

Quand nous nous abstenons totalement de théoriser et d'idéologiser pour nous ouvrir à la réalité extérieure, nous rencontrons la trinité et nous trouvons alors aussi les endroits où l'individu et la collectivité se rencontrent. Dès qu'il prend conscience de ces points de rencontre, l'individu peut devenir bien plus largement cocréateur de la vie collective qu'on ne l'imagine aujourd'hui quand on parle de « participation ».
Je veux maintenant vous donner un petit aperçu de ces choses en décrivant, en caractérisant simplement la vie, et en évitant toute théorisation. Je vais d'abord observer l'individu à travers l'aspect social, et je concentrerai ensuite à l'inverse mon attention sur la société à travers le prisme de l'individualité.

  1. La naissance de l'individualité humaine.

Peut-être l'un d'entre vous a-t-il eu récemment le bonheur de tenir un nouveau-né dans ses bras. Représentez-vous à quel point ce nouveau-né que vous tenez dans vos bras est vulnérable et dépendant. Pensez maintenant à ce qui se passe quelques semaines plus tard quand vous faites sonner une petite clochette devant le bébé. Il rit. Un peu plus âgé, il prend lui-même la clochette et il l'agite énergiquement. Il réagit donc de plus en plus à tout ce qui l'interpelle dans son entourage. C'est comme ça qu'il se met à imiter ce que l'adulte dit. Comment caractériser cela ? L'enfant prend dans son entourage ce qui est susceptible de stimuler sa volonté et la volonté transformera ensuite cela en faculté dans son propre corps. Ce tri, ce choix, ne se fait pas par hasard : l'enfant dirige son regard vers un reflet particulier, les petits doigts aimeront peut-être particulièrement manipuler le porte-clés, et l'oreille se focalisera sur la voix de la mère. L'enfant pénètre ainsi dans ses organes, apprenant petit à petit à voir en trois dimensions, à bouger de plus en plus habilement ses doigts, à former les sons de la mère avec sa bouche.
Ainsi, il entre progressivement dans son corps. On peut donc dire que le petit enfant a besoin de rencontrer les adultes qui lui permettront d'exercer, de manifester sa volonté, qui sauront le mettre en contact avec les choses qui vont stimuler son activité. Ça ne peut donc pas concerner n'importe qui ou n’importe quoi. Cette forme de relation où quelqu'un présente quelque chose à quelqu'un d'autre, qui le perçoit, le pénètre avec son esprit, le transforme avec sa volonté, se l'incorpore, se met en mouvement, voici ce que j'appelle « vie spirituelle », « vie culturelle ». Oubliez s'il vous plaît un moment toutes les théories que vous avez entendues sur la vie spirituelle et notez que je ne nomme « vie spirituelle » (NDT Ou « vie culturelle ») que ce que je viens de caractériser et que chacun peut observer par lui-même. J'écris maintenant cela au tableau, (NDT Sous le mot «collectivité»).

Si nous jouons un moment comme ça avec l'enfant, le moment va venir où il commencera à pleurer. Il lui manque quelque chose : il doit satisfaire des besoins physiques. Il a faim ou il faut changer la couche. À cet instant, il est dépendant de toute autre chose que ce que j'ai décrit auparavant. Il est à cet instant dépendant du fait qu'un adulte s'occupe non pas de l'enfant, mais de la nature, et cela, dans l'intérêt de l'enfant, pour satisfaire le besoin de l'enfant. À cet instant, ce dernier est dépendant du fait que, quelque part dans le monde, un être humain s'occupe de la nature, sème par exemple une carotte, la récolte, la transforme, la transporte, jusqu'au moment où l'enfant peut la manger ; ou bien encore qu'un autre cultive du lin, le transforme en fil, le tisse, etc., jusqu'à ce qu'une couche puisse être mise à l'enfant. Cette forme de dépendance, je l'appelle « vie économique ». Je désigne par vie économique la relation humaine dans laquelle des êtres n'entrent pas directement en relation, mais où la relation a lieu par nature interposée : l'enfant dépend là de ce qu'un homme travaille la nature avec en vue un besoin de l'enfant. Cet homme entre en relation avec l'enfant à travers la matière transformée en quelque sorte. Vous pouvez penser tout ce que vous voulez d'autre sur l'économie : je ne désigne maintenant avec le terme « vie économique » rien d'autre que ce que je viens de décrire et que chacun de vous peut observer comme un fait objectif. J'écris donc encore au tableau « vie économique ».

Maintenant, il peut se trouver que l'enfant ne bénéficie d'aucune des deux choses que je viens de décrire. Il se peut que l'enfant n'ait pas d'adulte autour de lui qu'il puisse imiter, et pas d'adulte non plus qui courbe le dos pour travailler la nature. Et vous savez que cela concerne de plus en plus d'enfants, que des millions d'enfants n'ont ni éducation, ni nourriture, qu'ils ne peuvent se nourrir ni spirituellement, ni physiquement. Quand un enfant est coupé de la vie culturelle comme de la vie économique, il est dépendant d'un troisième facteur de tout autre nature que les deux premiers. Il est alors dépendant de ce que des gens autour de l'enfant aient développé un certain sentiment, un certain ressentit pour la valeur intrinsèque de la vie humaine. Il est alors dépendant du fait qu'un nombre suffisant de personnes soient prises du sentiment qu'il est injuste que cet enfant ne trouve ni éducateur, ni nourrice, du simple fait qu'il soit un être humain.
C'est injuste comme il est injuste en soi qu'un être humain ne reçoive pas ce dont il a besoin pour pouvoir être humain. En allemand, on a les belles expressions « sensation du juste » et « sentiment du juste », qui dévoilent de quelle manière cette troisième forme de relation est encore complètement différente des deux autres. Notez bien qu'à nouveau je n'entends par le terme « vie du droit » que ce que je viens de décrire et que vous pouvez vous-même constater dans l'exemple que j'ai pris ou ailleurs. J'écris pour terminer sous le mot «collectivité» : « vie du droit ».

          âme
collectivité                                                                    Je

 

vie économique
vie du droit
vie spirituelle, vie culturelle

Cette vie du droit serait très insignifiante, si la force d'action ne venait pas s'ajouter au sentiment. L'avenir de l'enfant dépend de ce que des adultes utilisent la force pour faire respecter ses droits d'être humain. Mais cette force ne peut pas plus que dire : l'enfant doit bénéficier d'une éducation ou : l'enfant doit être nourri. Cette force ne peut pas elle-même l'éduquer, pas plus qu'elle ne peut le nourrir. Le sentiment de droit, de justice doit être présent quand la vie spirituelle ou la vie économique sont lésées, mais le sentiment de justice n'éduque pas et il ne laboure pas non plus la terre. Il est tout à fait capital pour ce qui suit que vous compreniez bien cet état de choses : le sentiment d'injustice que je ressens vis-à-vis du tiers monde ne nourrit, en soi, personne, de même que de réclamer une bonne éducation n'éduque, en soi, aucun enfant. Mon sentiment de justice peut me faire prendre conscience des nécessités. Mais l'éducation repose sur la rencontre de deux êtres humains en particulier et sur les échanges qui se font entre eux, pas sur le sentiment de ce qui est juste. Et, de la même manière, ce sentiment ne donne la satiété à personne. La satiété vient du fait que quelqu'un s'occupe de la nature pour en extraire une valeur économique, dans le sens où il répond au besoin de quelqu'un d'autre.

Vous pouvez ainsi voir comment la société, à partir du moment où on ne la réfléchit pas, mais qu’on la décrit concrètement, se décompose de fait en trois communautés distinctes. En effet nous entrons en relation ensemble de trois manières différentes : nous nous comprenons et apprenons les uns des autres, nous échangeons des biens, et nous ressentons le droit et l'injustice. Qui, aujourd'hui, n'est pas fier d'être un individu autonome, un « moi »? Pourtant, personne ne tombe sur la terre comme une pierre qui, tout d'un coup, est là. L'être humain se découvre lui-même en se développant à travers ces trois formes de relation avec ses semblables.

  1. Les facteurs primaires de la vie sociale

Je vous prie maintenant de bien vouloir focaliser votre attention sur ce qui naît entre nous, humains, quand nous entrons en relation de l'une ou l'autre manière décrite précédemment. Là au milieu (voir dessin) apparaît à chaque fois quelque chose, quelque chose d'aussi objectif qu'il est possible de dire de quelque chose dans ce monde que c'est objectif. Et il est absolument conforme à la réalité de dire que si cette chose manque, l'homme meurt. La vie humaine dépend de ces trois objets qui apparaissent à chaque fois entre les humains lorsqu'ils entrent en relation de la manière correspondante.
Qu'est-ce qui apparaît là où la volonté saisit ce qu'un autre lui offre sous la forme d'une idée, par exemple ? Là naît la faculté. Qu'est-ce qui apparaît là où la nature est transformée en fonction du besoin d'un autre être humain ? Là naît le bien, la marchandise, la valeur économique. Et qu'est-ce qui apparaît en fin de compte là où le sentiment s'enflamme pour la cause humaine en général ? Là naît le droit. Le fait que chacun puisse parvenir à son « Je » ou pas, que la collectivité soit dignement humaine ou pas, dépend de la qualité de ces trois objets.

La faculté, le bien et le droit sont les facteurs primordiaux de la vie sociale. Remarquez bien que je n'ai pas défini ce que devraient être les facultés, les biens ou les droits. Aujourd'hui on pense pouvoir définir simplement ces choses. On donne par exemple la définition suivante : un bien économique est ce qui s'échange, la plupart du temps contre de l'argent. Parce qu'il s'échange contre de l'argent, on prend alors le droit pour un bien économique, pour une marchandise. C'est comme ça qu'on se retrouve avec une crise espagnole par exemple. Ce qu'on a compté ensemble dans la balance commerciale de l'Espagne, parce qu'on l'avait défini comme marchandise et donc additionné ensemble, ne reposait qu'en partie sur un travail effectué sur la nature. Une partie importante de ce qui a été calculé ne repose pourtant que sur la présence ou l'absence d'un sentiment de ce qui est juste ou pas. Si on veut pénétrer la réalité avec sa pensée, il faut traiter séparément les deux facteurs : bien économique et droit. Pour ça, il faut remplir ses propres concepts avec le contenu de ce qu'on peut réellement observer. Avec des définitions, vous n'arrivez nulle part Vous restez dans votre petite maison intellectuelle, là-haut dans les nuages. Vous ne pouvez comprendre le noyau de la crise de l'euro que lorsque vous réalisez comment la manipulation de définitions, au lieu de réalités, amène le chaos. Si, par contre, en caractérisant minutieusement les relations existantes, vous arrivez à découvrir les composantes essentielles du problème, vous pouvez alors, à partir de ces éléments essentiels, voir très clairement ce qui se cache en réalité dans ces définitions, par exemple où le droit et où les marchandises jouent leur rôle, comment tout cela est mélangé inconsciemment sous le voile des définitions. Mais, plus intéressant encore, vous voyez comment vous positionner vous-même par rapport à ces choses, d'après la réalité, et donc de manière efficace.

Faculté, marchandise (NDT : bien économique), droit- ces trois choses sont tellement objectives que je peux affirmer que tout ce que vous voyez dans cette pièce relève de ces trois choses, qui naissent des relations existant entre nous, que chacun contribue à créer actuellement, comme je l'ai décrit, à l'intérieur de l'espace commun. Où se trouve le droit ?
Le fait d'avoir pu venir ici et parler librement ensemble repose sur le fait qu'un nombre suffisant de personnes a le sentiment que la liberté de rassemblement et d'expression est un droit inaliénable de l'être humain en général. Ce sentiment ne nous désigne pas en tant qu'untel ou untel, ce sentiment dit au contraire : cela ne me regarde pas de savoir : qui est là et qu'est-ce qu'ils pensent ; je ne suis pas obligé de penser comme eux, mais je dois protéger leur espace de liberté, par la force s'il le faut, parce que cet espace de liberté est dû à chaque être humain, quel qu'il soit. Voilà une première chose qui agit ici concrètement et contribue à créer cet instant.
Un autre aspect est que nous nous trouvons ici sur un sol ferme, qu'il y a des murs, des tables, des chaises, etc. Cela ne serait pas là si quelqu'un sur cette terre ne s'était pas baissé pour planter du riz, si un autre n'avait pas mangé ce riz puis produit de l'acier pour fabriquer les machines avec lesquelles d'autres encore ont bâti ces murs. Cela repose sur le fait que les gens n'ont pas seulement un sentiment de la valeur de l'être humain en tant que tel, mais qu'ils se tournent également vers la nature et que la nature transformée acquiert une valeur déterminée dans le processus d'échange avec un autre morceau de nature transformée. De cette manière, la vie économique contribue tout à fait concrètement à la réalité de cet instant.
Et où est le troisième facteur? Où quelqu'un présente-t-il quelque chose devant les autres, une chose que la volonté de l'un ou de l'autre va saisir et reconstruire ? Entre vous et moi, bien sûr. Bien que « entre vous et moi » ne soit pas tout à fait juste. Je ne peux dire ici que : entre toi et moi, et entre toi et moi, etc. Cela nous indique déjà la particularité du troisième facteur qui contribue, avec les deux autres facteurs, à créer cet instant. Ce troisième facteur ne peut se réaliser que d'un individu à l'autre. L'un a fait une expérience particulière, qu'il fait se rencontrer avec ce que je raconte, et il construit ainsi un tout autre concept que celui formé par un autre. Certains préfèrent aussi dormir. La construction, le développement de facultés, repose toujours sur un effort individuel. J'écris donc les trois facteurs marchandise, droit et faculté, ici au milieu.

 

             âme
collectivité                                                                              Je

vie économique                                             marchandise
vie du droit                                                         droit
vie spirituelle, vie culturelle                                faculté

Nous entrons en relation les uns avec les autres de trois manières différentes, nous créons la vie sociale au travers de trois processus distincts. L'unité de la société n'est pas le point de départ, elle est le produit, le résultat de trois processus sociaux qui ne pourraient pas être plus éloignés les uns des autres qu'ils ne le sont effectivement. Nous restons sans conscience de ces trois commencements de notre vie commune parce que nous rêvons le produit final, l'unité, dans le commencement. L'état doit nous donner une éducation, l'état doit garantir notre revenu, l'état doit établir le droit. Voilà le nationalisme. Ce nationalisme est étranger à la réalité. Et il reste tout aussi étranger à la réalité quand il s'élargit en une Union européenne ou en un sommet mondial. Il reste toujours une illusion. La source réelle de la vie sociale se trouve toujours là où vous développez une faculté, là où vous participez à la création d'un bien économique réel au sein de la collectivité, là où vous ressentez la justice et l'injustice. La vie jaillit de ces trois sources. Le sommet mondial ne va pas former, il ne va pas créer de richesse, il ne va pas établir la justice. Et il va encore moins amener l'unité de la vie sociale. Il va plutôt amener la division et la haine. Car l'unité provient de trois sources. C'est pourquoi elle ne peut devenir une unité digne de l'être humain que si l'être humain participe avec sa conscience à ces trois impulsions, au lieu de rester fixé sur ce qu'on appelle « le haut » (NDT « la tête »).

Ce « haut » est un fantasme. C'est seulement la dénégation de la responsabilité individuelle. Il ne devient réel que dans la mesure où celui à qui je prête une responsabilité acquiert, par ce fait, du pouvoir sur moi. Mais il n'acquiert pas pour autant le pouvoir d'améliorer quoi que ce soit dans la vie sociale, car la vie sociale passe toujours par l'individu. Seul l'individu peut donner une autre direction à la vie sociale. Plus le sommet mondial est «pointu », plus la solution de la question sociale est loin. C'est pourquoi nous allons nous intéresser plus en détail à ces trois impulsions de la vie en société.

  1. La marchandise dans la vie économique

Pour commencer peut-être : la marchandise. Qu'est que c’est : une marchandise ? Je dois tout d'abord dire quelque chose qui va vous sembler tout à fait paradoxal. J'affirme en effet qu'un bien économique est quelque chose d'impalpable. Laissez-moi l'expliquer. Voici mon téléphone portable. Si nous le considérons physiquement, comme nous pouvons le voir et le manipuler, en énumérant ses caractéristiques physiques, techniques, etc., qu'avons-nous devant nous ? Nous avons devant nous un élément de la réalité physique. En tant que tel, mon portable est objet de la physique. Mais est-il, en tant que tel, aussi objet de l'économie ? Non, il ne l'est pas. Ce n'est qu'à travers la relation humaine dans laquelle je le place que cet objet physique acquiert son caractère de bien économique. Et ce caractère de bien économique varie en permanence pendant que je tiens ce téléphone dans la main. Il peut même perdre tout à coup ce caractère de bien économique. Sa valeur peut se rapprocher de zéro. Si, par exemple, ce téléphone est oublié dans un grenier, est-ce encore une marchandise ? Ou encore : ce téléphone a-t-il exactement la même valeur économique entre les mains de quelqu'un d'autre ? Ce qui fait de ce téléphone un élément de la vie économique, c'est quelque chose qui vient s'ajouter aux éléments physiques, à travers des relations humaines ; c'est quelque chose qui rayonne, pour ainsi dire, dans le téléphone depuis la sphère des rapports humains.

Pour cerner le réseau de relations entre êtres humains qui agit ici sur la valeur de cet objet, il ne faut pas se contenter de regarder le contexte proche, il faut aller très loin dans le monde. Admettons que j'étudie le marché des téléphones portables, les prix, et que bâtisse une statistique de l'état du marché. La statistique me dit que je peux vendre un téléphone comme celui-ci 100 euros. Je calcule alors ce qui me resterait après avoir déduit tous les frais, je vois que ce serait une affaire très rentable, et je me décide de produire de tels téléphones. Dans la foulée, je lance la production. Pendant que moi et mes collaborateurs travaillons dans l'usine à fabriquer les portables, un japonais a une idée géniale qui va révolutionner le monde du téléphone portable, d'autant plus qu'il va pouvoir fabriquer et vendre ces meilleurs téléphones à un prix moindre que celui de mon téléphone maintenant dépassé. Je connais de tels phénomènes dans le domaine de l'industrie pharmaceutique. Tout le monde connaît de tels phénomènes, ils sont quotidiens. Quand je propose mon portable sur le marché, quelle est sa valeur ? Est-ce que j'en obtiendrai effectivement 100 euros ? C'est sûr que non. Il se peut même qu'il me reste sur les bras, qu'il n'ait plus aucune valeur marchande.

Il est, effectivement, sans valeur (NDT marchande ) – et c'est important de le noter – si personne n'en veut. En effet, ce dont personne n'a besoin, ce que je n'ai donc, de fait, produit que pour moi-même, reste étranger au processus économique. Ça n'a absolument aucune valeur économique. Ce que je fais, fabrique pour moi-même, n'est pas une marchandise, n'est pas un bien au sens économique du terme. Que je fabrique des avions en amateur dans mon garage ou que je fasse de la gymnastique, cela ne fait pas de différence pour la vie économique. Pour que la nature se transforme en bien, en marchandise, il faut non seulement que je travaille dessus, mais aussi que je le fasse en vue de satisfaire le besoin de quelqu'un d'autre, il faut que cela réponde effectivement à ce besoin, que, donc, l'autre l'achète. Si ce n'est pas le cas, je ne suis pas encore entré dans le domaine de la vie sociale. Il n'y a alors ni prix, ni circulation de marchandises, ni argent, ni processus économique.

Il faudrait s'y arrêter plus longtemps, mais il est un fait que l'économie ne commence que là où je ne travaille plus pour moi, mais pour les autres. Vous pouvez maintenant dire : oui, et alors ? Cela s'arrange tout seul : le producteur des portables dépassés fait faillite et il devra essayer de faire mieux la prochaine fois. C'est ce que pense également notre « science économique », comme vous le savez peut-être. Elle a même un beau terme bien inhumain pour décrire ce fait : « assainissement (NDT : ou épuration) du marché ». Si vous parlez comme ça, c'est que vous êtes passés à côté du moment déterminant du processus économique. Car, voyez-vous, pendant que je fabrique les téléphones, je consomme également. Pendant ce temps, je dois manger tant, de même que mes collaborateurs doivent aussi manger. J'ai aussi besoin d'habits, etc. Pour cela, des hommes et des femmes doivent aller travailler, extraire des matières premières pour mon téléphone. Pendant ce temps, ils doivent eux aussi manger quelque chose. Donc, tant de paysans doivent cultiver des céréales, tant de mineurs doivent extraire du fer, tant de couturières doivent coudre des vêtements, tant de facteurs doivent monter des escaliers, etc., pour que je puisse produire ce téléphone. Tout cela se déverse dans la production de mon téléphone. Et il s'agit en fin de compte du temps de vie de milliers de personnes. Et si maintenant ce téléphone qui a englouti toutes ces marchandises et tout ce temps de vie, ne répond a aucun besoin, ne peut pas être digéré par le processus économique, qu'il est éliminé par celui-ci, qu'est-ce que cela signifie pour le résultat de la vie économique dans son ensemble, de ce qu'on appelle la macroéconomie ? Quelle influence cela a-t-il sur la valeur d'un autre bien, pour la production duquel ce même temps de vie n'a pas pu être employé, qui a donc été produit en plus petite quantité, pendant qu'à la place, des forces vives de l'économie étaient envoyées dans une impasse ?

Si vous cherchez une image du reste de la vie appropriée pour décrire ce phénomène, la meilleure est celle de la multiplication des cellules cancéreuses. Pour le cancer aussi, il s'agit de prendre d'un organisme des éléments nutritifs pour former quelque chose qui ne s'intègre pas organiquement dans cet organisme, quelque chose qui ne le sert pas : une tumeur. Il se passe la même chose quand la production s'oriente d'après les statistiques du marché et, à cause de  cela, produit sans rencontrer des besoins réels.

Le processus économique est bien trop complexe pour pouvoir être saisi par les modèles simplistes de notre science micro et macroéconomique. Faire de l'économie signifie : former les rapports entre les valeurs économiques de demain, à partir des rapports de valeurs d'aujourd'hui. Si je produis aujourd'hui, à un endroit du processus économique, quelque chose qui ne se vendra pas demain, cela ne concerne pas seulement moi-même, cela a des répercussions sur l'organisme économique dans son ensemble, sur tous les rapports de toutes les valeurs entre elles. Il existe donc une différence déterminante entre un producteur qui produit d'après une simple observation du marché et un producteur qui sait d'avance de quelle manière son travail va s'intégrer dans l'ensemble du système économique. Pour cela, il doit connaître quelques facteurs, impossibles à trouver par la simple observation extérieure du marché. Dans l'exemple de notre producteur de téléphones portables, nous avons vu quel facteur avait été, en fin de compte, déterminant pour la valeur réelle du téléphone : le fait que, quelque part au Japon, quelqu'un avait eu une idée permettant de fabriquer de meilleurs téléphones à un meilleur prix. Que devrait-on faire pour que notre fabricant de portables ne produise pas en dehors des besoins du marché ? Il faudrait qu'il parle avec l'autre producteur de portables, au Japon. Il devrait même se mettre en relation avec toute la branche des producteurs de téléphones portables. Naturellement, nous ne pouvons réaliser cela qu'avec les employés de ces entreprises, l'intérêt des propriétaires se trouvant à l'opposé de ce mode de formation de la valeur des biens économiques. Il faudrait mettre de cette manière en relation un nombre significatif d'entreprises à l'intérieur d'une branche déterminée, de manière à avoir une sorte de comité d'entreprise global ayant une vision d'ensemble de toute la branche. Je vous ai déjà montré ici même quelle forme pourrait prendre ce comité. (voyez ici)

Considérez maintenant une chose supplémentaire. Disons que notre fabricant de téléphones communique maintenant de manière satisfaisante avec sa branche et produit à nouveau des téléphones. Seulement, il y a une sécheresse quelque part et en conséquence, une pénurie de céréales. Est-ce que le producteur de portables va obtenir les 100 euros dont il a besoin en échange de ses téléphones ? Non, encore une fois, il ne les obtient pas, car il s'écoule relativement plus d'argent vers les céréales. Proportionnellement, les céréales acquièrent une plus grande valeur pour le consommateur. Donc, pour vraiment pouvoir répondre aux besoins réels des consommateurs, je dois pouvoir avoir une vision d'ensemble, non seulement de la situation générale de toute ma branche, mais je dois également acquérir une vision d'ensemble de toutes les branches de la vie économique et de leurs rapports entre elles. Je dois savoir quel est le rapport de ma branche avec une autre. En raison de l'évolution dans l'agriculture, par exemple, la branche des téléphones portables peut-elle encore croître, peut-elle encore recevoir du capital supplémentaire, peut-on encore lui faire crédit ? Ou faut-il plutôt faire sortir du capital de cette branche, la réduire, et faut-il alors aussi que je me cherche un autre travail, avant de produire en dehors du marché et de me retrouver sans travail. Pour cela, je dois savoir quelque chose d'à priori aussi éloigné que, par exemple : est-ce que le paysan pense qu'il va pleuvoir ou pas ? Grâce à un système de représentation des différentes branches, je dois donc arriver à relier toutes les branches et toutes les entreprises entre elles. Avec un peu de bonne volonté, on peut parvenir à relier entre elles, non pas la totalité des entreprises, mais au moins un nombre significatif d'entreprises représentatives.

Cela permettrait de ne plus s'investir à l'aveugle dans l'économie, mais de s'investir dans son travail véritablement pour le bien de tous, en ne répondant qu'à des besoins réels. On ne pourra vaincre et dépasser l'homo economicus qu'en faisant le contraire de lui, c'est-à-dire : en s'intéressant de manière tout à fait concrète les uns pour les autres. Voilà l'idée d'une économie associative. Observer, penser en réseau, coopérer : c'est avec ces instruments que l'économie donne à chaque acteur une réelle influence et, aussi, une réelle sécurité. C'est en effet seulement quand chacun travaille vraiment pour les autres et pas pour lui-même, que chacun dispose à tout moment d'un revenu. Étant donné que l'économie mondiale repose aujourd'hui sur le partage du travail, sur le partage des tâches, il serait temps de se rendre compte de ces correspondances. J'écris maintenant en dessous de « Je » : « pensée / perception ».

 

       âme
collectivité                                                                               JE

vie économique                                     marchandise                           pensée / perception
vie du droit       ......................................    droit
vie spirituelle, vie culturelle      . ............       faculté....

 

  1. le développement personnel dans la vie (NDT : culturelle et) spirituelle

Observer, penser en réseau, sont donc les conditions pour que l'individu prenne part au processus économique. Qu'en est-il de la vie culturelle, spirituelle ? Comment aborder la vie culturelle de manière à ce que l'individu y soit acteur et que la collectivité porte le « Je » .

Un processus de formation, d'éducation, se déroule actuellement entre vous et moi. Je vous disais même que je ne pouvais pas le dire comme ça, car il se déroule en définitive de manière individuelle entre toi et moi ou entre toi et moi. Que se passe-t-il à cet instant entre toi et moi ? Je forme un concept qui devient pour toi perception. C'est mon concept, mais, pour toi, c'est une perception. Pour que tu te formes, il faut encore que tu associes cette perception à d'autres observations faites ici et là pour former ton concept de ce que je dis. C'est comme ça que tu te développes intérieurement. Le concept naît là où ta propre volonté s'empare d'une perception et la pénètre de part en part. Les concepts ne se baladent pas dans l'air. C'est pourtant ce qu'on pense aujourd'hui.
On pense que des « informations » sont échangées, et on imagine que ça se passe à peu près comme si ton cerveau était un morceau de bois dans lequel je sculpterais, comme si mon concept pouvait s'introduire tel quel dans ta tête. Ça ne correspond pas à la réalité. En effet, entre nous se trouve un mur de séparation, entre la pensée et la perception. Ce mur de séparation ne peut être franchi qu'individuellement, en construisant son propre pont entre les deux. Ce pont individualisé c'est le concept. Chez l'un , le concept prend telle forme, chez un autre, une autre forme, chez un troisième, il ne se forme pas du tout. Mais quand quelque chose se forme, c'est toujours issu d'une activité de la volonté libre individuelle. Cela nous dévoile ce sur quoi repose le processus de développement personnel : sur la volonté libre.

Aujourd'hui, on croit que l'éducation n'a pas besoin de la volonté libre, mais seulement de l'idée. On pense qu'il suffit que l'idée soit là. En particulier quand quelqu'un dispose d'un pouvoir de coercition. On relie l'idée avec le monopole de la force, avec l'état. C'est forcément là que se trouve la bonne idée, au mieux tout en haut de la hiérarchie, auprès de l'Union Européenne. De là, elle descend, en passant par le gouvernement, le ministère de l'Éducation, le personnel éducatif, jusqu'au consommateur final, l'enfant. Le consommateur final est assis là comme enfant, yeux et oreilles grands ouverts, et la bonne idée s'engouffre comme ça. C'est ça qu'on s'imagine aujourd'hui.

La vérité est que l'éducation repose sur l’exact opposé. L'éducation a lieu là où l'enfant met quelque chose en face de l'idée qu'il la vérifie, la relie à d'autres, et se forme sa propre idée de la chose. La connaissance repose toujours sur une activité intérieure. De même entre vous et moi : une éducation, une formation n'a lieu que dans la mesure où vous vous déterminez par rapport à moi. Mon idée ne peut jamais se trouver dans votre tête. Si cela était le cas, cela signifierait que vous n'avez en réalité rien saisi de mon idée. Vous devez saisir vous-même la chose. Bien sûr, on peut facilement démontrer le contraire. On peut démontrer le contraire en utilisant la force pour contraindre l'enfant. On donne l'idée à l'enfant et on le laisse l'apprendre par cœur. Et s'il ne peut pas répéter l'idée correctement, on le punit. On l'exclut tout d'abord de l'école et ensuite de la vie économique et culturelle. C'est ce qui arrive quand on fait dépendre l'école de l'état, quand l'école est affaire de l'état et que le professeur a donc le droit de son côté. L'enfant a alors le droit contre lui, il dépend du professeur-fonctionnaire dans son accès au droit. Comme ça, on peut effectivement confirmer sa propre vision du monde avec ces expériences faites sur l'enfant. De cette manière, on a effectivement l'impression que les idées entrent et sortent des têtes, telles quelles. En vérité, ce va-et-vient d'idées n'a rien à voir avec une éducation quelconque, les idées entrent et sortent comme dans un carrousel, sans qu'aucune éducation véritable n'ait lieu. L'enfant ne fait que s'affaiblir de plus en plus, jusqu'à ce qu'il finisse par penser au bout de ce long processus d'usure morale que ce carrousel d'idées qui entrent et ressortent serait sa propre pensée.

La conséquence est qu'aujourd'hui, les gens ne font qu' « avoir » des idées au lieu de former des pensées. Ils sont comme des récipients ouverts qui attendent que quelqu'un y déverse une idée. Regardez, par exemple, qui se cache derrière l'étude PISA, vous comprendrez alors vite pourquoi l'état entraine aujourd'hui les enfants à tenir l'esprit pour une prestation qu'ils doivent demander, au lieu de prendre possession de leurs propres capacités de productivité spirituelle. Nous n'avons pas d'appareil éducatif, nous avons un appareil d'état qui ne peut se maintenir qu'en affaiblissant les gens. Cela s'appelle système éducatif ou certification qualité. Mais aucune formation, au sens noble du terme, n'a lieu. L'étudiant est amené à tenir la reproduction d'une certaine idéologie pour son propre travail de connaissance. Le système éducatif actuel est conçu pour rendre des êtres humains disponibles, pour servir les intérêts d'autres êtres humains. Mais nous devons réussir à établir le contraire : dans l'intérêt de sa propre qualité, l'éducation doit reposer sur ses propres bases. La volonté libre doit y régner. Personne, dans le futur, ne doit pouvoir être forcé à accepter telle ou telle vision du monde, à recevoir passivement quelque chose. Nous avons besoin d'une vie spirituelle libre. Et la liberté commence par soi-même, c'est-à-dire que la volonté individuelle libre est elle-même l'outil de cette réformation de la vie culturelle et spirituelle. Le premier pas consiste à pénétrer nous-mêmes la pensée avec notre volonté. Aujourd'hui, nous ne voyons même pas que la soi-disant « pensée » n'est qu'un événement totalement passif. Même de reconnaître ça est encore trop astreignant pour les humains. Pourtant, un individu ne parvient à l'autodétermination dans ce domaine que lorsqu'il oppose sa propre volonté aux idées qui viennent à lui. Je dois donc encore écrire ici sous « Je » : « volonté ».

 

                                                                    âme
collectivité                                                                                                                     Je

vie économique                                     marchandise                           pensée / perception
vie du droit                                                  droit
vie spirituelle, vie culturelle                          faculté                                                  volonté

  1. Le droit dans la vie juridique

Vous voyez, il manque encore quelque chose là, au milieu. Il manque encore le pendant pour le droit. Et vous allez comprendre tout de suite pourquoi j'ai laissé la place libre au milieu, et pas ailleurs. Sur quoi repose le droit ? J'ai souvent abordé cette question du point de vue de la propriété ; aujourd'hui, je voudrais le faire d'un tout autre point de vue, pour ne pas vous ennuyer avec des répétitions. Admettons que les hommes prennent en compte ce que j'ai dit jusqu'à présent : ils créent des associations économiques et aussi une vie spirituelle et culturelle libre. Nous nous dirigeons alors vers une économie associative, solidaire et, d'un autre côté, vers un système éducatif libre. Quel serait alors le résultat ? Nous aurions la chose la plus terrible et la plus inhumaine que nous puissions imaginer ! En effet : pour ce qui est des dons et des facultés, les humains ne sont pas égaux entre eux, ils sont même très différents. Donc si vous avez d'un côté une association et, de l'autre côté, la liberté individuelle, en fin de compte, vous n'avez quand même pas la liberté. En effet, celui qui possède de plus grandes capacités dans un certain domaine va acquérir du pouvoir sur les autres au sein de l'association. L'un va pouvoir se permettre de moins s'impliquer, de vivre plus de son activité intellectuelle, en raison de ses dons, pendant que l'autre devra offrir au premier son travail physique, s'il veut pouvoir profiter des fruits du travail intellectuel de l'autre. C'est ce que nous constatons partout dans le monde aujourd'hui.
Par exemple chez dm dans le rapport entre Götz Werner et ses collaborateurs, ou dans quelconques entreprises. C'est particulièrement flagrant dans le rapport entre l'Allemagne et l'Afrique. Le résultat de la balance commerciale entre les deux nous le montre clairement. Qu'est-ce qui est exporté d'Allemagne en Afrique ? Pour l'essentiel de la technologie, de la pharmacie, de la formation, etc., c'est-à-dire le produit de la vie intellectuelle, spirituelle de l'Europe centrale. Les Africains sont dépendants de cet esprit européen, parce qu'ils ne peuvent apporter les fruits de leur propre production sur le marché mondial qu'avec l'aide des acquisitions scientifiques des Européens, par exemple. Les Européens ne donnent aux Africains que les miettes de leurs acquisitions intellectuelles, pendant que les Africains doivent en échange s'endetter pour l'éternité, s'endetter tellement qu'ils sont alors obligés de faire don aux Européens de leurs terres, de leur sous-sol et de leur travail. Partout sur le continent africain, les Africains travaillent pour les Européens, pour un euro par jour. C'est le prix qu'ils doivent payer pour ce que coûte, soi-disant, l'aide européenne. Analysez les contrats établis entre l'Allemagne et les pays africains, vous verrez que le prix demandé pour la soi-disant « aide au développement » est l'esclavage des travailleurs manuels par les travailleurs intellectuels.

Cela signifie que si vous ne pensez qu'en deux catégories, si vous ne voulez développer que la vie économique d'une part, et la vie intellectuelle et culturelle d'autre part, des humains vont être consommés par d'autres. L'être humain va se retrouver transformé lui-même en marchandise, en quelque sorte. Pour peu qu'il soit contraint à donner son travail physique, à faire plus de travail physique que l'autre, il va être consommé par l'esprit de l'autre. Quand nous plaçons l'image d'un tel travailleur manuel devant notre cœur, nous pouvons voir naître un certain sentiment. Ce sentiment nous dit qu'aucun être humain ne doit se donner entièrement à la vie économique s'il veut rester véritablement humain. C'est le sentiment que la condition humaine implique de garder quelque chose pour soi. On peut avoir le sentiment que si quelqu'un reste toujours prisonnier d'un certain travail qui l'occupe entièrement, il se transforme alors en une sorte d'animal supérieur et il perd sa condition d'être humain. Ce qui nous amène à penser que, pour pouvoir être un être humain à part entière, chacun doit avoir simplement le temps de s'occuper de ce qui l'intéresse, lui, en particulier, en tant qu'individu, en plus de travailler pour les autres. Si nous ressentons ça clairement, que l'être humain ne peut pas être seulement incorporé à la vie sociale, mais qu'il doit aussi pouvoir vivre sa pulsion antisociale pour être tout à fait humain, nous en arrivons alors tout naturellement à limiter de manière démocratique le temps de travail de chacun. Nous découvrons que le temps de travail est, en fait, une question purement de droit. À partir de ce sentiment de la valeur intrinsèque de l'être humain, nous en arrivons à décider qu'un mineur, par exemple, ne doit pas travailler plus de cinq heures par jour dans la mine, afin de pouvoir garder des forces pour faire des choses tout à fait différentes.

Le droit établit alors un équilibre entre l'économie et l'esprit, de telle manière que chacun acquiert le droit à une vie culturelle, spirituelle. Cela signifie que chacun doit avoir le temps de s'intéresser à des choses relevant de l'humain en général. C'est pourquoi j'ai placé la vie relative au droit là, entre la vie spirituelle et la vie économique.

Cette vie du droit doit, elle aussi, reposer sur son propre socle. Elle ne doit s'orienter que d'après le sentiment démocratique de ce qui est juste, de même que l'économie s'oriente d'après la perception et la vie culturelle d'après la volonté individuelle libre. La vie du droit ne doit jamais être influencée par l'économie ou la vie culturelle. En conséquence : les produits de la mine vont naturellement devenir plus chers, si on n'a plus le droit de travailler autant pour les produire. Ce n'est pas l'affaire de la vie juridique, mais le problème le l'association économique. L'économie et la vie culturelle, spirituelle, doivent composer avec les décisions du droit. C'est pourquoi Rudolf Steiner dit qu'à l'avenir, le prix d'un bien devra être fixé en fonction de temps du travail, établi démocratiquement, et non le contraire. Aujourd'hui, on a le contraire : le travailleur doit travailler toujours plus longtemps pour compenser le prix trop bas de la marchandise. Cela lui vole le temps dont il aurait besoin pour se développer, cela lui vole en particulier le temps nécessaire pour devenir un acteur responsable de la vie sociale dans une collectivité. Nous ne sentirons que l'être humain doit disposer de temps pour pouvoir libérer sa tête, pour être un humain à part entière, ni par l'association, ni par la compréhension individuelle, mais seulement par le sentiment de notre humanité commune, dans les relations les plus anonymes et quotidiennes. J'écris donc ici, au milieu : « sentiment ».

 

                                                                        âme
collectivité                                                                                                                     Je

vie économique                                        marchandise                         pensée / perception
vie du droit                                                        droit                                                sentiment
vie spirituelle, vie culturelle                               faculté                                                   volonté

  1. Que peut faire chacun d'entre nous ?

Souvenez-vous du début de mon exposé. Je disais : quand l'homme n'a pas le temps de garder quelque chose pour lui-même, il développe sa tendance antisociale là où il devrait se comporter de manière sociale. Il ne regarde alors plus que la fiche de paye et ne voit plus le but, le sens de son travail. Nous avons besoin de la pulsion sociale dans l'économie. Là, nous ne voulons nous orienter que d'après l'idéal de la Fraternité. C'est pourquoi le droit doit être établi d'après le principe d'égalité. Pour ce qui concerne chacun en tant qu'être humain, chacun doit aussi pouvoir faire entendre sa voix. Comme ça, nous en arrivons à limiter le temps dévolu à l'économie. Cela entraîne, en troisième lieu, que les pulsions antisociales ne sont plus contraintes de s'exprimer dans la vie économique, mais qu'elles obtiennent leur propre domaine : la vie culturelle et spirituelle. Là, chacun doit pouvoir développer, en toute liberté, les germes qui sont déposés en lui.

Ainsi, vous pouvez comprendre cette phrase bizarre de Rudolf Steiner, selon laquelle le côté antisocial obtiendrait son domaine propre – celui de la vie culturelle, spirituelle – grâce à la tri-articulation sociale. D'après Rudolf Steiner, c'est là que la concurrence a sa place. Dans le domaine de la science et de la recherche, les points de vue doivent concourir librement les uns avec les autres. Dans l'intérêt de la vérité, jamais le principe d'égalité ne doit être étendu à l'éducation, à la science, à la culture. En revanche, ce principe d'égalité doit dominer l'état.  Jamais l'état ne doit donc régir l'éducation, la recherche, jamais il ne doit y avoir un « conseil scientifique » ou une « loi pour l'école ». Les professeurs et les élèves doivent gérer leur affaire d'après la seule force de leur jugement personnel. Dans les questions relatives à la connaissance, dans la question de la vérité, chacun doit pouvoir se déterminer lui-même. L'idée féconde prend alors naturellement le dessus sur l'idée stérile, au lieu que les idées stériles soient cultivées dans un espace étatique protégé. Nous sommes aujourd'hui devant le problème majeur que nous cultivons la stérilité, parce que nous n'avons pas de vie spirituelle, culturelle libre. Nous avons un étouffement de la vie spirituelle par l'état. Nous avons par exemple, d'un côté, 27 milliards d'impôts qui sont affectés à l'énergie atomique, pendant que seulement 6 milliards sont allés au développement d'énergies renouvelables. Ce qui nous confronte aujourd'hui à la quasi-impossibilité de sortir de l'énergie atomique. Aujourd'hui, l'état décide quelles plantes ont le droit d'être cultivées. À l'avenir, chaque individu doit pouvoir décider lui-même quel esprit il veut nourrir. Ce qui veut dire qu'au lieu de payer des impôts que l'état investit dans l'éducation, on gardera cet argent, qu'on donnera, soi-même, à celui qu'on estime, soi-même, compétent. L'individu doit reprendre possession de sa capacité de jugement, non pas seulement dans son for intérieur, mais dans la réalité. Et s'il conquiert la liberté dans le domaine culturel et spirituel, il ne voudra plus la vivre dans le domaine économique, comme c'est aujourd'hui le cas : l'homme veut être libre là où il ne peut en réalité vivre que dans la fraternité, dans cette économie mondiale de partage du travail, où il ne fait plus que travailler pour les autres. À la place de la liberté, nous avons aujourd'hui le libéralisme.

Faisons une synthèse des trois pour terminer. Qu'avons-nous ? Si l'économie n'est pas déterminée par le droit ou par l'esprit, mais par la perception de chaque individu, qu'elle est rendue transparente grâce à l'association des entreprises entre elles ; si la vie culturelle, spirituelle, repose sur la volonté libre, et non sur des lois et des décrets, ou sur la puissance économique ; et si le droit ne repose plus sur une idée romaine, mais sur les sentiments de droit des gens qui vivent aujourd'hui ; si nous avons donc : 1. une activité fraternelle dans l'économie, 2. un jugement libre dans la vie culturelle, et 3. une égalité de droits devant la loi ; nous avons alors, comme résultat, une collectivité porteuse du « Je » de chacun. C'est à cette seule condition que le contenu de la collectivité est le « Je » individuel .

Et maintenant quelque chose d’étrange s'est passé. Car en fait je voulais décrire les choses dans l'autre sens. Jusqu'à présent, je n'ai fait que considérer le « Je » du point de vue de la collectivité. J'avais pourtant annoncé que je partirais du « Je » pour arriver à la collectivité, pour montrer comment le « Je » devient porteur de la collectivité, et comment nous pouvons comprendre ce « Je » tout aussi concrètement que la collectivité. Nous n'avons plus le temps de le faire, mais ce n'est plus nécessaire, non plus. Car, en prenant le temps d'approfondir ce schéma d'ensemble de la vie sociale, vous pouvez voir vous-même comment le « Je » vient dans la collectivité, ce que chacun de vous peut entreprendre comme premiers pas, si maintenant vous regardez en paix l’image d’ensemble. Ce n'est plus la peine que je le développe. Et si vous voyez cela, vous voyez aussi pourquoi je disais: c'est à travers le ternaire, que nous atteignons les forces réellement formatrices, créatrices, de la société d'une part, mais aussi la compréhension du « Je » concert d'autre part. Et si vous voulez maintenant prendre le temps d'observer un moment en paix ce schéma, vous comprendrez aussi pourquoi je disais : à travers la vision tripartite, nous touchons également du doigt une immanence. Car individu et collectivité ont ici vraiment fusionné. Vous le voyez ?

                                                                        âme
collectivité                                                                                                                     Je

vie économique                                           marchandise                             pensée/perception
vie relative au droit                                          droit                                                   sentiment
vie spirituelle                                                   faculté                                                  volonté

 

Un participant : j'aimerais quand même que vous me disiez par où je peux commencer ?

Johannes Mosmann : regardez du côté gauche. je disais que l'individu ne peut être porté par la collectivité que si le sentiment du droit est présent de manière satisfaisante. De même pour l'organisation des perceptions dans la vie économique, et pour la volonté libre dans la vie culturelle. À ce moment-là, l'individu est porté. Mais comment l'individu devient-il porteur de la collectivité ? Regardez de l'autre côté. L'individu s'exprime à travers sa pensée, son sentiment et sa volonté. Nous saisissons concrètement qui est tel individu à travers ses pensées, ses sentiments et ses actes. Sinon, il reste une abstraction. Et maintenant, répondez vous-même à la question déterminante suivante : d'où doit-elle provenir, la démocratie ; comment l'économie solidaire peut-elle s'organiser ; où la vie culturelle peut-elle prendre sa source ? Regardez, quels sont les prochains pas ce « Je » là-haut ?

Un participant : je dois arriver à des perceptions, par exemple.

Johannes Mosmann : c'est aussi ce que je pense. Nous devons, de là-haut, pénétrer dans l'espace extérieur. Nous devons venir à cette forme triple nous-mêmes, et distinguer cela. Que devons-nous faire pour obtenir ces perceptions ? On doit se rencontrer, par exemple. Une personne doit sortir de son entreprise pour rencontrer quelqu'un d'une autre entreprise, et échanger avec lui certaines informations. La semaine prochaine, nous allons faire quelque chose dans ce sens, en invitant une association de consommateurs. Nous verrons ce qu'il est possible d'échanger. Venez donc, ça pourrait être un début dans ce sens. Mais ça ne peut être qu'un des trois commencements.
Que faire pour libérer la vie culturelle ? Il faut naturellement mettre ici la volonté en action. Il faut maîtriser le processus qui crée les autorités. La puissance de l'état est basée sur l'automatisation du processus de reconnaissance de ces autorités. Vous ne vous libérerez pas en imaginant que vous savez tout vous-même, mais en rendant aux concepts de « reconnaissance » et d' « autorité » un contenu réel, c'est-à-dire : en cherchant et en reconnaissant activement les personnalités auprès de qui vous voulez apprendre quelque chose, quel que soit le domaine. La liberté dans l'espace culturel dépend, par exemple, de ce qu'on accepte comme autorité celui que l'état a nommé « docteur » ou qu'au contraire, on soit assez autonome pour se chercher soi-même ses références. Ceci est une question de volonté. À ce moment-là, on ne peut plus imposer une idée de l'extérieur.
Et que faire pour que le droit s'exprime à travers notre sentiment ? Nous devons nous orienter d'après ce sentiment, nous devons nous efforcer de faire concorder l'action de la puissance publique avec ce sentiment. Ça semble être le plus difficile, car la puissance publique a tellement dérivé vers les domaines de la vie culturelle et de la vie économique, que la démocratie semble presque impossible à réaliser. Mais on peut peut-être prendre en compte la démocratie avant qu'elle ne devienne force coercitive officielle. Quand on crée une école, on peut, par exemple, limiter le temps de travail exclusivement d'après ce qu'on ressent les uns pour les autres, d'un point de vue strictement humain. Cela entraînera naturellement un problème économique, qu'il faudra aussi résoudre, cette fois selon le principe de l'association. Etc. En résumé : il faut pénétrer l'acte de penser, l'acte de sentir, l'activité volontaire, devenir maître de ces trois domaines. C'est cela que vous pouvez faire, ici et maintenant, et c'est aussi ce qui vous unit aux autres dans la même proportion.

 

Johannes Mosmann