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Collection: GA328 OEUVRES COMPLETES DE RUDOLF STEINER – CONFÉRENCES SUR LA VIE SOCIALE ET LA TRIARTICULATION DE L'ORGANISME SOCIAL - La question sociale



Troisième conférence,
Zurich, 10 février 1919
Exaltation d'esprit et conception réaliste de la vie dans le penser et le vouloir sociaux.
DRITTER VORTRAG,
Zürich, 10. Februar 1919
Schwarmgeisterei und reale Lebensauffassung im sozialen Denken und Wollen.

 


 

Les références Rudolf Steiner Oeuvres complètes GA328 047-072 (1977) 10/02/1919

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Original





Traduit de l'allemand par Geneviève Bideau Editeur: Revue

Au cours des conférences de la semaine précédente, j'ai déjà attiré l'attention sur le fait que la situation sociale rencontre, en ce qui concerne son évolution, des obstacles et connaît des difficultés dus à ce qu'une entente entre les différentes classes de l'humanité d'aujourd'hui appartient encore à un avenir relativement éloigné. La classe dirigeante de la société, qui a connu son essor dans les derniers siècles, les dernières décennies jusqu'à l'époque présente, a certaines habitudes de pensée, certaines impulsions intérieures à partir desquelles elle ressent, pense et veut. Et on aimerait dire : il y a un abîme entre ces habitudes de pensée et ce qui, de la manière dont je l'ai caractérisé la semaine dernière, s'est développé sous la forme toute spécifique présente dans les habitudes de pensée du prolétariat moderne au sein duquel se trouve pourtant à proprement parler l'origine de ce que l'on appelle aujourd'hui la question sociale.


Il apparaît à celui qui s'efforce de pénétrer dans la vie réelle, dans les forces qui sont en jeu dans les rapports sociaux des êtres humains entre eux, beaucoup plus important d'observer ces impulsions pour ainsi dire sous-jacentes à la conscience des hommes, en dessous de ce sur quoi portent les discussions conscientes, que ce qui se manifeste précisément dans cette conscience elle-même. Dans les cercles de la bourgeoisie qui réfléchissent sur ces choses, on peut entendre à ce sujet toutes sortes de points de vue. On peut aussi apprendre les façons de voir des personnalités actives dans le prolétariat ou des dirigeants de ce prolétariat ; ce sera en observant moins ces conceptions que ce qui se trouve pour ainsi dire à l'arrière-plan que l'on pourra se forger une vision de la vie qui soit réelle et se former un jugement au sujet de la réalité sociale du présent. Et il y a là en fait beaucoup plus de psychologie sociale, de connaissance de l'âme dans sa dimension sociale qu'on ne le croit des deux côtés.

Celui qui — je puis bien le dire de moi-même, puisque je tente ici d'exposer ces choses — s'est efforcé comme moi de se familiariser avec tous les milieux, aussi bien avec les habitudes de pensée des cercles dirigeants de la bourgeoisie, d'un côté, qu'avec les impulsions vivant dans les âmes du prolétariat en quête d'ascension sociale, sait combien entre eux le fossé est profond et l'entente difficile ; et cette non-compréhension est tout simplement un fait de l'histoire universelle, est elle-même un fait social du présent. En effet, nous voyons maintenant de nouveau les événements de Paris et de Berne '. Lorsqu'on a pour ces choses une oreille attentive, on va dire : on parle dans les deux endroits une langue tout à fait différente. On y parle une langue si différente qu'on pourrait tout d'abord désespérer que ce qui est dit dans l'un des deux puisse être aussi ressenti le moins du monde dans l'autre, et réciproquement. C'est pourquoi il est également si difficile de nos jours, aussi bien dans les cercles bourgeois que dans les cercles du prolétariat, de considérer les choses qui importent parce qu'elles sont en fait dans la question sociale les forces véritablement motrices. Car dans ce qui se passe historiquement tout n'est pas d'importance égale, mais parmi les événements historiques il y en a qui sont des signes clairs de ce qui constitue en fait les forces agissantes, les forces véritablement agissantes. D'autres phénomènes qu'un observateur super- ficiel tiendrait peut-être pour tout aussi importants n'entrent absolument pas en ligne de compte pour ce qui est la véritable réalité.


A celui qui a été en mesure de suivre objectivement le processus de formation du mouvement prolétarien au cours des deniers siècles s'imposera, parmi bien d'autres de ces faits significatifs, le fait suivant le prolétariat moderne, qui a reçu ce qui constitue ses impulsions sous une forme que l'on aimerait appeler scientifique, a su exprimer à partir de ses conceptions que ce qui l'a placé dans la situation actuelle doit nécessairement s'effacer, que l'organisation sociale et économique instaurée par les anciennes classes sociales doit peu à peu disparaître et que quelque chose d'autre doit prendre sa place.

 Il y a là un fait qui a trouvé bien des railleurs. Nous ne nous rangerons cependant pas parmi eux, mais il faut souligner ce que cette affaire a de grave au regard de l'histoire. Lorsqu'on s'est précisément expliqué avec des représentants lucides de la conception prolétarienne moderne de la vie — on l'a peut-être fait plus particulièrement dans les premières années où on a rencontré ce mouvement que plus tard où on en avait davantage pris son parti, où néanmoins on soulevait à peu près cette question : quelle forme de société, de la vie humaine en commun et de l'agir humain, quelle forme de l'organisme social considère-t-on en fait dans cette conception de la vie comme ce qui doit venir, comme ce qui doit être instauré ? — on recevait alors toujours cette réponse, tout à fait conséquente par rapport à cette conception de la vie : pour l'instant, nous n'en sommes pas encore là. Pour nous, il s'agit avant tout de faire disparaître l'organisation sociale actuelle, de l'amener à aller d'elle-même à l'absurde. On verra ensuite ce qui la remplacera. — Il s'agissait toujours pour ces gens de défendre le point de vue que le prolétariat moderne devait s'emparer des positions-clés du pouvoir. Quand il y sera parvenu, après avoir vaincu la classe qui l'a précédé, il trouvera, quand il aura le pouvoir en mains, ce à quoi il n'a pour l'instant pas besoin de réfléchir.


La réponse avait valeur de programme. Mais ce n'est pas réellement pensé de façon adéquate. C'est un slogan de propagande, mais ce n'est pas pensé en rapport avec la réalité. Est au contraire en rapport avec la réalité pour celui qui a le sens des forces d'évolution de l'histoire cette question : mais alors, que signifie donc au juste dans l'évolution de l'humanité jusqu'à l'époque présente cette vision prolétarienne moderne du monde ? — Et alors, comme les conceptions entrent elles-mêmes, ainsi que je l'ai déjà mentionné, beaucoup moins en ligne de compte, on est sans cesse détourné de ce que les gens disent et amené à considérer ce qu'ils ressentent, ce qu'ils éprouvent au sujet de leur propre vie, ce qu'ils pensent à propos des autres classes de la société humaine. Bref, on est détourné de la question du prolétariat et amené à étudier le statut de vie du prolétariat lui- même. Ce n'est pas la vie qui, pour ainsi dire, s'exprime elle-même, mais il en sort la forme d'existence particulière d'une classe d'êtres humains qui, par la façon dont elle existe, dit de quoi il s'agit. Et la réponse que donne donc la réalité, que donne le prolétariat réellement vivant tel qu'il est aujourd'hui, cette réponse, on pourrait la formuler ainsi. On pourrait dire : ce prolétariat moderne, avec ses possibilités et ses conditions de vie, avec la façon dont il est inséré dans l'organisation moderne de la société et dont il se ressent lui-même en elle, ce prolétariat moderne se ressent, s'éprouve comme la critique de cette organisation économique moderne issue de la technique et du capitalisme.

Il est à mon avis extrêmement intéressant que l'on ait, si l'on a le sens de ce qu'est une conception adéquate à la réalité, pour ainsi dire dans le prolétariat lui-même la réponse, dans ce qui est là et non dans une théorie, non dans une explication théorique quelconque, mais dans le prolétariat lui-même. Il est une critique. Que ce prolétariat soit devenu tel, cela forme pour ainsi dire la critique de l'organisation économique moderne qui s'est constituée en dehors de ce prolétariat et le prenant à sa solde.

 C'est parce qu'il en est ainsi qu'a particulièrement réussi à s'introduire dans l'âme de ce prolétariat moderne une doctrine en soi abstraite, marchant pour ainsi dire avec des échasses scientifiques, mais une doctrine qui est justement tout imprégnée de l'impulsion qui est présente dans le prolétariat moderne — c'est sa véritable impulsion de vie : la doctrine du marxisme, la doctrine de Karl Marx. C'est un exemple unique dans l'histoire spirituelle de l'humanité qu'une classe d'êtres humains encore neuve, une classe d'êtres humains à l'intellectualité encore neuve, pas encore décadente, avec un cœur aussi plein, une âme aussi ouverte, ait adopté une théorie scientifique, ainsi que le prolétariat moderne l'a fait pour la doctrine marxiste.

 Il faut sous ce rapport avoir étudié les choses sur le vif. Il faut avoir vu comment même les connaissances les plus difficiles, considérées comme difficiles par les autres classes ont trouvé l'accès de cette âme prolétarienne au ressentir doué d'une force élémentaire, comment le prolétariat est tombé, par millions, sous l'emprise d'une doctrine qui semblait théorique. Mais qu'est-ce qui vit dans cette doctrine théorique ? Il est de nouveau singulier que ne vit pas en elle ce que l'on appelle communément un idéal social. Ce qui vit en elle ne contient pas la moindre formulation de la forme que doit prendre un Etat futur ou une structure sociale future, non, ce qui vit en elle est pour l'essentiel une critique de l'organisation moderne de la société et de l'économie bourgeoises ; dans cet ouvrage marxiste, il y a pour ainsi dire cet instinct : si je dirige l'attention du prolétariat sur ce qui est la critique de l'organisation de l'économie capitaliste moderne fondée sur la technique, je le renvoie à ses propres forces de vie, je l'amène à sa propre réalité. En un certain sens, l'image-reflet de la vie prolétarienne concrète s'exprime précisément dans la doctrine marxiste. Et ceux qui croient que la doctrine marxiste n'est plus actuelle pour le prolétariat ne comprennent pas d'une part que des formulations extérieures, certaines conceptions et certaines pensées peuvent être depuis longtemps dépassées, mais que l'élan spécifique, l'impulsion spécifique qui y vit subsiste et que d'autre part c'est peut-être justement dans les conceptions opposées auxquelles on est parvenu à partir du marxisme, dans toutes sortes de tentatives révisionnistes que vivent à un stade ultérieur d'évolution des impulsions qui ont pénétré par le marxisme dans l'âme du prolétariat moderne.

  Je voulais seulement caractériser par là un fait social du temps présent qui me semble plus important que les discussions simplistes auxquelles on se livre fréquemment, car ce fait renvoie pour ainsi dire à la psychologie sociale. Et même s'il ne donne pas directement de réponse — nous verrons encore au cours de ces conférences quelle réponse il faut donner —, il renvoie aux questions qui se posent actuellement à partir de points de vue qui sont probablement les seuls à entrer en ligne de compte pour la vie réelle du présent. Et quel sentiment éprouve-t-on lorsqu'on se place sans préventions et sans préjugés en face de ce fait ? On éprouve ce sentiment : la vie moderne est, très généralement, caractérisée par un trait particulier. Cette vie moderne — comme je l'ai déjà fréquemment souligné dans les conférences que j'ai faites ici à Zurich — a acquis des habitudes, des formes de pensée qui s'avèrent extraordinairement fécondes pour une orientation bien particulière de la science de la nature. Ce penser moderne a ensuite voulu également tenter de comprendre et de réformer en les comprenant, de comprendre en les réformant, la vie sociale moderne, les phénomènes et les impulsions de la vie sociale. Mais lorsqu'on observe ces tentatives, on a à chaque fois ce sentiment : les hommes du temps présent qui sont précisément pris dans les formes et les habitudes de pensée du temps présent n'ont pas les concepts qui puissent réellement appréhender les phénomènes compliqués de la vie sociale. D'une certaine façon, les concepts ont les mailles trop fines. Ils ne peuvent pas prendre en eux — comprendre — les phénomènes complexes de la vie sociale elle-même. Ils restent abstraits, ils ne sont faits que de contours, mais ne pénètrent pas dans la vie réelle elle- même qui se déroule dans le corps social. On aimerait dire ceci : cette humanité moderne se caractérise par un penser à mailles trop fines. Et ce penser à mailles fines, ce penser dont les mailles lâchent de tous côtés lorsqu'on veut plonger dans la vie réelle, ce penser, il est aussi passé dans la quête du prolétariat moderne. Et c'est ainsi que ce penser est suffisant pour la critique, mais n'est pas suffisant pour faire naître à partir de l'expérience de l'âme humaine de véritables impulsions qui pourraient constituer des forces orientant, menant vers l'avenir. Partout où il aspire à de telles impulsions, ce penser lâche.

On a caractérisé par là une réalité qui va très profond dans toute la vie du temps présent. Celui qui est capable de comprendre avec tout le sérieux requis ce qui est nécessaire à cette vie du temps présent doit y porter son attention à partir du point de vue évoqué ici, justement maintenant en cet instant historique où on a réellement bien peu de temps pour des discussions purement théoriques parce que les faits sont pressants et brûlants. C'est précisément maintenant, en cet instant, que l'on voit les hommes placés devant ces faits pressants et brûlants et faisant partout preuve de ce penser qui ne peut pas pénétrer dans la réalité. Les hommes sont souvent pétris de bonne volonté, mais non pas d'un penser à la mesure des faits. A celui qui est capable de saisir la gravité de la situation du temps se montre, précisément en cet instant historique, le surgissement — il se montre fréquemment masqué sous toutes sortes d'autres formes, sans que l'être humain en ait la moindre conscience — de ce penchant des hommes qui devient particulièrement néfaste à une conduite de vie véritablement sérieuse lorsque se posent des question brûlantes et pressantes : le surgissement d'une certaine forme d'exaltation d'esprit, comme j'aimerais la qualifier. Cette exaltation d'esprit, qui se montre sous les masques les plus divers dans les domaines les plus divers, c'est elle qui nous rend si difficile de trouver le chemin d'un agir objectif dans l'époque présente. Et cette exaltation d'esprit, elle est le résultat de l'évolution historique que j'ai indiquée dans les conférences de la semaine dernière et qui a commencé à peu près au tournant des )(ive, xve, xvIe siècles.

 En quoi consiste l'essentiel de cette exaltation d'esprit ? L'essentiel est précisément qu'en raison d'une certaine conception de vie irréelle, en raison d'une conception de vie qui est dépourvue de ce que j'ai nommé la semaine dernière la force d'impulsion de l'expérience intérieure, une vie intérieure de l'âme, de la pensée, une vie recherchant la connaissance de manière scientifique cherche pour ainsi dire une île ou constamment tout un archipel d'îles et ne veut pas jeter de pont vers la vie quotidienne. Nous voyons actuellement beaucoup d'hommes trouver pour ainsi dire que c'est une marque de distinction intérieure — si je peux me permettre l'expression — de réfléchir d'une certaine façon abstraite, peut-être même pédante, sur toutes sortes de problèmes éthico-religieux en se perdant dans les nuages. Nous voyons les hommes réfléchir à la façon dont l'être humain peut acquérir des vertus, dont il doit adopter à l'égard de son prochain une conduite pleine d'amour, dont il peut recevoir la grâce. On développe des concepts de rédemption, de grâce etc., que certains représentants de ces conceptions de vie veulent garder le plus possible dans des hauteurs de l'âme et de l'esprit. Mais en même temps nous constatons aussi l'incapacité de jeter le pont véritable depuis ce que les gens nomment bon et plein d'amour et bienveillant et juste et moral jusqu'à ce qui nous entoure dans la réalité extérieure quotidienne sous la forme du capital, de la rétribution du travail, de la consommation, de la production en rapport avec la circulation des marchandises, sous la forme du crédit, de la banque et de la bourse. Nous voyons deux courants universels ne jamais se rencontrer dans les habitudes de pensée des êtres humains : un courant universel qui veut demeurer pour ainsi dire à une hauteur spirituelle divine, qui ne veut pas jeter de pont entre ce qui est commandement religieux et ce qui est un usage habituel dans le commerce. Mais la vie est une. La vie ne peut être florissante que si les forces qui l'impulsent descendent des hauteurs de la vie éthique et religieuse jusque dans la vie la plus quotidienne, la plus profane, dans cette vie qui, précisément, paraît moins distinguée. Car si nous négligeons de jeter ce pont, si nous tombons, en ce qui concerne la vie religieuse et morale, dans une pure exaltation d'esprit éloignée de la réalité vraie et quotidienne, alors cette réalité vraie et quotidienne se venge. Alors l'être humain aspire, par une certaine impulsion religieuse, à toutes sortes d'idéaux, à toutes sortes de choses qu'il nomme « bonnes », mais l'être humain est confronté, sans pouvoir et dénué de sentiment, aux instincts qui, en tant que besoins communs et quotidiens, sont face aux satisfactions qui doivent provenir de l'économie. Il ne sait pas jeter de pont entre le concept de la grâce divine et ce qui se passe dans la vie quotidienne. Alors cette vie quotidienne se venge. Alors cette vie quotidienne prend une forme qui ne veut rien avoir à faire avec ces impulsions éthiques que l'on veut garder dans des hauteurs distinguées de l'âme et de l'esprit. Mais cette vengeance prend alors la forme suivante : comme la vie éthique et religieuse se tient à l'écart de la vie pratique concrète quotidienne, elle devient en fait, sans qu'on le remarque, parce que la chose apparaît dans la vie sous un masque, un mensonge existentiel en l'être humain.

 Nous voyons comment se comportent en bien des circonstances les êtres humains qui, à partir — comme ils le croient — d'une certaine distinction éthique et religieuse, témoignent, en ce qui concerne une forme correcte de vie en société avec leurs contemporains, de la meilleure volonté du monde de ne faire à leur prochain que le plus grand bien possible, mais qui négligent entièrement de le faire en réalité, parce qu'ils ne cherchent pas à avoir une vie de sentiment sociale et qui soit en plein dans les habitudes pratiques de la vie.

Et ainsi, en cet instant historique — si je puis encore une fois employer cette expression — où les questions sociales nous pressent de façon aussi visible, aussi sensible, nous constatons que surgissent de tous côtés les esprits exaltés qui se prennent souvent pour de très grands praticiens de la vie qui vous disent : il est nécessaire que les êtres humains reviennent du matérialisme, de la vie matérielle extérieure qui nous a poussés dans la catastrophe et dans le malheur à une certaine forme de spiritualité, à une conception spirituelle de la vie — et on ne se lasse pas de citer ou de mentionner les personnalités qui dans le passé — en règle générale il faut que ce soit dans le passé, on rend moins justice au présent — se sont prononcées en faveur d'une certaine façon de vivre idéale, d'une certaine spiritualité. Bien plus, on fait l'expérience que, lorsque quelqu'un tente de faire allusion à ce qui est aujourd'hui aussi nécessaire pour la vie pratique que le pain quotidien, on lui fait remarquer qu'il importe en tout premier lieu de ramener les hommes à l'esprit. Il y a dans cette exhortation une énorme part de ce qui a précisément conduit les humains à la catastrophe actuelle, il y a là-dedans l'exaltation d'esprit qui se présente aujourd'hui sous les masques les plus divers et qui agit dans les faits. Certes, c'est d'un côté de l'exaltation d'esprit lorsque quelqu'un, sans connaître les conditions extérieures pratiques de la vie, pose des idéaux sociaux quelconques que l'on appelle des utopies où il montre, dans un système soigneusement mis au point et schématisé, comment les êtres humains devraient vivre pour être heureux ou contents ou dans tout autre état. Au fond, même quand de telles utopies sont pleines d'intelligence, ce n'est pas l'intelligence qui importe, ce n'est pas non plus la bonne volonté qui importe ; ce qui importe, c'est leur rapport avec la pratique de la vie. Il n'importe pas aujourd'hui d'inciter les êtres humains à retourner à l'esprit, mais il importe qu'il y ait de l'esprit dans la façon dont on pense de nos jours au sujet de l'organisme social. Ce qui importe, c'est la manière, c'est le « comment » du penser. On peut bien, à mon sens, ne pas parler du tout d'esprit, pourvu qu'il y ait de l'esprit dans la façon dont on parle de la pratique de la vie. On rendra alors à l'époque présente un service beaucoup plus grand que si par exaltation d'esprit on incite toutes les trois phrases les êtres humains à revenir à l'esprit, car ceux auxquels on parle ainsi ne peuvent habituellement rien se représenter sous ce terme d'esprit, précisément parce que ceux qui parlent ainsi ne se représentent non plus rien de bien précis sous ce terme. Mais les utopies elles-mêmes qui sont présentées — et aujourd'hui encore elles ne sont même pas en si petit nombre que cela —, les idéaux sociaux finement pensés, ne sont pas même le pire, car en règle générale on ne fait pas grand cas de ces choses. On s'aperçoit rapidement que ces choses ne sont pas pratiques, qu'elles ne sont pas pensées à partir des véritables conditions de la vie. Dans la réalité actuelle de la vie, il y a bien pire : ce sont les formes masquées d'exaltation d'esprit, qui proviennent d'une prétendue pratique de la vie, mais qui ne comportent en réalité pas cette pratique de la vie, qui vivent en fait dans des abstractions sans consistance. Ces esprits exaltés, nous les avons vus — il faut toujours dans ce genre de choses dire carrément ce que l'on a sur le cœur — n'avoir que trop d'importance dans les événements de l'époque présente. Et ils sont difficiles à déceler. Ils sont difficiles à déceler parce que l'on n'a précisément pas aiguisé son regard dans ces domaines.

  Lorsqu'aujourd'hui, à propos d'un être humain qui a précisément de la façon la plus essentielle cette particularité d'être un esprit exalté — il n'est du reste pas question de rien dire contre bien d'autres qualités de ces esprits exaltés, ce sont peut-être par ailleurs de braves gens, il se peut qu'ils remplissent leurs obligations dans leur domaine, qu'ils soient même des personnes remarquables —, mais, lorsqu'à propos de bien des personnalités on souligne que ce sont des esprits exaltés, les gens sont de nos jours très étonnés, parce qu'ils ont à ce sujet, croient-ils, des jugements qui leur semblent évidents, alors qu'en réalité ces jugements évidents ne sont rien d'autre qu'une épouvantable superstition. J'ai, par exemple, au cours des dernières années, étudié beaucoup de ces « praticiens de la vie » — je le dis maintenant entre guillemets — sous l'aspect de l'exaltation d'esprit. Sous ce rapport, l'humanité, si elle veut parvenir jusqu'à une connaissance véritable, devra faire l'expérience de plus d'un paradoxe intérieur. On sera par exemple étonné que je présente Ludendorff2 comme un esprit au plus haut point exalté. Le jugement de ses partisans et de ses adversaires va dans une tout autre direction. Le trait le plus essentiel de sa personnalité est qu'à l'exception du domaine où il avait, de par sa formation, de grandes capacités, la stratégie, c'était, dans tout autre domaine du penser, un esprit au plus haut point abstrait, un homme totalement étranger à la vie, qui se faisait sur les choses des idées exaltées qui n'avaient rien à faire avec la réalité et qui a causé d'indicibles désastres par le fait qu'il a voulu faire passer dans la réalité ses idées d'esprit exalté. Et l'on pourrait de même présenter comme les représentants typiques de l'exaltation d'esprit bien des personnalités qui causent des désastres infinis parce qu'on les tient pour des gens qui ont de l'esprit pratique dans la vie.


Dans les années quatre-vingt-dix du dix-neuvième siècle, cette exaltation d'esprit apparut sous la forme d'une véritable épidémie venue d'Amérique qui submergea l'Europe, prenant la forme de ce que l'on appela alors « Société pour la culture éthique ». On tenta de propager comme culture éthique quelque chose qui était étranger à la vie, qui était censé n'émaner que de cette façon abstraite et distinguée de ressentir certaines impulsions éthiques. Et lorsque quelqu'un montra, comme je dus le faire alors, qu'avec de telles choses on vit précisément dans l'exaltation, qu'avec de telles choses on enferme, on limite justement le penser humain, si bien qu'il ne peut plus plonger dans la véritable réalité, alors on était ou bien pas compris, ou bien mal compris ou l'objet de sarcasmes.

Il faut justement qu'à cette exaltation d'esprit s'oppose le penser conforme à la réalité qui découle, à mon avis, de la conception du monde défendue ici depuis bien des années et qui est véritablement une science de l'esprit. Quel est l'essentiel de cette conception du monde qui est une science de l'esprit ? L'essentiel est qu'elle ne parle pas, à partir de la vision de la réalité extérieure des sens, de l'esprit comme d'une simple image-reflet, mais qu'elle parle de l'esprit à partir d'une véritable expérience suprasensible d'un monde qui est tout aussi réel que le monde que l'on voit de ses yeux, que l'on entend de ses oreilles et que l'on touche de ses mains. Ce que l'on dit dans le détail au sujet de ce monde spirituel réel importe peu ; ce qui importe bien plus, c'est qu'à travers tout ce que l'on reçoit comme connaissance par cette connaissance spirituelle du monde, on acquière une disposition intérieure de l'âme, un état intérieur de la vie par lequel l'être humain sache qu'il vit en tant qu'être psycho-spirituel dans un monde spirituel réel. Peu importe ce que l'on dit de ce monde spirituel ; ce qui importe, c'est la façon dont on sent que l'on vit à l'intérieur de ce monde spirituel. Il peut paraître beau de croire à telle ou telle réalité spirituelle. Mais cela peut tout aussi bien conduire à l'exaltation d'esprit qu'à une volonté bonne d'une certaine façon. Ce qui importe, c'est de ressentir ceci : tandis que l'on pense, tandis que l'on éprouve des sentiments, l'esprit à la vie agissante est présent dans les éclairs de pensées qui sillonnent votre âme propre, dans les sentiments qui traversent votre âme propre.


Cet esprit est présent en nous dans son agir vivant. Il est là, de la même façon que les choses sont au-dehors dans l'espace et que les processus sont au-dehors dans le temps. Et lorsque ce n'est pas la pensée, mais la vie qui vous amène à cette attitude à l'égard de la connaissance de l'esprit, alors jaillit de cette connaissance de l'esprit une impulsion intérieure qui vous incite à éprouver l'esprit dans sa réalité et à le réaliser de tout autre façon que ce n'est possible par ce qui n'est qu'un simple reflet d'idées, de concepts qui traitent de quelque chose de spirituel. Il est très différent de dire : je pense au sujet de l'esprit, je crois à l'esprit —, ou de dire : l'esprit pense en moi, l'esprit éprouve en moi. — Le concept habituel de foi perd même au fond son sens face à cette expérience intérieure. Il faut que cette expérience de l'esprit insuffle une certaine force psycho-spirituelle dans l'évolution de l'humanité. Et cette force psycho-spirituelle qui doit être insufflée dans l'évolution de l'humanité a une importance sociale plus grande qu'on ne peut le penser, car c'est le remède à l'idéologie paralysante que j'ai caractérisée ici la semaine dernière (4), à cet oppressant héritage que le prolétariat a reçu de la bourgeoisie.

 Voilà ce qui vit en vérité sous la forme première et vraie de la question sociale lorsqu'on sait pénétrer jusque dans les profondeurs de cette question : l'évolution de la vie moderne de l'esprit a subi peu à peu au tournant des temps modernes ou depuis ce tournant des temps modernes au mye siècle un tel obscurcissement, un tel affaiblissement, une telle paralysie progressive que les êtres humains ne savaient plus qu'en eux l'esprit vit en tant que réalité vivante; non, ils croyaient qu'en eux ne vivent que des idées, des reflets d'une réalité quelconque. Dans la vision du monde et de la vie du prolétariat moderne, cela a conduit à ce que ce prolétariat dise : dans le domaine spirituel il n'y a que de l'idéologie. La réalité n'est que dans le processus économique, dans la lutte des classes ; c'est là que se joue la réalité. — Mais une sorte de vapeur — pour ainsi dire — s'en élève d'une certaine façon dans les âmes des hommes ; cela se manifeste sous la forme d'images qui agissent dans la science, dans la morale, dans la religion, dans l'art. Cela constitue la superstructure de l'infra- structure, qui est la seule réalité véritable. Et même si l'on ne peut pas faire autrement en sociologie que de reconnaître que l'idéologie qui vit dans cette superstructure a en retour une action réelle sur la vie économique, cela reste quand même de l'idéologie. Il n'y a pas de remède pour sortir de cette idéologie si l'on ne veut pas recourir à la véritable expérience de l'esprit telle que la science de l'esprit veut l'introduire dans l'humanité moderne. On ne pourra guérir des dom- mages causés par l'idéologie qu'en se plongeant dans l'esprit véritable et ses manifestations, en se plongeant dans la réalité qu'est le monde suprasensible. Ce qui a eu l'effet que pour le prolétariat moderne toute vie spirituelle dans laquelle la civilisation fait entrer l'être humain semble être une pure idéologie, cela laisse l'âme insatisfaite et vide, parce que l'idéologie n'est pas quelque chose qui puisse remplir l'âme d'un certain élan, d'une certaine force dynamique, d'une certaine conscience — ce qu'elle est en fait en un sens supérieur. C'est de ce vide de l'âme qu'est née la tonalité désespérante de la vision du monde prolétarienne qui constitue une partie, un membre de la véritable question sociale. Et tant qu'on ne verra pas qu'il faut guérir la tendance de l'être humain à voir en la vie de l'esprit une idéologie, on ne pourra pas apporter à l'âme du prolétaire moderne d'impulsions positives, l'âme du prolétaire moderne en restera à une simple critique de l'organisation économique et de la vision du monde technico- capitaliste qui s'est progressivement imposée.

 
Mais on n'y parviendra pas si l'on n'a pas la volonté d'entrer dans une conception de la vie véritablement pratique, une conception de la vie qui ne consiste pas en théories, même pas en simples théories religieuses, mais qui veut vivre, qui veut créer réellement de la vie, qui veut elle-même faire naître des impulsions de vie. Bien des choses sont pour cela nécessaires, devant lesquelles l'homme d'aujourd'hui recule d'effroi parce qu'il s'agit de quelque chose de tout à fait radical. Mais ce dont il s'agit là est bien moins radical que ce dont les hommes feront l'expérience et qui surgira de la vie qui se déchaînera dans les instincts propres aux temps modernes, si les hommes aiment trop leur confort pour se tourner vers ce qui est nécessaire.

Ce que je viens de développer ici d'un certain point de vue se rapporte à l'un des membres de l'organisme social qui doit naître des conditions de vie de l'humanité moderne, l'un des trois membres tels que j'en ai donné ici une esquisse mercredi dernier 4. J'ai exposé alors qu'en un certain sens le malheur de l'humanité moderne, même si on ne le décèle pas — or on ne le décèle pas —, consiste en ce que l'on a fait et que l'on veut continuer à faire de ce qui doit avoir trois membres, et dont les trois membres doivent agir de façon vivante les uns sur les autres dans une certaine autonomie, un organisme dont les forces agissent de façon confuse et chaotique.


Je fais remarquer pour ainsi dire encore une fois entre parenthèses et seulement pour ne pas être mal compris qu'il ne s'agit véritablement pas pour moi de défendre un quelconque renversement violent de la situation qui devrait se produire du jour au lendemain. Ce que j'indique doit être une ligne directrice, un certain courant d'après lequel doit s'orienter chacune des questions particulières qui peuvent se poser à l'être humain dans l'Etat, dans la vie de l'esprit, dans la vie économique. Il n'est nullement besoin de croire aussitôt, comme bien des gens auxquels j'ai exposé tout cela, que l'on doit dès demain matin transformer ce que l'on appelle l'Etat en autre chose. Il suffit d'avoir la volonté de réaliser le « changez votre esprit ! » chrétien en ce qui concerne tout cela, c'est-à-dire, lorsqu'on doit intervenir, d'orienter, dans une certaine direction, sous le rapport de la forme à leur donner, les détails, les mesures particulières que l'on a à prendre.


Et ainsi j'ai exposé que ce que l'on veut aujourd'hui agglutiner en un Etat unitaire, de la même façon que si l'on voulait agglutiner ensemble les diverses parties de l'organisme humain — on en ferait alors un homunculus — si bien que ses trois systèmes seraient centralisés dans la confusion, que ce que l'on veut aujourd'hui centraliser ainsi, dont on veut faire l'ensemble de l'activité de l'Etat tout entier doit se dissocier de façon vivante en trois membres si l'on veut que se développe un organisme social sain. Il faut que se développe en tant que membre autonome de cet organisme social tout ce qui est culture de l'esprit, que se développe en tant qu'organisme autonome tout ce que l'on appelle aujourd'hui la vie politique au sens strict, qui ne doit pas être liée à la vie de l'esprit par la centralisation, mais par une interaction vivante, et il faut que se développe en tant que troisième membre autonome l'organisme économique. L'organisme spirituel, l'organisme étatique, l'organisme économique, c'est ce dont on peut dire dans les dix à vingt prochaines années, c'est à cette dissociation qu'aspirent les forces d'évolution des hommes. Et celui qui s'oppose à cette évolution s'oppose à ce qui constitue les possibilités de vie de l'humanité moderne.


J'ai traité le premier point du point de vue que j'ai exposé aujourd'hui, tout d'abord : la vie de ce que l'on nomme culture de l'esprit, comprenant tout ce que l'on peut nommer instruction et éducation, vie religieuse, comprenant tout ce qui est vie artistique, littéraire, mais comprenant aussi tout ce qui concerne le droit privé et pénal. Je vais caractériser ces choses de plus près encore. Tout ce qui est inclus dans cette vie de la culture spirituelle doit reposer sur un fondement commun, mais autonome par rapport aux fondements du reste de l'organisme social. Cela doit reposer sur soi-même, cela doit reposer sur un fondement tel que l'on puisse dire : dans ce membre de l'organisme social, l'élément vivant doit être le libre déploiement des dons du corps et de l'esprit agissant à partir du centre de l'être humain. Dans ce domaine, tout doit reposer sur l'individualité. Car ce qui pénètre dans ce domaine doit provenir du centre de l'individualité humaine, et les dons du corps et de l'esprit de l'homme doivent avoir la possibilité de se développer librement, mais doivent en même temps être empêchés d'intervenir aucunement d'une façon nuisible ou gênante ou injustifiée dans le reste de la vie culturelle.

 On pourrait dans ce domaine mentionner toutes sortes de cas. Je voudrais citer un exemple grotesque. Je vous prie d'excuser l'aspect légèrement grotesque de cet exemple, mais peut-être exprimera-t-il précisément ce que je veux dire dans ce domaine. Supposons qu'un jeune étudiant, donc un être qui est placé dans l'évolution spirituelle dans la position de celui qui est en train de devenir un homme, doive faire sa thèse de doctorat. Il reçoit de la personne qui a qualité pour cela le conseil de traiter un sujet quelconque qui n'a pas ou qui n'a que peu été traité — imaginons par exemple qu'il doive étudier les jurons chez un auteur de l'Antiquité romaine. Ce genre de choses existe, comme ceux qui connaissent la question le savent sûrement. Donc, ce jeune homme travaille pendant toute une année sur les jurons chez un auteur quelconque de l'Antiquité. On dit de nos jours : c'est important du point de vue scientifique. — Oui, du point de vue des représentations que l'on se fait dans certains domaines, cela est certes important du point de vue scientifique ; mais un autre élément entre en ligne de compte. C'est qu'une telle affaire est insérée dans tout l'organisme social. Il faut détourner son regard du fait qu'il peut être très intéressant d'écrire au sujet des jurons chez un auteur de l'Antiquité. Je connais une thèse où le jeune homme s'est donné le plus grand mal et qui traitait des parenthèses chez un auteur de l'Antiquité grecque. Je ne dirai rien contre les arguments qui peuvent être présentés à ce propos du point de vue purement scientifique. Il ne s'agit pas ici de venir avec ses gros sabots. Mais par rapport à l'insertion dans l'organisme social, la situation est la suivante : il faut peut-être à ce jeune homme un an de travail assidu pendant lequel il doit manger, il doit boire, il doit s'habiller. Il a besoin pour cela de certains revenus, d'un certain capital. Qu'est-ce que cela signifie : il consomme un certain capital ? Dans la vie réelle, cela ne signifie rien d'autre que ceci beaucoup, beaucoup d'êtres humains doivent travailler pour lui.

 Ce qu'il mange, ce qu'il boit, les vêtements qu'il porte, tout cela met à son service toute une armée d'êtres humains pendant cette année-là. Il prend à son service une petite armée d'êtres humains pour boire, manger et se vêtir. Et c'est cela qui entre en ligne de compte du point de vue de l'effet social de la chose. On est aujourd'hui fréquemment d'avis que l'on peut tout simplement placer les choses dans le monde sans connaissance du monde social, parce qu'on est d'une certaine manière porté à servir des intérêts purement scientifiques. Or notre vie dans l'époque présente exige que chaque branche soit appréhendée par la compréhension sociale, par le sentiment social dans son rapport, dans la relation vivante à toutes les autres branches de la vie.

Je vous ai déjà priés tout à l'heure de m'excuser d'avoir cité un exemple grotesque, on pourrait en citer de moins grotesques, mais j'ai cité cet exemple pour vous montrer combien il est nécessaire de développer le sentiment social que la vie spirituelle, toute l'activité de la vie spirituelle doit être insérée dans l'organisme social de telle façon qu'elle soit justifiée par les intérêts généraux de l'humanité. Il faut demander à l'intérêt général de l'humanité s'il accorde au repérage des jurons chez un quelconque auteur de l'Antiquité romaine une valeur assez grande pour qu'on doive engager pour ce travail pendant toute une année une petite armée de travailleurs. On pourrait naturellement étudier ce problème sous bien d'autres aspects beaucoup moins grotesques. On constaterait alors que ce que comprend la vie de l'esprit, dont fait partie par exemple aussi l'invention d'idées techniques, agit précisément de façon vivante sur l'autre organisme, sur l'Etat, lorsque les choses ont dans la vie une relative autonomie. En revanche, la centralisation a pour effet que tout va au chaos.

Il faut que la vie de l'esprit jouisse d'une relative autonomie, que non seulement elle repose sur la liberté intérieure de l'être humain, mais cette vie de l'esprit doit avoir dans l'organisme social une place telle qu'elle soit placée dans le champ d'une concurrence totalement libre, qu'elle ne soit fondée sur aucun monopole d'Etat, que l'importance que la vie de l'esprit acquiert auprès des êtres humains — l'importance qu'elle a pour l'individu, c'est une autre affaire, ici nous parlons de la forme à donner à l'organisme social — puisse uniquement se manifester dans une concurrence totalement libre, dans une ouverture pleinement libre aux besoins de l'ensemble. Quelqu'un peut bien écrire pendant ses loisirs autant de poèmes qu'il veut, il peut bien trouver autant d'amis qu'il veut pour ces poèmes — seule est justifiée dans la vie de l'esprit l'expérience que les autres hommes veulent partager avec l'être individuel. Or cela ne sera posé sur un fondement sain que lorsqu'on aura ôté son caractère de monopole à toute la vie de l'esprit, à toute la vie de l'école et de l'université, à toute la vie de l'éducation et à toute la vie de l'art et qu'on leur aura donné l'autonomie — comme je l'ai déjà dit, pas du jour au lendemain. Donner l'autonomie à l'être humain, voilà la direction. Ainsi est jeté un pont vers autre chose. J'ai déjà tenté, au début des années quatre-vingt-dix, de montrer dans ma Philosophie de la liberté qui vient, peut-être juste au bon moment, d'être rééditée, de montrer que l'expérience véritable de la liberté en l'homme ne peut jamais reposer sur autre chose que sur la vie véritable de l'esprit agissant en l'âme de l'être humain. J'ai appelé cela à l'époque l'activité de l'intuition dans l'âme humaine, l'activité de la véritable réalité spirituelle. Il faut que cette réalité spirituelle véritable naisse en l'âme humaine dans la lumière de la liberté et de la libre concurrence, alors elle s'insère de façon juste dans l'organisme social. Mais alors elle ne doit pas, et cela est important, être placée sous la tutelle de quelqu'autre membre que ce soit de l'organisme social, alors il faut qu'elle puisse se manifester dans une totale liberté, sous la seule incitation des besoins de l'ensemble.

  Je sais — et je réfuterai cela aussi dans les prochaines conférences — que bien des gens croient : oh alors, quand l'école sera libre, nous ne serons plus entourés que d'analphabètes. — Je montrerai que ce n'est pas le cas. Ce qui m'importe aujourd'hui tout d'abord, c'est de montrer, à partir de la nature interne de la chose, la nécessité de la libre vie de l'esprit dans l'organisme social. Il y a des Etats où, comme presque partout aujourd'hui, la science est un monopole, où l'activité de la science elle aussi est monopolisée par l'Etat et où on trouve cette loi : la science et son enseignement sont libres. — Mais ceci ne reste que formule vide de sens et ne peut que le rester si la vie spirituelle n'est pas autonome. Non seulement parce que cette vie de l'esprit dépend, en ce qui concerne les personnalités qui y sont actives, en ce qui concerne ce qui peut ou ne peut pas être dit publiquement, d'un autre membre de l'organisme social, puisque cet autre membre est chargé de l'organisation des écoles, des universités, pour ne citer que cela ; non seulement, comme je viens de le dire, l'activité extérieure, la nomination des enseignants, la délimitation de ce que l'on peut ou ne peut pas dire en sont déterminés, mais même le contenu interne de la vie de l'esprit en est lui aussi déterminé. Toute notre vie scientifique porte un caractère de vie politique depuis qu'à notre époque la sphère de la vie politique s'est étendue à la vie de l'esprit. Mais la vie de l'esprit ne peut pas être l'affaire d'un autre membre quelconque de l'organisme social ; elle ne peut recevoir le caractère qui lui est conforme que si elle se développe à partir de l'individualité humaine libre.

 A cette vie de l'esprit s'oppose la vie économique pure et simple, comme dans l'organisme humain naturel le système de la tête s'oppose au système de la digestion. Cette vie économique a ses lois propres. C'est précisément la science prolétarienne qui a fait ressortir le caractère de la vie économique moderne d'une façon conforme à ce que l'on éprouve, à la vie, et pas seulement de manière théorique comme la science universitaire, si bien que l'on voit d'après cette science prolétarienne quel est très généralement le rapport de la vie économique à l'être humain.

Or il faut là sans se lasser attirer l'attention tout particulièrement sur un point. J'ai déjà attiré l'attention sur ce point dans ces conférences. Ce qui frappe particulièrement aujourd'hui dans cette vie économique, ou plutôt dans l'étude que fait de cette vie économique la science prolétarienne, c'est que, sous ce rapport également, le prolétariat a reçu l'héritage des autres classes. A mesure que la technique moderne, que le capitalisme moderne se développaient, le regard de l'être humain — pour les raisons déjà mentionnées ici la semaine dernière — a été attiré, presque hypnotisé, par cette vie économique présentée comme seule véritable réalité dans l'organisme social. Quand on parle d'évolution humaine, on croit qu'il faut attirer l'attention sur cette seule vie économique. Que cette vie économique ait été, comme nous l'avons vu, particulièrement concernée et active, que par cette vie économique une impulsion particulièrement agissante dans le prolétariat moderne se soit trouvé placée dans la claire lumière du soleil du sentiment d'être un homme, du sentiment de la dignité de l'homme, c'est cela qu'il faut considérer à propos de cette vie économique. Si Karl Marx a pu enflammer tant de millions de prolétaires, c'est parce que les gens croyaient qu'il était le premier à montrer en termes clairs ce qu'il y a d'indigne d'un être humain dans toute la situation du prolétaire moderne ; que lui, Karl Marx, était le premier à montrer que pour le prolétaire sa force de travail est une marchandise, comme d'autres marchandises circulent sur le marché des marchandises et sont soumises à la loi de l'offre et de la demande.

 Karl Marx a attiré l'attention sur les fondements de la réalité sociale d'une façon qui est erronée en bien des points. Mais qu'il ait attiré l'attention sur ce point absolument central de la question sociale est tout particulièrement porté à son crédit par le sentiment de l'âme prolétarienne. Ici encore, l'élément de la psychologie sociale a une importance plus conforme à la réalité que les théories, les réflexions et les discussions qui viennent se greffer sur bien des points de la vie économique et, en général, de la vie sociale. Mais il en découle cette question existentielle : comment surmonter ce que l'on éprouve comme indigne de l'être humain, à savoir que la force de travail est une marchandise et qu'elle est traitée comme une marchandise ? — C'est ainsi que Marx fut en effet le premier à s'exprimer. Je le répète, il y a là bien des erreurs, mais ce n'est pas là ce qui importe, car lorsqu'un fait erroné a une telle puissance d'action dans l'âme de millions d'êtres humains, c'est tout simplement un fait social. C'est ainsi que s'exprima Karl Marx et c'est ainsi que les prolétaires modernes le comprirent. Cette façon de comprendre, même si elle s'est transformée en bien des points, a encore aujourd'hui des répercussions, exerce précisément aujourd'hui une action tout particulièrement vivante sur les sentiments. Il disait par exemple : au sein du monde de l'organisme économique, des marchandises sont apportées sur le marché et vendues. Il y a des possesseurs de marchandises, des propriétaires de marchandises, il y a des acheteurs de marchandises. Les marchandises circulent entre eux. Le prolétaire moderne ne possède rien en dehors de sa propre force de travail. Pour toute marchandise, des frais de production sont nécessaires. La production de telle ou telle marchandise, jusqu'au point où elle peut être consommée, coûte tant. Le prolétaire moderne n'a que sa force corporelle, il n'a que sa force de travail. Pour produire sa force de travail est nécessaire tout ce qu'il doit acquérir en fait de nourriture, de vêtements etc. La force de travail utilisée est sans cesse renouvelée par ce qu'il doit acquérir en fait de nourriture, de vêtements etc. Ce sont les frais de production de sa force de travail. — Or, disait Karl Marx, et tout au fond de lui-même, c'est ce que pense aussi le prolétaire moderne : si on ne l'y contraint pas, sans contrainte, l'employeur ne lui donnera pas plus de ce que l'on appelle le salaire du travail que ne requièrent les frais de production de sa force de travail. Mais même si, par exemple, le travail de cinq heures suffisait à subvenir à tous les frais de production, le chef d'entreprise ne s'en déclare pas satisfait. Il exige un temps de travail plus long. Le travailleur travaille alors pour rien, car il ne reçoit que le montant correspondant à la production de sa marchandise, la « force de travail ». Le travail fourni en sus est la plus-value. C'est l'offrande qu'il apporte sur l'autel — si on a le droit d'appeler cela l'autel — du capitalisme, qui s'amasse sous forme de capital, mais qui est issue de sa force de travail et qui en est issue par le fait qu'il ne reçoit que les frais de production, parce qu'il est contraint d'offrir sur le marché du travail, d'offrir aux conditions de l'économie la seule chose qu'il ait : sa marchandise la « force de travail ».

Vous pouvez faire appel à la plus grande perspicacité humaine, aux connaissances les plus profondes en matière d'économie politique afin de discuter sur la façon dont il faut s'y prendre pour que le travailleur n'ait plus besoin de porter au marché comme une marchandise sa force de travail et qu'il puisse abolir ce dernier reste de l'esclavage, et, même si vous pouviez réfléchir avec la plus grande perspicacité et les connaissances les plus profondes en matière d'économie politique, vous n'aboutiriez à aucun résultat. Vous ne pouvez aboutir à aucun résultat, car cette question est précisément le type de question qui ne peut pas faire l'objet d'une discussion, à laquelle on ne peut pas répondre de façon théorique, mais à laquelle seule la vie elle-même peut répondre : on ne peut y répondre qu'en créant quelque chose qui agisse dans la vie de façon telle que la force de travail soit dépouillée de son caractère de marchandise.


Si je puis me servir d'une comparaison, j'aimerais évoquer ici ce petit homme que, dans le Faust de Goethe, Wagner produit dans sa cornue : Homunculus. Il est composé des ingrédients de la nature qu'un être humain peut réunir par sa pensée ; mais il ne devient pas un homme, il devient seulement un petit homme, un homunculus. Vous pouvez de la même manière faire un agrégat d'ingrédients provenant de votre intelligence ou fabriqués par l'économie politique — et vous n'aurez qu'un homunculus social ! De même qu'il faut créer les conditions d'existence d'un être humain vivant, de même il faut créer les conditions pour qu'un organisme social vivant agisse de façon telle que dans la vie et non par des théories, des arguments, soient constamment dissociés ce qui doit se manifester dans la simple circulation des marchandises et ce qui est la force humaine de travail et qui ne doit pas se manifester dans la simple circulation des marchandises.

Vous n'y parviendrez pas d'autre façon qu'en faisant l'effort de comprendre que l'organisme social vivant doit contenir, à côté du membre spirituel, le membre du droit et de l'Etat, le membre politico- étatique au sens strict, et, de façon relativement autonome à côté, l'organisme économique, qui doit vivre d'après ses propres lois. L'estomac peut tout aussi peu respirer ou produire des battements de cœur que l'organisme économique peut de par ses propres forces être à l'origine de droits. Et il ne sera jamais à l'origine de droits lorsqu'il n'agit qu'à partir de son propre fondement réel. Ce fondement réel ne poussera l'organisme social à la consommation qu'au moyen de la production, du commerce.

Mais de la même façon que se trouve face à cette circulation des marchandises cette nature elle-même, ce fondement naturel de toute production et de toute consommation et de toutes les activités humaines, etc., de l'artisanat et de l'activité économique en général, de même s'y oppose d'un autre côté et ne doit pas être déterminé par l'organisation économique, mais doit déterminer cette économie, ce qui vit dans l'Etat politique, l'Etat du droit. Celui-ci doit avoir face à l'organisme économique la même autonomie que le système cœur-poumons face au système de la tête, au système neurosensoriel dont il est relativement indépendant. C'est précisément parce que ces systèmes agissent de manière autonome les uns sur les autres qu'ils se placent dans la vie dans un rapport juste. C'est seulement parce que le poumon et le coeur sont dans la vie organique séparés de la vie de l'estomac qu'ils agissent les uns sur les autres de façon juste, alors qu'ils sont relativement autonomes. C'est seulement grâce à l'existence dans l'organisme social vivant d'un membre indépendant qui, au lieu de faire une marchandise de la force de travail à partir de mobiles économiques quelconques, fait en sorte, à partir de la vie vivante, de donner au travail dans la structure sociale une place telle qu'il soit enchâssé dans cette structure sociale en tant que droit, c'est seulement grâce à cela que vous pourrez obtenir d'un autre côté que la vie économique soit déterminée par la vie du droit, la vie politique de l'Etat au sens strict, de même que la vie économique est déterminée par le fondement de la nature 4. L'organisme social ne sera véritablement sain que lorsque ces trois membres se côtoieront dans une autonomie relative, lorsqu'on aura un membre spirituel autonome, un membre du système de la vie propre de l'Etat, du droit, autonome et un membre de l'économique autonome et que ces membres agiront l'un à côté de l'autre dans une autonomie relative, lorsque chacun de ces membres aura son organe de repré- sentation, son organe d'administration issus de ses propres fondements, disons, son Parlement, sa Diète, son ministère et que les divers membres négocieront les uns avec les autres avec les mêmes pouvoirs souverains que des Etats différents et seulement par des délégués. Alors se développeront dans ce champ de la vie économique les fondements d'intérêts qui peuvent seuls fournir les impulsions déterminantes pour cette vie économique. Et alors pourra être posée par la vie elle-même, par ce qui se passe dans l'autre membre de l'organisme social, dans l'organisme du droit cette question : lorsqu'à partir des impulsions de cet organisme du droit on limite la force humaine de travail qui n'a plus désormais le caractère d'une marchandise, mais qui a le caractère d'un droit — lorsque l'incidence de cette force de travail sur une branche particulière de l'économie est telle que cette branche de l'économie n'est pas rentable, alors on devra considérer la non-rentabilité de cette branche de l'économie au même titre que lorsqu'elle n'est pas rentable en raison du coût trop élevé d'une matière première. Ce qui signifie : la force humaine de travail deviendra par rapport à la vie économique un élément souverain et non un sujet opprimé, un esclave. Et on n'obtiendra pas ce résultat en promulguant certaines lois, mais en créant dans la vie véritablement vivante un organisme qui, par la seule raison qu'il faut que d'autres impulsions humaines soient présentes dans ce corps séparé, enlèvera constamment d'époque en époque son caractère de marchandise au travail, car il faut lui enlever ce caractère de marchandise, sinon il sera sans cesse aspiré, parce que l'organisme économique a toujours la tendance d'aspirer la force de travail et d'en faire une marchandise. Il faut que l'organisme étatique soit sans cesse vigilant pour reprendre à la force de travail le caractère de marchandise qu'il a revêtu.

Partout la vie vous montre que l'amalgame — si je puis employer l'expression — des trois domaines de la vie sociale est néfaste. Il suffit pour le voir d'étudier la catastrophe sociale et humaine en général à laquelle on a assisté ces quatre dernières années et demie. Il suffit de l'étudier dans les événements réels. C'est l'objet d'une belle étude que d'étudier, dans la région qui s'est maintenant pour ainsi dire désagrégée en atomes, en Autriche : comment la structure interne a-t-elle cherché au juste à se maintenir, comment a-t-elle cherché à se maintenir depuis plus d'un demi-siècle ? On avait ce qui s'appelait un Conseil d'Empire. Dans ce Conseil d'Empire, le peuple était représenté, mais seulement certaines couches de la population. Cette représentation se décomposait — non pas ces derniers temps, mais au moment où les événements se sont déjà préparés, dans la deuxième moitié du xixe siècle — en quatre curies : la curie des grands propriétaires terriens, celle des assemblées régionales, celle des villes et des marchés et des centres industriels, celle des chambres de commerce ; donc celle des assemblées régionales, celle des villes, celle des grands propriétaires terriens, celle des chambres de commerce. Vous le voyez, il n'y avait au fond que des impulsions économiques dans cette représentation. Et cette représentation était donc la représentation au niveau de l'Etat. Cette représentation édictait des lois. Cela provenait seulement du fait que l'on était incapable, sous l'influence de l'évolution moderne, ainsi que je l'ai indiqué au début de ma réflexion d'aujourd'hui, de donner à la vie économique son organisation propre, parce que le penser avait des mailles trop courtes, trop fines, et était enserré dans des limites, parce que l'on ne savait pas plonger vraiment dans la vie. On prit pour cadre de la vie économique l'Etat tel qu'il s'était développé et on brassa à tort et à travers la vie économique et la vie politique. Et tant qu'on ne saisira pas qu'un nombre considérable des causes qui ont conduit à notre temps présent catastrophique est dû à ce brassage désordonné, on ne découvrira pas les véritables remèdes. Je n'ai pu aujourd'hui que donner de nouveau certaines indications. Je me permettrai de développer la suite après-demain. J'aimerais faire encore la remarque suivante : même en ce qui concerne la politique à l'échelle mondiale, vous pourriez trouver ce que j'ai dit confirmé, pourvu que vous vouliez aller jusqu'aux arrière-plans de la vie. Lorsqu'on étudie la genèse de cette terrible guerre, qui n'est pas une guerre au sens habituel du terme, mais une grande catastrophe pour l'humanité, où se trouvent brassés toutes sortes d'ingrédients et qui n'en est pas arrivée à sa fin, mais qui est entrée dans une crise, quand on étudie la genèse de cette catastrophe, on trouvera par exemple qu'un aspect essentiel est donné dans le point de départ, dans toute la préparation de la guerre : c'est que la vie économique moderne s'est formée d'une manière particulière et que, par le fait que l'on n'a pas su l'isoler de l'ensemble de l'organisme social en un organisme conforme à sa nature, un organisme social réellement viable, ou en un organisme s'étendant au monde entier, cette vie économique s'est liée à la vie juridique proprement dite qui aurait dû rester relativement autonome. Et ainsi certains facteurs, certains éléments économiques se sont servis, pendant les dernières décennies, de forces de l'Etat, certaines forces économiques ont travaillé les unes contre les autres d'une façon très disharmonieuse. Si on les avait obligées à ne se développer que sur la base de leur vie économique et sur la base de leurs accords réciproques, elles n'auraient jamais pu conduire à cette catastrophe. Elles ont conduit à cette catastrophe en tant que forces économiques pures, parce que ces forces économiques ont pu, par l'intermédiaire d'un corps politique à la structure erronée, se servir des forces politiques de l'Etat qui ont envoyé pour elles leurs armées en campagne.

 Il faut seulement considérer ce fait de façon adéquate et non de façon théorique. C'est ce que font aujourd'hui certes bien des gens. Mais il faut savoir le placer dans la lumière juste qui le fait apparaître comme le véritable symptôme de la vie présente par rapport à l'impulsion véritable — pressante et brûlante — de la question sociale qui traverse toute l'époque moderne. On sort alors de l'exaltation d'esprit, des simples exhortations, et on entre dans ce qui est réel, dans ce qui rend possible que les trois membres de l'organisme social agissent les uns sur les autres dans la vie. Ce que ne peut réaliser aucune discussion, aucun jugement d'économie politique — que la vie économique et la vie politique vivent côte à côte —, cela résoudra le problème de la force de travail et pourra durablement et d'une façon juste supprimer l'un des points névralgiques qui blessent le plus profondément le sentiment du prolétariat moderne.


Je poursuivrai en ces lieux après-demain ces considérations, j'entrerai dans les détails et bien des points qui ont dû rester encore aujourd'hui en suspens pourront alors s'éclairer comme il convient. Je peux peut-être encore mentionner une seule chose. C'est un fait, et cela le restera encore longtemps, que les gens, voulant rester dans le confort des habitudes de pensée du temps présent, trouvent trop radical, peut-être trop universitaire ou autrement ce qui n'est en vérité pas un idéalisme abstrait, ce qui est en vérité pratique de la vie. Bien des gens diront : bon, voilà un de ces chercheurs en science de l'esprit qui prétend dire son mot dans une question éminemment pratique, dans une question qui a son importance à l'échelle de l'histoire universelle : la question sociale. — J'aimerais utiliser ici pour terminer une comparaison, non pas pour évoquer un argument particulier en ma faveur ou en faveur des représentants de l'orientation de recherche que je veux défendre ici, mais par rapport aux gens qui trouvent que ce genre de choses est éloigné de la pratique et condamné à l'échec, parce qu'ils ne sont pas en mesure de prendre un point de vue plus élevé pour apprécier ces perspectives, donc pour ces gens et pas pour moi. J'aimerais évoquer ce gamin de famille pauvre, Stephenson, qui était à l'époque condamné à travailler sur une machine à vapeur de Newcomen et qui devait alternativement ouvrir et fermer les robinets par lesquels on introduisait d'un côté la vapeur, de l'autre l'eau de condensation. Et voici que le petit garçon remarqua qu'en haut le balancier s'élevait et s'abaissait et il lui vint cette idée : Et si, avec ma ficelle, j'attachais chacun des robinets au balancier ? En remontant, celui-ci tirerait une fois l'un des robinets et pousserait l'autre, et en descendant il pousserait l'un et tirerait l'autre la fois suivante. Le balancier ferait le travail à ma place et je pourrais me contenter de regarder, se dit le jeune garçon. Et il mit la chose réellement en œuvre. Or il aurait bien pu, dès ce moment-là, se produire ce qui a lieu bien des fois lorsque quelque chose de nouveau doit voir le jour, est dit ou exprimé : qu'une personne pétrie d'intelligence aurait dit Petit sot, occupe-toi de ce qu'on t'a dit de faire ! Qu'est-ce que c'est que ces ficelles que tu as attachées au balancier ? Enlève-moi ça bien vite ou je te donne une ràclée ! — Eh bien ! Ce n'est pas ce qui s'est passé, mais une des inventions les plus importantes des temps modernes, le fonctionnement automatique de la machine à vapeur, est née de cette expérience acquise par le jeune garçon. La science de l'esprit ne prétend pas faire plus que d'avoir développé un regard juste pour ce qui conduit à un fonctionnement autonome de l'organisme social, à l'action vivante des trois membres de l'organisme les uns dans les autres, les uns sur les autres, — à une activité autonome du membre spirituel, du membre politique et juridique, du membre économique. Mais tout dépend maintenant de savoir si les gens pétris d'intelligence diront à cette science de l'esprit : Petit sot, fais ce qui t'es demandé ! — ou s'ils entreront dans cette façon de voir. C'est ce que l'on doit souvent se dire, lorsqu'on est en plein dans ces choses, en toute modestie et sans prétentions. Puisse la foi en les esprits exaltés, qui se prennent pour des esprits pratiques, faire bientôt place à cette connaissance que les véritables praticiens de la vie sont ces idéalistes décriés, qui sont cependant capables d'entrer réellement dans la vie réelle, que ce sont eux qui doivent découvrir les véritables conditions d'évolution de l'humanité ; c'est seulement par la connaissance et la réalisation effective des véritables conditions d'évolution et des véritables forces d'évolution de l'humanité moderne que l'on pourra trouver la voie conduisant à la solution de la question sociale — nous en parlerons la prochaine fois — qui, quoi qu'on puisse en penser, est possible dans la vie réelle. Ce qui est juste ne se trouvera pas par la voie de la prétention dont font preuve ces hommes qui passent encore souvent pour des esprits pratiques, mais les idéalistes décriés qui pourront toutefois entrer réellement dans la réalité de la vie, devront s'avérer être les véritables praticiens de la vie.

 NOTES DE LA REDACTION

1) Après l'armistice du 11 novembre 1918, on ne parvint pas à une véritable conférence sur la paix entre les puissances du Centre et de l'Ouest. Au contraire, la « Conférence de Paris sur la paix » qui s'ouvrit à Versailles le 18 juin 1919 ne fut qu'une réunion de plénipotentiaires délégués par les 27 Etats de l'Entente, dans le but de s'entendre sur les conditions à poser aux puissances du Centre. A Berne eut lieu du 3 au 10 février 1919 le Congres international des socialistes.
2) Ludendorff (1865-1937) fut le principal collaborateur de Hindenburg à la tête des armées allemandes ; partisan de la guerre à outrance et pour cette raison limogé en octobre 1918, il s'engagea politiquement à droite après la défaite et participa au putsch manqué de Hitler à Munich (1923). Elu député au Reichstag l'année suivante, il fut battu par Hindenburg aux élections présidentielles de 1925.
3) La Gesellschaft für ethische Kultur (Société pour la culture éthique) fut fondée à Berlin en 1892, à l'imitation d'un modèle américain, sur l'initiative de deux publicistes, Wilhelm Foerster et Georg von Gizycki. Elle se proposait de promouvoir une morale fondée sur l'universalité de la nature humaine. Rudolf Steiner, qui travaillait alors à La Philosophie de la liberté, rédigea plusieurs articles pour attirer l'attention sur le caractère foncièrement anti- individualiste de ce mouvement aux dehors « humanistes ». Les démarches personnelles qu'il tenta dans ce sens restèrent vaines. Il Mettra plus tard en pleine lumière la dimension spirituelle de cet événement symptomatique (voir son Autobiographie, chapitre XVII). 0) Voir la conférence du 5.2.1919 traduite dans , 36 année N° 1. * Conférence faite à Zurich le 10 février 1919. In : Die soziale Frage, Rudolf Steiner Verlag, Dornach 1977 (GA 328), pp. 47-74.