Au cours des conférences de la
semaine précédente, j'ai déjà attiré
l'attention sur le fait que la
situation sociale rencontre, en ce qui
concerne son évolution, des obstacles
et connaît des difficultés dus à ce
qu'une entente entre les différentes
classes de l'humanité d'aujourd'hui
appartient encore à un avenir
relativement éloigné. La classe
dirigeante de la société, qui a connu
son essor dans les derniers siècles,
les dernières décennies jusqu'à
l'époque présente, a certaines
habitudes de pensée, certaines
impulsions intérieures à partir
desquelles elle ressent, pense et
veut. Et on aimerait dire : il y a un
abîme entre ces habitudes de pensée et
ce qui, de la manière dont je l'ai
caractérisé la semaine dernière, s'est
développé sous la forme toute
spécifique présente dans les habitudes
de pensée du prolétariat moderne au
sein duquel se trouve pourtant à
proprement parler l'origine de ce que
l'on appelle aujourd'hui la question
sociale.
Il apparaît à celui qui s'efforce de
pénétrer dans la vie réelle, dans les
forces qui sont en jeu dans les
rapports sociaux des êtres humains
entre eux, beaucoup plus important
d'observer ces impulsions pour ainsi
dire sous-jacentes à la conscience des
hommes, en dessous de ce sur quoi
portent les discussions conscientes,
que ce qui se manifeste précisément
dans cette conscience elle-même. Dans
les cercles de la bourgeoisie qui
réfléchissent sur ces choses, on peut
entendre à ce sujet toutes sortes de
points de vue. On peut aussi apprendre
les façons de voir des personnalités
actives dans le prolétariat ou des
dirigeants de ce prolétariat ; ce sera
en observant moins ces conceptions que
ce qui se trouve pour ainsi dire à
l'arrière-plan que l'on pourra se
forger une vision de la vie qui soit
réelle et se former un jugement au
sujet de la réalité sociale du
présent. Et il y a là en fait beaucoup
plus de psychologie sociale, de
connaissance de l'âme dans sa
dimension sociale qu'on ne le croit
des deux côtés.
Celui qui — je puis bien le dire de
moi-même, puisque je tente ici
d'exposer ces choses — s'est efforcé
comme moi de se familiariser avec tous
les milieux, aussi bien avec les
habitudes de pensée des cercles
dirigeants de la bourgeoisie, d'un
côté, qu'avec les impulsions vivant
dans les âmes du prolétariat en quête
d'ascension sociale, sait combien
entre eux le fossé est profond et
l'entente difficile ; et cette
non-compréhension est tout simplement
un fait de l'histoire universelle, est
elle-même un fait social du présent.
En effet, nous voyons maintenant de
nouveau les événements de Paris et de
Berne '. Lorsqu'on a pour ces choses
une oreille attentive, on va dire : on
parle dans les deux endroits une
langue tout à fait différente. On y
parle une langue si différente qu'on
pourrait tout d'abord désespérer que
ce qui est dit dans l'un des deux
puisse être aussi ressenti le moins du
monde dans l'autre, et réciproquement.
C'est pourquoi il est également si
difficile de nos jours, aussi bien
dans les cercles bourgeois que dans
les cercles du prolétariat, de
considérer les choses qui importent
parce qu'elles sont en fait dans la
question sociale les forces
véritablement motrices. Car dans ce
qui se passe historiquement tout n'est
pas d'importance égale, mais parmi les
événements historiques il y en a qui
sont des signes clairs de ce qui
constitue en fait les forces
agissantes, les forces véritablement
agissantes. D'autres phénomènes qu'un
observateur super- ficiel tiendrait
peut-être pour tout aussi importants
n'entrent absolument pas en ligne de
compte pour ce qui est la véritable
réalité.
A celui qui a été en mesure de suivre
objectivement le processus de
formation du mouvement prolétarien au
cours des deniers siècles s'imposera,
parmi bien d'autres de ces faits
significatifs, le fait suivant le
prolétariat moderne, qui a reçu ce qui
constitue ses impulsions sous une
forme que l'on aimerait appeler
scientifique, a su exprimer à partir
de ses conceptions que ce qui l'a
placé dans la situation actuelle doit
nécessairement s'effacer, que
l'organisation sociale et économique
instaurée par les anciennes classes
sociales doit peu à peu disparaître et
que quelque chose d'autre doit prendre
sa place.
Il y a là un fait qui a trouvé
bien des railleurs. Nous ne nous
rangerons cependant pas parmi eux,
mais il faut souligner ce que cette
affaire a de grave au regard de
l'histoire. Lorsqu'on s'est
précisément expliqué avec des
représentants lucides de la conception
prolétarienne moderne de la vie — on
l'a peut-être fait plus
particulièrement dans les premières
années où on a rencontré ce mouvement
que plus tard où on en avait davantage
pris son parti, où néanmoins on
soulevait à peu près cette question :
quelle forme de société, de la vie
humaine en commun et de l'agir humain,
quelle forme de l'organisme social
considère-t-on en fait dans cette
conception de la vie comme ce qui doit
venir, comme ce qui doit être instauré
? — on recevait alors toujours cette
réponse, tout à fait conséquente par
rapport à cette conception de la vie :
pour l'instant, nous n'en sommes pas
encore là. Pour nous, il s'agit avant
tout de faire disparaître
l'organisation sociale actuelle, de
l'amener à aller d'elle-même à
l'absurde. On verra ensuite ce qui la
remplacera. — Il s'agissait toujours
pour ces gens de défendre le point de
vue que le prolétariat moderne devait
s'emparer des positions-clés du
pouvoir. Quand il y sera parvenu,
après avoir vaincu la classe qui l'a
précédé, il trouvera, quand il aura le
pouvoir en mains, ce à quoi il n'a
pour l'instant pas besoin de
réfléchir.
La réponse avait valeur de programme.
Mais ce n'est pas réellement pensé de
façon adéquate. C'est un slogan de
propagande, mais ce n'est pas pensé en
rapport avec la réalité. Est au
contraire en rapport avec la réalité
pour celui qui a le sens des forces
d'évolution de l'histoire cette
question : mais alors, que signifie
donc au juste dans l'évolution de
l'humanité jusqu'à l'époque présente
cette vision prolétarienne moderne du
monde ? — Et alors, comme les
conceptions entrent elles-mêmes, ainsi
que je l'ai déjà mentionné, beaucoup
moins en ligne de compte, on est sans
cesse détourné de ce que les gens
disent et amené à considérer ce qu'ils
ressentent, ce qu'ils éprouvent au
sujet de leur propre vie, ce qu'ils
pensent à propos des autres classes de
la société humaine. Bref, on est
détourné de la question du prolétariat
et amené à étudier le statut de vie du
prolétariat lui- même. Ce n'est pas la
vie qui, pour ainsi dire, s'exprime
elle-même, mais il en sort la forme
d'existence particulière d'une classe
d'êtres humains qui, par la façon dont
elle existe, dit de quoi il s'agit. Et
la réponse que donne donc la réalité,
que donne le prolétariat réellement
vivant tel qu'il est aujourd'hui,
cette réponse, on pourrait la formuler
ainsi. On pourrait dire : ce
prolétariat moderne, avec ses
possibilités et ses conditions de vie,
avec la façon dont il est inséré dans
l'organisation moderne de la société
et dont il se ressent lui-même en
elle, ce prolétariat moderne se
ressent, s'éprouve comme la critique
de cette organisation économique
moderne issue de la technique et du
capitalisme.
Il est à mon avis extrêmement
intéressant que l'on ait, si l'on a le
sens de ce qu'est une conception
adéquate à la réalité, pour ainsi dire
dans le prolétariat lui-même la
réponse, dans ce qui est là et non
dans une théorie, non dans une
explication théorique quelconque, mais
dans le prolétariat lui-même. Il est
une critique. Que ce prolétariat soit
devenu tel, cela forme pour ainsi dire
la critique de l'organisation
économique moderne qui s'est
constituée en dehors de ce prolétariat
et le prenant à sa solde.
C'est parce qu'il en est ainsi
qu'a particulièrement réussi à
s'introduire dans l'âme de ce
prolétariat moderne une doctrine en
soi abstraite, marchant pour ainsi
dire avec des échasses scientifiques,
mais une doctrine qui est justement
tout imprégnée de l'impulsion qui est
présente dans le prolétariat moderne —
c'est sa véritable impulsion de vie :
la doctrine du marxisme, la doctrine
de Karl Marx. C'est un exemple unique
dans l'histoire spirituelle de
l'humanité qu'une classe d'êtres
humains encore neuve, une classe
d'êtres humains à l'intellectualité
encore neuve, pas encore décadente,
avec un cœur aussi plein, une âme
aussi ouverte, ait adopté une théorie
scientifique, ainsi que le prolétariat
moderne l'a fait pour la doctrine
marxiste.
Il faut sous ce rapport avoir
étudié les choses sur le vif. Il faut
avoir vu comment même les
connaissances les plus difficiles,
considérées comme difficiles par les
autres classes ont trouvé l'accès de
cette âme prolétarienne au ressentir
doué d'une force élémentaire, comment
le prolétariat est tombé, par
millions, sous l'emprise d'une
doctrine qui semblait théorique. Mais
qu'est-ce qui vit dans cette doctrine
théorique ? Il est de nouveau
singulier que ne vit pas en elle ce
que l'on appelle communément un idéal
social. Ce qui vit en elle ne contient
pas la moindre formulation de la forme
que doit prendre un Etat futur ou une
structure sociale future, non, ce qui
vit en elle est pour l'essentiel une
critique de l'organisation moderne de
la société et de l'économie
bourgeoises ; dans cet ouvrage
marxiste, il y a pour ainsi dire cet
instinct : si je dirige l'attention du
prolétariat sur ce qui est la critique
de l'organisation de l'économie
capitaliste moderne fondée sur la
technique, je le renvoie à ses propres
forces de vie, je l'amène à sa propre
réalité. En un certain sens,
l'image-reflet de la vie prolétarienne
concrète s'exprime précisément dans la
doctrine marxiste. Et ceux qui croient
que la doctrine marxiste n'est plus
actuelle pour le prolétariat ne
comprennent pas d'une part que des
formulations extérieures, certaines
conceptions et certaines pensées
peuvent être depuis longtemps
dépassées, mais que l'élan spécifique,
l'impulsion spécifique qui y vit
subsiste et que d'autre part c'est
peut-être justement dans les
conceptions opposées auxquelles on est
parvenu à partir du marxisme, dans
toutes sortes de tentatives
révisionnistes que vivent à un stade
ultérieur d'évolution des impulsions
qui ont pénétré par le marxisme dans
l'âme du prolétariat moderne.
Je voulais seulement
caractériser par là un fait social du
temps présent qui me semble plus
important que les discussions
simplistes auxquelles on se livre
fréquemment, car ce fait renvoie pour
ainsi dire à la psychologie sociale.
Et même s'il ne donne pas directement
de réponse — nous verrons encore au
cours de ces conférences quelle
réponse il faut donner —, il renvoie
aux questions qui se posent
actuellement à partir de points de vue
qui sont probablement les seuls à
entrer en ligne de compte pour la vie
réelle du présent. Et quel sentiment
éprouve-t-on lorsqu'on se place sans
préventions et sans préjugés en face
de ce fait ? On éprouve ce sentiment :
la vie moderne est, très généralement,
caractérisée par un trait particulier.
Cette vie moderne — comme je l'ai déjà
fréquemment souligné dans les
conférences que j'ai faites ici à
Zurich — a acquis des habitudes, des
formes de pensée qui s'avèrent
extraordinairement fécondes pour une
orientation bien particulière de la
science de la nature. Ce penser
moderne a ensuite voulu également
tenter de comprendre et de réformer en
les comprenant, de comprendre en les
réformant, la vie sociale moderne, les
phénomènes et les impulsions de la vie
sociale. Mais lorsqu'on observe ces
tentatives, on a à chaque fois ce
sentiment : les hommes du temps
présent qui sont précisément pris dans
les formes et les habitudes de pensée
du temps présent n'ont pas les
concepts qui puissent réellement
appréhender les phénomènes compliqués
de la vie sociale. D'une certaine
façon, les concepts ont les mailles
trop fines. Ils ne peuvent pas prendre
en eux — comprendre — les phénomènes
complexes de la vie sociale elle-même.
Ils restent abstraits, ils ne sont
faits que de contours, mais ne
pénètrent pas dans la vie réelle elle-
même qui se déroule dans le corps
social. On aimerait dire ceci : cette
humanité moderne se caractérise par un
penser à mailles trop fines. Et ce
penser à mailles fines, ce penser dont
les mailles lâchent de tous côtés
lorsqu'on veut plonger dans la vie
réelle, ce penser, il est aussi passé
dans la quête du prolétariat moderne.
Et c'est ainsi que ce penser est
suffisant pour la critique, mais n'est
pas suffisant pour faire naître à
partir de l'expérience de l'âme
humaine de véritables impulsions qui
pourraient constituer des forces
orientant, menant vers l'avenir.
Partout où il aspire à de telles
impulsions, ce penser lâche.
On a caractérisé par là une réalité
qui va très profond dans toute la vie
du temps présent. Celui qui est
capable de comprendre avec tout le
sérieux requis ce qui est nécessaire à
cette vie du temps présent doit y
porter son attention à partir du point
de vue évoqué ici, justement
maintenant en cet instant historique
où on a réellement bien peu de temps
pour des discussions purement
théoriques parce que les faits sont
pressants et brûlants. C'est
précisément maintenant, en cet
instant, que l'on voit les hommes
placés devant ces faits pressants et
brûlants et faisant partout preuve de
ce penser qui ne peut pas pénétrer
dans la réalité. Les hommes sont
souvent pétris de bonne volonté, mais
non pas d'un penser à la mesure des
faits. A celui qui est capable de
saisir la gravité de la situation du
temps se montre, précisément en cet
instant historique, le surgissement —
il se montre fréquemment masqué sous
toutes sortes d'autres formes, sans
que l'être humain en ait la moindre
conscience — de ce penchant des hommes
qui devient particulièrement néfaste à
une conduite de vie véritablement
sérieuse lorsque se posent des
question brûlantes et pressantes : le
surgissement d'une certaine forme
d'exaltation d'esprit, comme
j'aimerais la qualifier. Cette
exaltation d'esprit, qui se montre
sous les masques les plus divers dans
les domaines les plus divers, c'est
elle qui nous rend si difficile de
trouver le chemin d'un agir objectif
dans l'époque présente. Et cette
exaltation d'esprit, elle est le
résultat de l'évolution historique que
j'ai indiquée dans les conférences de
la semaine dernière et qui a commencé
à peu près au tournant des )(ive, xve,
xvIe siècles.
En quoi consiste l'essentiel de
cette exaltation d'esprit ?
L'essentiel est précisément qu'en
raison d'une certaine conception de
vie irréelle, en raison d'une
conception de vie qui est dépourvue de
ce que j'ai nommé la semaine dernière
la force d'impulsion de l'expérience
intérieure, une vie intérieure de
l'âme, de la pensée, une vie
recherchant la connaissance de manière
scientifique cherche pour ainsi dire
une île ou constamment tout un
archipel d'îles et ne veut pas jeter
de pont vers la vie quotidienne. Nous
voyons actuellement beaucoup d'hommes
trouver pour ainsi dire que c'est une
marque de distinction intérieure — si
je peux me permettre l'expression — de
réfléchir d'une certaine façon
abstraite, peut-être même pédante, sur
toutes sortes de problèmes
éthico-religieux en se perdant dans
les nuages. Nous voyons les hommes
réfléchir à la façon dont l'être
humain peut acquérir des vertus, dont
il doit adopter à l'égard de son
prochain une conduite pleine d'amour,
dont il peut recevoir la grâce. On
développe des concepts de rédemption,
de grâce etc., que certains
représentants de ces conceptions de
vie veulent garder le plus possible
dans des hauteurs de l'âme et de
l'esprit. Mais en même temps nous
constatons aussi l'incapacité de jeter
le pont véritable depuis ce que les
gens nomment bon et plein d'amour et
bienveillant et juste et moral jusqu'à
ce qui nous entoure dans la réalité
extérieure quotidienne sous la forme
du capital, de la rétribution du
travail, de la consommation, de la
production en rapport avec la
circulation des marchandises, sous la
forme du crédit, de la banque et de la
bourse. Nous voyons deux courants
universels ne jamais se rencontrer
dans les habitudes de pensée des êtres
humains : un courant universel qui
veut demeurer pour ainsi dire à une
hauteur spirituelle divine, qui ne
veut pas jeter de pont entre ce qui
est commandement religieux et ce qui
est un usage habituel dans le
commerce. Mais la vie est une. La vie
ne peut être florissante que si les
forces qui l'impulsent descendent des
hauteurs de la vie éthique et
religieuse jusque dans la vie la plus
quotidienne, la plus profane, dans
cette vie qui, précisément, paraît
moins distinguée. Car si nous
négligeons de jeter ce pont, si nous
tombons, en ce qui concerne la vie
religieuse et morale, dans une pure
exaltation d'esprit éloignée de la
réalité vraie et quotidienne, alors
cette réalité vraie et quotidienne se
venge. Alors l'être humain aspire, par
une certaine impulsion religieuse, à
toutes sortes d'idéaux, à toutes
sortes de choses qu'il nomme « bonnes
», mais l'être humain est confronté,
sans pouvoir et dénué de sentiment,
aux instincts qui, en tant que besoins
communs et quotidiens, sont face aux
satisfactions qui doivent provenir de
l'économie. Il ne sait pas jeter de
pont entre le concept de la grâce
divine et ce qui se passe dans la vie
quotidienne. Alors cette vie
quotidienne se venge. Alors cette vie
quotidienne prend une forme qui ne
veut rien avoir à faire avec ces
impulsions éthiques que l'on veut
garder dans des hauteurs distinguées
de l'âme et de l'esprit. Mais cette
vengeance prend alors la forme
suivante : comme la vie éthique et
religieuse se tient à l'écart de la
vie pratique concrète quotidienne,
elle devient en fait, sans qu'on le
remarque, parce que la chose apparaît
dans la vie sous un masque, un
mensonge existentiel en l'être humain.
Nous voyons comment se
comportent en bien des circonstances
les êtres humains qui, à partir —
comme ils le croient — d'une certaine
distinction éthique et religieuse,
témoignent, en ce qui concerne une
forme correcte de vie en société avec
leurs contemporains, de la meilleure
volonté du monde de ne faire à leur
prochain que le plus grand bien
possible, mais qui négligent
entièrement de le faire en réalité,
parce qu'ils ne cherchent pas à avoir
une vie de sentiment sociale et qui
soit en plein dans les habitudes
pratiques de la vie.
Et ainsi, en cet instant historique —
si je puis encore une fois employer
cette expression — où les questions
sociales nous pressent de façon aussi
visible, aussi sensible, nous
constatons que surgissent de tous
côtés les esprits exaltés qui se
prennent souvent pour de très grands
praticiens de la vie qui vous disent :
il est nécessaire que les êtres
humains reviennent du matérialisme, de
la vie matérielle extérieure qui nous
a poussés dans la catastrophe et dans
le malheur à une certaine forme de
spiritualité, à une conception
spirituelle de la vie — et on ne se
lasse pas de citer ou de mentionner
les personnalités qui dans le passé —
en règle générale il faut que ce soit
dans le passé, on rend moins justice
au présent — se sont prononcées en
faveur d'une certaine façon de vivre
idéale, d'une certaine spiritualité.
Bien plus, on fait l'expérience que,
lorsque quelqu'un tente de faire
allusion à ce qui est aujourd'hui
aussi nécessaire pour la vie pratique
que le pain quotidien, on lui fait
remarquer qu'il importe en tout
premier lieu de ramener les hommes à
l'esprit. Il y a dans cette
exhortation une énorme part de ce qui
a précisément conduit les humains à la
catastrophe actuelle, il y a là-dedans
l'exaltation d'esprit qui se présente
aujourd'hui sous les masques les plus
divers et qui agit dans les faits.
Certes, c'est d'un côté de
l'exaltation d'esprit lorsque
quelqu'un, sans connaître les
conditions extérieures pratiques de la
vie, pose des idéaux sociaux
quelconques que l'on appelle des
utopies où il montre, dans un système
soigneusement mis au point et
schématisé, comment les êtres humains
devraient vivre pour être heureux ou
contents ou dans tout autre état. Au
fond, même quand de telles utopies
sont pleines d'intelligence, ce n'est
pas l'intelligence qui importe, ce
n'est pas non plus la bonne volonté
qui importe ; ce qui importe, c'est
leur rapport avec la pratique de la
vie. Il n'importe pas aujourd'hui
d'inciter les êtres humains à
retourner à l'esprit, mais il importe
qu'il y ait de l'esprit dans la façon
dont on pense de nos jours au sujet de
l'organisme social. Ce qui importe,
c'est la manière, c'est le « comment »
du penser. On peut bien, à mon sens,
ne pas parler du tout d'esprit, pourvu
qu'il y ait de l'esprit dans la façon
dont on parle de la pratique de la
vie. On rendra alors à l'époque
présente un service beaucoup plus
grand que si par exaltation d'esprit
on incite toutes les trois phrases les
êtres humains à revenir à l'esprit,
car ceux auxquels on parle ainsi ne
peuvent habituellement rien se
représenter sous ce terme d'esprit,
précisément parce que ceux qui parlent
ainsi ne se représentent non plus rien
de bien précis sous ce terme. Mais les
utopies elles-mêmes qui sont
présentées — et aujourd'hui encore
elles ne sont même pas en si petit
nombre que cela —, les idéaux sociaux
finement pensés, ne sont pas même le
pire, car en règle générale on ne fait
pas grand cas de ces choses. On
s'aperçoit rapidement que ces choses
ne sont pas pratiques, qu'elles ne
sont pas pensées à partir des
véritables conditions de la vie. Dans
la réalité actuelle de la vie, il y a
bien pire : ce sont les formes
masquées d'exaltation d'esprit, qui
proviennent d'une prétendue pratique
de la vie, mais qui ne comportent en
réalité pas cette pratique de la vie,
qui vivent en fait dans des
abstractions sans consistance. Ces
esprits exaltés, nous les avons vus —
il faut toujours dans ce genre de
choses dire carrément ce que l'on a
sur le cœur — n'avoir que trop
d'importance dans les événements de
l'époque présente. Et ils sont
difficiles à déceler. Ils sont
difficiles à déceler parce que l'on
n'a précisément pas aiguisé son regard
dans ces domaines.
Lorsqu'aujourd'hui, à propos
d'un être humain qui a précisément de
la façon la plus essentielle cette
particularité d'être un esprit exalté
— il n'est du reste pas question de
rien dire contre bien d'autres
qualités de ces esprits exaltés, ce
sont peut-être par ailleurs de braves
gens, il se peut qu'ils remplissent
leurs obligations dans leur domaine,
qu'ils soient même des personnes
remarquables —, mais, lorsqu'à propos
de bien des personnalités on souligne
que ce sont des esprits exaltés, les
gens sont de nos jours très étonnés,
parce qu'ils ont à ce sujet,
croient-ils, des jugements qui leur
semblent évidents, alors qu'en réalité
ces jugements évidents ne sont rien
d'autre qu'une épouvantable
superstition. J'ai, par exemple, au
cours des dernières années, étudié
beaucoup de ces « praticiens de la vie
» — je le dis maintenant entre
guillemets — sous l'aspect de
l'exaltation d'esprit. Sous ce
rapport, l'humanité, si elle veut
parvenir jusqu'à une connaissance
véritable, devra faire l'expérience de
plus d'un paradoxe intérieur. On sera
par exemple étonné que je présente
Ludendorff2 comme un esprit au plus
haut point exalté. Le jugement de ses
partisans et de ses adversaires va
dans une tout autre direction. Le
trait le plus essentiel de sa
personnalité est qu'à l'exception du
domaine où il avait, de par sa
formation, de grandes capacités, la
stratégie, c'était, dans tout autre
domaine du penser, un esprit au plus
haut point abstrait, un homme
totalement étranger à la vie, qui se
faisait sur les choses des idées
exaltées qui n'avaient rien à faire
avec la réalité et qui a causé
d'indicibles désastres par le fait
qu'il a voulu faire passer dans la
réalité ses idées d'esprit exalté. Et
l'on pourrait de même présenter comme
les représentants typiques de
l'exaltation d'esprit bien des
personnalités qui causent des
désastres infinis parce qu'on les
tient pour des gens qui ont de
l'esprit pratique dans la vie.
Dans les années quatre-vingt-dix du
dix-neuvième siècle, cette exaltation
d'esprit apparut sous la forme d'une
véritable épidémie venue d'Amérique
qui submergea l'Europe, prenant la
forme de ce que l'on appela alors «
Société pour la culture éthique ». On
tenta de propager comme culture
éthique quelque chose qui était
étranger à la vie, qui était censé
n'émaner que de cette façon abstraite
et distinguée de ressentir certaines
impulsions éthiques. Et lorsque
quelqu'un montra, comme je dus le
faire alors, qu'avec de telles choses
on vit précisément dans l'exaltation,
qu'avec de telles choses on enferme,
on limite justement le penser humain,
si bien qu'il ne peut plus plonger
dans la véritable réalité, alors on
était ou bien pas compris, ou bien mal
compris ou l'objet de sarcasmes.
Il faut justement qu'à cette
exaltation d'esprit s'oppose le penser
conforme à la réalité qui découle, à
mon avis, de la conception du monde
défendue ici depuis bien des années et
qui est véritablement une science de
l'esprit. Quel est l'essentiel de
cette conception du monde qui est une
science de l'esprit ? L'essentiel est
qu'elle ne parle pas, à partir de la
vision de la réalité extérieure des
sens, de l'esprit comme d'une simple
image-reflet, mais qu'elle parle de
l'esprit à partir d'une véritable
expérience suprasensible d'un monde
qui est tout aussi réel que le monde
que l'on voit de ses yeux, que l'on
entend de ses oreilles et que l'on
touche de ses mains. Ce que l'on dit
dans le détail au sujet de ce monde
spirituel réel importe peu ; ce qui
importe bien plus, c'est qu'à travers
tout ce que l'on reçoit comme
connaissance par cette connaissance
spirituelle du monde, on acquière une
disposition intérieure de l'âme, un
état intérieur de la vie par lequel
l'être humain sache qu'il vit en tant
qu'être psycho-spirituel dans un monde
spirituel réel. Peu importe ce que
l'on dit de ce monde spirituel ; ce
qui importe, c'est la façon dont on
sent que l'on vit à l'intérieur de ce
monde spirituel. Il peut paraître beau
de croire à telle ou telle réalité
spirituelle. Mais cela peut tout aussi
bien conduire à l'exaltation d'esprit
qu'à une volonté bonne d'une certaine
façon. Ce qui importe, c'est de
ressentir ceci : tandis que l'on
pense, tandis que l'on éprouve des
sentiments, l'esprit à la vie
agissante est présent dans les éclairs
de pensées qui sillonnent votre âme
propre, dans les sentiments qui
traversent votre âme propre.
Cet esprit est présent en nous dans
son agir vivant. Il est là, de la même
façon que les choses sont au-dehors
dans l'espace et que les processus
sont au-dehors dans le temps. Et
lorsque ce n'est pas la pensée, mais
la vie qui vous amène à cette attitude
à l'égard de la connaissance de
l'esprit, alors jaillit de cette
connaissance de l'esprit une impulsion
intérieure qui vous incite à éprouver
l'esprit dans sa réalité et à le
réaliser de tout autre façon que ce
n'est possible par ce qui n'est qu'un
simple reflet d'idées, de concepts qui
traitent de quelque chose de
spirituel. Il est très différent de
dire : je pense au sujet de l'esprit,
je crois à l'esprit —, ou de dire :
l'esprit pense en moi, l'esprit
éprouve en moi. — Le concept habituel
de foi perd même au fond son sens face
à cette expérience intérieure. Il faut
que cette expérience de l'esprit
insuffle une certaine force
psycho-spirituelle dans l'évolution de
l'humanité. Et cette force
psycho-spirituelle qui doit être
insufflée dans l'évolution de
l'humanité a une importance sociale
plus grande qu'on ne peut le penser,
car c'est le remède à l'idéologie
paralysante que j'ai caractérisée ici
la semaine dernière (4), à cet
oppressant héritage que le prolétariat
a reçu de la bourgeoisie.
Voilà ce qui vit en vérité sous
la forme première et vraie de la
question sociale lorsqu'on sait
pénétrer jusque dans les profondeurs
de cette question : l'évolution de la
vie moderne de l'esprit a subi peu à
peu au tournant des temps modernes ou
depuis ce tournant des temps modernes
au mye siècle un tel obscurcissement,
un tel affaiblissement, une telle
paralysie progressive que les êtres
humains ne savaient plus qu'en eux
l'esprit vit en tant que réalité
vivante; non, ils croyaient qu'en eux
ne vivent que des idées, des reflets
d'une réalité quelconque. Dans la
vision du monde et de la vie du
prolétariat moderne, cela a conduit à
ce que ce prolétariat dise : dans le
domaine spirituel il n'y a que de
l'idéologie. La réalité n'est que dans
le processus économique, dans la lutte
des classes ; c'est là que se joue la
réalité. — Mais une sorte de vapeur —
pour ainsi dire — s'en élève d'une
certaine façon dans les âmes des
hommes ; cela se manifeste sous la
forme d'images qui agissent dans la
science, dans la morale, dans la
religion, dans l'art. Cela constitue
la superstructure de l'infra-
structure, qui est la seule réalité
véritable. Et même si l'on ne peut pas
faire autrement en sociologie que de
reconnaître que l'idéologie qui vit
dans cette superstructure a en retour
une action réelle sur la vie
économique, cela reste quand même de
l'idéologie. Il n'y a pas de remède
pour sortir de cette idéologie si l'on
ne veut pas recourir à la véritable
expérience de l'esprit telle que la
science de l'esprit veut l'introduire
dans l'humanité moderne. On ne pourra
guérir des dom- mages causés par
l'idéologie qu'en se plongeant dans
l'esprit véritable et ses
manifestations, en se plongeant dans
la réalité qu'est le monde
suprasensible. Ce qui a eu l'effet que
pour le prolétariat moderne toute vie
spirituelle dans laquelle la
civilisation fait entrer l'être humain
semble être une pure idéologie, cela
laisse l'âme insatisfaite et vide,
parce que l'idéologie n'est pas
quelque chose qui puisse remplir l'âme
d'un certain élan, d'une certaine
force dynamique, d'une certaine
conscience — ce qu'elle est en fait en
un sens supérieur. C'est de ce vide de
l'âme qu'est née la tonalité
désespérante de la vision du monde
prolétarienne qui constitue une
partie, un membre de la véritable
question sociale. Et tant qu'on ne
verra pas qu'il faut guérir la
tendance de l'être humain à voir en la
vie de l'esprit une idéologie, on ne
pourra pas apporter à l'âme du
prolétaire moderne d'impulsions
positives, l'âme du prolétaire moderne
en restera à une simple critique de
l'organisation économique et de la
vision du monde technico- capitaliste
qui s'est progressivement imposée.
Mais on n'y parviendra pas si l'on n'a
pas la volonté d'entrer dans une
conception de la vie véritablement
pratique, une conception de la vie qui
ne consiste pas en théories, même pas
en simples théories religieuses, mais
qui veut vivre, qui veut créer
réellement de la vie, qui veut
elle-même faire naître des impulsions
de vie. Bien des choses sont pour cela
nécessaires, devant lesquelles l'homme
d'aujourd'hui recule d'effroi parce
qu'il s'agit de quelque chose de tout
à fait radical. Mais ce dont il s'agit
là est bien moins radical que ce dont
les hommes feront l'expérience et qui
surgira de la vie qui se déchaînera
dans les instincts propres aux temps
modernes, si les hommes aiment trop
leur confort pour se tourner vers ce
qui est nécessaire.
Ce que je viens de développer ici
d'un certain point de vue se rapporte
à l'un des membres de l'organisme
social qui doit naître des conditions
de vie de l'humanité moderne, l'un des
trois membres tels que j'en ai donné
ici une esquisse mercredi dernier 4.
J'ai exposé alors qu'en un certain
sens le malheur de l'humanité moderne,
même si on ne le décèle pas — or on ne
le décèle pas —, consiste en ce que
l'on a fait et que l'on veut continuer
à faire de ce qui doit avoir trois
membres, et dont les trois membres
doivent agir de façon vivante les uns
sur les autres dans une certaine
autonomie, un organisme dont les
forces agissent de façon confuse et
chaotique.
Je fais remarquer pour ainsi dire
encore une fois entre parenthèses et
seulement pour ne pas être mal compris
qu'il ne s'agit véritablement pas pour
moi de défendre un quelconque
renversement violent de la situation
qui devrait se produire du jour au
lendemain. Ce que j'indique doit être
une ligne directrice, un certain
courant d'après lequel doit s'orienter
chacune des questions particulières
qui peuvent se poser à l'être humain
dans l'Etat, dans la vie de l'esprit,
dans la vie économique. Il n'est
nullement besoin de croire aussitôt,
comme bien des gens auxquels j'ai
exposé tout cela, que l'on doit dès
demain matin transformer ce que l'on
appelle l'Etat en autre chose. Il
suffit d'avoir la volonté de réaliser
le « changez votre esprit ! » chrétien
en ce qui concerne tout cela,
c'est-à-dire, lorsqu'on doit
intervenir, d'orienter, dans une
certaine direction, sous le rapport de
la forme à leur donner, les détails,
les mesures particulières que l'on a à
prendre.
Et ainsi j'ai exposé que ce que l'on
veut aujourd'hui agglutiner en un Etat
unitaire, de la même façon que si l'on
voulait agglutiner ensemble les
diverses parties de l'organisme humain
— on en ferait alors un homunculus —
si bien que ses trois systèmes
seraient centralisés dans la
confusion, que ce que l'on veut
aujourd'hui centraliser ainsi, dont on
veut faire l'ensemble de l'activité de
l'Etat tout entier doit se dissocier
de façon vivante en trois membres si
l'on veut que se développe un
organisme social sain. Il faut que se
développe en tant que membre autonome
de cet organisme social tout ce qui
est culture de l'esprit, que se
développe en tant qu'organisme
autonome tout ce que l'on appelle
aujourd'hui la vie politique au sens
strict, qui ne doit pas être liée à la
vie de l'esprit par la centralisation,
mais par une interaction vivante, et
il faut que se développe en tant que
troisième membre autonome l'organisme
économique. L'organisme spirituel,
l'organisme étatique, l'organisme
économique, c'est ce dont on peut dire
dans les dix à vingt prochaines
années, c'est à cette dissociation
qu'aspirent les forces d'évolution des
hommes. Et celui qui s'oppose à cette
évolution s'oppose à ce qui constitue
les possibilités de vie de l'humanité
moderne.
J'ai traité le premier point du point
de vue que j'ai exposé aujourd'hui,
tout d'abord : la vie de ce que l'on
nomme culture de l'esprit, comprenant
tout ce que l'on peut nommer
instruction et éducation, vie
religieuse, comprenant tout ce qui est
vie artistique, littéraire, mais
comprenant aussi tout ce qui concerne
le droit privé et pénal. Je vais
caractériser ces choses de plus près
encore. Tout ce qui est inclus dans
cette vie de la culture spirituelle
doit reposer sur un fondement commun,
mais autonome par rapport aux
fondements du reste de l'organisme
social. Cela doit reposer sur
soi-même, cela doit reposer sur un
fondement tel que l'on puisse dire :
dans ce membre de l'organisme social,
l'élément vivant doit être le libre
déploiement des dons du corps et de
l'esprit agissant à partir du centre
de l'être humain. Dans ce domaine,
tout doit reposer sur l'individualité.
Car ce qui pénètre dans ce domaine
doit provenir du centre de
l'individualité humaine, et les dons
du corps et de l'esprit de l'homme
doivent avoir la possibilité de se
développer librement, mais doivent en
même temps être empêchés d'intervenir
aucunement d'une façon nuisible ou
gênante ou injustifiée dans le reste
de la vie culturelle.
On pourrait dans ce domaine
mentionner toutes sortes de cas. Je
voudrais citer un exemple grotesque.
Je vous prie d'excuser l'aspect
légèrement grotesque de cet exemple,
mais peut-être exprimera-t-il
précisément ce que je veux dire dans
ce domaine. Supposons qu'un jeune
étudiant, donc un être qui est placé
dans l'évolution spirituelle dans la
position de celui qui est en train de
devenir un homme, doive faire sa thèse
de doctorat. Il reçoit de la personne
qui a qualité pour cela le conseil de
traiter un sujet quelconque qui n'a
pas ou qui n'a que peu été traité —
imaginons par exemple qu'il doive
étudier les jurons chez un auteur de
l'Antiquité romaine. Ce genre de
choses existe, comme ceux qui
connaissent la question le savent
sûrement. Donc, ce jeune homme
travaille pendant toute une année sur
les jurons chez un auteur quelconque
de l'Antiquité. On dit de nos jours :
c'est important du point de vue
scientifique. — Oui, du point de vue
des représentations que l'on se fait
dans certains domaines, cela est
certes important du point de vue
scientifique ; mais un autre élément
entre en ligne de compte. C'est qu'une
telle affaire est insérée dans tout
l'organisme social. Il faut détourner
son regard du fait qu'il peut être
très intéressant d'écrire au sujet des
jurons chez un auteur de l'Antiquité.
Je connais une thèse où le jeune homme
s'est donné le plus grand mal et qui
traitait des parenthèses chez un
auteur de l'Antiquité grecque. Je ne
dirai rien contre les arguments qui
peuvent être présentés à ce propos du
point de vue purement scientifique. Il
ne s'agit pas ici de venir avec ses
gros sabots. Mais par rapport à
l'insertion dans l'organisme social,
la situation est la suivante : il faut
peut-être à ce jeune homme un an de
travail assidu pendant lequel il doit
manger, il doit boire, il doit
s'habiller. Il a besoin pour cela de
certains revenus, d'un certain
capital. Qu'est-ce que cela signifie :
il consomme un certain capital ? Dans
la vie réelle, cela ne signifie rien
d'autre que ceci beaucoup, beaucoup
d'êtres humains doivent travailler
pour lui.
Ce qu'il mange, ce qu'il boit,
les vêtements qu'il porte, tout cela
met à son service toute une armée
d'êtres humains pendant cette
année-là. Il prend à son service une
petite armée d'êtres humains pour
boire, manger et se vêtir. Et c'est
cela qui entre en ligne de compte du
point de vue de l'effet social de la
chose. On est aujourd'hui fréquemment
d'avis que l'on peut tout simplement
placer les choses dans le monde sans
connaissance du monde social, parce
qu'on est d'une certaine manière porté
à servir des intérêts purement
scientifiques. Or notre vie dans
l'époque présente exige que chaque
branche soit appréhendée par la
compréhension sociale, par le
sentiment social dans son rapport,
dans la relation vivante à toutes les
autres branches de la vie.
Je vous ai déjà priés tout à l'heure
de m'excuser d'avoir cité un exemple
grotesque, on pourrait en citer de
moins grotesques, mais j'ai cité cet
exemple pour vous montrer combien il
est nécessaire de développer le
sentiment social que la vie
spirituelle, toute l'activité de la
vie spirituelle doit être insérée dans
l'organisme social de telle façon
qu'elle soit justifiée par les
intérêts généraux de l'humanité. Il
faut demander à l'intérêt général de
l'humanité s'il accorde au repérage
des jurons chez un quelconque auteur
de l'Antiquité romaine une valeur
assez grande pour qu'on doive engager
pour ce travail pendant toute une
année une petite armée de
travailleurs. On pourrait
naturellement étudier ce problème sous
bien d'autres aspects beaucoup moins
grotesques. On constaterait alors que
ce que comprend la vie de l'esprit,
dont fait partie par exemple aussi
l'invention d'idées techniques, agit
précisément de façon vivante sur
l'autre organisme, sur l'Etat, lorsque
les choses ont dans la vie une
relative autonomie. En revanche, la
centralisation a pour effet que tout
va au chaos.
Il faut que la vie de l'esprit
jouisse d'une relative autonomie, que
non seulement elle repose sur la
liberté intérieure de l'être humain,
mais cette vie de l'esprit doit avoir
dans l'organisme social une place
telle qu'elle soit placée dans le
champ d'une concurrence totalement
libre, qu'elle ne soit fondée sur
aucun monopole d'Etat, que
l'importance que la vie de l'esprit
acquiert auprès des êtres humains —
l'importance qu'elle a pour
l'individu, c'est une autre affaire,
ici nous parlons de la forme à donner
à l'organisme social — puisse
uniquement se manifester dans une
concurrence totalement libre, dans une
ouverture pleinement libre aux besoins
de l'ensemble. Quelqu'un peut bien
écrire pendant ses loisirs autant de
poèmes qu'il veut, il peut bien
trouver autant d'amis qu'il veut pour
ces poèmes — seule est justifiée dans
la vie de l'esprit l'expérience que
les autres hommes veulent partager
avec l'être individuel. Or cela ne
sera posé sur un fondement sain que
lorsqu'on aura ôté son caractère de
monopole à toute la vie de l'esprit, à
toute la vie de l'école et de
l'université, à toute la vie de
l'éducation et à toute la vie de l'art
et qu'on leur aura donné l'autonomie —
comme je l'ai déjà dit, pas du jour au
lendemain. Donner l'autonomie à l'être
humain, voilà la direction. Ainsi est
jeté un pont vers autre chose. J'ai
déjà tenté, au début des années
quatre-vingt-dix, de montrer dans ma
Philosophie de la liberté qui vient,
peut-être juste au bon moment, d'être
rééditée, de montrer que l'expérience
véritable de la liberté en l'homme ne
peut jamais reposer sur autre chose
que sur la vie véritable de l'esprit
agissant en l'âme de l'être humain.
J'ai appelé cela à l'époque l'activité
de l'intuition dans l'âme humaine,
l'activité de la véritable réalité
spirituelle. Il faut que cette réalité
spirituelle véritable naisse en l'âme
humaine dans la lumière de la liberté
et de la libre concurrence, alors elle
s'insère de façon juste dans
l'organisme social. Mais alors elle ne
doit pas, et cela est important, être
placée sous la tutelle de quelqu'autre
membre que ce soit de l'organisme
social, alors il faut qu'elle puisse
se manifester dans une totale liberté,
sous la seule incitation des besoins
de l'ensemble.
Je sais — et je réfuterai cela
aussi dans les prochaines conférences
— que bien des gens croient : oh
alors, quand l'école sera libre, nous
ne serons plus entourés que
d'analphabètes. — Je montrerai que ce
n'est pas le cas. Ce qui m'importe
aujourd'hui tout d'abord, c'est de
montrer, à partir de la nature interne
de la chose, la nécessité de la libre
vie de l'esprit dans l'organisme
social. Il y a des Etats où, comme
presque partout aujourd'hui, la
science est un monopole, où l'activité
de la science elle aussi est
monopolisée par l'Etat et où on trouve
cette loi : la science et son
enseignement sont libres. — Mais ceci
ne reste que formule vide de sens et
ne peut que le rester si la vie
spirituelle n'est pas autonome. Non
seulement parce que cette vie de
l'esprit dépend, en ce qui concerne
les personnalités qui y sont actives,
en ce qui concerne ce qui peut ou ne
peut pas être dit publiquement, d'un
autre membre de l'organisme social,
puisque cet autre membre est chargé de
l'organisation des écoles, des
universités, pour ne citer que cela ;
non seulement, comme je viens de le
dire, l'activité extérieure, la
nomination des enseignants, la
délimitation de ce que l'on peut ou ne
peut pas dire en sont déterminés, mais
même le contenu interne de la vie de
l'esprit en est lui aussi déterminé.
Toute notre vie scientifique porte un
caractère de vie politique depuis qu'à
notre époque la sphère de la vie
politique s'est étendue à la vie de
l'esprit. Mais la vie de l'esprit ne
peut pas être l'affaire d'un autre
membre quelconque de l'organisme
social ; elle ne peut recevoir le
caractère qui lui est conforme que si
elle se développe à partir de
l'individualité humaine libre.
A cette vie de l'esprit
s'oppose la vie économique pure et
simple, comme dans l'organisme humain
naturel le système de la tête s'oppose
au système de la digestion. Cette vie
économique a ses lois propres. C'est
précisément la science prolétarienne
qui a fait ressortir le caractère de
la vie économique moderne d'une façon
conforme à ce que l'on éprouve, à la
vie, et pas seulement de manière
théorique comme la science
universitaire, si bien que l'on voit
d'après cette science prolétarienne
quel est très généralement le rapport
de la vie économique à l'être humain.
Or il faut là sans se lasser attirer
l'attention tout particulièrement sur
un point. J'ai déjà attiré l'attention
sur ce point dans ces conférences. Ce
qui frappe particulièrement
aujourd'hui dans cette vie économique,
ou plutôt dans l'étude que fait de
cette vie économique la science
prolétarienne, c'est que, sous ce
rapport également, le prolétariat a
reçu l'héritage des autres classes. A
mesure que la technique moderne, que
le capitalisme moderne se
développaient, le regard de l'être
humain — pour les raisons déjà
mentionnées ici la semaine dernière —
a été attiré, presque hypnotisé, par
cette vie économique présentée comme
seule véritable réalité dans
l'organisme social. Quand on parle
d'évolution humaine, on croit qu'il
faut attirer l'attention sur cette
seule vie économique. Que cette vie
économique ait été, comme nous l'avons
vu, particulièrement concernée et
active, que par cette vie économique
une impulsion particulièrement
agissante dans le prolétariat moderne
se soit trouvé placée dans la claire
lumière du soleil du sentiment d'être
un homme, du sentiment de la dignité
de l'homme, c'est cela qu'il faut
considérer à propos de cette vie
économique. Si Karl Marx a pu
enflammer tant de millions de
prolétaires, c'est parce que les gens
croyaient qu'il était le premier à
montrer en termes clairs ce qu'il y a
d'indigne d'un être humain dans toute
la situation du prolétaire moderne ;
que lui, Karl Marx, était le premier à
montrer que pour le prolétaire sa
force de travail est une marchandise,
comme d'autres marchandises circulent
sur le marché des marchandises et sont
soumises à la loi de l'offre et de la
demande.
Karl Marx a attiré l'attention
sur les fondements de la réalité
sociale d'une façon qui est erronée en
bien des points. Mais qu'il ait attiré
l'attention sur ce point absolument
central de la question sociale est
tout particulièrement porté à son
crédit par le sentiment de l'âme
prolétarienne. Ici encore, l'élément
de la psychologie sociale a une
importance plus conforme à la réalité
que les théories, les réflexions et
les discussions qui viennent se
greffer sur bien des points de la vie
économique et, en général, de la vie
sociale. Mais il en découle cette
question existentielle : comment
surmonter ce que l'on éprouve comme
indigne de l'être humain, à savoir que
la force de travail est une
marchandise et qu'elle est traitée
comme une marchandise ? — C'est ainsi
que Marx fut en effet le premier à
s'exprimer. Je le répète, il y a là
bien des erreurs, mais ce n'est pas là
ce qui importe, car lorsqu'un fait
erroné a une telle puissance d'action
dans l'âme de millions d'êtres
humains, c'est tout simplement un fait
social. C'est ainsi que s'exprima Karl
Marx et c'est ainsi que les
prolétaires modernes le comprirent.
Cette façon de comprendre, même si
elle s'est transformée en bien des
points, a encore aujourd'hui des
répercussions, exerce précisément
aujourd'hui une action tout
particulièrement vivante sur les
sentiments. Il disait par exemple : au
sein du monde de l'organisme
économique, des marchandises sont
apportées sur le marché et vendues. Il
y a des possesseurs de marchandises,
des propriétaires de marchandises, il
y a des acheteurs de marchandises. Les
marchandises circulent entre eux. Le
prolétaire moderne ne possède rien en
dehors de sa propre force de travail.
Pour toute marchandise, des frais de
production sont nécessaires. La
production de telle ou telle
marchandise, jusqu'au point où elle
peut être consommée, coûte tant. Le
prolétaire moderne n'a que sa force
corporelle, il n'a que sa force de
travail. Pour produire sa force de
travail est nécessaire tout ce qu'il
doit acquérir en fait de nourriture,
de vêtements etc. La force de travail
utilisée est sans cesse renouvelée par
ce qu'il doit acquérir en fait de
nourriture, de vêtements etc. Ce sont
les frais de production de sa force de
travail. — Or, disait Karl Marx, et
tout au fond de lui-même, c'est ce que
pense aussi le prolétaire moderne : si
on ne l'y contraint pas, sans
contrainte, l'employeur ne lui donnera
pas plus de ce que l'on appelle le
salaire du travail que ne requièrent
les frais de production de sa force de
travail. Mais même si, par exemple, le
travail de cinq heures suffisait à
subvenir à tous les frais de
production, le chef d'entreprise ne
s'en déclare pas satisfait. Il exige
un temps de travail plus long. Le
travailleur travaille alors pour rien,
car il ne reçoit que le montant
correspondant à la production de sa
marchandise, la « force de travail ».
Le travail fourni en sus est la
plus-value. C'est l'offrande qu'il
apporte sur l'autel — si on a le droit
d'appeler cela l'autel — du
capitalisme, qui s'amasse sous forme
de capital, mais qui est issue de sa
force de travail et qui en est issue
par le fait qu'il ne reçoit que les
frais de production, parce qu'il est
contraint d'offrir sur le marché du
travail, d'offrir aux conditions de
l'économie la seule chose qu'il ait :
sa marchandise la « force de travail
».
Vous pouvez faire appel à la plus
grande perspicacité humaine, aux
connaissances les plus profondes en
matière d'économie politique afin de
discuter sur la façon dont il faut s'y
prendre pour que le travailleur n'ait
plus besoin de porter au marché comme
une marchandise sa force de travail et
qu'il puisse abolir ce dernier reste
de l'esclavage, et, même si vous
pouviez réfléchir avec la plus grande
perspicacité et les connaissances les
plus profondes en matière d'économie
politique, vous n'aboutiriez à aucun
résultat. Vous ne pouvez aboutir à
aucun résultat, car cette question est
précisément le type de question qui ne
peut pas faire l'objet d'une
discussion, à laquelle on ne peut pas
répondre de façon théorique, mais à
laquelle seule la vie elle-même peut
répondre : on ne peut y répondre qu'en
créant quelque chose qui agisse dans
la vie de façon telle que la force de
travail soit dépouillée de son
caractère de marchandise.
Si je puis me servir d'une
comparaison, j'aimerais évoquer ici ce
petit homme que, dans le Faust de
Goethe, Wagner produit dans sa cornue
: Homunculus. Il est composé des
ingrédients de la nature qu'un être
humain peut réunir par sa pensée ;
mais il ne devient pas un homme, il
devient seulement un petit homme, un
homunculus. Vous pouvez de la même
manière faire un agrégat d'ingrédients
provenant de votre intelligence ou
fabriqués par l'économie politique —
et vous n'aurez qu'un homunculus
social ! De même qu'il faut créer les
conditions d'existence d'un être
humain vivant, de même il faut créer
les conditions pour qu'un organisme
social vivant agisse de façon telle
que dans la vie et non par des
théories, des arguments, soient
constamment dissociés ce qui doit se
manifester dans la simple circulation
des marchandises et ce qui est la
force humaine de travail et qui ne
doit pas se manifester dans la simple
circulation des marchandises.
Vous n'y parviendrez pas d'autre
façon qu'en faisant l'effort de
comprendre que l'organisme social
vivant doit contenir, à côté du membre
spirituel, le membre du droit et de
l'Etat, le membre politico- étatique
au sens strict, et, de façon
relativement autonome à côté,
l'organisme économique, qui doit vivre
d'après ses propres lois. L'estomac
peut tout aussi peu respirer ou
produire des battements de cœur que
l'organisme économique peut de par ses
propres forces être à l'origine de
droits. Et il ne sera jamais à
l'origine de droits lorsqu'il n'agit
qu'à partir de son propre fondement
réel. Ce fondement réel ne poussera
l'organisme social à la consommation
qu'au moyen de la production, du
commerce.
Mais de la même façon que se trouve
face à cette circulation des
marchandises cette nature elle-même,
ce fondement naturel de toute
production et de toute consommation et
de toutes les activités humaines,
etc., de l'artisanat et de l'activité
économique en général, de même s'y
oppose d'un autre côté et ne doit pas
être déterminé par l'organisation
économique, mais doit déterminer cette
économie, ce qui vit dans l'Etat
politique, l'Etat du droit. Celui-ci
doit avoir face à l'organisme
économique la même autonomie que le
système cœur-poumons face au système
de la tête, au système neurosensoriel
dont il est relativement indépendant.
C'est précisément parce que ces
systèmes agissent de manière autonome
les uns sur les autres qu'ils se
placent dans la vie dans un rapport
juste. C'est seulement parce que le
poumon et le coeur sont dans la vie
organique séparés de la vie de
l'estomac qu'ils agissent les uns sur
les autres de façon juste, alors
qu'ils sont relativement autonomes.
C'est seulement grâce à l'existence
dans l'organisme social vivant d'un
membre indépendant qui, au lieu de
faire une marchandise de la force de
travail à partir de mobiles
économiques quelconques, fait en
sorte, à partir de la vie vivante, de
donner au travail dans la structure
sociale une place telle qu'il soit
enchâssé dans cette structure sociale
en tant que droit, c'est seulement
grâce à cela que vous pourrez obtenir
d'un autre côté que la vie économique
soit déterminée par la vie du droit,
la vie politique de l'Etat au sens
strict, de même que la vie économique
est déterminée par le fondement de la
nature 4. L'organisme social ne sera
véritablement sain que lorsque ces
trois membres se côtoieront dans une
autonomie relative, lorsqu'on aura un
membre spirituel autonome, un membre
du système de la vie propre de l'Etat,
du droit, autonome et un membre de
l'économique autonome et que ces
membres agiront l'un à côté de l'autre
dans une autonomie relative, lorsque
chacun de ces membres aura son organe
de repré- sentation, son organe
d'administration issus de ses propres
fondements, disons, son Parlement, sa
Diète, son ministère et que les divers
membres négocieront les uns avec les
autres avec les mêmes pouvoirs
souverains que des Etats différents et
seulement par des délégués. Alors se
développeront dans ce champ de la vie
économique les fondements d'intérêts
qui peuvent seuls fournir les
impulsions déterminantes pour cette
vie économique. Et alors pourra être
posée par la vie elle-même, par ce qui
se passe dans l'autre membre de
l'organisme social, dans l'organisme
du droit cette question : lorsqu'à
partir des impulsions de cet organisme
du droit on limite la force humaine de
travail qui n'a plus désormais le
caractère d'une marchandise, mais qui
a le caractère d'un droit — lorsque
l'incidence de cette force de travail
sur une branche particulière de
l'économie est telle que cette branche
de l'économie n'est pas rentable,
alors on devra considérer la
non-rentabilité de cette branche de
l'économie au même titre que
lorsqu'elle n'est pas rentable en
raison du coût trop élevé d'une
matière première. Ce qui signifie : la
force humaine de travail deviendra par
rapport à la vie économique un élément
souverain et non un sujet opprimé, un
esclave. Et on n'obtiendra pas ce
résultat en promulguant certaines
lois, mais en créant dans la vie
véritablement vivante un organisme
qui, par la seule raison qu'il faut
que d'autres impulsions humaines
soient présentes dans ce corps séparé,
enlèvera constamment d'époque en
époque son caractère de marchandise au
travail, car il faut lui enlever ce
caractère de marchandise, sinon il
sera sans cesse aspiré, parce que
l'organisme économique a toujours la
tendance d'aspirer la force de travail
et d'en faire une marchandise. Il faut
que l'organisme étatique soit sans
cesse vigilant pour reprendre à la
force de travail le caractère de
marchandise qu'il a revêtu.
Partout la vie vous montre que
l'amalgame — si je puis employer
l'expression — des trois domaines de
la vie sociale est néfaste. Il suffit
pour le voir d'étudier la catastrophe
sociale et humaine en général à
laquelle on a assisté ces quatre
dernières années et demie. Il suffit
de l'étudier dans les événements
réels. C'est l'objet d'une belle étude
que d'étudier, dans la région qui
s'est maintenant pour ainsi dire
désagrégée en atomes, en Autriche :
comment la structure interne a-t-elle
cherché au juste à se maintenir,
comment a-t-elle cherché à se
maintenir depuis plus d'un demi-siècle
? On avait ce qui s'appelait un
Conseil d'Empire. Dans ce Conseil
d'Empire, le peuple était représenté,
mais seulement certaines couches de la
population. Cette représentation se
décomposait — non pas ces derniers
temps, mais au moment où les
événements se sont déjà préparés, dans
la deuxième moitié du xixe siècle — en
quatre curies : la curie des grands
propriétaires terriens, celle des
assemblées régionales, celle des
villes et des marchés et des centres
industriels, celle des chambres de
commerce ; donc celle des assemblées
régionales, celle des villes, celle
des grands propriétaires terriens,
celle des chambres de commerce. Vous
le voyez, il n'y avait au fond que des
impulsions économiques dans cette
représentation. Et cette
représentation était donc la
représentation au niveau de l'Etat.
Cette représentation édictait des
lois. Cela provenait seulement du fait
que l'on était incapable, sous
l'influence de l'évolution moderne,
ainsi que je l'ai indiqué au début de
ma réflexion d'aujourd'hui, de donner
à la vie économique son organisation
propre, parce que le penser avait des
mailles trop courtes, trop fines, et
était enserré dans des limites, parce
que l'on ne savait pas plonger
vraiment dans la vie. On prit pour
cadre de la vie économique l'Etat tel
qu'il s'était développé et on brassa à
tort et à travers la vie économique et
la vie politique. Et tant qu'on ne
saisira pas qu'un nombre considérable
des causes qui ont conduit à notre
temps présent catastrophique est dû à
ce brassage désordonné, on ne
découvrira pas les véritables remèdes.
Je n'ai pu aujourd'hui que donner de
nouveau certaines indications. Je me
permettrai de développer la suite
après-demain. J'aimerais faire encore
la remarque suivante : même en ce qui
concerne la politique à l'échelle
mondiale, vous pourriez trouver ce que
j'ai dit confirmé, pourvu que vous
vouliez aller jusqu'aux arrière-plans
de la vie. Lorsqu'on étudie la genèse
de cette terrible guerre, qui n'est
pas une guerre au sens habituel du
terme, mais une grande catastrophe
pour l'humanité, où se trouvent
brassés toutes sortes d'ingrédients et
qui n'en est pas arrivée à sa fin,
mais qui est entrée dans une crise,
quand on étudie la genèse de cette
catastrophe, on trouvera par exemple
qu'un aspect essentiel est donné dans
le point de départ, dans toute la
préparation de la guerre : c'est que
la vie économique moderne s'est formée
d'une manière particulière et que, par
le fait que l'on n'a pas su l'isoler
de l'ensemble de l'organisme social en
un organisme conforme à sa nature, un
organisme social réellement viable, ou
en un organisme s'étendant au monde
entier, cette vie économique s'est
liée à la vie juridique proprement
dite qui aurait dû rester relativement
autonome. Et ainsi certains facteurs,
certains éléments économiques se sont
servis, pendant les dernières
décennies, de forces de l'Etat,
certaines forces économiques ont
travaillé les unes contre les autres
d'une façon très disharmonieuse. Si on
les avait obligées à ne se développer
que sur la base de leur vie économique
et sur la base de leurs accords
réciproques, elles n'auraient jamais
pu conduire à cette catastrophe. Elles
ont conduit à cette catastrophe en
tant que forces économiques pures,
parce que ces forces économiques ont
pu, par l'intermédiaire d'un corps
politique à la structure erronée, se
servir des forces politiques de l'Etat
qui ont envoyé pour elles leurs armées
en campagne.
Il faut seulement considérer ce
fait de façon adéquate et non de façon
théorique. C'est ce que font
aujourd'hui certes bien des gens. Mais
il faut savoir le placer dans la
lumière juste qui le fait apparaître
comme le véritable symptôme de la vie
présente par rapport à l'impulsion
véritable — pressante et brûlante — de
la question sociale qui traverse toute
l'époque moderne. On sort alors de
l'exaltation d'esprit, des simples
exhortations, et on entre dans ce qui
est réel, dans ce qui rend possible
que les trois membres de l'organisme
social agissent les uns sur les autres
dans la vie. Ce que ne peut réaliser
aucune discussion, aucun jugement
d'économie politique — que la vie
économique et la vie politique vivent
côte à côte —, cela résoudra le
problème de la force de travail et
pourra durablement et d'une façon
juste supprimer l'un des points
névralgiques qui blessent le plus
profondément le sentiment du
prolétariat moderne.
Je poursuivrai en ces lieux
après-demain ces considérations,
j'entrerai dans les détails et bien
des points qui ont dû rester encore
aujourd'hui en suspens pourront alors
s'éclairer comme il convient. Je peux
peut-être encore mentionner une seule
chose. C'est un fait, et cela le
restera encore longtemps, que les
gens, voulant rester dans le confort
des habitudes de pensée du temps
présent, trouvent trop radical,
peut-être trop universitaire ou
autrement ce qui n'est en vérité pas
un idéalisme abstrait, ce qui est en
vérité pratique de la vie. Bien des
gens diront : bon, voilà un de ces
chercheurs en science de l'esprit qui
prétend dire son mot dans une question
éminemment pratique, dans une question
qui a son importance à l'échelle de
l'histoire universelle : la question
sociale. — J'aimerais utiliser ici
pour terminer une comparaison, non pas
pour évoquer un argument particulier
en ma faveur ou en faveur des
représentants de l'orientation de
recherche que je veux défendre ici,
mais par rapport aux gens qui trouvent
que ce genre de choses est éloigné de
la pratique et condamné à l'échec,
parce qu'ils ne sont pas en mesure de
prendre un point de vue plus élevé
pour apprécier ces perspectives, donc
pour ces gens et pas pour moi.
J'aimerais évoquer ce gamin de famille
pauvre, Stephenson, qui était à
l'époque condamné à travailler sur une
machine à vapeur de Newcomen et qui
devait alternativement ouvrir et
fermer les robinets par lesquels on
introduisait d'un côté la vapeur, de
l'autre l'eau de condensation. Et
voici que le petit garçon remarqua
qu'en haut le balancier s'élevait et
s'abaissait et il lui vint cette idée
: Et si, avec ma ficelle, j'attachais
chacun des robinets au balancier ? En
remontant, celui-ci tirerait une fois
l'un des robinets et pousserait
l'autre, et en descendant il
pousserait l'un et tirerait l'autre la
fois suivante. Le balancier ferait le
travail à ma place et je pourrais me
contenter de regarder, se dit le jeune
garçon. Et il mit la chose réellement
en œuvre. Or il aurait bien pu, dès ce
moment-là, se produire ce qui a lieu
bien des fois lorsque quelque chose de
nouveau doit voir le jour, est dit ou
exprimé : qu'une personne pétrie
d'intelligence aurait dit Petit sot,
occupe-toi de ce qu'on t'a dit de
faire ! Qu'est-ce que c'est que ces
ficelles que tu as attachées au
balancier ? Enlève-moi ça bien vite ou
je te donne une ràclée ! — Eh bien !
Ce n'est pas ce qui s'est passé, mais
une des inventions les plus
importantes des temps modernes, le
fonctionnement automatique de la
machine à vapeur, est née de cette
expérience acquise par le jeune
garçon. La science de l'esprit ne
prétend pas faire plus que d'avoir
développé un regard juste pour ce qui
conduit à un fonctionnement autonome
de l'organisme social, à l'action
vivante des trois membres de
l'organisme les uns dans les autres,
les uns sur les autres, — à une
activité autonome du membre spirituel,
du membre politique et juridique, du
membre économique. Mais tout dépend
maintenant de savoir si les gens
pétris d'intelligence diront à cette
science de l'esprit : Petit sot, fais
ce qui t'es demandé ! — ou s'ils
entreront dans cette façon de voir.
C'est ce que l'on doit souvent se
dire, lorsqu'on est en plein dans ces
choses, en toute modestie et sans
prétentions. Puisse la foi en les
esprits exaltés, qui se prennent pour
des esprits pratiques, faire bientôt
place à cette connaissance que les
véritables praticiens de la vie sont
ces idéalistes décriés, qui sont
cependant capables d'entrer réellement
dans la vie réelle, que ce sont eux
qui doivent découvrir les véritables
conditions d'évolution de l'humanité ;
c'est seulement par la connaissance et
la réalisation effective des
véritables conditions d'évolution et
des véritables forces d'évolution de
l'humanité moderne que l'on pourra
trouver la voie conduisant à la
solution de la question sociale — nous
en parlerons la prochaine fois — qui,
quoi qu'on puisse en penser, est
possible dans la vie réelle. Ce qui
est juste ne se trouvera pas par la
voie de la prétention dont font preuve
ces hommes qui passent encore souvent
pour des esprits pratiques, mais les
idéalistes décriés qui pourront
toutefois entrer réellement dans la
réalité de la vie, devront s'avérer
être les véritables praticiens de la
vie.
NOTES DE LA REDACTION
1) Après l'armistice du 11 novembre
1918, on ne parvint pas à une
véritable conférence sur la paix entre
les puissances du Centre et de
l'Ouest. Au contraire, la « Conférence
de Paris sur la paix » qui s'ouvrit à
Versailles le 18 juin 1919 ne fut
qu'une réunion de plénipotentiaires
délégués par les 27 Etats de
l'Entente, dans le but de s'entendre
sur les conditions à poser aux
puissances du Centre. A Berne eut lieu
du 3 au 10 février 1919 le Congres
international des socialistes.
2) Ludendorff (1865-1937) fut le
principal collaborateur de Hindenburg
à la tête des armées allemandes ;
partisan de la guerre à outrance et
pour cette raison limogé en octobre
1918, il s'engagea politiquement à
droite après la défaite et participa
au putsch manqué de Hitler à Munich
(1923). Elu député au Reichstag
l'année suivante, il fut battu par
Hindenburg aux élections
présidentielles de 1925.
3) La Gesellschaft für ethische Kultur
(Société pour la culture éthique) fut
fondée à Berlin en 1892, à l'imitation
d'un modèle américain, sur
l'initiative de deux publicistes,
Wilhelm Foerster et Georg von Gizycki.
Elle se proposait de promouvoir une
morale fondée sur l'universalité de la
nature humaine. Rudolf Steiner, qui
travaillait alors à La Philosophie de
la liberté, rédigea plusieurs articles
pour attirer l'attention sur le
caractère foncièrement anti-
individualiste de ce mouvement aux
dehors « humanistes ». Les démarches
personnelles qu'il tenta dans ce sens
restèrent vaines. Il Mettra plus tard
en pleine lumière la dimension
spirituelle de cet événement
symptomatique (voir son
Autobiographie, chapitre XVII). 0)
Voir la conférence du 5.2.1919
traduite dans , 36 année N° 1. *
Conférence faite à Zurich le 10
février 1919. In : Die soziale Frage,
Rudolf Steiner Verlag, Dornach 1977
(GA 328), pp. 47-74.
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