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Thématique : Mondialisation

Partie 2 du livre de Udo Hermannstorfer : "Economie de marché en apparence". 3e éd. 1997 > sommaire complet

trad.B.P v. 01. au 07/08/2021

Sur le développement de la globalisation
(mondialisation économique)

Le marché commun européen
La conclusion des nouveaux accords du GATT
L’EURO
La nouvelle puissance des marchés de capitaux
La mondialisation sur des bases incertaines (résumé)


La fusion des marchés économiques nationaux en un marché mondial global, à laquelle l’Occident aspirait depuis un certain temps, s’accéléra parallèlement à l’effondrement du bloc communiste de l’Est et à la libération de sa menace idéologique et militaire potentielle. La nécessité d’un changement dans le camp occidental, réclamée dans la première édition de ce livre, ne fut guère perçue à l’époque. Cependant, de nombreuses personnes sont entre-temps sorties de leur sommeil, même si ce n’est pas volontairement, mais par inquiétude. J’aborderai dans ce qui suit quelques aspects centraux de cette mondialisation, de façon à situer les préoccupations de ce livre dans l’évolution actuelle.

Le marché commun européen

L’achèvement du marché commun de l’UE a constitué une étape importante sur la voie de la mondialisation. Lorsque l’élan du projet consistant à construire une communauté européenne d’États, qui s’était déjà manifesté tout au long de la période d’après-guerre, se retrouva lentement pris dans la jungle des différents intérêts, le président de la Commission, Jacques Delors, publia le plan Delors, devenu célèbre. Il énumérait les positions importantes à clarifier entre les États partenaires et – c’était le point décisif – fixait un délai d’achèvement : d’ici le 1er janvier 1993, un marché totalement exempt de droits de douane et de frontières économiques devait être créé au sein de l’UE, le « marché commun ». L’échéance auto-générée et politiquement calculée fit des merveilles. En mettant en évidence la mise en danger de l’ensemble, le plan put finalement amener tout partenaire de négociation récalcitrant à céder, car il prévoyait des compensations financières et politiques. Et devant un public national d’électeurs, chacun pouvait se sortir honorablement de l’affaire en pointant du doigt la pression de Bruxelles. Pile à la fin de l’année, la plupart des 200 positions étaient réglées, même si ce n’était pas toujours de manière satisfaisante.

En revanche, les espoirs économiques liés à janvier 1993 furent déçus : la plupart des investissements avaient déjà été réalisés dans la phase préparatoire. L’ouverture des frontières intensifia la concurrence et les pressions sur les prix, ce qui contraignit les entreprises à se lancer dans une rationalisation radicale. Ce processus fut accéléré par une vague de fusions, d’acquisitions et de prises de participation entre les grandes entreprises, qui se poursuit encore aujourd’hui. Bruxelles a toujours exigé et encouragé la concentration qui en résulte en renvoyant à la concurrence des marchés mondiaux. Avec des conséquences auxquelles le grand public ne s’attendait pas : dans la Communauté européenne, le taux de chômage atteignit des sommets sans précédent, sans aucune perspective fondée d’une amélioration notable.

Si les entreprises elles-mêmes purent largement s’adapter à ces changements, le mouvement syndical, en tant que gardien social des relations de travail, ne fut pas en mesure de le faire. Aujourd’hui encore, on ne voit pas encore clairement de quelle manière les salaires doivent être réglementés de manière uniforme face à des conditions de vie et de travail aussi différentes que celles qui existent dans les États membres de l’UE. Le conflit était d’emblée inégal : les rapports de prix du marché ne permettent pas de prendre en compte les questions sociales, mais au mieux d’exprimer une sympathie et des regrets, alors que les salaires découlent précisément de nécessités sociales (c’est pourquoi l’« Alliance pour le travail » s’avéra être un échec, car les entreprises n’ont aucune souveraineté en matière de prix. Or on ne peut conclure des contrats que pour des choses dont on dispose).

Le pouvoir de marché des sociétés et des associations d’entreprises s’accrut, sous la pression d’un chômage croissant, parallèlement à la réduction du pouvoir des syndicats. La cartellisation syndicale des salaires, accordée sous le mot-clé « autonomie tarifaire », avait toujours été une épine dans le pied des économistes du marché pur et de leurs politiciens affidés. Il était enfin possible d’exiger la flexibilisation et la libéralisation des salaires en faisant référence aux réductions de prix nécessaires. Cette réorientation bat son plein ; en Angleterre, par exemple, l’objectif est déjà largement atteint.

Jusqu’à présent, l’objectif des syndicats était de fixer les salaires le plus uniformément possible, indépendamment de la situation des entreprises, afin d’éviter que le travail ne soit dégradé et ne devienne qu’un simple événement de marché. Or le patronat exige maintenant la subordination radicale des salaires aux bénéfices. Du point de vue des entreprises, les salaires sont des coûts qui doivent être réduits aussi vite et aussi fortement que possible sous la pression de la concurrence. Cette insistance unilatérale sur le caractère de coût constitue un grave recul du point de vue économique, car la conscience entrepreneuriale venait à peine de comprendre que l’on peut considérer les salaires, de manière tout aussi justifiée, comme des revenus nécessaires, conférant un pouvoir d’achat qui conditionne le progrès de l’économie. Mais parler du travail comme d’un coût de l’économie est en même temps un mode d’expression et d’action indigne de l’homme, et donc un véritable scandale social. Les salaires ne font pas partie des coûts des entreprises, mais représentent la création de valeur par les personnes impliquées dans l’économie. À cet égard, ils devraient être traités comme la participation des employés aux bénéfices de l’entreprise. Nous ne pouvons pas discuter plus avant ici des conséquences que peut avoir la comptabilité de la création de valeur (ce qui semble révolutionnaire ici est en revanche une pratique courante depuis longtemps du côté du capital : là, l’amortissement du capital réel, figurant aussi à l’origine comme un coût, est déclaré avec le bénéfice comme un flux de trésorerie, c’est-à-dire comme création de valeur par le capital).

Ces dernières années, l’atonie de l’activité économique et la hausse du chômage ont également entraîné des difficultés pour les comptes budgétaires de l’UE : les recettes fiscales n’ont pas répondu aux attentes, alors que dans le même temps, les dépenses sociales ont augmenté rapidement. Les déficits budgétaires, qui visiblement se creusaient, furent initialement absorbés par une augmentation de la dette publique (le budget de la République fédérale d’Allemagne, par exemple, est toujours présenté comme équilibré et stable, même avec une nouvelle dette de 50 milliards de DM en un an !). L’économie est devenue mobile dans le cadre de la mondialisation. De ce point de vue, les dépenses publiques doivent être refinancées par des taxes et des droits, ce qui pèse sur les citoyens et les entrepreneurs. Si l’on veut réduire les coûts pour des raisons de concurrence économique mondiale, il faut donc aussi le faire au niveau de l’État. Et là, il s’agit surtout de réduire les impôts sur les sociétés et les coûts des services sociaux. Il est compréhensible qu’il y ait une grande résistance politique à de telles réductions. Les politiciens aux abois reçoivent alors le soutien du projet « euro ». L’introduction d’une monnaie commune d’ici 1999 fixe à tous les États certains critères pour l’adhésion, notamment le ratio d’endettement total et le déficit budgétaire annuel. L’argument « sinon, nous ne remplirons pas les conditions d’adhésion à l’euro » est devenu un instrument de discipline politique intérieure. Et une fois les limites du tabou franchies, ce sont pratiquement tous les avantages et les institutions de l’État-providence qui sont actuellement remis en question. Alors qu’hier, le niveau des prestations sociales était une indication de l’attitude socialement progressiste de la population d’un État, il est aujourd’hui considéré comme un stigmate anti-économique dont il faut se débarrasser le plus rapidement et le plus radicalement possible.

L’Allemagne représente, dans une certaine mesure, un cas particulier dans cette évolution : d’une part, la compétitivité internationale de l’économie revêt dans le premier pays exportateur d’Europe une importance particulière et, d’autre part, l’Allemagne est l’un des pays où les prestations de l’État-providence sont particulièrement élevées. À partir de 1989, la réunification se déroula à une vitesse vertigineuse. Au lieu d’utiliser cette réunification pour une remise en question, on visa dès le début l’intégration complète dans le « système occidental » existant (cinq nouveaux Länder !). Là aussi, on imaginait que le marché intérieur allemand conduirait rapidement à une nouvelle prospérité. En fait, ce furent surtout les entreprises ouest-allemandes qui profitèrent des premières années après la réunification. La population de l’ancienne RDA s’empara avec avidité de leur gamme de services en échangeant son épargne à des taux extraordinairement favorables. Dans l’économie, cependant, on ne peut pas se contenter de dépenser en permanence, il faut aussi pouvoir générer des revenus équivalents. On s’est toutefois aperçu que, malgré des subventions massives, il est très difficile de mettre en place une nouvelle structure dans les conditions du marché mondial. Ainsi, année après année, quelque 200 milliards de DM sont actuellement injectés dans les nouveaux Länder, sans qu’un véritable redressement économique ait été réalisé jusqu’à présent. Cette charge supplémentaire sur les budgets publics a considérablement aggravé la crise de l’État-providence allemand.


La conclusion des nouveaux accords du GATT

Cette évolution intra-européenne trouva son prolongement et son renforcement parallèles dans la sphère intercontinentale. En 1994, un cycle de négociations de sept ans se conclut à Marrakech par un nouvel accord du GATT et la création de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Le GATT, accord de réduction des droits de douane, entré en vigueur tardivement en 1948 entre 23 États contractants, faisait partie d’un nouvel ordre mondial planifié à la fin de la Seconde Guerre mondiale, auquel participent des institutions telles que l’ONU, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international, etc. L’objectif économique était de promouvoir l’ouverture des marchés au niveau mondial, tout en tenant compte des situations nationales. L’accent fut mis sur la réduction des droits de douane et autres restrictions commerciales. Depuis, plus de 120 pays, couvrant plus de 90 % du commerce mondial, ont adhéré au GATT, dont l’efficacité se manifeste par le fait que, de 1946 à 1973, les droits de douane entre les États membres ont été fortement réduits, passant de 40 % à 10 %. Dès le début, les intérêts étaient tels que les plus forts potentiels économiques, en premier lieu les États-Unis, exigèrent également la réduction la plus massive possible de toutes les mesures de protection. Le mot d’ordre de ce groupe de pays industrialisés est toujours de « lutter contre le protectionnisme », la plupart de ces États oubliant négligemment qu’ils ont eux-mêmes acquis leur force derrière des barrières tarifaires et protectrices élevées.

Toutefois, l’arrière-plan économique et politique d’origine évolua au fil des décennies : le choc pétrolier des années 1970 conféra à l’énergie un statut économique totalement différent et déclencha d’énormes flux monétaires internationaux ; les déséquilibres commerciaux entraînèrent la rupture des taux de change fixes convenus à Bretton Woods ; l’obligation de rachat de l’or de la monnaie de réserve mondiale, le dollar américain, fut levée et le prix de l’or se libéra ; la formation de zones économiques telles que la CEE donna lieu à de nouvelles constellations de pouvoirs ; la crise de la dette du tiers-monde menaça de dégénérer en un effondrement financier mondial et de tarir les flux commerciaux ; l’indépendance des colonies créa une pléthore de nouveaux partenaires commerciaux mondiaux avec de nouvelles exigences ; la destruction de l’environnement, qui progressait rapidement, exigea une action mondiale, etc.

En outre, le commerce mondial connut des changements structurels. De plus en plus, les pays industrialisés fournirent non seulement des marchandises, mais aussi des machines et des installations industrielles complètes, y compris le savoir-faire et le capital associés. De plus en plus d’entreprises produisirent directement dans d’autres pays pour diverses raisons (salaires bon marché, absence d’obligations sociales, moins de réglementations environnementales, proximité du marché, etc.) et transférèrent ainsi également du savoir-faire et du capital. À l’inverse, ces nouveaux pays se lancèrent eux-mêmes de plus en plus dans des exportations à bas prix. Ainsi s’imposa dans les pays occidentaux industrialisés l’idée qu’une nouvelle répartition des tâches allait se produire : dans les pays « hautement développés », l’accent serait mis à l’avenir sur le développement du savoir-faire et des technologies et systèmes innovants (notamment les technologies de l’information), ainsi que sur la fabrication de produits à haute valeur ajoutée, la gestion et la fourniture de capitaux et les services nécessaires ; la production de masse, en revanche, migrerait vers des pays moins chers, dans le sens d’une division mondiale du travail.

En pratique, ces considérations souffraient d’un défaut : les nouveaux avantages envisagés pour les pays industrialisés n’avaient pas encore fait l’objet du GATT et ne pouvaient donc pas être considérés comme garantis au niveau international. Il fallait donc désormais assurer, outre le libre accès aux marchés de produits, la protection des investissements étrangers, le libre transfert des capitaux et la protection des brevets et autres droits d’auteur. De ce fait, à partir de 1986, le cycle dit de l’Uruguay négocia une réorganisation et une extension du traité du GATT, jusqu’à ce que le nouveau règlement puisse être décidé en 1994. Il en résulta une Organisation mondiale du commerce (OMC) à l’organisation condensée, un accord du GATT révisé et étendu à l’agriculture, ainsi que les accords AGCS (services) et ADPIC (droits de propriété intellectuelle). Avec la protection mondiale du capital et des droits d’auteur, on pouvait maintenant lancer une délocalisation sans précédent de l’économie mondiale – sans préparation sociale dans nos pays –, dont les turbulences secouent toutes les régions du monde et dont les conséquences et la fin ne sont pas prévisibles : la « mondialisation ».

Cependant, la possibilité de plus en plus exploitée par les entreprises de produire à n’importe quel endroit du monde en exploitant les avantages de la localisation a une conséquence grave. Tout le monde savait que les habitants d’autres régions du monde doivent vivre et travailler dans de mauvaises conditions et constituent donc une main-d’œuvre « bon marché ». Ces « avantages naturels de localisation » étaient jusque-là restés secondaires en termes d’économie mondiale en raison des coûts de transport élevés, mais surtout en raison d’un manque d’éducation, de capitaux et d’innovation. Aujourd’hui, cependant, étant donné que des banques et des entreprises opérant à l’échelle mondiale créent presque partout les mêmes conditions de production, ce sont les conditions de travail et de vie bien pires et les bas salaires qui en résultent pour les personnes concernées qui expliquent à elles seules la différence de coût. Une étude de la CNUCED estime qu’au cours des prochaines années, 1,2 milliard de personnes arriveront sur le marché du travail à environ 20 % de notre niveau de salaire. La concurrence se déplace du niveau du produit au niveau du salaire. Au vu de ces énormes différences, il est évident que l’appel à la baisse de nos salaires, si elle doit avoir un effet compétitif, a un caractère socialement destructeur.


L’EURO

La pression économique sur les structures sociales fut encore accrue par le troisième événement majeur, l’introduction d’une monnaie commune, l’« euro », pour tous les États membres de l’UE. Cet événement, qui au départ n’était pas prévu avant 1999, mais qui influence déjà les comportements d’aujourd’hui, est destiné à constituer la clé de voûte assurant la sécurité économique du projet européen et à le rendre irréversible. D’autre part, l’euro doit accélérer le processus d’unification, car on sait évidemment qu’une monnaie unique n’est pas une question de noms et de billets de banque, mais implique l’harmonisation de toutes les conditions de vie.

Une fois de plus – cette fois dans le cadre des traités de Maastricht – on utilisa la méthode politiquement éprouvée consistant à mettre le processus d’unification sous pression. D’ici la mi-1998, on doit décider sur la base de critères strictement économiques quels États seront acceptés dans le groupe EURO. Parmi les nombreux points de vue, dont l’intention d’utiliser l’euro pour repousser le dollar américain en tant que monnaie de réserve mondiale, le plafond de la dette des pays candidats est un critère important dans le contexte de ce qui a été dit jusqu’à présent. Le point de départ est la crainte que les pays déficitaires soient enclins à équilibrer leurs déficits avec l’aide de la banque centrale. Cette situation doit être évitée, d’une part, par une banque centrale européenne politiquement indépendante et, d’autre part, par la limitation des déficits budgétaires à 3 % du produit national brut.

C’est là que l’on remarque la nature cumulative des effets. Car dans la plupart des États, les chiffres ont jusqu’à présent été plus ou moins largement supérieurs aux 3 %. Il faudra donc prendre, dans ces pays, dont l’Allemagne fait étonnamment partie, des mesures d’austérité et de réduction rigoureuses. Ceux qui ne participent pas mettent l’Europe en danger ! Alors que dans l’économie, les éléments au premier plan sont surtout les salaires et la part de l’employeur dans le système de sécurité sociale, ce sont, dans le cas de l’État, la base légale du système de sécurité sociale et la part étatique dans les dépenses sociales. L’objectif général est de réduire ces dépenses, même si l’on préfère parler de restructuration de l’État-providence. Un coup d’œil aux médias suffit pour s’en convaincre : chaque réduction est célébrée comme une avancée dans la pensée économique ; des pays comme la Nouvelle-Zélande et la Grande-Bretagne, qui réduisent leurs systèmes de protection sociale, sont loués comme des modèles ou enviés. Dans le contexte de la discussion sur l’euro, les arguments sont abstraitement traités en termes de politique monétaire, mais les opérations qui ont les conséquences les plus lourdes touchent les conditions sociales de notre société.


La nouvelle puissance des marchés de capitaux

Les relations sociales et de travail subissent une pression économique croissante du fait du développement de l’économie mondiale mais, de l’autre côté, les marchés des capitaux connaissent actuellement un boom d’une intensité et d’une durée sans précédent. On a enfin trouvé un marché qui semble permettre une croissance illimitée. On spécule déjà sur le moment où l’indice Dow Jones atteindra la barre magique des 10 000 points (à titre de comparaison, lors du krach boursier de 1987, il a menacé d’atteindre la barre des 3000). Cet événement sur les marchés des capitaux nécessiterait un examen plus approfondi. Nous ne retiendrons ici aussi que quelques points de vue en lien direct avec les idées de ce livre.

Un aspect central de la mondialisation est la libre circulation internationale des capitaux. Dans les années 1950, toutes les opérations de change étaient encore soumises à l’approbation de la banque centrale concernée. On l’avait décidé ainsi à Bretton Woods : si les flux commerciaux étaient libres, les flux monétaires devaient l’être aussi, car tout mouvement de marchandises entraîne un mouvement monétaire en retour. On a ensuite considéré comme évident que cette liberté serait étendue à tous les mouvements monétaires, même si la cause du mouvement n’était pas une transaction économique réelle. Ainsi, par exemple, une spéculation de change est finalement traitée de la même manière qu’une exportation ou une importation. Les jours de forte activité boursière, un dixième seulement des mouvements sont liés aux processus réels, c’est-à-dire axés sur les processus du commerce mondial des marchandises. Cela signifie qu’à court terme, par exemple, les taux de change ne sont plus du tout déterminés par la situation économique réelle, mais que les processus économiques réels doivent suivre les taux de change – ou, comme l’a récemment dit un célèbre théoricien de l’économie, « la queue entraîne le chien ». Les processus du capital se sont largement émancipés des processus économiques des marchandises.

Les responsables de cette situation ne s’interrogent pas sur les conséquences sociales que peuvent avoir les mouvements d’argent ou de capitaux qu’ils déclenchent s’ils ne produisent que les profits correspondants. La concurrence est d’emblée inégale : contrairement aux investissements réels, qui créent un certain lien spatio-temporel et donc social avec l’environnement, les investissements monétaires se font sur appel, en un temps très bref. C’est pourquoi les marchés de capitaux sont des marchés nerveux, car le capital monétaire est prêt à quitter son hôte à tout moment lorsque des opportunités plus favorables se présentent. Et la somme de leurs mouvements, en tant que fait au sens de la psychologie de masse, devient l’occasion de nouveaux mouvements. Même les banques centrales n’ont plus rien à opposer à cette masse monétaire qui circule dans le monde, comme l’a montré la spéculation de Soros sur la livre sterling. Et pour « sauver » le peso mexicain, il a fallu des prêts de la banque centrale d’un montant de plus de 40 milliards de dollars, qu’on ne pouvait lever qu’en outrepassant les compétences des organes responsables.

Cependant, ces mouvements monétaires internationaux ont également besoin de se référer à un objet. Il ne peut pas s’agir de biens réels, puisque le propriétaire du capital ne veut justement pas consommer. C’est là qu’intervint la redécouverte de l’action. L’action, d’une part, est la pleine propriété de la substance d’une entreprise et, d’autre part, elle confère des droits de décision et de souscription, par exemple sous la forme du dividende. De ce fait, les droits d’actions sont dérivés de transactions économiques réelles. Mais il existe une autre source de profit bien plus intéressante que la première, à savoir les gains en capital. Et l’introduction des produits dérivés (tels que les options) a permis de multiplier encore cette possibilité de profit. S’il est désormais possible d’injecter un flux constant de capitaux monétaires sur les marchés boursiers, les prix peuvent en principe augmenter à volonté. L’intérêt ne porte donc pas seulement sur le capital d’investissement traditionnel. De nombreux pays ont fait des efforts importants pour canaliser également les actifs des grands fonds de sécurité sociale de l’État (fonds de pension, etc.) vers les marchés boursiers, avec comme argument que la participation aux actifs productifs de l’économie est en fin de compte la meilleure forme de sécurité et la plus appropriée.

Deux conséquences de ce développement sont intéressantes ici. Le premier effet, plutôt à long terme, est que la valeur du prix des actions a depuis longtemps cessé d’être couverte par des actifs productifs, des processus de production ou des bénéfices futurs. Les prix ne sont plus des valeurs réelles substantielles, mais des valeurs marchandes fictives formées par le marché boursier. Le fait de les traiter comme des biens consommables devient, à mesure qu’ils augmentent, l’une des plus grandes menaces pour l’évolution sociale. Le deuxième impact concerne les entreprises elles-mêmes, car la hausse des prix exerce également une pression sur le versement des dividendes. Certes, on insiste sur l’avantage de lever des capitaux par l’agio (différence entre la valeur nominale et le prix d’émission) qu’une entreprise peut obtenir lorsqu’elle introduit de nouvelles actions en bourse. Mais si l’on veut offrir aux investisseurs un « maigre » rendement de seulement 3 % à un prix dix fois supérieur à la valeur nominale, on doit déjà verser 36 % de dividendes sur la totalité de cette valeur. À long terme, les entreprises remboursent beaucoup plus aux investisseurs qu’elles n’ont jamais reçu d’eux. Elles ne peuvent pas non plus s’en défendre, puisque la répartition des bénéfices est un droit des actionnaires. Elles peuvent par contre garantir intelligemment l’accès au capital en faisant des cadres supérieurs des co-actionnaires. La phrase souvent prononcée « les entreprises ne sont là que pour les actionnaires, et pour rien d’autre » caractérise ce renversement de tendance général, qui a débuté avec des termes tels que la « comptabilité des flux de trésorerie » (l’entreprise est considérée comme un pur processus de capital) et se poursuit avec des termes tels que la « valeur actionnariale » (l’entreprise comme valeur de l’actionnaire).

Cette vision unilatérale de l’économie du seul point de vue du capital investi et de ses rendements conduit systématiquement à ne considérer les personnes qui prétendent à un revenu que comme des coûts qui doivent être éliminés. Le capital commence à avoir un effet antisocial. Ainsi, on a pu lire à plusieurs reprises dans la section économique de nos journaux des titres tels que « Bain de sang à la bourse de New York » ou « Sombres perspectives pour le marché boursier ». Sur la même page, on pouvait également lire ce qui avait déclenché le « bain de sang » : le chômage aux États-Unis avait baissé. Pour la logique de la pensée abstraite du capital boursier, c’est une mauvaise nouvelle, car une amélioration de la situation sur le marché du travail soulage les entreprises de la pression de la rationalisation ; la relance économique qu’elle exprime entraînera également une hausse des salaires et des prix, ce qui évoque le danger de l’inflation ; les banques centrales augmenteront donc les taux d’intérêt ; des taux d’intérêt plus élevés rendent plus difficile le fonctionnement des entreprises et pèsent sur le rendement du capital et donc sur les valeurs boursières…

C’est pourquoi les milieux dirigeants se sont depuis longtemps détournés de l’objectif du plein emploi. Au lieu de cela, ils discutent déjà de la question de savoir ce qui devrait arriver à la partie non employée de l’humanité (voir le livre Die Globalisierungsfalle [Le piège de la mondialisation] de Hans-Peter Martin et Harald Schumann, publié en 1996), qui est censée inclure environ 80 % de la population de nos États. En 1995, par exemple, l’ancien conseiller de Jimmy Carter, Zbigniew Brzesinski, inventa le terme cynique de « tittytainment », qui prévoit un mélange de revenu minimum et de mesures extra-économiques d’emploi et de divertissement (autrement dit : il faut endormir les 80 % par un divertissement anesthésiant – entertainment, le divertissement – et par la nourriture – représentée par la poitrine nourricière, tits, les seins).


La mondialisation sur des bases incertaines

En résumé, le tableau qui se dégage de l’évolution actuelle de la mondialisation est le suivant :

  1. La mondialisation des relations économiques et, par voie de conséquence, des relations sociales, se justifie à trois titres. Premièrement, elle correspond aux tendances internes de la division moderne du travail à l’échelle mondiale ; deuxièmement, les déséquilibres accumulés dans le passé entre les anciens pays industrialisés et le reste du monde, que nous avons nous-mêmes créés, sont en train de se résorber de manière chaotique ; troisièmement, les répercussions de la mondialisation sur notre propre situation nous rappellent douloureusement notre responsabilité commune à l’égard de l’ensemble de l’humanité. Mais cette justification intérieure d’un mouvement ne dit rien sur le contenu et la manière de sa réalisation. Le mot « mondial » ne suffit pas à lui seul à justifier des actions.

  2. La mondialisation a été mise en marche par des décisions politiques conscientes. Bien qu’elle se déroule – conformément à la conception occidentale actuelle du marché – sur la base de nombreuses décisions individuelles non coordonnées, la dynamique de développement a acquis une telle vitesse et une telle force que les entreprises ne croient guère pouvoir y échapper.

  3. La mondialisation, telle qu’elle est menée actuellement, ne conduit pas à une plus grande égalité sociale dans nos pays, mais à une accentuation de la division sociale. Ce qui est en vue, ce n’est pas une solution aux problèmes qui existent déjà dans les différents États, notamment le chômage, mais la mondialisation des problèmes (il n’y a pas si longtemps, la nécessité d’un marché unique européen était justifiée par le fait que c’était le seul moyen de préserver les emplois et le niveau de vie en Allemagne, par exemple. Aujourd’hui, les suppressions d’emplois et de salaires sont justifiées précisément par une concurrence sans limites).

  4. La mondialisation invalide de plus en plus les compétences réglementaires antérieures des États en matière de droit social, puisque, grâce à des accords internationaux tels que le GATT, l’AGCS, les ADPIC, etc., les entreprises et les capitaux peuvent échapper à toute pression par des délocalisations garanties et protégées.

  5. Toutes les exigences et réglementations sociales (exigences environnementales, conditions de travail, cotisations sociales, obligations en matière de capital) peuvent s’exprimer en termes monétaires et deviennent ainsi des désavantages concurrentiels pour les sites qui supportent les charges les plus élevées (l’accusation souvent utilisée de « dumping social » à l’encontre des pays à bas salaires est inexacte dans la mesure où il ne s’agit pas d’une dépréciation artificielle, mais de conditions « naturelles »). Par conséquent, la réduction des salaires et des charges sociales devient la principale exigence de la mondialisation afin de survivre dans la concurrence internationale (la transformation de ces « coûts » en impôt sur les dépenses sous la forme de la taxe sur la valeur ajoutée, qui serait neutre en termes de concurrence, est encore trop rarement évoquée ; voir le chapitre « Chômage »).

  6. La question, déclenchée par la mondialisation, de la durabilité d’une économie est réduite à la survie des entreprises et donc à celle du capital investi. Dans cette lutte, l’ensemble du potentiel culturel et éducatif, par exemple de l’éducation et de la science, est orienté vers l’économie (sécurisant les sites « Allemagne » ou « Europe »). Dans le contexte de la mondialisation, l’économie sort de son rôle de serviteur et détermine de plus en plus les orientations de l’évolution sociale.


Il existe actuellement deux réponses opposées à la question de savoir ce qu’il faut faire face à cette évolution. La première est une nouvelle version du libéralisme, qui affirme que cette mondialisation va se calmer, que le déséquilibre est temporaire et que les changements imposés par le marché conduiront à une société d’un niveau supérieur (au moins de prospérité). Seule une concurrence accrue combinée à une compétitivité croissante produirait un progrès social, et non une redistribution sociale. Plus nous nous adaptons rapidement et plus nous participons activement, dit-on, plus nous avons de chances de bénéficier de la mondialisation. Il suffit d’avoir le courage d’accepter cette évolution et de s’opposer vigoureusement à ceux qui veulent préserver les acquis sociaux. La deuxième réponse est fondée sur la perte de la souveraineté des États. Comme celle-ci ne peut être récupérée par un seul pays face à la mondialisation, elle doit être étendue au niveau international. C’est pourquoi des unités politiques plus importantes, telles que la Communauté européenne, sont nécessaires pour créer et faire respecter des conditions uniformes ; d’ailleurs, nombreux sont ceux qui considèrent que la seule façon d’aller de l’avant est d’étendre les organismes opérant au niveau mondial, tels que ceux de l’ONU, de l’OMC et d’autres institutions.

Mais même s’il était possible de rétablir le règne de la politique dans le monde entier, ce serait pure superstition de penser que ces organes se comporteraient autrement qu’ils ne le font au niveau de l’État-nation. Nous n’avons pas besoin de nouveaux gouvernements et parlements, sous la responsabilité desquels toutes ces évolutions se sont produites, mais de nouvelles façons de penser et de se comporter. Or on ne pourra en développer d’autres qu’en s’attaquant aux causes profondes qui sont à l’origine des dysfonctionnements. Face à la mondialisation, il est urgent de renouveler également la pensée économique : d’une part, en se préoccupant des fondements sur lesquels repose l’économie, à savoir le travail, la terre et le capital ; d’autre part, en relation avec les processus économiques sous la forme de mécanismes de marché déterminés par la concurrence. Établir l’inaliénabilité des facteurs de production et développer des formes associatives de coopération reste une question sociale centrale, également ou précisément à cause de la mondialisation.


Sommaire complet de l'ouvrage (retour)

Avant propos à la 3e édition    7
Sur le développement de la globalisation économique    9
Le réveil des systèmes 25
Gestion associative - la recherche pour la justice sociale 35
L'invendabilité des fonds et sols - une proposition pour une nouvelle loi foncière  87
La loi sociale principale - L'altruisme comme force de modelage social 120
Le chômage et la répartition des gains de productivité. Étapes pratiques d'une issue 143
Sur la gestion socio-organique du système monétaire 16r
Que peut-on faire concrètement ?    220
Remarques 227