Rudolf Steiner: Aspects fondamentaux de la question sociale
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Aspects fondamentaux de la question sociale
Rudolf Steiner, 1919

Traduction française révisée par Sylvain Coiplet, 1999-2001

 

Préface et introduction
Remarques préliminaires sur l'intention de cet ouvrage
1. Le véritable aspect de la question sociale, telle qu'elle se pose dans la vie de l'humanité moderne
2. A propos des questions et nécessités sociales,
 recherche des solutions exigées par la vie et conformes à la réalité

3. Le capitalisme et les idées sociales
4. Relations internationales des organismes sociaux

2. A propos des questions et des nécessités sociales,
recherche des solutions exigées par la vie et conformes à la réalité

[02/01] Ce qui a mené à la forme particulière de la question sociale actuelle se laisse caractériser de la manière suivante: La vie économique, portée par la technique, et le capitalisme moderne ont agi comme un phénomène naturel et ont mis la société moderne dans un certain ordre interne. L'attention des hommes a non seulement été monopolisée par ce qu'ont apporté la technique et le capitalisme. Elle a aussi été détournée d'autres branches, d'autres domaines de l'organisme social. Or, pour que l'organisme social reste sain, il doit aussi être veillé de manière consciente au juste développement de ces autres domaines.

[02/02] L'observation de la question sociale nécessite une impartialité et une largeur de vue, dont les motifs conducteurs, s'il m'est permis d'user d'une comparaison, peuvent être caractérisés de la manière suivante. Mais il ne faut pas perdre de vue que cette comparaison doit rester une comparaison. Elle peut faciliter la compréhension humaine, lui montrer la direction à prendre pour avoir une idée de ce qui pourrait mener à la guérison de l'organisme social. Celui qui, partant de notre point de vue, se trouve amené à observer le plus complexe des organismes naturels - l'organisme humain - doit d'abord remarquer que l'ensemble de cet organisme relève de trois systèmes distincts dont chacun agit avec une certaine indépendance. Ces trois systèmes, qui agissent côte à côte, peuvent être caractérisés de la façon suivante. Dans l'organisme humain naturel agit, comme un premier domaine, ce système qui comprend en soi la vie nerveuse et la vie des sens; on pourrait aussi l'appeler système de la tête selon le membre principal de l'organisme où est, pour ainsi dire, centralisée la vie neuro-sensorielle.

[02/03] Celui qui veut acquérir une véritable compréhension de l'être humain doit considérer, comme second système de l'organisme, ce que j'aimerais appeler le système rythmique. Il comprend la respiration et la circulation sanguine, c'est-à-dire tout ce qui s'exprime dans l'organisme humain par des processus rythmiques.

[02/04] Comme troisième système, il faut enfin reconnaître tous les organes et activités de l'organisme qui sont en rapport avec le métabolisme proprement dit.

[02/05] Ces trois systèmes, dès lors qu'ils qu'ils sont en mesure de s'accorder, contiennent tout ce qui entretient d'une façon saine l'ensemble du processus de l'organisme humain.
[* Cette différenciation ne se fonde pas sur une démarcation spatiale entre différents membres du corps humains, mais sur une distinction entre les différentes activités (fonctions) de l'organisme. L'expression «système de la tête» n'a de sens que si l'on entend par là que l'activité nerveuse et sensorielle est centralisée et dominante dans la tête. Mais l'activité rythmique et l'activité métabolique sont elles aussi présentes dans la tête, de même que l'activité neuro-sensorielle agit dans les autres membres du corps humains. Cependant, les trois sortes d'activités sont, en ce qui concerne leur essence même, strictement séparées.]

[02/06] Dans mon livre «Des énigmes de l'âme», j'ai essayé d'esquisser cette triarticulation de l'organisme humain naturel, sans contredire en quoi que ce soit ce que la recherche dans le domaine des sciences naturelles est déjà en mesure de dire actuellement. Il est clair que, dans un avenir très proche, la biologie, la physiologie, toutes les sciences naturelles, là où elles touchent à l'homme, inciteront à une telle conception de l'organisme humain qui admette que les trois systèmes: neuro-sensoriel, rythmique et métabolique, maintiennent l'intégrité de l'organisme grâce au fait qu'ils possèdent une certaine autonomie dans leur activité; qu'il n'existe pas de centralisation absolue de l'organisme et que chacun de ces systèmes établit sa propre relation avec le milieu extérieur, sur un mode qui lui est particulier: le système de la tête au moyen des sens, le système rythmique ou circulatoire par la respiration, et le système métabolique au moyen des organes de la nutrition et de ceux du mouvement.

[02/07] Ce que je me contente ici d'ébaucher a son origine dans une science spirituelle. J'ai tenté de le mettre à profit pour les sciences naturelles. Mais on n'est pas encore assez avancé, quant aux méthodes, pour que cela fasse, dans les milieux scientifiques, l'objet d'une reconnaissance générale à un point qui puisse sembler souhaitable pour le progrès de la science. Cela a des conséquences: notre manière de penser et de concevoir le monde n'est pas encore complètement à la hauteur de ce qui se présente par exemple dans l'organisme humain comme l'essence véritable des processus naturels. On pourra nous dire: Eh bien, la science naturelle peut attendre! Et en poursuivant son idéal, elle va bien en venir, petit à petit, à faire sienne cette conception. Mais, lorsqu'il s'agit de l'étude et surtout du fonctionnement de l'organisme social, on ne peut pas attendre. Une connaissance, au moins instinctive, des nécessités sociales doit exister, non seulement chez quelques spécialistes, mais dans chaque âme humaine, car chaque âme humaine prend part à la vie sociale. On ne peut développer une pensée, des sentiments, une volonté et des désirs sains en ce qui concerne la constitution de l'organisme social que si l'on reconnaît - ne serait-ce que plus ou moins instinctivement - qu'une triple organisation, comparable à celle du corps humain, lui est salutaire.

[02/08] Depuis que Schaeffle a écrit son livre sur l'édification de l'organisme social, on a cherché des analogies entre l'organisation d'un être naturel - disons celle de l'homme - et la société humaine. On a voulu déterminer ce qui, dans l'organisme social, serait la cellule, les réseaux cellulaires, les tissus et cetera. Récemment encore est paru un livre de Meray: «Mutation du Monde» dans lequel l'auteur transpose tout simplement certaines des lois et observations des sciences naturelles dans le domaine de ce que l'on prend pour l'organisme social humain. Tout ce jeu d'analogies n'a absolument rien à faire avec ce qui a été dit ici. Et celui qui croit voir, dans notre étude, un jeu d'analogies entre organisme naturel et organisme social prouve qu'il n'a pas saisi l'esprit de ce livre. Car nous ne cherchons pas à transposer dans l'organisme social une vérité conforme aux lois de la nature. Ce que nous cherchons est tout différent. Nous voudrions que la pensée et la sensibilité de l'homme apprennent, par l'observation de l'organisme naturel, à ressentir ce qui est viable afin de savoir l'appliquer ensuite à l'organisme social. Un transfert direct, à celui-ci, de ce qu'on a appris sur l'organisme naturel, comme on le fait souvent, ne fait que montrer qu'on ne veut pas acquérir la possibilité d'étudier l'organisme social d'après les lois qui lui sont propres, ainsi qu'on doit le faire lorsqu'on étudie un organisme naturel. Dès que l'on considère vraiment objectivement l'organisme social pour en pressentir les lois propres, comme fait le savant devant un être naturel, à ce moment tout jeu d'analogie cesse en face du sérieux de l'observation.

[02/09] On pourrait aussi penser que cet exposé est basé sur la croyance que l'organisme social devrait être «édifié» selon des théories abstraites, reproduites à partir des sciences naturelles. Cependant cette pensée serait aussi éloignée que possible de ce dont il est question ici. Il s'agit d'indiquer tout autre chose. La crise actuelle que traverse l'humanité exige qu'en chaque être humain se développent certains sentiments et que ces sentiments soient suscités par l'éducation et l'école, au même titre que l'assimilation des quatre opérations. Tout ce qui jusqu'à présent a donné naissance aux anciennes formes d'organisation sociale, sans être assimilé consciemment par l'âme humaine, deviendra inopérant à l'avenir. Il appartient aux impulsions de l'évolution, qui dès à présent veulent intervenir d'une manière nouvelle dans la vie humaine, que les sentiments dont nous parlions soient exigés de chaque homme, au même titre que le fut depuis longtemps une certaine culture scolaire. Que chacun puisse ressentir d'une manière saine comment doivent agir les forces de l'organisme social pour que celui-ci se révèle viable, c'est ce qui est exigé de l'homme dès à présent. On devra acquérir un sens nouveau qui permette de ressentir qu'il est malsain et antisocial de vouloir s'insérer dans cet organisme sans éprouver ce sentiment.

[02/10] On entend aujourd'hui parler de «socialisation» comme d'une nécessité de l'époque. La socialisation ne sera pas une voie de guérison, mais un palliatif de charlatan, peut-être même un processus destructeur pour l'organisme social si les âmes et les coeurs humains n'arrivent pas - ne serait-ce qu'instinctivement - à reconnaître la nécessité d'une triarticulation de l'organisme social. Pour agir sainement, l'ensemble social doit former de manière organique trois parties.

[02/11] L'une de ces trois parties, de ces trois membres, est la vie économique. Nous l'étudierons en premier parce qu'elle a, selon toute apparence, étendu son empire au reste de la vie sociale, grâce à la technique et au capitalisme modernes. Cette vie économique doit être, dans l'organisme social, une fonction aussi indépendante, aussi relativement autonome que le système neuro-sensoriel dans l'organisme humain. Son domaine comprend la production, la circulation et la consommation des marchandises.

[02/12] Comme seconde partie de l'organisme social, il faut considérer le Droit public, la vie politique proprement dite. Elle comprend ce que l'on pourrait désigner comme la vie propre de l'Etat, dans son sens déjà ancien d'Etat de droit. Alors que la fonction économique englobe tout ce dont l'homme a besoin, que ce soit en provenance de la nature ou de de sa propre production, tout ce qui a à voir avec les marchandises, leur production et leur consommation, cette seconde partie ne concerne que ce qui - sur des fondements purement humains - a rapport aux relations d'homme à homme. Il est essentiel, pour la compréhension des membres constituant l'organisme social, que l'on connaisse la différence entre le système du Droit public, qui ne peut avoir à faire qu'avec les rapports d'homme à homme - sur une base purement humaine - et la vie économique qui n'a à faire qu'avec la production, la circulation et la consommation des marchandises. On doit avoir le sentiment de cette distinction dans la vie même, pour que découle de ce sentiment la séparation des domaines du droit et de la vie économique, comme, dans l'organisme humain naturel, l'activité nerveuse et sensorielle se distingue de l'activité respiratoire des poumons, modifiant l'air extérieur.

[02/13] Comme troisième membre, qui doit se placer d'une façon tout aussi indépendante à côté des deux autres, on doit considérer dans l'organisme social ce qui concerne la vie de l'esprit. Pour s'exprimer clairement, et puisque l'expression culture spirituelle (et tout ce qui s'y rapporte) est loin d'être précise, on pourrait dire que ce troisième membre doit intervenir dans l'organisme social sur la base des dons naturels, tant spirituels que physiques, particuliers à chaque individu humain. Le premier système, la vie économique, a affaire à tout ce qui doit être là pour que l'homme puisse régler ses rapports matériels avec le monde environnant. Le second système a affaire à tout ce qui doit exister dans l'organisme social en raison des rapports d'homme à homme. Le troisième est en relation avec tout ce qui doit provenir de l'individualité humaine elle-même et être incorporé à l'organisme social.

[02/14] De même que la technique et le capitalisme ont donné en fait à notre vie sociale son caractère actuel, de même est-il indispensable que les plaies qu'ils lui ont nécessairement causées soient guéries par le fait qu'on place l'homme et la vie sociale humaine dans un rapport correct avec les trois membres de l'organisme social. La vie économique a pris simplement des formes bien déterminées et acquis, par le rôle unilatéral qu'elle a joué dans la vie de l'homme, une place prépondérante. Les deux autres n'ont pas encore été à même de s'incorporer à la vie sociale, avec le même naturel et la juste manière, conformément à leurs lois propres. C'est pourquoi il est nécessaire qu'à leur égard, avec le sentiment dont nous avons parlé, chacun, à la place où il se trouve, s'occupe de mettre en pratique la partition de l'organisme social. Car, dans le sens de cet essai de solution de la question sociale, chacun a sa tâche à accomplir, dans le présent et dans le proche avenir.

[02/15] La vie économique, premier membre de l'organisme social, repose tout d'abord sur les ressources de la nature, à la manière dont chaque être humain, pour son éducation, son apprentissage à l'école de la vie, se fonde sur les dons de son organisme spirituel et corporel. Ces ressources naturelles impriment simplement sa marque à l'économie et, à travers elle, à tout l'organisme social. Mais ces ressources de base de la nature existent sans pouvoir être atteintes dans leur essence originelle par quelque organisation sociale, par une quelconque socialisation. La vie de l'organisme social doit se fonder sur elles, au même titre que l'éducation humaine de chaque individu doit se fonder sur ses aptitudes naturelles, du corps et de l'esprit, dans les différents domaines. Toute socialisation, tout essai de réforme économique, doit tenir compte des bases naturelles; car ce qui attache l'être humain à un élément déterminé de la nature se pose comme condition élémentaire et primordiale à tout commerce, à tout travail humain, et à toute vie spirituelle. On doit penser la relation qui lie l'organisation sociale avec ses ressources naturelles de base de la même façon que l'on doit penser la relation liant, en chaque homme individuel, le fait d'apprendre, à ses talents. Pour saisir cela plus clairement, il suffit d'un cas extrême. En certaines régions de la terre où la banane fournit un aliment dont l'homme peut disposer, la communauté humaine aura pour travail de faire parvenir la banane de son lieu d'origine à un certain lieu de destination, où elle sera mise à la disposition des consommateurs. Si l'on compare le travail humain qui doit être fourni pour apporter la banane sur les lieux de consommation, mettons dans nos contrées d'Europe Centrale, à celui qui est nécessaire pour faire du blé un produit de consommation, il s'avère que pour le blé il faut au moins trois cents fois plus de travail.

[02/16] C'est évidemment un cas extrême. Cependant, dans toutes les branches de production représentées par un quelconque organisme social d'Europe, on peut constater de telles différences dans la quantité de travail à fournir, par rapport aux ressources naturelles. Même si la différence n'est pas aussi radicale qu'entre les bananes et le blé, elle n'en est pas moins réelle. Ainsi est-il inhérent à l'organisme de l'économie que la quantité de travail introduite dans le processus économique soit déterminé par le rapport entre l'homme et la base naturelle de son activité économique. Et l'on peut, par exemple, faire la comparaison suivante: en Allemagne, dans les régions où le rendement est moyen, le blé donne, à la moisson, sept à huit fois la quantité semée; au Mexique du nord, dix-sept fois; au Pérou, vingt fois. (Voir Jentsch «Volkswirtschaftslehre». Traité d'économie politique.)

[02/17] Dans une organisation sociale saine, le système économique est constitué entièrement et uniquement par tout cet ensemble cohérent de processus divers, qui débute avec ce qui relie l'être humain à la nature, et se poursuit dans les opérations nécessaires à la transformation des produits de la nature en produits de consommation. Le système économique joue, dans l'organisme social général, un rôle analogue à ceux que joue, dans l'organisme du corps humain, le système-tête dont dépendent les aptitudes individuelles. Mais de même que le système-tête est dans la dépendance du système rythmique, coeur et poumons, de même le système économique est tributaire du travail humain. Cependant, pas plus que la tête ne peut à elle seule assurer indépendamment la régulation de la respiration, les forces de la vie économique ne devraient elles-mêmes déterminer le système de travail humain.

[02/18] Les intérêts qui font participer l'individu à la vie économique se fondent sur les besoins de son âme et de son esprit. Comment, au sein de l'organisme social, on peut répondre à ces intérêts de la manière la plus adéquate, afin que chaque homme, par cet organisme, parvienne aussi parfaitement que possible à leur satisfaction et puisse se situer dans la vie économique de la façon la plus avantageuse: c'est pratiquement, dans les institutions du corps économique, que cette question doit être résolue. Et ce n'est possible qu'à condition que les intérêts puissent s'exprimer en toute liberté, et que puissent se former la volonté et la possibilité de faire ce qu'il faut pour les satisfaire. Ces intérêts proviennent d'une sphère extérieure à la sphère de l'économie; ils naissent avec l'épanouissement de l'être humain, psychique et naturel. La mission de la vie économique est de créer des institutions dans le but de les satisfaire, mais ces institutions ne doivent s'occuper que de la fabrication et de l'échange de marchandises, c'est-à-dire de biens qui reçoivent leur valeur des besoins humains. C'est donc des consommateurs que les marchandises reçoivent leur valeur. Et de ce fait, elles se situent dans l'organisme social d'une tout autre manière que d'autres valeurs, qui existent pour l'homme du fait de son appartenance à cet organisme. Que l'on considère avec impartialité la vie économique, qui embrasse la production, l'échange et la consommation de marchandises. On remarquera, et pas seulement d'une manière contemplative, la différence essentielle qui existe entre les rapports d'homme à homme, du fait que l'un produit des marchandises pour l'autre, et ceux basés sur une relation juridique. Mais l'on passera de la constatation à l'exigence pratique que, dans l'organisme social, la vie juridique devrait être totalement tenue à distance de la vie économique. Les meilleures impulsions pour les relations juridiques, qui doivent exister entre les hommes, ne peuvent résulter immédiatement des activités que les hommes ont à développer à l'intérieur des organismes servant à la production et à l'échange des marchandises. Dans les organismes économiques, l'homme s'adresse à l'homme, parce que l'un sert les intérêts de l'autre; fondamentalement différente est la relation d'un homme à un autre dans la vie juridique.

[02/19] On serait tenté de croire qu'on aurait suffisamment tenu compte de la nécessité de cette différenciation exigée par la vie, si les problèmes juridiques soulevés par des relations entre hommes étaient réglés à l'intérieur des institutions économiques. Mais une telle croyance n'a pas ses racines dans la réalité de la vie. L'homme ne pourra vivre d'une manière juste la relation juridique qui doit exister entre lui-même et les autres hommes que lorsqu'il ne vivra pas l'expérience de cette relation dans le domaine économique, mais sur un plan qui en est totalement séparé. C'est pourquoi, dans un organisme social sain, parallèlement à la vie économique, et dans l'indépendance, doit s'épanouir une vie dans laquelle les droits de l'homme envers l'homme peuvent être établis et mis en application. Or la vie juridique est celle du domaine politique proprement dit, de l'Etat. Que les hommes introduisent les intérêts servant la vie économique dans la législation et l'administration de l'Etat constitutionnel, et toute juridiction ne sera plus que l'expression de ces intérêts économiques. Si l'Etat constitutionnel participe lui-même à la vie économique, il perd alors la faculté de régler la vie juridique. Car ses mesures et ses dispositions devront servir des besoins humains en marchandises; de ce fait, elles s'écarteront des impulsions orientées sur la vie juridique.

[02/20] Un organisme social sain exige comme second membre, à côté du corps économique, la vie de l'Etat, politique et indépendante. Dans le corps économique indépendant, les hommes parviendront, par les forces mêmes de la vie économique, à des institutions qui serviront la production et les échanges de la manière la plus favorable. Dans la sphère de l'Etat politique, s'instaureront des institutions qui orienteront les relations réciproques des hommes et des groupements humains, en conformité avec la conscience juridique de l'homme.

[02/21] Le point de vue à partir duquel est placée l'exigence, caractérisée ici, d'une séparation totale de l'Etat juridique et du domaine économique, réside dans la vie humaine véritable. Un tel point de vue ne peut être accepté par celui qui veut lier la vie juridique et la vie économique. Les hommes actifs dans la vie économique ont, bien entendu, le sens du droit; mais ce n'est qu'à partir du droit, et non pas à partir d'intérêts économiques, qu'ils pourront pourvoir dans l'esprit du droit, à la législation et à l'administration, s'ils ont à en juger dans l'Etat constitutionnel qui, en tant que tel, n'a aucune part à la vie économique. Un tel Etat constitutionnel a ses propres corps législatif et administratif, tous deux édifiés sur des principes qui sont le résultat de la conscience juridique des temps présents. Cet Etat sera édifié sur les impulsions de la conscience humaine que l'on désigne actuellement par le terme de «démocratique». Quant au domaine économique, il fondera, sur des impulsions qui lui sont propres, ses propres organes législatif et exécutif. Les rapports nécessaires entre les Directions des corps juridiques et économiques se feront à peu près comme se font, actuellement, les rapports entre gouvernements d'Etats souverains. Grâce à cette différenciation, ce qui prend forme dans l'un des domaines recevra de l'autre un effet indispensable. Cet effet est entravé par le fait que l'un des domaines veut manifester en lui-même ce qui doit affluer de l'autre.

[02/22] Ce qui, dans la vie économique, est d'un côté soumis aux conditions naturelles (climat, aspect géographique de la région, richesse du sol etc ... ) dépend, de l'autre côté, des rapports juridiques que l'Etat a établis entre les hommes d'affaires ou les groupes d'affaires. Ainsi sont tracées les limites de ce que peut et doit englober l'activité de la vie économique. De même que les prédispositions naturelles, créées par la nature en dehors du circuit économique, doivent être acceptées comme des données a partir desquelles l'homme actif dans la vie économique peut édifier son économie; de même tout ce qui détermine dans le domaine économique un rapport juridique d'homme à homme doit trouver, dans un organisme social sain, un règlement par l'Etat constitutionnel; semblable en cela aux ressources naturelles, cet Etat constitutionnel se déploie comme quelque chose d'indépendant, vis-à-vis de la vie économique.

[02/23] Dans cet organisme social, formé jusqu'ici à travers le devenir historique de l'humanité, et qui est devenu, par le siècle du machinisme et par la forme capitaliste moderne, ce qui donne son empreinte au mouvement social, la vie économique a une emprise plus grande qu'elle ne devrait dans un organisme social sain. Actuellement, dans le circuit économique où ne devrait circuler que la marchandise, la force de travail humain et les droits circulent aussi. Dans le corps économique, qui repose sur la division du travail, on peut, à l'heure actuelle, non seulement échanger de la marchandise contre de la marchandise mais, par le même processus économique, échanger de la marchandise contre du travail, et de la marchandise contre des droits. (J'appelle «marchandise» toute chose transformée par le travail de l'homme et qui, là où on l'a transportée, est mise à la disposition des consommateurs. Cette acception peut sembler choquante ou insuffisante à bien des professeurs d'économie politique; elle peut cependant rendre de bons services pour la compréhension de ce qui est du ressort de la vie économique.
[* Dans un exposé qui se veut au service de la vie, il ne peut être question de donner des définitions qui proviennent d'une théorie, mais des idées qui donnent une image de ce qui, dans la réalité, joue un rôle plein de vie. «Marchandise», dans le sens précédent, évoque quelque chose dont l'être humain peut faire l'expérience. Tout autre concept de «marchandise» exclut ou ajoute quelque chose, si bien que le concept ne correspond plus au processus vivant; il ne recouvre plus la réalité.]
Quelqu'un achète un terrain; cet achat doit être considéré comme un échange: échange du terrain contre de la marchandise, que représente l'argent. Dans la vie économique, le terrain lui-même n'agit cependant pas comme une marchandise. Il s'insère dans l'organisme social par le droit d'utilisation qu'en a l'homme. Ce droit est essentiellement différent de la relation dans laquelle se trouvent le producteur d'une marchandise, et cette marchandise. Dans cette dernière relation, se trouve fondé par son essence le principe qu'elle n'empiète pas sur les rapports d'une tout autre espèce qui s'établissent d'homme à homme, par le fait que l'utilisation exclusive d'un terrain revient à quelqu'un. Le propriétaire entraînera dans un rapport de dépendance, des hommes qui, afin de subvenir à leurs besoins, travailleront pour lui sur ce terrain, ou qui devront y habiter. Par contre, si l'on échange des deux côtés de la véritable marchandise, que l'on produit ou que l'on consomme, aucune dépendance ne s'établit, qui agisse ainsi d'homme à homme.

[02/24] A celui qui pénètre avec impartialité jusqu'à un tel fait de la vie, il apparaîtra que ce fait doit trouver son expression dans les institutions d'un organisme social sain. Aussi longtemps qu'on échange marchandises contre marchandises dans la vie économique, leur mise en valeur reste indépendante de tout rapport juridique entre personnes privées ou groupes sociaux quelconques. Mais aussitôt que des marchandises sont échangées contre des droits, le rapport juridique lui-même est concerné. Ce qui importe, ce n'est pas l'échange en tant que tel. Cet échange est l'élément vital indispensable de l'actuel organisme social, reposant sur une division du travail; mais il s'agit du fait qu'avec l'échange du droit contre de la marchandise, le droit lui-même deviend une marchandise s'il trouve son origine au sein même de la vie économique. Ceci ne pourra être évité que si, dans l'organisme social, existent, d'une part, des institutions qui n'ont pour but que de promouvoir la circulation des marchandises de la manière la plus avantageuse; et s'il existe, d'autre part, des institutions qui régleront les droits existant dans le commerce entre producteur, commerçant et consommateur. Ces droits ne se différencient pas du tout, dans leur essence, des autres droits qui doivent exister de personne à personne, dans les relations tout à fait indépendantes d'un échange de marchandises. Si je cause un dommage à mon prochain, ou lui suscite un avantage dans une transaction marchande, cet acte relève de la même sphère sociale qu'un avantage ou un dommage causé par une action (ou une omission) qui ne s'exprime pas directement par un acte d'échange de marchandises.

[02/25] Dans l'attitude de chaque homme individuel face à la vie, confluent les effets des institutions juridiques et ceux de l'activité purement économique. Ils doivent provenir, dans un organisme social sain, de deux directions différentes. Dans chaque branche de l'économie, c'est la formation professionnelle et l'expérience acquise dans cette branche qui peuvent procurer aux personnalités responsables de ce domaine les lumières indispensables. Dans le domaine juridique, ce sont la loi et l'administration qui réalisent ce que la conscience du droit exigera comme relations entre individus isolés et entre groupes. L'organisation économique réunira dans des coopératives des hommes ayant les mêmes intérêts professionnels, ou les mêmes intérêts de consommation ou des besoins de toute autre nature; par des échanges réciproques, ces hommes mettront sur pied l'ensemble de l'économie. Cette organisation s'édifiera sur une base associative et sur les rapports entre associations. Ces associations ne déploieront qu'une activité économique. La base sur laquelle elles travailleront leur viendra de l'organisation juridique. Si de telles associations économiques peuvent faire valoir leurs intérêts économiques dans des organismes représentatifs et administratifs du secteur économique, alors elles ne développeront pas le désir de s'ingérer dans la direction législative et exécutive de l'Etat juridique (par exemple en tant que fédération des agriculteurs, en tant que parti des industriels, en tant que démocratie sociale, avec orientation économique) pour tenter d'y obtenir ce qu'elles ne peuvent atteindre à l'intérieur de la vie économique. L'Etat juridique ne participera plus à aucune branche économique; il pourra alors créer des institutions qui seront issues de la conscience du droit des hommes qui le composent. Même si des personnes exerçant une activité économique siègent également dans des assemblées de l'Etat - ce qui d'ailleurs est tout naturel - il n'en pourra résulter, par le fait de la séparation en vie économique et juridique, une influence de la vie économique sur la vie juridique. Une telle influence minerait la santé de l'organisme social, comme cela peut se faire lorsque l'organisation de l'Etat gère elle-même des branches de la vie économique et lorsque, dans cette organisation, les représentants de la vie économique décident des lois en fonction des intérêts de cette vie économique.

[02/26] L'Autriche nous fournit un exemple typique de fusion des deux sphères juridique et économique, par la constitution qu'elle s'est donnée vers les années soixante du siècle dernier; les représentants du Conseil de l'Empire étaient choisis parmi les quatre branches de l'économie, c'est-à-dire: l'Association des grands propriétaires terriens; les Chambres de Commerce; les villes, centres commerciaux et industriels; et enfin les Communes rurales. On voit de toute évidence que l'idée directrice pour constituer ce Conseil représentatif était que la politique doit naître d'une représentation complète des intérêts économiques. Il est certain que si les forces séparatistes de ses différentes nationalités ont fortement contribué à la désagrégation de l'Autriche, il n'est pas moins sûr qu'une juridiction qui aurait pu développer sa propre activité parallèlement à l'économie aurait, grâce à la conscience du Droit, élaboré une structure sociale qui eût permis la coexistence de ces peuples.

[02/27] Aujourd'hui, l'homme qui s'intéresse à la vie publique dirige habituellement son attention sur des choses qui sont, pour cette vie, d'importance secondaire. Il fait cela parce que ses habitudes de penser l'amènent à considérer l'organisme social comme une structure unitaire. Mais on ne peut trouver, pour une telle structure, un mode de suffrage qui lui corresponde. Car, dans chaque mode de suffrage, les intérêts économiques et les impulsions de la vie juridique doivent se contrarier à l'intérieur du corps représentatif. Et ce qui résulte de cette perturbation doit mener à des ébranlements de l'organisme de la société. Le premier objectif impératif que la vie publique doit se fixer aujourd'hui est donc de travailler à établir une séparation radicale entre la vie économique et l'organisation juridique. En vivant l'expérience de cette séparation, les organisations qui se séparent trouveront, de par leurs propres ressources, les meilleurs modes d'élection de leurs législateurs et de leurs administrateurs. Actuellement, dans les décisions qui demandent à être prises, les questions de mode électoral passent au second plan, bien qu'elles soient en elles-mêmes d'une importance fondamentale. Là où existent encore les anciennes conditions, il s'agira de partir de ces conditions mêmes pour travailler en vue de la nouvelle séparation esquissée. Là où l'ancien s'est déjà désagrégé, ou bien se trouve en voie de désagrégation, il faudrait que des personnes individuelles ou des fédérations de personnes prennent l'initiative d'une formation nouvelle, qui s'oriente dans la direction indiquée ici. Vouloir, du jour au lendemain, amener une transformation de la vie publique est reconnu, même par les socialistes raisonnables, comme l'emballement déraisonnable de l'esprit exalté. Ces derniers attendent d'une transformation appropriée, graduelle, la guérison qu'ils envisagent. Mais, éclairé par des faits de portée considérable, celui qui observe sans prévention peut apprendre que les forces du développement historique de l'humanité rendent actuellement nécessaire une volonté raisonnable tendant vers un nouvel ordre social.

[02/28] Celui qui ne considère comme «réalisable en pratique» que ce à quoi il s'est habitué, dans le cercle étroit de sa vie, taxera d'«irréalisables en pratique» nos suggestions. S'il ne peut se convertir et s'il garde de l'influence dans un domaine quelconque de la vie, son action ne contribuera pas à la guérison mais à une détérioration plus avancée de l'organisme social, pareille en cela aux agissements de ceux qui ont amené l'état de choses actuel.

[02/29] Apparue d'abord dans les classes dirigeantes, l'aspiration à créer dans notre vie politique une direction centralisée de certaines branches de l'Economie (postes, chemins de fer etc.), doit céder à la tendance opposée: celle de soustraire toute l'activité économique à la tutelle de l'Etat. Des penseurs convaincus en leur volonté de se trouver dans la juste direction d'un organisme social sain tirent, de l'aspiration de nationalisation préconisée par les classes jusqu'alors dirigeantes, les conclusions les plus extrêmes. Ils veulent la socialisation de tous les moyens de la vie économique, pour autant qu'ils sont des moyens de production. Une évolution saine donnera à la vie économique son indépendance et à l'Etat politique la faculté d'agir, par la législation, sur le corps économique; cela de manière telle que l'homme ne ressentira pas son intégration dans l'organisme social, en contradiction avec sa conscience du droit.

[02/30] On peut percevoir à quel point les pensées avancées ici sont fondées dans la vie véritable de l'humanité, quand on dirige le regard sur le travail que l'homme accomplit pour l'organisme social, par sa force physique de travail corporel. Dans la forme économique capitaliste, ce travail s'est incorporé à l'organisme social de telle façon que l'employeur l'achète à l'employé, comme une marchandise. Un échange s'établit entre argent (représentant de marchandise) et travail. Mais dans la réalité un tel échange ne peut s'accomplir; il ne fait que sembler s'accomplir.
[* Dans la vie, il est tout à fait possible non seulement que des processus soient expliqués dans un sens erroné mais qu'ils s'accomplissent dans un sens erroné. Argent et travail ne sont pas des valeurs échangeables; seuls sont échangeables argent et produit du travail. Si je donne de l'argent en échange du travail, je fais alors quelque chose de faux; je crée un processus illusoire, car en réalité je ne peux donner de l'argent que pour le produit d'un travail.]
En réalité, l'employeur reçoit de l'ouvrier des marchandises qui ne peuvent être produites que si l'ouvrier donne sa force de travail pour leur production. De la contre-valeur de ces marchandises, l'ouvrier reçoit une part; l'employeur reçoit l'autre part. La production de la marchandise se fait par l'action conjointe de l'employeur et de l'employé. Ce n'est que le produit de cette action en commun qui passe dans le circuit de la vie économique. La fabrication du produit exige un rapport juridique entre ouvrier et entrepreneur. Par la nature de l'économie capitaliste, ce rapport peut cependant être transformé: être conditionné par la suprématie économique de l'employeur sur l'ouvrier. Dans un organisme social sain, il doit être mis en évidence que le travail ne peut être payé. On ne peut pas, comme on le fait dans le cas d'une marchandise, lui attribuer une valeur économique. Ce n'est que la marchandise produite par le travail qui aura une telle valeur, en comparaison avec d'autres marchandises. De quelle façon et dans quelle mesure un homme a à travailler pour le maintien de l'organisme social, cela doit être réglé sur la base de ses capacités et en tenant compte des conditions d'une existence digne et humaine. Et cela ne peut se faire que si l'Etat effectue cette régulation en toute indépendance des organes de gestion de la vie économique.

[02/31] Par une telle réglementation, se créera, pour la marchandise, une base de valeur comparable à celle qui est donnée par les conditions de la nature. De même que la valeur d'une marchandise est donnée par rapport à une autre en fonction des matières premières, ainsi la valeur marchande devra-t-elle devenir dépendante de la nature et de la quantité du travail qui, selon l'ordre juridique, pourra être mis en ¦uvre pour la création de cette marchandise.
[* Un tel rapport entre le travail et l'ordre juridique contraindra les associations actives dans la vie économique à compter avec ce qui «est du droit» comme avec une condition préalable. C'est cependant par-là qu'on arrivera à ce que l'ordre économique dépende de l'Homme, et non pas l'Homme de l'ordre économique.]

[02/32] La vie économique sera de cette manière soumise de deux côtés à ces conditions nécessaires: du côté des ressources naturelles, que l'humanité doit prendre comme elles lui sont données; et du côté de la base juridique qui doit être créée, du fond de la conscience du droit, dans l'Etat politique, indépendant de la vie économique.

[02/33] Il est évident que par une telle conduite de l'organisme social le niveau de la prospérité économique montera ou baissera en fonction du travail qui sera employé selon les critères de la conscience du droit. Une telle dépendance de la prospérité économique est toutefois nécessaire dans un organisme social sain. Elle seule peut empêcher que l'homme ne soit utilisé par la vie économique à un point tel qu'il ne peut plus ressentir son existence comme digne d'un être humain. Et c'est justement de la présence du sentiment que l'existence est indigne d'un homme que proviennent, en vérité, tous les ébranlements de l'organisme social.

[02/34] Contre un trop forte baisse du niveau de vie provenant du juridique, existe une possibilité d'intervention assez semblable à celle qui permet, de l'autre côté, d'améliorer les ressources naturelles. On peut, par des moyens techniques, rendre plus productif un sol qui l'est peu; si l'on y est incité par une trop forte baisse de la prospérité, on peut modifier la quantité de travail et la façon de travailler. Mais cette modification ne doit pas être issue, sans intermédiaire, du circuit de la vie économique. Mais s'effectuer à partir de la compréhension qui se développe au sein de la vie juridique, indépendante de la vie économique.

[02/35] Dans tout ce qui est réalisé par la vie économique et par la vie juridique, dans l'organisation de la vie sociale, agit ce qui provient d'une troisième source: les facultés individuelles de chaque homme. Ce domaine embrasse tout: des productions spirituelles les plus hautes à ce qui lui afflue dans des oeuvres humaines par la plus ou moins bonne aptitude corporelle de l'homme, en vue de productions qui servent l'organisme social. Ce qui provient de cette source doit s'introduire dans l'organisme social sain, d'une toute autre manière que ce qui vit dans l'échange économique et que ce qui peut provenir de la vie de l'Etat. La seule manière possible de rendre sainement cet apport fécond est de le laisser être dépendant de la libre réceptivité des hommes, et des impulsions jaillissant de leurs facultés individuelles elles-mêmes. Si de telles productions humaines, qui se manifestent par les capacités mentionnées, sont influencées artificiellement par la vie économique ou par l'organisation de l'Etat, la vraie base de leur propre vie leur sera alors en grande partie retirée. Cette base ne peut subsister que dans la force que les activités humaines doivent développer par elles-mêmes. Si l'accueil que l'on réserve à de telles activités est directement déterminé par la vie économique, ou organisé par l'Etat, toute libre réceptivité les concernant en sera paralysée. Seule cette libre réceptivité est à même de laisser les activités humaines influer d'une façon saine sur l'organisme social. La vie spirituelle, à laquelle se relie par de nombreuses fibres l'épanouissement, dans la vie humaine, des autres facultés individuelles de l'homme, ne connaît qu'une seule base saine de développement: c'est de reposer sur ses propres impulsions et de se trouver dans une relation de pleine compréhension avec ceux qui bénéficient de ses activités.

[02/36] Ce qui n'est ici qu'esquissé comme «saine condition de développement de la vie spirituelle» n'est pas perçu actuellement; la vision juste en est brouillée par le fait qu'une grande partie de cette vie spirituelle est intimement mêlée avec la vie de l'Etat politique. Cette fusion s'est produite au cours des derniers siècles et l'on s'y est habitué. On parle certes de «Liberté de la science et de l'enseignement». Mais on considère comme allant de soi que l'Etat politique administre «la liberté de la science et de l'enseignement». On ne développe pas le sentiment qui permettrait de s'apercevoir que l'Etat, par ce fait, rend la vie spirituelle dépendante de ses besoins politiques. On pense que l'Etat crée des postes d'enseignement et que ceux qui y sont nommés peuvent y développer une activité spirituelle libre. Lorsqu'on s'habitue à une telle opinion, on ne remarque pas à quel point le contenu de la vie spirituelle est étroitement lié à l'être le plus intime de l'homme dans lequel il s'épanouit; on ne remarque pas que ce développement ne peut être libre que lorsqu'il n'est inséré dans l'organisme social par aucune autre impulsion que celle qui vient de la vie spirituelle elle-même. La fusion avec la vie de l'Etat, au cours des derniers siècles, a marqué de son empreinte non seulement l'administration de la science et la partie de la vie de l'esprit qui lui est liée, mais le contenu lui-même. Les conceptions mathématiques et physiques ne peuvent certes être influencées directement par l'Etat. Mais que l'on pense à l'histoire et aux autres sciences de civilisation. Ne sont-elles pas devenues un reflet de ce qui a résulté du rapport de leurs représentants avec la vie politique, et des nécessités de cette vie? C'est justement par ce caractère, qui leur a été imprimé, que les représentations ayant actuellement une orientation scientifique, et qui dominent la vie spirituelle, ont agi comme idéologie sur le prolétariat. Le prolétariat a remarqué comment les nécessités de la vie de l'Etat, dans laquelle il est tenu compte des intérêts de la classe dirigeante, ont imprimé un certain caractère aux pensées de l'homme. Le penseur prolétarien y vit un reflet des intérêts matériels et des conflits d'intérêts. Cela produisit en lui le sentiment que toute vie de l'esprit ne serait qu'idéologie, reflet de l'organisation économique.

[02/37] Une telle conception dessèche la vie spirituelle; cette conception disparaît, quand peut naître le sentiment que dans le domaine spirituel règne une réalité qui va au-delà de la vie matérielle extérieure, et qui porte en elle-même son contenu. Il est impossible qu'un tel sentiment survienne si la vie de l'esprit ne s'épanouit et ne s'administre pas librement, de par ses propres impulsions au sein de l'organisme social. Procurer à cette vie spirituelle le rôle qui lui est dû dans l'organisme social, seuls en ont la force des promoteurs qui se tiennent à l'intérieur d'un tel développement et d'une telle administration. L'art, la science, la conception philosophique du monde, et tout ce qui s'y rapporte, ont besoin d'une telle position d'indépendance, dans la société humaine. Car dans la vie spirituelle tout est lié. La liberté de l'un ne peut se bien porter sans la liberté de l'autre. Bien que les mathématiques et la physique ne puissent être influencées directement dans leur contenu par les nécessités de l'Etat, leurs applications, l'opinion qu'on se fait de leur valeur, les répercussions que leur pratique peut avoir sur la vie spirituelle, tout cela est déterminé par les nécessités de l'Etat, quand celui-ci administre des branches de la vie de l'esprit. Qu'un instituteur de l'échelon le plus élémentaire suive les impulsions venant de la vie de l'Etat ou bien qu'il reçoive ses impulsions d'une vie spirituelle se tenant sur ses propres fondements, c'est tout autre chose. Le socialisme, dans ce domaine aussi, n'a fait que reprendre l'héritage en ce qui concerne les façons de penser et d'agir des cercles dirigeants. Il considère comme son idéal d'inclure la vie de l'esprit dans le corps social, qui est basé sur la vie économique. S'il pouvait atteindre le but qu'il s'est fixé, il ne pourrait ainsi que suivre la voie sur laquelle la vie de l'esprit a perdu sa valeur. En exigeant que la religion soit une affaire privée, il a développé un sentiment juste, d'une façon unilatérale. Dans l'organisme social sain, toute vie de l'esprit, dans le sens esquissé ici, doit être «affaire privée» vis-à-vis de l'Etat et de l'économie. Mais le socialisme, en transférant la religion au domaine privé, n'a pas l'intention de créer pour un bien spirituel, à l'intérieur de l'organisme social, une position qui lui permettrait d'accéder à un développement plus élevé, plus souhaitable que celui qui est possible sous l'influence de l'Etat. A son avis, l'organisme social ne doit s'occuper, par ses propres moyens, que de ce qui lui semble vital. Or, placée unilatéralement en dehors de la vie publique, une branche de la vie de l'esprit ne saurait s'épanouir, si le reste du domaine spirituel demeure enchaîné. La vie religieuse de l'humanité moderne développera, pour cette humanité, en association avec toute vie spirituelle libérée, sa force qui porte l'âme.

[02/38] Non seulement les créations de cette vie spirituelle mais également son accueil par l'humanité doivent être fondés sur le libre besoin de l'âme. Des professeurs, des artistes etc., par leur situation sociale, seront en contact direct avec une législation et une administration qui n'auront été créées et ne vivront que par la vie spirituelle. Grâce à la qualité de leur travail, ils pourront développer autour d'eux la compréhension, la réceptivité nécessaires à leur oeuvres. Grâce à un Etat politiquement autonome, les mêmes hommes ne seront pas uniquement soumis à l'obligation du travail, mais la législation leur donnera également le droit aux loisirs susceptibles d'éveiller en eux la faculté de compréhension pour les biens spirituels. Les gens qui se croient spécialistes de ces questions ne pourront s'empêcher de penser que les hommes gâcheront leur temps de loisir à boire; et l'on retomberait dans l'analphabétisme si l'Etat instaurait de tels loisirs et si on laissait les hommes se prononcer a propos de la fréquentation de l'école. Que ces pessimistes veuillent bien attendre ce qui adviendra quand le monde ne sera plus sous leur influence. Celle-ci, trop souvent, est déterminée par un certain sentiment qui leur rappelle doucement comment ils passent leur propre temps de loisirs, et ce dont ils ont eu besoin pour acquérir un peu de culture. Ils ne peuvent bien sûr pas compter avec cette force d'enthousiasme qu'une vie spirituelle véritable et autonome peut susciter dans l'organisme social, car celle qu'ils connaissent, et qui est enchaînée, n'a jamais pu l'exercer sur eux.

[02/39] Ce qui est nécessaire aussi bien à l'Etat politique qu'à la vie économique affluera de la vie spirituelle, par l'organisme de l'esprit qui s'administre lui-même. De même que la formation pratique en vue de la vie économique ne sera totalement efficace que lors d'une libre collaboration de cette vie économique avec l'organisme spirituel. Des hommes préalablement formés dans ce but vivifieront leurs expériences acquises dans la vie économique, grâce à la force qui aura pu leur parvenir de la vie spirituelle libérée. Des hommes ayant une expérience acquise dans la vie économique trouveront la transition vers l'organisation spirituelle, et agiront d'une manière féconde là où le besoin s'en fait sentir.

[02/40] Dans le domaine de l'Etat politique, par ce libre effet du bien spirituel, les points de vue sains indispensables se formeront. Le travailleur manuel, par l'intermédiaire d'un tel bien spirituel, pourra acquérir, quant à la position de son travail dans l'organisme social, un sentiment qui le satisfait. Il parviendra à reconnaître que l'organisme social ne pourrait le porter, sans la direction qui organise le travail manuel conformément au but à atteindre. Il pourra faire sien le sentiment que son travail est en corrélation avec les forces organisatrices qui surgissent du développement des facultés humaines individuelles. Sur le plan de l'Etat politique, il élaborera des droits garantissant sa quote-part du produit des marchandises qu'il a fabriquées; librement, il accordera aux biens de l'esprit dont il profite la part qui rend possible leur création. Dans le domaine de la vie de l'esprit, il en résultera que les producteurs pourront également vivre du produit de leurs prestations. L'activité de chacun, en ce domaine de la vie de l'esprit, restera son affaire privée la plus intime; ce qu'il sera à même de fournir pour l'organisme social pourra compter sur la rémunération librement consentie de ceux pour qui le bien de l'esprit est une nécessité. Celui qui, par un tel mode de rémunérations, ne peut trouver à l'intérieur de la vie de l'esprit ce dont il a besoin, devra se diriger vers le domaine de l'Etat politique ou vers la vie économique.

[02/41] Des idées relatives à la technique, et provenant de la vie de l'esprit, affluent vers la vie économique. Quand bien même elles sont émises directement par ceux qui appartiennent à l'économie ou à l'Etat, elles ont leur origine dans la vie de l'esprit. De là proviennent toutes les idées et les forces organisatrices qui fécondent la vie économique et celle de l'Etat. La rétribution, pour cet apport à ces deux domaines sociaux, pourra se faire de deux façons: soit par la libre entente de ceux qui sont dépendants de cet apport; soit en étant réglée par des droits élaborés dans le domaine de l'Etat politique. Ce que cet Etat politique exigera lui-même pour se maintenir en activité sera fourni par le droit fiscal. Celui-ci se concrétisera par une harmonisation des exigences de la conscience du droit et des exigences de la vie économique.

[02/42] Dans un organisme social sain, à côté des domaines politique et économique, doit agir le domaine spirituel, qui trouve en soi son propre fondement. Les forces évolutives de l'humanité s'orientent aujourd'hui vers la triarticulation de cet organisme. Aussi longtemps que la vie sociale s'est laissée guider, dans l'essentiel, par les forces instinctives d'une grande partie de l'humanité, le besoin de cette triarticulation nettement délimitée ne s'est pas fait sentir. Par certaines voies obscures de la vie sociale, agissait conjointement ce qui provenait toujours de trois sources. Les temps nouveaux exigent, à l'intérieur de l'organisme social, une prise de position consciente de l'Homme. Ce n'est que lorsqu'elle reçoit son orientation de trois côtés que cette conscience peut donner au comportement et à la vie des Hommes une formation saine. Dans les profondeurs inconscientes de l'âme, l'humanité moderne aspire à cette orientation; et ce qui se manifeste en tant que mouvement social n'est que le reflet terni de cette aspiration.

[02/43] A la fin du XVIIIe siècle, partant de bases autres que celles sur lesquelles nous vivons actuellement, l'appel vers une formation nouvelle de l'organisme social surgissait des profondeurs de la nature humaine. On entendit comme une devise de cette organisation nouvelle les trois mots: Fraternité, Egalité, Liberté. Certes, celui qui, l'esprit libre de tout préjugé, la sensibilité saine, se penche avec sérieux sur la réalité de l'évolution humaine, celui-ci ne peut que s'ouvrir à la compréhension de tout ce qu'évoquent ces mots. Il y eut pourtant, au cours du XIXe siècle, des penseurs perspicaces qui se donnèrent de la peine pour démontrer comment il est impossible, dans un organisme social unifié, de réaliser ces idées de fraternité, de liberté, d'égalité. Ils croyaient reconnaître que ces trois impulsions, en se réalisant, doivent entrer en contradiction dans l'organisme social. On démontra par exemple, avec sagacité, combien il est impossible que la liberté fondée en chaque être humain puisse être mise en valeur quand se réalise l'impulsion d'égalité. Et l'on ne peut qu'approuver ceux qui découvrent cette contradiction; cependant, un sentiment général humain doit éveiller notre sympathie pour chacun de ces trois idéals.

[02/44] Ce tissu de contradictions existe du fait que la véritable signification sociale de ces trois idéals ne se révèle que par une pénétration claire du trimembrement, de la triarticulation nécessaire de l'organisme social. Les trois membres ne doivent pas s'interpénétrer et être centralisés dans une unité parlementaire abstraite et théorique, non plus que dans une quelconque autre unité. Ils doivent être réalité vivante. Chacun des trois membres sociaux doit être centralisé en lui-même; ce n'est que par leur activité vivante, leur action d'ensemble, côte à côte, que peut apparaître l'unité de l'organisme social tout entier. Dans la vie réelle, ce qui paraît contradictoire agit justement vers une unité d'ensemble. C'est pourquoi l'on arrivera à une compréhension de la vie de l'organisme social si l'on est capable d'entrevoir la formation de cet organisme, à la mesure de la réalité par rapport à la fraternité, l'égalité, la liberté. On reconnaîtra alors que la coopération des hommes dans la Vie Economique doit reposer sur cette fraternité qui naît des associations. Dans le deuxième membre, du Droit Civique, où l'on a affaire à la relation proprement humaine de personne à personne, il faut rechercher la réalisation de l'idée de l'Egalité. Et dans le domaine de l'Esprit, dont la position dans l'organisme social est relativement indépendante, on a affaire à la réalisation de l'impulsion de la Liberté. Ainsi considérés, ces trois idéals montrent leur valeur de réalité. Ils ne peuvent se réaliser dans une vie sociale chaotique, mais seulement dans un organisme social sain, triarticulé. Ce n'est pas une formation abstraite et centralisée qui pourra réaliser pêle-mêle les idéals de liberté, d'égalité, de fraternité; mais chacun des trois membres de l'organisme social peut puiser sa force dans l'une de ces impulsions. Il sera alors à même d'agir en une coopération féconde avec les deux autres membres.

[02/45] Les hommes qui à la fin du XVIIIe siècle se sont dressés pour exiger la réalisation des trois idéals de liberté, d'égalité et de fraternité, ainsi que ceux qui ont renouvelé cette exigence plus tard pouvaient ressentir obscurément l'orientation des forces évolutives de l'humanité nouvelle. Mais par-là ils ne pouvaient surmonter en même temps leur croyance à l'Etat unitaire bien que pour ce dernier leurs idées signifient quelque chose de contradictoire. Ils firent cependant de cette contradiction une profession de foi; car, dans les profondeurs subconscientes de leur vie de l'âme, agissait l'impulsion pour la triarticulation de l'organisme social, dans laquelle seulement la trinité de leurs idées pourra devenir une unité à un niveau supérieur. Dans le devenir de l'Humanité nouvelle, les forces évolutives agissent en direction de cette triarticulation pour en faire une volonté consciente sociale, ce qui est exigé dans un langage clair par les faits sociaux du présent.

Captur par MemoWeb  partir de http://www.triarticulation.org/archiv/800-02.html  le 16/10/2011