Rudolf Steiner sur le revenu de base

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Rudolf Steiner sur le revenu de base

Sylvain Coiplet

4/2007

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Traduction FG revue par l'auteur

Etat:20.10.2012

Des problèmes complexes exigent des réponses complexes. Le projet de revenu de base inconditionnel pour tous est l'une de ces réponses simples qui ne résolvent aucun problème. Il est au plus apte à détourner l'attention des vrais problèmes sociaux. Du moins jusqu'à ce qu’il soit mis en œuvre. C’est alors que l’on verrait ce qui manque au revenu de base inconditionnel – avoir pris au sérieux l’humain dans l’ensemble de ses facettes.

 

Le revenu de base inconditionnel comme manque d’esprit social

Des rares anthroposophes qui sont intéressés au social, nombreux sont ceux qui voient le revenu de base inconditionnel pour tous comme une réalisation de la loi sociale principale formulée par Rudolf Steiner en 1905.  Celui qui tient vraiment compte du message clé de la principale loi sociale se doit de contredire cette hypothèse. Un revenu de base inconditionnel pour tous serait tout autre chose que social au sens de la loi sociale principale.

La séparation entre le travail et le revenu

Le salut d'un ensemble de personnes travaillant ensemble est d'autant plus grand, moins l'individu réclame pour lui le produit de ses services, cela signifie, plus il donne de ce produit à ses collaborateurs, et donc plus ses besoins propres ne sont couverts par ses services, mais sont couverts par les contributions des autres. Toutes les institutions au sein d'un ensemble de personnes qui contredisent la présente loi, doivent à la longue, quelque part, produire misère et privation. [...] Ce dont il s’agit donc, c'est, que travailler pour ses semblables et obtenir un certain revenu soient deux choses tout à fait distinctes l’une de l’autre.
In GA34
[7], Seite 31-36, 1905

Ceci Rudolf Steiner le dit à l’occasion de la révolution russe de 1905. Ce qu’il veut dire en fait par là, il ne peut finir de le formuler qu'en 1919, donc à la prochaine tentative d’une révolution, d’un changement en profondeur des rapports sociaux. Ce qui sort est sa démarche d’une tri-articulation sociale.

Rudolf Steiner continue de se prononcer pour une séparation entre travail et revenu, et l'associe à la formulation de la loi sociale principale citée ci-dessus, d’après laquelle seul le dépassement de l'égoïsme, peut conduire à surmonter la misère. Mais un revenu inconditionnel pour tous, Rudolf Steiner le rejette en 1919:


Ce dont il s’agit, c’est de ne pas confondre, comme on le fait souvent de nos jours, la notion de travail avec la notion de revenu. Son revenu, un humain ne le reçoit pas purement pour le fait qu'il mange et boit, ou satisfait sinon de quelconques besoins corporels ou d’âme, mais aussi pour le fait qu'il travaille pour d’autres humains.
In GA332a
[2], S. 210-211, 2. Auflage, 1977, 30.10.1919

Du temps de Rudolf Steiner il n’y avait naturellement pas encore le mot «revenu de base». Ce que l’on trouve chez lui, sont des expressions telles que «minimum d’existence» ou «cellule économique primordiale». Mais il n'est pas difficile de comprendre que son rejet d'un revenu inconditionnel se réfère également à ce revenu, qui est maintenant appelé «revenu de base». Rudolf Steiner est particulièrement clair à une occasion où il voulait se distancier d'une obligation au travail socialiste:

Naturellement chacun est – de par les conditions sociales – bien obligé de travailler, et on a seulement le choix entre mourir de faim ou travailler. Une autre obligation au travail que celle qui découle de ces conditions sociales ne peut pas exister [dans un ordre social], dans lequel quand même la liberté de l'être humain est une condition de base.
In GA337a
[11], S. 078, 1. Auflage, 1999, 30.05.1919

Cette clarification et d'autres de l’année 1919 sont souvent ignorées par ceux qui veulent accaparer Rudolf Steiner et sa loi sociale principale pour leur revendication d'un revenu de base inconditionnel. Ils ne voient pas que justement Rudolf Steiner veut lier le revenu à une condition. Celui qui prend en compte la loi sociale principale, aspire à un ordre social où le travail conduit seulement au revenu nécessaire, s’il a vraiment été fourni pour le bien d’autres humains.

Celui qui - comme c’est encore souvent le cas aujourd'hui - produit d’abord en masse et impose ensuite ses produits sur le marché grâce à la publicité n'a pas vraiment travaillé pour son prochain, mais pour lui-même. Il n'a eu que son revenu à l'esprit. Si l'ordre social n’est pas en mesure d’exclure ce genre de petits jeux, cela conduit inévitablement à moins de prospérité pour d'autres personnes.
Mais la même chose vaut si tous percevaient un revenu de base inconditionnel. Rien ne les empêcherait non plus de se moquer des besoins de leurs semblables. Ils pourraient se permettre exactement comme aujourd'hui, de travailler pour eux-mêmes plutôt que pour les autres.
D’après la loi sociale principale, cela doit inévitablement conduire à la misère et à la privation. Mais pour qui? Il y a là deux possibilités qui ne s'excluent pas nécessairement:

  •  Misère et privation pour ceux qui certes perçoivent ce revenu de base inconditionnel, mais qui ne peuvent pas s’acheter ce dont ils ont besoin, car ce n’est pas ce quelque chose dont ils ont besoin qui est produit, mais si tant est, quelque chose d’autre.
  • Misère et privation pour les autres qui n'ont pas la chance d’appartenir au cercle des privilégiés et déjà maintenant contribuent malgré eux à notre prospérité, donc les citoyens de pays étrangers.

La deuxième édition de la principale loi sociale

La loi sociale fondamentale, telle qu'elle a été formulée en 1905, se limite à quelques aphorismes. La raison en est que Steiner a renoncer jadis à la développer plus loin. Même imprimer des vérités n’avait de sens pour lui que si quelqu'un s’y intéresse. Seulement il y avait à l’époque, tout comme aujourd'hui, trop d’Anthroposophes qui préféraient se consacrer à leurs vérités inconditionnellement. Et peut-être que la loi sociale fondamentale n'est finalement tant aimée parmi les anthroposophes intéressés socialement parce qu'elle est resté un fragment, et peut être réinterprétée plus facilement.
Cela va de ceux pour qui la division mondiale du travail d'aujourd'hui est déjà assez d'abnégation, à ceux qui pensent qu'ils peuvent vaincre l'égoïsme par une caisse commune. Le revenu de base inconditionnel est en fait seulement une fausse interprétation parmi de nombreuses.

 

Comparée aux autres, cette interprétation a au moins l'avantage de ne pas laisser les choses dans le vieil état et d’en même temps viser un large impact.  C’est suffisamment rare. Cela peut être pour certains une raison suffisante de prôner le revenu de base inconditionnel en public, même s'ils savent qu’en fait le concept ne tient pas debout. Mais il y a assez d’adeptes honnêtes d'un revenu de base inconditionnel qui le tiennent vraiment pour une partie intégrante de la tri-articulation sociale. Ce qu’ils ne voient pas, c’est que c’est préférer la facilité et que pour eux la loi sociale fondamentale n’est guère plus qu’un prétexte.

Cette critique peut paraître dure. Mais celui qui prend la loi sociale fondamentale vraiment au sérieux, ne se laissera pas aveugler par l'approche d'un revenu de base inconditionnel et préfèrera se donner la peine d’étudier ce que Rudolf Steiner en fait en1919.  Il reprend en effet les vieux slogans et les place lui-même dans le contexte global de la tri-articulation sociale. Ils en deviennent non seulement plus clairs, mais aussi plus pratiques.
Ainsi en 1919 devient clair comment Rudolf Steiner s’imagine transformer l'économie de manière à tenir compte de la loi sociale fondamentale. Il ne parle pas seulement de la fraternité dans l'économie, mais en tire aussi les conséquences pratiques. Il montre des chemins vers une économie axée sur les besoins. Il s’agit par exemple de transférer les budgets publicitaires des grandes sociétés aux représentations des consommateurs et d'abandonner complètement les grèves comme moyen de pression économique en faveur du boycott qui, lui, ne se fait pas sur le dos des consommateurs. Mais ce n’est pas tout. En effet Rudolf Steiner ne se limite pas à la question de savoir comment les producteurs peuvent être amenés à vraiment travailler pour les autres au lieu de travailler pour eux-mêmes. Il aborde également la question de savoir comment le producteur peut obtenir de l'autre ce dont il a besoin pour survivre.
Comment l'homme peut il être conservé à partir du travail de ses semblables? Rudolf Steiner ne parle là pas d'un revenu de base inconditionnel pour tous, qui doit être financé par les impôts, mais d’une influence indirecte sur la formation des prix par des regroupements supra-entreprises, qui veillent à ce que les branches aient ni trop, ni trop peu d’employés. C’est la seule façon d'obtenir que leur revenu ne devienne ni trop élevé, ni trop serré. Rudolf Steiner parle d'une cellule économique primordiale:


[Le rapport de prix sain des biens produits] doit être tel que chaque personne travaillant obtienne pour un produit autant de valeur équivalente qu’il est nécessaire pour satisfaire tous ses besoins, ainsi que ceux des personnes qui dépendent de lui, jusqu'à ce qu'il ait fabriqué à nouveau un produit du même travail. Un tel rapport de prix ne peut pas faire l’objet d’un décret officiel, mais doit résulter de l'interaction vivante des associations actives dans l’organisme social.
In GA23
[1], S. 103-104, 6. Auflage, 1980, 04.1919

Cette cellule économique primordiale présuppose non seulement le dépassement de l'égoïsme individuel, mais aussi le dépassement de l'égoïsme d’entreprise. Aujourd'hui, les investisseurs se réjouissent des augmentations de dividendes et gains des actions si la demande pour un produit augmente. Et les employés seraient les derniers à décliner des augmentations de salaire, si seulement on leur demandait. On prend simplement ce que l’on peut obtenir, sans tenir compte de ce que cela se fasse sur le dos des consommateurs et des producteurs des autres branches. Et pourtant, un rapport de prix sain présuppose que ces excédents aillent complètement dans l'expansion de la capacité de production. Les coûts de reconversion sont à inclure, eux qui aujourd’hui sont si volontiers défalqués à l’Etat. C’est de la solidarité pratique exercée, là où ça fait vraiment mal.
On n’a pas besoin d’être surpris si certains partisans d'un revenu de base inconditionnel tiennent pour irréaliste l'objectif d'une telle transformation de l'économie ou la rejette explicitement. Malheureusement, cela ne vaut pas que pour des ennemis déclarés de la tri-articulation sociale comme Michael Opielka. De nombreux partisans de la tri-articulation sociale préfèrent confondre loi sociale principale et revenu de base inconditionnel, plutôt que se risquer à parler en public d'associations et d’entrer en conflit avec l'économie actuelle. Elle doit plutôt rester à l’ancienne - et l'état nous protéger d’elle.
Et pourtant, la démarche d’une mise en réseau en associations économiques a -comparée à la reconnaissance d'un revenu de base inconditionnel - l’avantage décisif qu'elle peut être commencée partout, sans devoir attendre une majorité démocratique. Mais peut-être est-ce justement cela que les militants de revenu de base craignent le plus, à savoir passer eux-mêmes aux actes.

 

Les limites de la loi sociale principale

Rudolf Steiner était sans doute le dernier à penser qu’avec la transformation de l'économie tout serait fait. La mise en place d'une économie solidaire était pour lui seulement une parmi trois tâches. Les deux autres tâches n'ont certes pas directement à voir avec la loi sociale principale, mais elles sont en lien direct avec la tri-articulation sociale dans son ensemble. Le social de la tri-articulation sociale se réfère à l'ensemble de la société. Le social de la loi sociale principale se limite par contre à l'économie comme aspect partiel de l'ensemble de la société. La loi principale est sociale au sens socialiste étroit. La tri-articulation est sociale au sens large.
Si la loi sociale fondamentale comme loi économique n’est pas un argument pour l’inconditionnalité du revenu de base, comment se situent les deux autres domaines partiels de la société - la vie juridique et vie spirituelle – par rapport au revenu de base inconditionnel?

Le revenu de base inconditionnel comme insensibilité ou manque de sentiments

Le rejet de Rudolf Steiner d'un revenu de base inconditionnel pour tous est souvent remis en cause par ses disciples avec l'argument selon lequel aujourd'hui - la productivité ayant fortement augmentée - il verrait les choses différemment. Seulement les gens ont, 100 ans après - en dépit de l'augmentation de la productivité – toujours et encore des sentiments. Et c’est ce qui compte ici. Ces sentiments qui sont blessés, si quelqu'un peut se défiler du travail et que d'autres doivent travailler pour lui. Même s'il s'agit d'une infime minorité et que la boite pourrait tourner sans eux.

Cette réalité des sentiments humains a amené Steiner Rudolf à considérer le temps de travail comme une question qui doit être tranchée démocratiquement. Des anthroposophes comme Götz Werner masquent ces sentiments et veulent laisser l'individu décider seul combien il devrait travailler. Pour Rudolf Steiner, par contre, il est clair que sur la question du travail les différentes émotions doivent se remettre en place, se corriger les unes les autres grâce à la démocratie afin d’éviter tous privilèges. La rationalité vient dans les sentiments grâce à la démocratie, au côté interhumain du vote. Cela vaut chez Rudolf Steiner, malgré l'hypothèse que la tri-articulation sociale entraînerait de l'autre côté une réduction spectaculaire de la durée moyenne du travail. Les quelques heures de travail par jour qui resteront seront distribuées équitablement. Et ce ne sera pas une catastrophe si ces pauvres anthroposophes spiritualisés qui y voient un avilissement  de leur humanité sont mis en minorité.

Légitimation démocratique de la durée du travail ne signifie pas obligation au travail

Parler comme le fait Rudolf Steiner en 1919 devant des travailleurs plus ou moins marxistes d'une définition démocratique du temps de travail peut facilement conduire à des malentendus. C’était en effet une époque où les socialistes russes cherchaient à introduire une obligation de travailler. Rudolf Steiner doit donc expressément se distancier et souligner qu'une telle exigence de travail n’est pas réalisable, sauf si l'on veut encaserner les gens. On ne peut pas du tout se représenter tout ce que les gens inventeraient pour échapper à une telle obligation de travail. D’accord, mais qu’est ce qu’une définition démocratique du temps de travail sinon une obligation de travailler?
Ce qui compte pour Rudolf Steiner, c’est que le temps de travail ne dépende pas du salaire horaire, mais qu’au contraire le salaire ou plutôt le revenu horaire dépende du temps de travail établi démocratiquement. Le travail n’est pour lui pas une marchandise qui peut être produite dans n'importe quelle quantité, mais la quantité de travail disponible doit être le résultat d'une décision démocratique qui soit prise par l’ensemble de la population.

 

Une des conséquences de la tri-articulation sociale est que l’économie, même solidaire, doit se tenir à cette décision démocratique. Celui qui a besoin d'employés doit se débrouiller pour obtenir suffisamment de revenu pour ses collaborateurs tout en tenant compte du temps de travail défini démocratiquement pour chaque branche. S'il ne le peut pas, il doit fermer la boite, à moins que d'autres exploitations viennent à la rescousse et le soutiennent financièrement. Ce à quoi aucune loi ne les oblige. La loi dit seulement que les revenus doivent suffire pour qu’aucun humain ne soit forcé à travailler au-delà du temps de travail fixé démocratiquement.

Et à quoi ça ressemble quand un employé laisse passer son temps et est tout simplement trop paresseux pour fournir quelque chose d’utilisable?  Le mieux ne serait-il pas de faire l’économie de sa table de travail et de l'envoyer à la maison avec un revenu de base inconditionnel?


Si la nature, le degré et la durée du travail sont fixés dans l'organisme de droit, alors il ne peut s’agir que d’un minimum et maximum d'heures de travail, ce qui laisse encore assez de place pour le libre arbitre de l'individu. Le travail à la tâche devrait être dépassé, parce c’est traiter les humains comme des machines et réduire le travail de qualité. La plus grande prestation de certains par rapport aux autres découlera de facultés mieux développées ou plus importantes, car contrairement à aujourd’hui où il y a distribution des salaires tout à fait injuste, le dirigeant d'une entreprise industrielle sera redevable aux travailleurs d’une pleine contre prestation, ce qui contribuera à une plus forte motivation à augmenter les performances. Il s’agit de différencier les travailleurs manuels en différents grades, comme c’est déjà le cas pour les employés, de sorte que les travailleurs compétents ou diligents puissent monter en grade. Mais à l’intérieur du même grade tous devraient être payés uniformément. Le paresseux ne quittera jamais le grade le plus bas, mais aussi paresseux qu’il soit, il aura droit au dédommagement établi pour ce grade, car il aura mis à disposition de la société humaine le temps de travail minimal légal requis. Pour stimuler la performance dans la vie économique future il pourrait y avoir recours à maints moyens, qui aujourd’hui n’agissent pas, parce que l'intérêt professionnel à la production sera beaucoup plus grand qu'il ne l'est aujourd'hui.

 L'indemnisation pécuniaire pour le travail effectué ne doit pas être considéré comme un salaire, mais résulter du cours des affaires et être calculé pour l'avenir en fonction des réserves de l'année écoulée. Ainsi, le travailleur possède dans le vrai sens du terme une part de l'usine où il travaille, mais il perd cette part quand il la quitte. Cette propriété n'est pas définie d’une manière capitaliste par des actions ou quelque papier, mais c’est une évidence par le simple fait de son entrée dans l’usine, parce que son revenu est calculé en fonction de cette part. Le produit de la propriété minimale du plus mauvais des travailleurs doit être mesuré de sorte qu'il puisse tout juste en vivre, et cela est à proprement parler le produit de sa propriété d’existence.

Afin que les différentes entreprises ne paient pas aux mêmes endroits des contreprestations différentes, l’organisme économique se trouvant au dessus d’elles devrait pouvoir aboutir à une compensation, ce qui a pour condition préalable que les usines se portent les uns les autres.  Les ratios de prix ne seront pas comme jusque là calculés à partir des matières premières et des salaires, mais à partir de l’interaction entre les conditions de la production et de la consommation des marchandises, ce qui rend possible que même une entreprise temporairement non rentable puisse être maintenue, si pour une raison quelconque, ces marchandises ne devraient pas disparaître du marché.

Rudolf Steiner, été 1919, cité par Hans Kühn, Ablösung des Lohnverhältnisses,
in: Beiträge zur Dreigliederung des sozialen Organismus, 5. Jahrgang, Nr. 2, August
1960

On ne peut donc pas parler d’une véritable obligation au travail, en dépit du temps de travail minimum évoqué ici. Que l’individu travaille ou non reste en effet son affaire. Rien ne l’empêche de trouver des donateurs qui le prennent pour un génie et le tiennent des années durant à flot. L'esprit peut passer outre la démocratie, du moment qu’il ne lui demande pas de payer à sa place.
Certains anthroposophes ont trouvé une ruse pour ne pas admettre que la liberté individuelle a un prix. Ils soulignent volontiers que leur revenu de base inconditionnel doit être introduit par une décision démocratique. Cela suffirait donc pour répondre à l’exigence de Rudolf Steiner que le temps de travail soit déterminé démocratiquement.
Mais ce n'est pas la même chose si quelque chose est déterminé démocratiquement, et si l'on décide démocratiquement que quelque chose n’a pas à être déterminé démocratiquement, mais laissé au libre arbitre de l'individu. Le revenu de base inconditionnel laisse l'individu décider seul de son propre temps de travail. C'est une abdication de la démocratie dans un domaine qui devrait être l'une de ses tâches principales.

Désarticulation du travail et du revenu

Tout comme en 1905 dans la formulation de la loi sociale fondamentale, Rudolf Steiner parle aussi en 1919 à propos de la démocratisation du temps de travail d’une séparation entre le travail et le revenu. Mais l’orientation est autre.
La loi sociale fondamentale de 1905 se réfère à la logique inhérente à l'économie. Il s’agit de tirer les conséquences de la division du travail, de chercher à développer un type d'économie où il est vraiment travaillé pour les autres, plutôt que s’arroger subrepticement un revenu sans égard pour les besoins des autres. Lorsque Rudolf Steiner parle ici de travail, il fait référence au travail pour les autres, à l'idéal souhaité par lui. Le mot  revenu par contre est utilisé ici dans le sens habituel du terme, proche de ce que l'on appellerait aujourd'hui le job. C’est se servir – avec plus ou moins bonne conscience –  de nos semblables. Séparer travail et revenu signifie ici opter pour le travail et recevoir des autres quelque chose qui ne peut plus être appelé dans le sens ancien un revenu.  Un soutien correspondrait plutôt ici.

Lorsque Rudolf Steiner en 1919 parle de nouveau d'une séparation du travail et du revenu, il pense désormais au dépassement du caractère marchand du travail, au démembrement de la vie économique et la vie juridique. La raison en est qu’entretemps il a enfin pu présenter le concept de tri-articulation sociale dans sa globalité. Cela ne change pas le fait qu'il voudrait surmonter l'égoïsme dans l'économie. La loi sociale fondamentale n'est pas mise en cause. Cependant, elle est placée dans le contexte de la tri-articulation sociale, où non seulement l'économie, mais aussi la vie juridique et la vie spirituelle doivent se trouver elles-mêmes.

La justification d'un revenu de base conditionnel

Que devient-il de la vie juridique, lorsqu’elle retrouve sa propre identité, son vrai rôle grâce à une tri-articulation sociale? Peut-elle fournir d’une manière ou d’une autre une justification pour un revenu de base inconditionnel? Une sorte de droit de l'homme au revenu?
Les remarques de Rudolf Steiner sur le temps de travail maximal et minimal sont pour nombre de nos contemporains une pure provocation. Comment peut-on oser parler aujourd’hui d’un temps de travail minimum alors que le chômage est devenu un problème endémique? Pour Rudolf Steiner, cependant, il n'en va pas ici de la situation actuelle, mais des interactions entre les différents éléments d'une tri-articulation sociale. Dans le contexte d’une tri-articulation sociale il n’y a ni chômage ni plein emploi, mais au plus quelque chose qu’on appelle aujourd'hui travail à temps partiel, à la différence qu’on pourrait très bien en vivre. Cela, il n’y a pas grand monde qui puisse se l’imaginer.
Ce qui passe déjà plus facilement c’est par exemple l’exigence d’une abolition du travail des enfants. Et, par conséquent, il n'y a aujourd’hui guère de démocratie qui n’interdirait pas le travail des enfants. Mais le droit de chaque enfant à l'éducation, cependant, ne peut être mis en œuvre si l'on ne prend soin d’un autre côté de l’entretien de sa vie. L'enfant a besoin d'un revenu de base. Pas un revenu de base inconditionnel, mais un revenu de base qui est soumis à une condition, à savoir l'âge.
Rudolf Steiner a un sentiment juste de ces situations de vie, qui - comme l'enfance –réclament un revenu sans travail. Ainsi nous lisons en 1919 dans son écrit fondamental sur la tri-articulation sociale:


[03/46] De même que les enfants ont droit à l'éducation, aux personnes âgées, aux invalides, aux veuves, aux malades revient une allocation pour laquelle les fonds nécessaires doivent affluer au circuit de l'organisme social, d'une façon semblable à l'apport de capital, déjà mentionné, pour l'éducation de ceux qui ne sont pas encore productifs. L'essentiel de tout cela est que la fixation de ce qu'un non-productif tire comme revenu ne soit pas déterminée par la vie économique; mais, tout au contraire, que la vie économique devienne dépendante de ce qui, dans cette relation, est le résultat de la conscience du droit. Plus il y aura d'allocations à donner pour les non-productifs, moins les personnes économiquement productives recevront du produit de leur travail. Mais ce «moins» sera supporté d'une façon égale par tous ceux qui participent à l'organisme social, lorsque les impulsions dont il est question ici auront trouvé leur réalisation. Par l'Etat juridique séparé de la vie économique, l'éducation et le soutien des non-productifs deviendront réellement ce qu'ils sont, une affaire concernant l'humanité de manière générale; car, dans le domaine de l'organisation juridique, agit ce en quoi tous les hommes ayant atteint leur majorité ont leur mot à dire.
In GA23 chap. 3 §46

Il y aura bien sûr des entrepreneurs pour se plaindre de coûts salariaux élevés, au lieu de se demander s’ils sont vraiment à la hauteur de leur position. Mais la plupart de nos semblables sera facilement d'accord avec cette énumération. Cette liste se laisse peut-être étendre, comme par exemple aux femmes enceintes et aux personnes chargées d’enfants en bas âge. Mais elle n’en restera pas moins un revenu de base conditionnel.
Quiconque tente de réinterpréter Rudolf Steiner en comptant les chômeurs parmi ceux mentionnés par Rudolf Steiner  comme étant des personnes incapables de travailler (« non-productives » ) montre seulement qu'il a fait la paix avec notre temps et ne remarque même pas le cynisme dont il fait preuve en dégradant ainsi ces personnes.

Ce qui a conduit au chômage, ce n’est pas une quelconque fatalité ou loi de la nature, mais la façon dont le travail et la propriété sont réglés aujourd'hui. Ces fléaux ne peuvent pas être surmontés par un revenu de base inconditionnel, mais seulement par une tri-articulation sociale.

Réduction générale du temps de travail au lieu de chômage

Il a déjà été mentionné qu’un élément indissociable de la tri-articulation sociale était le fait que les entreprises ne sont plus vendables, mais que celles-ci appartiennent à ceux qui y sont actifs - et seulement aussi longtemps qu’ils y sont actifs. Les actionnaires - et leurs mercenaires d'aujourd'hui, les dirigeants - n'ont plus rien à chercher là. Ils ont perdu leur droit à un revenu sans travail. Il leur manque pour cela tout simplement la légitimité démocratique.
Les chefs d'entreprise ne seront pas moins intéressés qu’aujourd’hui à rationaliser le travail et pourront sur ce point - contrairement à aujourd'hui - même compter sur le soutien de leur personnel. Cela tiendra à ce que le personnel pourra être sûr que seul le travail sera rationalisé et non pas le personnel licencié. A cela veillera le fait qu’il soit à tout moment possible d’obtenir une réduction générale du temps de travail par le biais d’une décision démocratique si, dans l’ensemble du pays, le temps de travail nécessaire tendait à diminuer. Ce qui permet que leur prorata de l'ensemble du travail reste le même.
Tant que notre ordre social permettra que des humains soient considérés comme inutiles, il sera à bon droit ressenti comme insensible. Notre ordre social est inhumain dans le sens où l’on croit ici, pour le meilleur de tous, ne pas devoir faire de sentiments, alors qu’il s’agit de partager équitablement le temps que nous fait gagner la technique.
La meilleure prime de dédommagement – aussi sous la forme d'un revenu de base inconditionnel pour tous – ne changera rien à ce sentiment d’injustice, du moins dans la durée. Bien sûr, un propriétaire d'entreprise comme Götz Werner aimerait bien que les gens qu'il a, grâce à son indéniable esprit d'entreprise, libérés du travail les quarante dernières années, profitent d’un tel filet pour amortir leur chute. Mais ce n’est pas aussi simple. Les humains n’ont pas seulement des besoins, mais ils sont aussi des êtres interhumains. Les relations entre humains leur sont aussi importantes, sinon plus importantes, que leur seule survie personnelle.

Le revenu de base inconditionnel comme absence de réflexion

Parmi les partisans d'un revenu de base inconditionnel se réclamant de Rudolf Steiner, il ya aussi ceux qui s’épargnent tous les discours sur la loi sociale principale et l’altruisme d'une séparation du travail et du revenu. Au moins ils sont assez honnêtes pour avouer que ce qui les intéresse c’est leur liberté personnelle. La tri-articulation sociale, ne les intéresse pas du tout mais leur emploi de rêve ou leur propre développement spirituel. Si on prend soin de veiller à ce qu'ils puissent les réaliser, la main invisible spirituelle veillera à ce qu'il en aille également du meilleur de la société. On parle beaucoup de la quantité énorme de talent, de créativité attendant juste d’être en mesure de se développer librement. Mais ce qui parle ici, c’est le souhait d’une réalisation de soi inconditionnelle.
Parmi ces partisans d'un revenu de base inconditionnel, il y en a certains qui ne sont pas si sûrs de l’efficacité de la main invisible. Ils se posent la question si les emplois ou l'éducation apportent aujourd'hui suffisamment de possibilité d’épanouissement et si assez de personnes travailleront en dépit de la garantie fournie par le revenu de base. C’est pourquoi ils ne s’engagent pas seulement pour un revenu de base inconditionnel, mais aussi - en plus - pour un meilleur avenir du travail à travers l'enrichissement des tâches ou une meilleure éducation par plus de liberté d'enseignement. Mieux vaut deux précautions qu’une.
D'autres partisans du revenu de base préfèrent prendre le risque. Il faut simplement essayer avec le revenu de base inconditionnel. Les jeunes gars ne se laisseront pas prier, sombreront complètement dans leurs émissions de sport ou leurs jeux vidéo et ne seront, à part ça, plus bons à rien. Mais il s’agira d’une crise salutaire. On se rendra compte en effet que là aussi - à savoir dans la vie spirituelle - quelque chose doit être changé.
Outre le fait que les crises n'ont pas toujours abouties au salut, toutes ces approches perdent de vue le fait que justement la créativité est la moins compatible avec un revenu de base inconditionnel.

L'artiste et son revenu

Jusqu'à présent, nous avons examiné, ce que signifierait une tri-articulation sociale pour l'économie et la vie juridique. Et il n’y a jusqu’ici nulle part la trace d’un argument pour un revenu de base inconditionnel. Le revenu dépend toujours de conditions clairement définies. A quoi cela ressemble t’il dans la vie spirituelle?


Tout ce qui est nécessaire pour le maintien de l'organisation spirituelle, lui affluera à travers la rémunération venant de la part de personnes individuelles qui s’ensuivra de la libre compréhension de ces personnes - elles-mêmes impliquées dans l'organisme social - pour cette organisation. Cette organisation spirituelle aura sa base saine dans les initiatives individuelles d’individus capables de travail spirituel qui sauront se faire valoir dans le cadre d’une libre concurrence.
In GA  23
[1], S.101-103, 6. Auflage 1980, 4.1919

Il est marqué explicitement "tout". Tout ce qui est nécessaire pour le maintien de l'organisation spirituelle. Il n'y a également aucune mention d’un financement par l'Etat ou par une majorité démocratique, mais par des individus. Ce type de financement est le seul valable pour les artistes comme les enseignants.


Non seulement la production mais aussi la l’accueil de cette vie spirituelle par l'humanité doit être fondé sur le besoin libre de l’âme. Des enseignants, des artistes et autres, qui - pour ce qui est de leur position sociale - n’ont de lien direct qu’avec la législation et l'administration qui se dégagent de la vie spirituelle elle-même et sont portés uniquement par ces impulsions, seront – de par leur manière d’opérer - à même de développer la sensibilité pour leurs prestations chez des humains, qui d’autre part profiteront de la protection d’un état politique, lequel – dans le respect de sa propre logique – leur évitera de succomber sous le travail en leur donnant aussi le droit au loisir, qui éveille la compréhension des biens spirituels.
GA23 02 38
[1], S. 084-085, 6. Auflage, 1976, 28.04.1919

L'État peut donc contribuer à sa façon à la compréhension de la vie spirituelle. Non pas en finançant le travail spirituel, ou même en assurant à tous les résidents un revenu de base inconditionnel, mais seulement de manière indirecte. Il peut notamment veiller à ce que le plus d’humains possible aient assez de temps libre pour se former eux-mêmes, de sorte que les biens spirituels gagnent pour eux en valeur.

Cela ne veut pas dire qu'ils vont le faire, loin de là. Mais Ils le feront d’autant moins, que professeurs, artistes et autres peuvent le rester même s’ils n’ont plus le truc pour ça.
Le revenu de base inconditionnel pour tous est une théorie de la faiblesse spirituelle. Il permet à quiconque de continuer à se consacrer exclusivement au travail spirituel même s’il lui manque la force intérieure pour ça. Celui qui par contre à l’intérieur de la tri-articulation sociale ne trouve pas ou ne trouve plus de compréhension, doit continuer à fournir sa contribution et simplement changer pour l'économie ou dans le service de l’Etat. Cela ne doit pas être pour toujours. Bien au contraire.


[Je] me représente par exemple ce système scolaire à l'avenir de telle façon, que le praticien, qui est dans l'usine, dans l’entreprise, conviendra particulièrement bien en tant que professeur, et éventuellement, je pense ainsi, ceux-ci [les enseignants] continuellement en échange [entre école et entreprise]
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Les travailleurs spirituels ont besoin non seulement de la compréhension de leurs semblables pour les biens spirituels, mais aussi eux-mêmes d’une compréhension pour la vie économique et la vie juridique. Et cela fait partie de ce qu’ils ont à faire passer. S’ils ne sont pas en mesure de parvenir à cette compréhension de par les seuls moyens de l’esprit, c’est leur biographie qui devra s’en charger en leur faisant apprendre – disons sur place – de la vie économique et juridique.

L'entrepreneur et son revenu


Certes, les temps sont devenus plus rudes. Les travailleurs spirituels ont de plus en plus de mal à se maintenir. Mais ils y sont aussi pour quelque chose. C'est aussi parce que beaucoup d'entre eux ont la nostalgie d’une époque où il pouvait y avoir une vie spirituelle dans la tour d'ivoire. Certes les partisans d'un revenu de base inconditionnel ne veulent pas en revenir aux Grecs de l'Antiquité, qui tenaient n'importe quel travail pour un avilissement de leur condition humaine et qui, pour se consacrer à loisir à leur pleine humanité, n’hésitaient pas à réduire une grande partie de l’humanité à l’esclavage.
Non, aujourd'hui, c’est différent. Tout le monde peut devenir un grec ancien et ce ne sont plus les esclaves mais les machines qui travaillent pour nous. Alors là, à cause des machines, on n’a pas besoin d’avoir mauvaise conscience!
A cause des machines elles-mêmes on n’a peut-être pas besoin d'avoir honte. Mais par contre, c’est la honte de ne pas s’intéresser à qui elles appartiennent et pour quelle raison ! Administrer les machines et autres moyens de production constitue l'une des tâches centrales de la vie spirituelle d'aujourd'hui. Cela signifie que c'est l'une des principales exigences d’une tri-articulation sociale que la rémunération pour la gestion de ces moyens de production dépende exclusivement de la libre volonté des employés, de la compréhension qu’ils ont pour les efforts et la compétence de l’entrepreneur. Une vie spirituelle qui ne réussit pas à produire des entrepreneurs qui sont à la hauteur de cette tâche, n'a plus aucune raison d'exister aujourd'hui et s’effondrera tôt ou tard.
On doit garder ceci au crédit de Götz Werner malgré toute son agitation pour le revenu de base inconditionnel.  Il n'a pas fait argent son entreprise, il a résisté à la tentation et a même préféré la léguer à une fondation au lieu de ses enfants. Il n'a pas seulement voulu protéger son entreprise de l'incapacité de ses enfants. Cela beaucoup d’entrepreneurs familiaux le font. Götz Werner a été plus loin et l’a fondé sur le motif qu'il valait mieux pour ses enfants s’ils doivent faire leurs preuves dans la vie, plutôt que de pendre à la mamelle de son entreprise. Ici, il a pensé concrètement, apportant ainsi sa contribution à la compréhension de la tri-articulation sociale. Mais dès qu’il perd son entreprise de vue et cherche à regarder la société, sa pensée devient abstraite et il confond la tri-articulation sociale avec la mamelle étatique.

Une étape intermédiaire sur la voie de la tri-articulation sociale?

J'ai essayé tout au long de ce texte d’expliquer la différence entre le revenu de base inconditionnel et la tri-articulation sociale. Mais qu'en est-il de la question de savoir si le revenu de base inconditionnel peut nous emmener plus loin sur la voie de la tri-articulation sociale, même si elle ne doit pas être confondue avec la tri-articulation sociale?
Pour ce qui me concerne, je me suis décidé à ne tromper ni mes semblables ni moi-même. Si je tire les conclusions de ma comparaison du revenu de base inconditionnel et de la tri-articulation sociale, alors il me faut admettre qu’un entrepreneur qui dirige le travail de 100 personnes et n’hésite pas faire dépendre son revenu de la bonne volonté de ces 100 personnes, contribue plus à la réalisation de la tri-articulation sociale que 100 personnes qui se considèrent comme des artistes et sont prêtes à dépendre d’un revenu de base inconditionnel pour rester artistes.


Sylvain Coiplet

Etat: 20.10.2012
Ce texte sert d'introduction à une collection de citations de Rudolf Steiner sur le revenu de base (en allemand)