Rudolf Steiner: Aspects fondamentaux de la question sociale
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Aspects fondamentaux de la question sociale
Rudolf Steiner, 1919

Traduction française révisée par Sylvain Coiplet, 1999-2001

 

Préface et introduction
Remarques préliminaires sur l'intention de cet ouvrage
1. Le véritable aspect de la question sociale, telle qu'elle se pose dans la vie de l'humanité moderne
2. A propos des questions et nécessités sociales,
 recherche des solutions exigées par la vie et conformes à la réalité

3. Le capitalisme et les idées sociales
4. Relations internationales des organismes sociaux

4. Relations internationales des organismes sociaux

[04/01] La triarticulation interne de l'organisme social sain conduira à des relations internationales elles aussi triarticulées. Chacun des trois domaines aura sa relation indépendante avec le domaine correspondant des autres organismes sociaux. Entre les pays s'établiront des relations économiques qui ne seront pas directement influencées par les relations entre les Etats politiques.
[* Celui qui objecte que les relations juridiques et économiques forment en fait un tout et qu'elles ne peuvent être séparées les unes des autres, passe à côté de ce que nous entendons par articulation sociale. Dans l'ensemble des échanges commerciaux, les deux sortes de relations agissent bien entendu comme un tout. Mais décider des droits en fonction des nécessités économiques n'est pas la même chose que d'en décider en fonction de sentiments de justice élémentaires et de seulement ensuite laisser interagir ce qui en est résulté avec les échanges économiques.]
Et, réciproquement, les relations des Etats politiques se développeront, dans une certaine mesure, totalement indépendamment des relations économiques. De par cette indépendance au niveau de leur genèse, ces différentes sortes de relations pourront se contrebalancer en cas de conflit. Des liens d'intérêt se noueront entre les différents organismes sociaux qui feront apparaître les frontières territoriales comme étant sans relevance pour la communauté humaine. Les organisations spirituelles des différents pays pourront avoir entre elles des relations qui résultent uniquement de la vie spirituelle commune de l'humanité. La vie spirituelle, indépendante de l'Etat et ne reposant que sur elle-même, sera à l'origine d'une nouvelle situation, dont il ne peut être question aussi longtemps que la reconnaissance des productions spirituelles dépend de l'Etat et non de l'organisation du spirituel. A cet égard, il n'y a pas de différence entre les productions de la science, dont l'internationalité est évidente, et celles d'autres domaines de l'esprit. Un de ces domaines de l'esprit est par exemple la langue propre à un peuple, et tout ce qui a directement trait à la langue. La conscience propre à un peuple relève aussi de ce domaine. Les habitants d'un territoire linguistique éviteraient nombre de conflits avec ceux d'un autre s'ils renonçaient à se servir de l'organisation de l'Etat ou de la puissance économique pour faire valoir leur culture. Lorsque la culture d'un peuple a, comparée à une autre, une plus forte capacité d'expansion et fécondité spirituelle, son expansion est justifiée et peut s'accomplir d'une manière pacifique, si elle est exclusivement confiée aux institutions qui dépendent des organismes spirituels.

[04/02] Actuellement, la plus vive opposition à la triarticulation de l'organisme social vient encore des groupements humains qui se sont développés à partir de la communauté de langue et de culture ethnique. Cette opposition devra se plier devant le but que l'ensemble de l'humanité va devoir se fixer, d'une manière de plus en plus consciente, pour répondre aux nécessités du temps présent. Cette humanité ressentira que chacune de ses parties constituantes n'accède à une vie véritablement digne de l'homme que lorsqu'elle se relie de manière énergique à toutes les autres parties. Les groupements ethniques et autres impulsions d'ordre naturel, sont historiquement à l'origine des communautés juridiques et économiques actuelles. Mais les forces par lesquelles les ethnies évoluent, ont, pour se déployer, besoin d'une interaction qui ne soit pas entravée par les relations que les Etats politiques et les coopératives économiques développent entre eux. Ce sera le cas lorsque les communautés ethniques réaliseront la triarticulation interne de leurs organismes sociaux, de telle manière que chacun des trois systèmes puisse développer ses propres relations indépendantes avec d'autres organismes.

[04/03] Entre peuples, états et corps économiques se forment alors des relations d'ordre multiple qui relient chaque partie de l'humanité à d'autres parties, de telle manière que chacune ressente intérieurement la vie des autres, dans ses propres intérêts. Une Société des Nations prend naissance dans de telles impulsions fondamentales qui l'ancrent dans la réalité. Il ne sera pas nécessaire de la «mettre en place» d'un point de vue uniquement juridique.
[* Celui qui y voit en cela une «utopie» ne voit pas qu'en vérité la réalité tend vers des institutions qu'il tient pour utopiques, et que la dégradation de cette même réalité provient justement du fait que ces institutions font défaut.]

[04/04] Pour une pensée qui s'attache à la réalité, il doit sembler particulièrement significatif que d'un organisme social, les buts présentés ici tout en ayant valeur pour toute l'humanité, peuvent néanmoins être réalisés par chaque organisme individuel, indépendamment de l'attitude provisoire d'autres pays envers cette réalisation. Lorsqu'un organisme social s'ordonne en ses trois domaines naturels, les délégations de ces trois domaines peuvent en tant que corps constitué unitaire entrer en relations internationales avec d'autres, même si ces autres n'ont pas encore envisagé la triarticulation pour eux-mêmes. Qui prend l'initiative de cette triarticulation oeuvre pour un but humain communautaire. Bien plus que par les constatations d'un congrés, ou sur la base de conventions, ce qui doit être fait réussira par la force de ce qui, dans la vie, se révèle comme un but fondé sur de véritables impulsions humaines. Ce but est conçu sur une base de réalité; dans la vie réelle, on peut s'efforcer de l'atteindre à tous les niveaux.

[04/05] Celui qui durant les dernières décennies a suivi les événements de la vie des peuples et des Etats, selon le point de vue adopté dans cette présentation, a pu voir comment les formations d'états historiques, avec leur vie de l'esprit, du droit et de l'économie non différenciés, ont développé des relations internationales qui les poussaient vers une catastrophe. Il pouvait cependant voir aussi comment, du fond d'impulsions humaines inconscientes, des forces opposées tendaient vers la triarticulation. Celle-ci sera le remède aux bouleversements qu'a causés le fanatisme unitaire. Mais la vie des dirigeants de l'humanité qui faisaient autorité ne les mettait pas en mesure de voir ce qui se passait depuis longtemps. Au début de l'été 1914, on pouvait encore entendre des «hommes d'Etat» prétendre que, selon toutes prévisions humaines, grâce aux efforts des gouvernements, la paix de l'Europe serait assurée. Cela montre que ces «hommes d'Etat» ne se doutaient absolument pas que ce qu'ils faisaient et disaient n'avait plus rien à voir avec le déroulement réel des événements. Et pourtant, on les considérait comme des hommes «doués de sens pratique». Mais en ce même temps on considérait sûrement comme un «exalté» celui qui, à l'opposé des hommes d'Etat, s'était formé, au cours des dernières décennies, des conceptions comme celles que l'auteur de cet écrit a exposées durant des mois, avant la catastrophe de la guerre et en dernier à Vienne, devant un petit cercle d'auditeurs (car, s'il avait parlé devant un public plus nombreux, on se serait sûrement moqué de lui). A propos de ce qui menaçait, il disait à peu près ce qui suit: Les tendances de vie dominant actuellement deviendront de plus en plus fortes, jusqu'à ce qu'à la fin elles s'anéantissent en elles-mêmes. Celui qui peut percevoir en esprit la vie sociale voit comment ont germé partout d'effrayantes tendances à la formation d'ulcères sociaux. C'est là que se trouve pour lui le grand souci en ce qui concerne la culture. C'est là la chose terrible, d'un effet si pesant que, même si l'on pouvait par ailleurs freiner tout enthousiasme pour la reconnaissance des processus de vie au moyen d'une science ouverte au spirituel, elle devrait nous amener à parler du moyen de guérison d'une manière telle qu'on voudrait en crier les termes à la face du monde. Si l'organisme social poursuit son évolution comme il l'a fait jusqu'ici, alors apparaîtront des dommages qui seront pour cet organisme ce qu'est, pour l'organisme humain physique, la formation du cancer. Sur l'ignorance des fondements de la vie, que les cercles dirigeants ne voulaient et ne pouvaient pas voir, les conceptions de vie de ces derniers ont fait surgir des impulsions qui ont conduit à prendre des mesures qui n'auraient pas dû être prises; et non pas à prendre des mesures qui eussent été aptes à fonder la confiance entre les différentes communautés. Celui qui pense que les nécessités sociales de vie n'ont joué aucun rôle parmi les causes immédiates de l'actuelle catastrophe mondiale (1914-1918) devrait réfléchir à ce qu'il serait advenu des impulsions politiques des pays qui ont poussé à la guerre, si les hommes d'Etat s'étaient pénétrés, jusque dans leur volonté, de ces nécessités sociales. Si, grâce à de tels contenus de volonté, on avait eu autre chose à faire que la fabrication d'explosifs qui devaient alors amener l'explosion, rien de cette catastrophe n'aurait eu lieu. Au cours des dernières décennies, on considérait la prolifération sournoise de ce cancer dans les relations entre Etats, comme une conséquence de la vie sociale de la partie dirigeante de l'humanité; on pouvait alors comprendre comment une personnalité, se plaçant à un niveau d'intérêts humains spirituels communs, devait dire, déjà en 1888, en considérant l'expression que prenait le vouloir social, au travers de ces couches dirigeantes: «Le but est de conduire l'ensemble de l'humanité vers son ultime formation, vers un royaume de frères qui, ne cédant qu'aux impulsions les plus nobles, avancent en commun. Celui qui ne suit l'histoire de l'Europe que sur la carte pourrait croire qu'un massacre réciproque et général devrait être la condition de notre proche avenir»; mais c'est seulement par la pensée «qu'un chemin vers de véritables valeurs de la vie humaine» doit être trouvé, que peut être sauvegardé le sens de ce qu'est la dignité humaine. Et cette pensée «ne semble pas être en accord avec nos formidables armements, et ceux de nos voisins; cependant, je crois à cette pensée qui doit nous éclairer; à moins qu'il ne soit meilleur de supprimer la vie humaine par une décision collective et de fixer le jour officiel du suicide». (Voir Hermann Grimm p. 46 de son livre: «Fünfzehn Essays. Vierte Folge. Aus den letzten fünf Jahren» 1888). Qu'étaient les «armements», si ce n'est des mesures prises par des hommes qui voulaient maintenir la forme unitaire de l'Etat, bien que cette forme, par suite de l'évolution des temps nouveaux, fût devenue contradictoire à la nature d'une saine vie communautaire des peuples. Pourtant, une telle vie communautaire pourrait être réalisée par cet organisme social qui est formé selon les nécessités de la vie des temps nouveaux.

[04/06] Depuis plus d'un demi-siècle, la forme de l'Etat austro-hongrois dénotait une tendance à une formation nouvelle. Sa vie spirituelle qui avait ses racines dans une pluralité de peuples exigeait une forme pour le développement de laquelle l'Etat unitaire, formé d'impulsions dépassées, était une entrave. Le conflit austro-serbe, point de départ de la catastrophe mondiale, prouve sans conteste que les frontières politiques de cet Etat unitaire devaient, à un certain moment, cesser d'être, pour la vie des peuples, des frontières culturelles. S'il avait existé une possibilité pour que la vie spirituelle autonome, indépendante de l'Etat politique et de ses frontières, se développe au-delà de ces dernières, en harmonie avec les aspirations des peuples, alors le conflit, enraciné dans la vie de l'esprit, n'aurait pas eu à se décharger dans une catastrophe politique. A tous ceux qui, en Autriche-Hongrie, s'imaginaient penser en «hommes d'Etat», une évolution dans cette direction paraissait comme une totale impossibilité, voire un parfait non-sens. Leurs habitudes de penser ne permettaient pas de se représenter autre chose que la coïncidence des frontières des Etats avec celles des communautés nationales. Il était contraire à ces habitudes de pensée de comprendre que, sans tenir compte des frontières, des organismes culturels puissent se former, qui englobent l'instruction et d'autres branches de la vie spirituelle. Et pourtant, cet «impensable» est un impératif des temps nouveaux pour la vie internationale. Le penseur pratique ne doit pas achopper à ce qui est apparemment impossible et croire que des institutions dans le sens de ces exigences doivent se heurter à des difficultés insurmontables; mais il doit au contraire orienter son effort justement de façon à surmonter ces difficultés. Au lieu d'orienter la façon de penser «d'homme d'Etat» vers les exigences des temps nouveaux, on s'est empressé de former des institutions qui devaient permettre à l'Etat unitaire de se maintenir en dépit de ses exigences. Par-là, et de plus en plus, cet Etat est devenu une entité impossible. Et dans la deuxième décennie du XXe siècle, il s'est vu placé devant le fait de ne plus pouvoir rien faire pour sa propre conservation dans sa forme ancienne, et d'attendre sa dissolution; ou alors de maintenir extérieurement, par la violence que justifiaient les mesures de guerre, ce qui était intérieurement impossible. En 1914, pour les hommes d'Etat austro-hongrois, il n'existait qu'une alternative: ou bien il leur fallait orienter leurs intentions dans la direction des conditions de vie d'un organisme social sain, et faire part de cela au monde comme étant leur volonté, qui aurait pu éveiller alors une nouvelle confiance; ou bien ils devaient déchaîner une guerre pour le maintien de l'ordre ancien. Seul celui qui juge ce qui s'est passé en 1914, à partir de ces causes sous-jacentes, pourra penser d'une manière juste sur la question de la culpabilité dans le déclenchement de la guerre. Du fait que de nombreuses nationalités en faisaient partie, c'est à l'Etat austro-hongrois qu'aurait dû incomber la mission historique de développer en premier lieu l'organisme social sain. On n'a pas reconnu cette mission. Cette faute contre l'esprit du devenir historique du monde a précipité l'Autriche-Hongrie dans la guerre.

[04/07] Et l'Empire allemand? Il a été fondé à une époque où ce qu'exigeaient les temps nouveaux, un organisme social sain, tendait vers sa réalisation. Cette réalisation aurait pu justifier l'existence historique de l'Empire. Les impulsions sociales se réunissaient dans cet empire de l'Europe Centrale comme en un lieu qui pouvait sembler historiquement prédestiné à leur épanouissement. La pensée sociale fit son apparition à bien des endroits; au sein de l'Empire allemand, elle revêtit une forme particulière en laquelle on pouvait voir vers quoi ces impulsions tendaient. C'est ce qui aurait dû constituer un objectif de travail pour cet empire. C'est ce qui aurait dû tracer le devoir des responsables. Si l'on avait donné à cet empire nouvellement fondé un objectif de travail, exigé par les forces de l'histoire elles-mêmes, sa justification au sein de la vie internationale moderne eut pu être démontrée. Au lieu de voir ces tâches dans leur ensemble, on en est resté à des «réformes sociales» qui résultaient des exigences journalières, et l'on était content si l'étranger admirait ces réformes pour leur valeur de modèle. Par ailleurs, on en arriva à vouloir de plus en plus fonder la position mondiale de puissance extérieure de l'empire sur des images formées a partir des représentations les plus dépassées, en ce qui concerne la puissance et la gloire des Etats. On forma un empire dont l'organisation, tout comme celle de l'Etat austro-hongrois, était en contradiction avec ce qui s'annonçait historiquement dans les forces de la vie des peuples des temps nouveaux. Les responsables de cet empire ne voyaient rien de ces forces. La structure de l'Etat telle qu'ils l'envisageaient, eux, ne pouvait reposer que sur la force militaire. Ce qu'exige l'histoire moderne aurait dû se fonder sur la réalisation des impulsions vers un organisme social sain. Par cette réalisation, il eût été possible de se placer, dans la communauté de la vie moderne des peuples, tout autrement que ce ne fut le cas en 1914. La politique allemande étant incapable de saisir les exigences de la vie des peuples, ses possibilités d'action en étaient arrivées au point mort. Au cours des dernières décennies, elle n'avait rien remarqué de ce qui aurait dû être entrepris; elle s'était consacrée à toutes sortes de choses sans rapport avec les forces de développement des temps nouveaux et qui, par manque de contenu, ont dû s'écrouler comme un château de cartes.

[04/08] Que l'on consente à examiner ce qui s'est passé à Berlin dans les milieux responsables, à la fin de juillet et le 1er août 1914, et à l'exposer ouvertement au monde, on se formera ainsi une image exacte de ce qui a entraîné le destin tragique de l'Empire allemand, au cours du développement historique. L'intérieur du pays et l'étranger savent peu de choses de ces événements. Celui qui les connaît sait que la politique allemande s'est comportée comme une politique de château de cartes; et il sait aussi comment, aboutissant à l'impasse, toute décision concernant l'opportunité de la guerre et les modalités de son déclenchement ne pouvait que passer sous l'autorité de l'administration militaire. A partir de points de vue militaires, un représentant compétent de cette autorité ne pouvait alors agir autrement qu'on ne l'a fait; de ces points de vue, la situation ne pouvait apparaître autrement. En dehors du milieu militaire, on s'était enfoncé dans une situation qui ne permettait plus du tout d'aboutir à une action. Si quelqu'un insistait pour que l'on amène à la lumière les événements de la fin de juillet et du 1er août, notamment tout ce qui s'est passé le 1er août et le 31 juillet, tout cela apparaîtrait comme un fait de l'histoire mondiale. On s'adonne encore à l'illusion que la compréhension de ces événements n'apporte rien quand on connaît les événements antérieurs préparant à la guerre. Si l'on veut parler de ce que l'on appelle actuellement la «question de la culpabilité», on ne peut pas se passer de cette compréhension des événements récents. Certes, on peut avoir, par d'autres moyens, des connaissances au sujet des causes antérieures; mais la compréhension des événements récents montre comment ces causes ont agi.

[04/09] Les conceptions qui ont alors incité à la guerre les dirigeants de l'Allemagne ont continué d'agir d'une façon fatale. Elles devinrent état d'âme de la nation. Et elles ont empêché qu'à travers les expériences amères, pendant les dernières années d'horreur, ne se soit développée, chez les détenteurs de la puissance, cette compréhension dont précédemment l'inexistence avait été la cause de la poussée dans la tragédie. C'est sur une éventuelle réceptivité qui pourrait résulter de ces expériences que l'auteur de cet exposé voulait se fonder quand, en Allemagne et en Autriche, au moment de la catastrophe guerrière qui lui semblait le plus favorable, il s'est efforcé de faire connaître à un cercle moins restreint les idées sur l'organisme social sain, et de les exposer à des personnalités dont l'influence pouvait alors contribuer à mettre en valeur ces impulsions. Des personnalités qui avaient vraiment à coeur le destin du peuple allemand ont oeuvré pour frayer un chemin à ces idées. On parla pour rien. Les habitudes de pensée se dressaient contre de telles impulsions; selon des conceptions d'une orientation purement militaire, ces impulsions ne permettaient pas que l'on entreprît rien de bon. Tout au plus trouvait-on que l'idée de séparer l'Eglise de l'Ecole pouvait être de quelque utilité. c'est justement vers de telles voies que s'orientaient depuis longtemps ceux qui pensaient en «hommes d'Etat»; et ils ne se laissaient pas amener dans une direction qui eut conduit à des réformes fondamentales. Des personnes bien intentionnées m'ont suggéré de «publier» ces pensées. En ce temps-là, c'était bien le conseil le moins approprié. En quoi cela pouvait-il aider que, dans le domaine de la «littérature», ces impulsions fussent abordées, parmi bien d'autres sujets; et encore par un particulier! Il tient à la nature même de ces impulsions qu'elles n'auraient pu, à ce moment, prendre une certaine signification que par le lieu d'où elles auraient été exprimées. Si l'on avait parlé de ces impulsions depuis le lieu approprié, les peuples de l'Europe Centrale auraient pu voir que quelque chose existe, qui pourrait correspondre à leurs aspirations plus ou moins conscientes. Et les peuples de l'Est, de la Russie, auraient certainement, à cette époque, fait preuve de compréhension pour une relève du tsarisme par de telles impulsions. Cela ne saurait être contesté que par celui qui n'a pas de sensibilité pour la réceptivité, aux idées sociales saines, de l'intellect non encore employé des peuples de l'Europe de l'Est. Mais au lieu d'une manifestation dans l'esprit de ces idées, ce fut Brest-Litowsk.

[04/10] L'évidence que la pensée militaire ne pouvait détourner l'Europe Centrale et Orientale de la catastrophe ne pouvait justement échapper qu'à des esprits militaristes. A l'origine du malheur du peuple allemand, il y eut ce refus de croire que la catastrophe était inévitable. Personne ne voulait reconnaître à quel point, là où se prenaient les décisions, nul n'avait le sens de nécessités historiques. A celui qui connaissait ces nécessités était également connu comment, parmi les peuples anglo-saxons, des personnalités percevaient ce qui commençait à bouger dans les forces des peuples de l'Europe Centrale et Orientale. Il était possible de savoir que ces personnalités avaient la conviction qu'en Europe Centrale et Orientale quelque chose se préparait, qui devait se manifester dans de puissants bouleversements sociaux. Ces personnalités croyaient également que les pays anglo-saxons ne présentaient pas la nécessité historique ni la possiblité de tels bouleversements. C'est sur de telles réflexions qu'elles orientèrent leur propre politique. En Europe Centrale et Orientale, on ne voyait rien de tout cela; mais on orienta la politique d'une manière telle qu'elle s'écroula «comme un château de cartes». Seule aurait eu un fondement solide une politique partant de la compréhension que dans les pays de langue anglaise, et tout naturellement du point de vue anglais, en faisant preuve d'une grande largeur de vue, on comptait avec des nécessités historiques. Mais l'incitation à une telle politique serait certainement apparue, et spécialement aux diplomates, comme des plus superflues.

[04/11] Au lieu de pratiquer une politique qui aurait pu être profitable également pour l'Europe Centrale et Orientale, avant le déclenchement de la catastrophe mondiale, sans égard à la largeur de vue de la politique anglaise, on a continué à se mouvoir dans les ornières, profondément creusées, des voies diplomatiques. Et pendant les horreurs de la guerre, des expériences amères on n'a pas appris qu'à la mission proposée au monde en des déclarations politiques, par l'Amérique, il était devenu nécessaire d'opposer une autre mission, née des forces de vie de cette Europe. Entre la mission présentée par Wilson, à partir de points de vue américains, et cette autre mission qui, à travers le tonnerre des canons, aurait retenti comme une impulsion spirituelle de l'Europe, une compréhension aurait pu exister. En face des nécessités historiques, tout autre pourparler ne pouvait que sonner creux. Mais à ceux qui ont eu accès à l'administration de l'Empire allemand, en raison des circonstances existant alors, il a manqué de définir une mission qui a pris germe dans la vie humaine moderne. Et c'est pourquoi l'automne 1918 a apporté ce qu'il devait apporter. L'effondrement de la puissance militaire a été accompagné d'une capitulation de l'esprit. On s'inclina devant les quatorze points de Wilson, au lieu de se ressaisir, du moins à ce moment-là, pour faire valoir les impulsions du peuple allemand, issues d'un vouloir européen. On a placé Wilson devant une Allemagne qui d'elle-même n'avait rien à dire. Quelle que soit la pensée de Wilson sur ses quatorze points, il ne peut aider l'Allemagne qu'en ce qu'elle-même veut. Il se devait d'attendre une manifestation de ce vouloir. A l'inanité de la politique du début de la guerre, vint s'ajouter l'inanité de la politique d'octobre 1918; et survint la terrible capitulation spirituelle, amenée par un homme sur qui, dans les pays allemands, beaucoup avaient misé comme sur un ultime espoir.

[04/12] Ce qui a entraîné la position de l'Europe Centrale, c'est de n'avoir pas cru possible la compréhension des forces agissant dans l'histoire, et la répugnance à prendre en considération de telles impulsions résultant de la connaissance des enchaînements spirituels. Actuellement, par suite de faits résultant des effets de la catastrophe guerrière, une nouvelle situation s'est créée. Cette situation est caractérisée par l'idée des impulsions sociales, telle qu'elle est prise dans ce livre. Ces impulsions sociales parlent un langage envers lequel le monde civilisé tout entier a une mission. Est-il inévitable que la pensée à propos de ce qui doit être fait en ce qui concerne actuellement la question sociale, arrive également au point mort, comme cela fut le cas pour la politique de l'Europe Centrale face à ses devoirs en 1914? Les régions qui ont pu alors se tenir à l'écart des affaires en question ne doivent pas faire de même à l'égard du mouvement social. Devant cette question, il ne doit y avoir d'adversaires politiques ni de neutres; mais seulement une humanité agissant en commun, prête à percevoir les signes du temps et à orienter son action selon ces signes.

Captur par MemoWeb  partir de http://www.triarticulation.org/archiv/800-04.html  le 16/10/2011