Dornach, lundi de Pâques, 2 avril 1923
NOUS ne devons pas sous-estimer
l'importance qu'il y a pour l'humanité à orienter
toute son attention vers le temps de chaque fête
cardinale. Si à l'époque présente la célébration des
fêtes religieuses est plutôt affaire d'habitude, il
n'en fut pas toujours ainsi ; il y eut des époques où
la conscience des hommes s'unissait à tout le
déroulement de l'année ; au début de l'année, ils se
sentaient pris dans le cours du temps au point de se
dire : Nous connaissons en ce moment un certain degré
de chaleur ou de froid, telles ou telles conditions
atmosphériques, flore et faune en sont à tel ou tel
point de leur croissance. — Et ils participaient aux
transformations, aux métamorphoses progressives que
connaît la nature. Tandis que leur conscience
s'unissait. aux phénomènes naturels, ils participaient
à tout cela en orientant en quelque sorte leur
conscience vers le temps d'une fête donnée, disons par
exemple qu'au début de l'année, en raison de ce qu'ils
ressentaient en liaison avec la fin de l'hiver, ils
s'orientaient vers le temps de Pâques ; ou bien en
automne, avec la vie qui s'éteint, vers le temps de
Noël. Les âmes alors s'emplissaient des sentiments qui
s'exprimaient précisément dans la manière particulière
dont on se situait par rapport aux fêtes.
Ainsi on participait au déroulement de l'année, et
cette
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participation était en réalité une spiritualisation de
ce qu'autour de soi non seulement on voyait et
entendait, mais aussi vivait avec tout son être. Le
cours de l'année était vécu comme le déroulement d'une
vie organique, de même que par exemple chez l'être
humain, quand il est enfant, on met les manifestations
de l'âme enfantine en relation avec les mouvements
malhabiles de l'enfant, avec son élocution imparfaite.
De même que l'on met en relation un certain vécu de
l'âme enfantine avec le changement de dentition,
d'autres avec des modifications ultérieures du corps,
de même on voyait l'esprit à l'œuvre dans les
modifications de la nature extérieure. C'était une
croissance et une décroissance.
Or tout cela est en relation avec toute la manière
dont l'homme, en tant qu'être terrestre, se ressent au
sein de l'univers. Aussi peut-on dire ceci : à
l'époque où, au début de notre ère, on commença à
célébrer le souvenir de l'événement du Golgotha — qui
devint ensuite la fête de Pâques —, à l'époque où la
fête de Pâques était vécue intensément, où l'on
participait au cours de l'année comme je viens de le
décrire, l'important était que les hommes avaient le
sentiment que leur propre vie était étroitement unie
au monde physique et à l'esprit qui l'anime. Ils
sentaient que pour atteindre à la plénitude de leur
vie, ils avaient besoin de contempler en esprit la
mise au tombeau et la résurrection, l'image grandiose
de l'événement du Golgotha.
Une conscience emplie d'images comme celles-là est
pour l'homme une source d'inspirations. Il n'est pas
toujours conscient de ces inspirations, mais c'est un
mystère de l'évolution de l'humanité que de l'attitude
religieuse qui naît de la présence des phénomènes de
l'univers résultent des inspirations qui fécondent la
vie entière. Disons-nous d'abord que durant une
certaine période, pendant le Moyen Age, les hommes qui
orientaient la vie spirituelle étaient les prêtres ;
c'était à eux qu'il revenait surtout entre autres
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de régler les fêtes, de donner le ton dans la
célébration des fêtes. Le clergé était au sein de
l'humanité le corps constitué qui plaçait les fêtes
sous le regard du reste de l'humanité, des laïcs, et
qui donnait aux fêtes leur contenu. Par là, le clergé
ressentait avec une particulière intensité le contenu
de ces fêtes. L'état dans lequel les âmes étaient
transportées du fait des inspirations nées de ces
fêtes s'exprimait ensuite dans tous les autres aspects
de la vie de l'âme.
On n'aurait pas eu au Moyen Age la scolastique, la
philosophie de Thomas d'Aquin, ni celle d'Albert le
Grand et d'autres scolastiques si cette philosophie,
cette conception du monde, avec toutes ses
conséquences dans la vie sociale, n'avait pas été
inspirée précisément par la pensée maîtresse en
honneur dans l'Eglise, la pensée de Pâques. Dans la
contemplation du Christ descendant des hauteurs, qui
pour un temps mène sur terre la vie des hommes et
connaît ensuite la résurrection, était présente
l'impulsion de l'âme qui devait aboutir au rapport si
particulier entre foi et science, entre connaissance
et révélation, ce rapport qui est précisément celui de
la scolastique. Que soit au pouvoir de l'homme la
seule connaissance du monde sensible, que tout ce qui
se rapporte au monde suprasensible doive être acquis
par le moyen de la révélation, c'était là une
conception déterminée pour l'essentiel par la pensée
de Pâques, telle qu'elle se rattachait à la pensée de
Noël.
Et si le monde d'idées constituant la science actuelle
est à son tour exactement et en tous points un
résultat de la scolastique, comme je l'ai souvent
exposé ici, il faut dire ceci : la connaissance
scientifique de l'époque présente est à son insu et
pour l'essentiel comme une véritable empreinte de la
pensée de Pâques telle qu'elle régna dans les premiers
siècles du Moyen Age, avant de s'affaiblir au cours de
l'évolution spirituelle de l'humanité et de s'estomper
vers la fin du Moyen Age et à l'époque moderne.
Regardons comment la science emploie sous le vêtement
des idées ce
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qui aujourd'hui est répandu partout et domine toute
notre civilisation, voyons comment la science applique
ses idées : elle les applique à la nature morte. Elle
ne croit pas pouvoir s'élever au-dessus de la nature
morte. C'est un résultat de l'inspiration suscitée par
le regard qui se fixe sur la mise au tombeau. Et aussi
longtemps qu'à la mise au tombeau on put associer la
résurrection comme quelque chose vers quoi on levait
les yeux, on ajouta la révélation du monde
suprasensible à la seule connaissance du monde
extérieur procurée par les sens. A mesure que s'imposa
l'idée qu'il convenait de poser la résurrection comme
un miracle, inexplicable et par conséquent
injustifiable, on laissa de côté la révélation, et
avec elle le monde suprasensible. Les idées
scientifiques d'aujourd'hui sont, pour ainsi dire,
uniquement inspirées par l'idée du Vendredi saint, non
par celle du dimanche de Pâques.
Il faut distinguer cette relation profonde : ce qui
est inspiré aux hommes, c'est toujours ce que dans
l'atmosphère de la fête cardinale ils vivent en face
de la nature. Il faut discerner cette relation entre
cette source d'inspirations et ce qui s'exprime dans
tous les aspects de la vie humaine. D'abord bien
saisir quel lien intime existe entre la manière dont
les hommes participent au déroulement de l'année et ce
qu'ils pensent, ce qu'ils ressentent et ce qu'ils
veulent ; alors on discerne également combien il
serait important de parvenir par exemple à faire de la
fête de l'automne, de la Saint-Michel, une réalité ; à
faire de cette fête, à partir de ses arrière-plans
spirituels, ésotériques, quelque chose qui, passant
dans la conscience des hommes, agirait comme une
source d'inspirations. Si la pensée de Pâques recevait
une coloration nouvelle, parce qu'à la pensée : il a
été mis au tombeau et il est ressuscité —
s'associerait cette autre pensée, humaine cette fois :
il est ressuscité et il est permis de le mettre au
tombeau sans qu'il périsse —, si cette pensée de
Michaël pouvait prendre vie,
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quelle immense importance pourrait revêtir un
événement de cette nature pour tout ce que les hommes
éprouvent, ressentent et veulent ! Comme tout cela
pourrait pénétrer l'ensemble des structures sociales
et y vivre !
Les hommes espèrent beaucoup d'un renouvellement de la
vie sociale ; mais il ne faut rien attendre de toutes
ces discussions, pas plus que d'aucune institution qui
se réfère au seul monde sensible, extérieur ; un
renouvellement ne pourra venir que si une puissante
pensée inspiratrice s'empare de l'humanité, la
traverse — une pensée par laquelle on sentira, on
ressentira le lien direct entre le spirituel et ses
valeurs morales d'une part, et d'autre part le
sensible dans la nature. Les hommes d'aujourd'hui
cherchent la lumière du soleil comme des vers de terre
qui vivent sous la surface du sol, dirais-je, alors
qu'il faut, pour trouver cette lumière, émerger
au-dessus du sol. Toutes les dispositions qu'on prend
aujourd'hui, toutes les idées de réforme ne peuvent en
réalité mener à rien ; on n'arrivera à rien sinon par
le puissant impact d'une impulsion puisée à l'esprit.
Car il faut être au clair là-dessus : la pensée de
Pâques prendrait une coloration nouvelle si elle
trouvait son complément dans la pensée de Michaël.
Considérons de plus près cette pensée de Michaël.
Regardant la pensée de Pâques, nous avons à tenir
compte du fait que Pâques tombe au moment de l'année
où la vie printanière lève et bourgeonne. La terre
alors exhale les forces de son âme, afin que ces
forces présentes dans l'environnement de la terre se
pénètrent de ce qui, venant des astres, entoure la
terre, du monde du cosmique extra-terrestre. La terre
exhale son âme. Qu'est-ce que cela signifie ? Cela
signifie que certains êtres élémentaires, qui sont
dans l'aura de la terre tout comme l'air ou les forces
qui assurent la croissance végétale, unissent leur
être propre à l'âme que la terre exhale — cela dans
les régions où règne le printemps. Ces êtres
élémentaires se fondent et se perdent dans l'âme de la
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terre. Ils se désindividualisent, ils perdent leur
individualité. Ils se dissolvent dans l'âme commune du
globe. Au printemps, et précisément au moment de
Pâques, on voit un grand nombre d'êtres élémentaires
arrivés au dernier stade de l'existence individuelle
qui était la leur durant l'hiver, perdre leurs
contours fermes à la manière d'une nuée et se
dissoudre dans l'âme commune de la terre. Je dirais
ceci : ces êtres élémentaires étaient, durant la
saison d'hiver, au sein de l'âme de la terre, où ils
s'étaient individualisés (voir le croquis
ci-dessous : hachures vertes dans le jaune). Avant
que Pâques ne vienne, ils sont encore affectés d'une
certaine individualité ; ils volent, ils planent en
quelque sorte alentour en tant qu'entités
individuelles. Durant le temps de Pâques, nous les
voyons s'assembler en forme de nuages et constituer
une masse indivise à l'intérieur de l'âme de la terre
(voir le croquis page 49 : hachures
vertes dans le jaune). Mais ce
faisant, ces êtres élémentaires perdent jusqu'à un
certain point leur conscience. Ils entrent dans un
état semblable au sommeil. Certains animaux
connaissent un sommeil hivernal ; ces esprits
élémentaires connaissent un sommeil estival. Cet état
est à son maximum d'intensité au temps de la
Saint-Jean, où ils sont
complètement endormis. Mais après ils recommencent à
s'individualiser et au temps de la Saint-Michel, fin
septembre, ils apparaissent déjà au regard, dans le
mouvement respiratoire par lequel la terre réaspire
son souffle, comme des êtres distincts.
Or ces êtres élémentaires sont ceux dont
l'homme a besoin. De tout cela il n'a certes pas
conscience, mais il a néanmoins besoin d'eux pour les
unir à lui, afin de pouvoir préparer son avenir. Et
l'être humain pourrait unir à lui ces êtres
élémentaires si, au moment d'une fête qui tomberait
fin septembre, il ressentait d'une façon vivante et
qui parle à l'âme comment la nature, aux approches de
l'automne précisément, se modifie ; s'il pouvait
ressentir la vie de la faune et de la flore régresser;
certains animaux s'apprêter à chercher leur refuge
pour l'hiver, les feuilles revêtir leurs nuances
automnales, la nature entière se faner. Certes, le
printemps est beau ; et il est beau que l'âme humaine
puisse ressentir la beauté de la vie printanière dans
son jaillissement. Mais pouvoir ressentir également,
lorsque les feuilles
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se décolorent et prennent leurs teintes d'automne,
lorsque les animaux se terrent, pouvoir sentir comment
dans la mort progressive du monde sensible l'âme et
l'esprit ressuscitent dans un scintillement, pouvoir
ressentir comment les feuilles jaunissantes marquent
le déclin de la vie, mais comment aussi le monde
sensible jaunit afin que dans ce jaunissement le
spirituel en tant que tel puisse vivre, pouvoir
ressentir dans la chute des feuilles la montée de
l'esprit, l'esprit contre-image du sensible qui
s'éteint : c'est là la sensibilité à l'esprit qui à la
saison d'automne devrait vivifier l'être humain dans
son âme. C'est alors qu'il se préparerait de la
manière juste au temps de Noël.
Inspiré par la science spirituelle anthroposophique,
l'homme devrait se pénétrer de cette vérité que sa vie
spirituelle sur terre est en relation avec la vie
physique déclinante. Tandis que nous pensons, la
matière de notre système nerveux se détruit. La pensée
se libère de la matière qui périt. La genèse des
pensées, la lumière dans l'âme quand les idées
s'allument, le sentiment naissant dans tout
l'organisme d'être apparenté aux feuilles
jaunissantes, au feuillage qui se flétrit et à la
végétation qui se dessèche, ce sentiment que
l'existence spirituelle de l'homme est apparentée à
l'existence spirituelle de la nature : voilà qui peut
donner à l'homme l'impulsion qui renforce sa volonté,
l'impulsion qui dit à l'homme : Pénètre d'esprit ta
volonté.
Pénétrant d'esprit sa volonté, l'homme devient alors
participant de l'action de Michaël sur terre. Et
lorsqu'à l'approche de l'automne il vit ainsi avec la
nature et qu'il connaît cette communion, qu'il exprime
cette communion en donnant à une fête le contenu
correspondant, il peut alors vraiment ressentir qu'il
apporte son complément à l'atmosphère de Pâques. Mais
autre chose encore s'éclaire à ses yeux. Voyez-vous,
ce qu'aujourd'hui l'homme pense, ressent et veut,
c'est inspiration de l'atmosphère de Pâques, une
atmosphère exclusive et qui en outre a perdu de sa
force.
Cette atmosphère est pour l'essentiel le résultat de
la vie naissante, jaillissante, qui fait que tout se
dissout dans une sorte d'unité panthéiste. L'être
humain est tout adonné à l'unité de la nature, à
l'unité de l'univers en général. Telle est bien
aujourd'hui chez nous la structure de la vie de
l'esprit. On veut tout ramener à une unité. Ou bien on
est un adepte du pan-esprit, ou bien on est un adepte
de la pan-nature : dans le premier cas on est un
moniste spiritualiste, dans l'autre un moniste
matérialiste. On englobe tout dans un grand tout
indéterminé. Cela relève essentiellement de
l'atmosphère de printemps.
Si l'on plonge le regard dans le climat de l'automne
avec la montée de l'élément spirituel qui se libère (en
jaune sur le croquis) tandis que la vie
sensible se flétrit et, si je puis dire, retombe
goutte à goutte (en rouge), alors la
perspective s'ouvre sur l'esprit en tant que tel, sur
le sensible en tant que tel.
La plante qui croît au printemps
renferme en elle dans sa vie florissante cet élément
spirituel, mêlé au sensible, le tout constituant une
unité. Au contraire, la plante qui se
— 5' —
flétrit laisse tomber ses feuilles et l'esprit s'en
dégage et monte : on a d'un côté l'esprit, l'esprit
invisible, suprasensible, et de l'autre l'élément
matériel qui s'en détache et tombe. Qu'on imagine un
récipient contenant un liquide homogène dans lequel
une substance quelconque est en solution ; par un
procédé quelconque, on obtient qu'un dépôt se forme,
masse trouble qui tombe dans le fond. Les deux
éléments jusque-là unis l'un à l'autre, qui formaient
un tout, on les a maintenant à part.
C'est le propre du printemps que de tout confondre en
une masse indifférenciée, imprécise. Le spectacle
qu'offre l'automne à la contemplation, si seulement on
sait le regarder, si l'on sait percevoir le contraste
avec le spectacle offert par le printemps, il nous
rend attentifs à la manière dont d'un côté l'esprit
agit et de l'autre le physique, le matériel.
Naturellement, il ne faut pas s'arrêter exclusivement
à l'un ou à l'autre. La pensée de Pâques en effet ne
perd pas de sa valeur si on lui adjoint la pensée de
Michaël. On a d'un côté la pensée de Pâques, où tout
se présente, dirais-je, dans une sorte de mélange
panthéiste, dans une unité. On a ensuite les éléments
différenciés, mais la différenciation ne s'accomplit
pas d'une manière arbitraire, irrégulière, chaotique.
C'est un processus bien réglé que nous avons,
absolument. Représentez-vous ce déroulement cyclique :
assemblage, mélange d'éléments les uns dans les
autres, naissance d'une unité, puis un état
intermédiaire où la différenciation se produit,
différenciation complète ; puis à nouveau ce qui était
différencié se perdant dans l'unitaire, et ainsi de
suite. Vous voyez toujours, outre ces deux états, un
troisième état : vous voyez là le rythme entre
différencié et indifférencié, en quelque sorte rythme
entre inspiration du résultat de la différenciation et
nouvelle expiration. C'est un rythme que vous voyez,
un état intermédiaire, le physique, la matière, puis
le spirituel ; une interaction du physique-matériel et
de l'esprit : l'âme.
- 52 -
Dans le déroulement de la vie de la nature, vous
apprenez à voir la nature pénétrée par la triade
originelle : matière, esprit, âme.
L'important, c'est de ne pas en rester à la rêverie
communément répandue selon laquelle il faudrait tout
ramener à une unité. A procéder ainsi — que cette
unité soit de nature spirituelle ou de nature
matérielle —, on ramène tout à l'indétermination de la
nuit cosmique. On dit que la nuit tous les chats sont
gris ; dans le monisme spirituel, toutes les idées
sont grises, dans le monisme matérialiste également.
Ce ne sont là que différences dans la manière de
ressentir les choses. Pour qui voit les choses de plus
haut, ce n'est pas cela qui compte. L'important, c'est
que les êtres humains que nous sommes puissent s'unir
au devenir de l'univers de telle sorte qu'ils soient
en mesure de suivre la transition vivante de l'unité à
la triade, et de là le retour de la triade à l'unité.
Si, apportant de cette façon à la pensée de Pâques le
complément de la pensée de la Saint-Michel, nous nous
mettons à même de ressentir de façon juste la présence
dans tout ce qui existe de la triade originelle, alors
nous l'accueillerons dans notre âme, alors nous serons
en mesure de comprendre que toute notre vie repose
effectivement sur l'activité et l'interaction de
triades originelles. Et puis, si nous avons la fête de
Michaël avec les inspirations qu'elle nous apporte,
nous aurons pour la fête de Pâques conçue jusqu'à
présent trop étroitement, avec les idées qu'elle a
inspirées dans le passé — nous aurons une inspiration,
une impulsion spirituelle puisée dans la nature ;
cette impulsion nous permettra d'introduire, dans
toute la vie que nous pouvons observer et à laquelle
nous pouvons donner forme, l'impulsion de la
tripartition. Et c'est de l'introduction de cette
impulsion que dépend uniquement, en dernière analyse,
la réponse à cette question : pourrons-nous
transformer en forces de renouveau les forces de
déclin présentes dans l'évolution de l'humanité ?
— 53 —
On aimerait dire que lorsqu'il a été question de
l'impulsion de la tripartition dans la vie sociale, ce
fut en quelque sorte une épreuve : la pensée
michaélique était-elle déjà assez forte pour que l'on
sente qu'une impulsion de cette nature découlait
directement des forces qui donnent ses formes à notre
temps ? C'était une épreuve de l'âme humaine : la
pensée michaélique serait-elle assez forte chez un
certain nombre d'êtres humains ? Eh bien, l'épreuve
s'est soldée par un échec. Cette pensée n'est pas
encore assez forte, ne fût-ce que chez un petit nombre
d'êtres, pour être vraiment ressentie dans toute sa
force et sa vigueur comme apte à créer des formes
adéquates à notre temps. Et il ne sera guère possible
d'unir les âmes au service des forces nouvelles de
régénération aux forces cosmiques créatrices de formes
depuis les origines — comme ce serait nécessaire — si
une source d'inspirations comme une fête solennelle de
Michaël ne parvient pas à se faire jour, si par
conséquent une impulsion créatrice de formes nouvelles
ne peut pas monter des profondeurs de la vie
ésotérique.
S'il existait dans la Société anthroposophique, au
lieu de membres passifs, ne fût-ce qu'un petit nombre
de membres actifs, on pourrait se livrer à des
réflexions sur une idée comme celle-là. L'essentiel de
la Société anthroposophique réside certes dans le fait
que des impulsions y sont mises en oeuvre, mais que
les membres tiennent principalement à prendre part à
ce qui se fait ; qu'ils orientent bien les forces de
leur âme et de leur réflexion vers ce qui se déroule,
mais que l'activité de l'âme de chacun ne se lie pas
aux impulsions qui traversent notre époque. C'est
pourquoi, compte tenu de l'actuelle composition du
mouvement anthroposophique, on ne peut évidemment pas
dire que ce que j'appelle ici une impulsion ésotérique
puisse être envisagé comme facteur d'activité. Mais il
faut quand même comprendre comment procède la marche
de l'évolution de l'humanité, comprendre que les
forces puissantes qui portent l'évolution
— 54—
de l'humanité n'ont pas leur source dans des discours
superficiels, mais viennent, aimerais-je dire, de tout
autres horizons.
Dans un lointain passé, lorsque les hommes étaient
doués d'une clairvoyance originelle, instinctive, on
savait cela. On ne faisait pas apprendre alors aux
jeunes gens que les éléments chimiques sont au nombre
de tant ; si on en découvre un nouveau en plus des 75
connus, cela fera 76 ; si on en découvre un de plus,
77, et ainsi de suite — sans qu'on puisse dire combien
on en découvrira encore : le hasard fait qu'on en
ajoute un aux 75 existants, un autre aux 76, et ainsi
de suite. Dans ce nombre que l'on cite, il n'y a
aucune réalité essentielle. Et il en est ainsi
partout. Ce qui serait de nature à faire apparaître,
par exemple dans la classification systématique en
botanique, une sorte de triade, qui cela
intéresserait-il aujourd'hui ? On découvre genre après
genre, espèce après espèce. On procède par
énumération, comme on le ferait pour des haricots ou
des cailloux jetés à la volée. Mais le nombre est à
l'oeuvre dans l'univers, et son action repose sur une
réalité essentielle ; c'est dans cette réalité qu'il
faut voir clair.
Reportons-nous par la pensée dans un passé récent où
l'on ramenait ce que l'on connaissait de la substance
à la triade Sel, Mercure, Phosphore. On percevait une
triade de forces originelles, et que chaque substance
isolée que l'on découvrait devait trouver sa place
dans l'une des forces de la triade. Et les choses se
présentent encore autrement si nous remontons encore
plus haut dans le passé, où d'ailleurs, en raison
aussi de la localisation des civilisations, il était
plus facile de trouver cette relation à la triade ;
les civilisations de l'Orient en effet étaient plus
proches des zones tropicales, ce qui facilitait la
tâche de l'ancienne clairvoyance. Mais aujourd'hui il
est possible, dans la zone tempérée, de parvenir à ces
résultats par la voie d'une clairvoyance exacte et
délibérément voulue ; mais on veut
5 5
revenir aux anciennes civilisations ! En ces temps-là
on n'avait pas la distinction : printemps, été,
automne, hiver. Distinguer de cette façon revient,
parce qu'on est là en présence du nombre 4, à une
simple énumération. S'imaginer le cours de l'année
comme dominé par le nombre 4 eût été totalement
impossible par exemple à la civilisation de l'Inde
ancienne, parce qu'on n'y trouve rien qui rappelle les
formes originelles de toute açtivité.
Lorsque j'écrivis mon ouvrage Théosophie, il
ne me fut pas possible d'aligner simplement corps
physique, corps éthérique, corps astral, Moi, comme on
peut rassembler ces éléments lorsqu'on possède déjà la
chose, lorsqu'on la perçoit en profondeur. J'ai dû
procéder par groupements ternaires : corps physique,
corps éthérique, corps de sensation ; première triade.
Puis la triade qui est intimement unie à la première :
âme de sensibilité, âme d'entendement, âme de
conscience ; puis celle qui est intimement unie à la
seconde : Soi-Esprit, Esprit de vie, Homme-Esprit,
trois fois trois, avec une étroite imbrication (voir
le schéma) par laquelle on obtient
le nombre 7. Sept, c'est justement trois fois trois
avec l'imbrication mentionnée. Et c'est seulement
lorsqu'on considère l'homme à son stade actuel
d'évolution qu'on obtient le nombre 4, qui est un
nombre d'importance secondaire.
— 56 —
Si l'on a en vue ce qui est efficient dans les
profondeurs de l'être, ce qui revêt des formes, il
faut envisager la structuration sous le signe de la
triade. C'est pourquoi l'Inde ancienne voyait les
choses comme suit : la saison chaude, englobant à peu
près les mois d'avril, mai, juin, juillet ; la saison
humide, englobant à peu près les quatre mois suivants
; enfin la saison froide, qui serait nos mois de
décembre, janvier, février, mars — tout cela
approximatif seulement, sans limites rigides en
fonction des mois : on peut concevoir des décalages.
Mais le cours de l'année était conçu sous le signe de
la triade. Et ainsi l'âme humaine ferait naître en
elle la disposition à observer cette triade originelle
dans tout ce qui est vivant et actif, mais aussi celle
à introduire organiquement cette triade dans le tissu
de toutes les productions humaines, de toutes les
formes créées par les hommes. On peut bien dire qu'il
ne saurait exister d'idées saines sur une vie
spirituelle libre, sur la vie juridique, sur la vie
sociale et économique, si l'on ne perçoit jusque dans
ses profondeurs ce rythme ternaire de l'activité
universelle, qui doit également traverser l'activité
des hommes.
De nos jours, tout ce qui se réfère à ces réalités
passe pour superstition, alors qu'on tient pour haute
sagesse de compter purement et simplement : 1 + 1 = 2,
2 + 1 = 3, et ainsi de suite. Or ce n'est pas ainsi
que la nature procède. Mais si l'on se contente de ne
porter attention qu'à un ensemble de forces
confondues, par exemple la nature au printemps — ce
qu'il ne faut pas négliger de voir, bien entendu ! —
on ne peut pas retrouver le rythme ternaire. En
revanche, lorsqu'on suit tout. le cours de l'année,
lorsqu'on voit comment le trois s'articule, comment le
spirituel et la vie dans le physique, dans la matière,
sont présents dans la dualité, et que
l'interpénétration rythmée de l'un et de l'autre donne
le troisième élément, alors on perçoit ce trois dans
l'un, l'un dans le trois, et l'on apprend à percevoir
— 57 —
comment l'être humain lui-même peut s'insérer dans
cette activité universelle : du trois au un, du un au
trois.
Si la pensée d'une fête de Michaël pouvait s'éveiller
au point qu'à côté de la fête de Pâques soit
instaurée, dans la deuxième moitié du mois de
septembre, une fête de la Saint-Michel, si à la pensée
de la résurrection du dieu après la mort pouvait être
associée celle de la résurrection de l'homme par la
force de Michaël, il en résulterait un nouvel état de
l'âme, qui serait alors capable de pénétrer l'univers,
de s'unir à lui. Ainsi, par la résurrection du Christ,
l'homme trouverait la force de mourir dans le Christ,
c'est-à-dire d'accueillir en son âme, durant sa vie
terrestre, le Christ ressuscité, afin de pouvoir
mourir en lui — ce qui signifie mourir pour
trouver non la mort, mais la vie.
Telle est la conscience qui naîtrait dans les
profondeurs de l'être sous l'inspiration d'un service
célébré à la Saint-Michel. On peut parfaitement
comprendre que notre époque matérialiste, j'entends :
qui est devenue prosaïque et bornée, soit fort
éloignée de pareilles idées. Certes, il n'y a rien non
plus à attendre de ces idées si elles restent mortes
et abstraites. Mais si ce service est instauré avec
tout l'enthousiasme d'autrefois, lorsqu'on instituait
des fêtes, lorsqu'on avait la force de donner forme à
des fêtes, on aura là une source d'inspirations,
d'inspirations aussi pour toute notre vie spirituelle
et sociale. Alors la vie nous offrira ce dont nous
avons besoin : non pas d'un côté les abstractions de
l'esprit et de l'autre la nature déspiritualisée, mais
une nature habitée par l'esprit, un esprit créant les
formes de la nature, l'un et l'autre étant une seule
et même chose ; esprit et nature qui à leur tour
fondront en une unité religion, science et art, parce
que les hommes comprendront alors comment saisir la
triade — dans le sens de la pensée michaélique — dans
la religion, la science et l'art, afin d'unir ceux-ci
d'une manière juste dans la pensée de Pâques, dans les
formes que peut créer l'anthroposophie ;
- S8 -
laquelle peut agir dans les domaines de la religion,
de l'art, de la connaissance, et peut également
différencier ce qui relève de la religion
et de la connaissance. Ainsi l'impulsion
anthroposophique consisterait à ressentir au moment de
Pâques l'unité de la science, de la religion et de
l'art ; au moment de la Saint-Michel, à ressentir
comment les trois —qui ont une mère commune, Pâques
— deviennent frères et soeurs et se tiennent côte à
côte, mais en se complétant réciproquement. Et la
pensée de Michaël, qui devrait trouver sa place comme
une fête vivante dans le cours de l'année, pourrait
inspirer l'ensemble de la vie humaine.
Il faudrait se pénétrer de ces pensées, qui sont de
l'authentique ésotérisme, ou du moins commencer par
les acquérir par la connaissance. Et si un jour le
temps pouvait venir où il y aurait des personnalités
effectivement agissantes, ces pensées pourraient
effectivement devenir une impulsion qui, l'humanité
étant ce qu'elle est, serait seule à même de mettre à
la place des forces de déclin des forces de renouveau.
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