Aspects fondamentaux de la question sociale
Rudolf Steiner, 1919
Traduction française révisée par Sylvain Coiplet,
1999-2001
- Nouvelle traduction par F.
Germani , 2018
3. Le capitalisme et les idées
sociales
Capital - Travail humain
[03/01] On ne peut juger du mode
d'action exigé aujourd'hui dans le domaine social par
les faits qui sautent aux yeux, si l'on n'a pas la
volonté de laisser déterminer ce jugement par une
réelle compréhension des forces fondamentales de
l'organisme social. C'est la tentative d'atteindre à
une telle compréhension qui est à la base de l'exposé
ci-dessus. Avec des mesures ne s'appuyant que sur un
jugement puisé en un cercle d'observation restreint,
on ne peut aujourd'hui réaliser quelque chose de
fécond. Les faits qui sont issus du mouvement social
mettent en évidence des perturbations qui, loin de
rester un phénomène de surface, touchent aux
fondements mêmes de l'organisme social. A l'égard de
ces faits, il est indispensable de pouvoir comprendre
jusqu'aux fondements.
[03/02] Parler aujourd'hui de
capital et de capitalisme, c'est toucher à ce que le
prolétariat considère comme la source de son
oppression. On ne parviendra à un jugement fécond sur
la façon dont le capital agit dans la circulation de
l'organisme social - la stimulant ou l'entravant - que
si l'on perçoit comment les facultés individuelles,
l'élaboration du droit et les forces de la vie
économique produisent le capital, et le consomment.
Parler du travail de l'homme, c'est évoquer ce qui,
d'un commun ensemble avec les ressources naturelles de
l'économie et le capital, crée les valeurs
économiques, ainsi que ce par quoi le travailleur
parvient à la conscience de sa position sociale.
Comment le travail de l'homme doit-il être inséré dans
l'organisme social afin qu'il ne soit pas attenté au
sentiment de la dignité humaine du travailleur? On ne
peut parvenir à en juger que si l'on considère le
double rapport du travail humain avec l'épanouissement
des facultés individuelles d'une part, avec la
conscience du droit d'autre part.
[03/03] On demande actuellement,
non sans raison, ce qui doit être fait en tout premier
lieu pour répondre aux exigences qui se manifestent
dans le mouvement social. En premier lieu, rien de
fécond ne pourra être accompli si l'on ne sait quel
rapport doit exister entre ce qui est à accomplir et
les fondements de l'organisme social sain. Que l'on
connaisse ce rapport, et l'on pourra, de la place où
l'on a été mis, ou de celle où l'on parvient à se
mettre, trouver les tâches qui résultent des faits. A
l'acquisition d'une telle compréhension s'oppose,
faussant le jugement non prévenu, ce qui a pénétré du
vouloir humain dans les institutions sociales. On
s'est à tel point accoutumé aux institutions que l'on
s'est formé des opinions sur ce qui est à conserver,
ou à modifier. On se conforme dans sa pensée à des
faits qui pourtant devraient être dominés par la
pensée. Il est cependant indispensable aujourd'hui de
voir qu'un jugement ne saurait être à la hauteur des
faits autrement que par un retour aux pensées
primordiales qui sont à la base de toutes les
institutions sociales.
[03/04] S'il n'existe pas de
sources appropriées d'où affluent, toujours à nouveau,
vers l'organisme social, les forces qui résident dans
ces pensées primordiales, alors les institutions
prennent des formes qui entravent la vie plutôt
qu'elles ne la favorisent. Cependant, dans les
impulsions instinctives des hommes, les pensées
primordiales continuent à vivre d'une façon plus ou
moins inconsciente, quand bien même les pensées
conscientes s'égarent et créent, si ce n'est déjà
fait, des faits qui entravent la vie. Et ce sont ces
pensées primordiales se manifestant d'une façon
chaotique face à un monde de faits entravant la vie
qui, d'une manière ouverte ou voilée, font apparaître
les ébranlements révolutionnaires de l'organisme
social. Ces ébranlements ne cesseront que si
l'organisme social est constitué de telle sorte qu'à
tout moment existe en lui la tendance à observer où se
dessine un écart avec les institutions dictées par les
pensées primordiales et où, en même temps, existe la
possibilité de corriger cet écart, avant qu'il
n'atteigne une ampleur néfaste.
[03/05] De nos jours, dans bien
des domaines de la vie humaine, les écarts entre la
réalité de cette vie humaine et les conditions dictées
par les pensées primordiales sont devenus importants.
Soutenue par ces pensées, la vie des impulsions dans
les âmes humaines se présente comme une critique
s'exprimant à travers les faits et portant sur ce qui
s'est formé dans l'organisme social, au cours des
derniers siècles. Par suite, il faut de la bonne
volonté pour se tourner d'une manière énergique vers
les pensées primordiales et ne pas méconnaitre à quel
point il est nuisible, justement de nos jours, de
bannir comme des généralités «non pratiques», ces
pensées primordiales, du domaine de la vie. Dans la
vie et les exigences de la population prolétarienne
vit, se manifestant en acte, la critique de ce que les
temps nouveaux ont fait de l'organisme social. Face à
cela, le devoir de notre temps est de contrecarrer
cette critique unilatérale en trouvant au sein des
pensées primordiales les directions dans lesquelles
les faits devront être dirigés consciemment. Car les
temps sont révolus où l'humanité pouvait se contenter
de ce que la conduite instinctive pouvait réaliser.
[03/06] L'une des questions
fondamentales présentée par la critique contemporaine
est la suivante: De quelle manière peut cesser
l'oppression que l'humanité prolétarienne a subi du
fait du capitalisme privé? Le propriétaire ou le
gérant du capital est en mesure de mettre le travail
manuel d'autres hommes au service de la production
qu'il entreprend. On doit distinguer trois parties
dans la relation sociale qui se crée par la
coopération du capital et du travail humain:
l'activité de l'entrepreneur qui doit se fonder sur la
base des capacités individuelles d'une personne ou
d'un groupe de personnes; la relation de
l'entrepreneur avec l'ouvrier qui doit être une
relation juridique; la production d'un article qui
reçoit une valeur marchande dans le circuit de
l'économie. L'activité d'entrepreneur ne peut
intervenir d'une manière saine dans l'organisme social
que si, dans la vie de celui-ci, agissent des forces
qui permettent aux facultés individuelles des hommes
de se manifester de la manière la meilleure possible.
Cela ne peut avoir lieu que s'il existe un domaine de
l'organisme social qui permet aux hommes capables la
libre initiative de l'usage de leurs facultés et rend
possible à autrui, par une libre compréhension, le
jugement de la valeur de ces facultés. On le voit,
l'activité sociale d'un homme au moyen du capital
appartient à ce domaine de l'organisme social dans
lequel la vie spirituelle a le soin de la législation
et de l'administration. Si l'Etat politique interfère
dans cette activité, l'incompréhension envers les
facultés individuelles aura nécessairement son
influence sur leur efficacité. Ce qui dans tous les
hommes est présent comme une même exigence de vie,
c'est ce que doit mettre en action l'Etat politique,
et ce sur quoi il doit se fonder. Dans son domaine, il
doit donner à tous les hommes la possibilité de faire
valoir leurs jugements. Pour ce qu'il doit accomplir,
la compréhension ou l'incompréhension pour des
facultés individuelles n'entre pas en ligne de compte.
De ce fait, ce qui en lui parvient à se réaliser ne
doit avoir aucune influence sur l'activité des
facultés humaines individuelles. La perspective de
l'avantage économique devrait être tout aussi peu
déterminante pour les effets des facultés
individuelles rendues possibles par le capital.
Beaucoup d'observateurs du capitalisme attachent une
grande importance à ces avantages économiques. Ils
croient que seul l'attrait de ce profit peut mettre en
action les capacités individuelles. En tant qu'«hommes
pratiques», ils en appellent à l'«imparfaite» nature
humaine qu'ils prétendent connaître. Il est vrai qu'au
sein de cet ordre social qui a conduit aux conditions
présentes, le point de vue des avantages économiques a
acquis une signification profonde. Mais ce fait est
justement pour une part non négligeable la cause de la
situation que l'on peut observer et vivre
actuellement. Et cette situation réclame le
développement d'une autre impulsion pour l'exercice
des facultés individuelles. Cette impulsion devrait
résider dans la compréhension sociale provenant d'une
vie spirituelle saine. L'éducation et l'école, de par
la force de la libre vie spirituelle, doteront l'homme
d'impulsions qui l'amèneront, grâce à cette
compréhension sociale qui lui est inhérente, à
réaliser ce vers quoi ses capacités individuelles le
poussent.
[03/07] Une telle opinion n'est
pas nécessairement exaltation rêveuse. Certes,
l'exaltation a apporté des malheurs incommensurables
dans le domaine des aspirations sociales, comme dans
bien d'autres. Mais, comme on peut le constater par ce
qui précède, la manière de voir exposée ici ne repose
pas sur la croyance insensée que l'esprit opérera des
miracles, lorsque ceux qui pensent le posséder
n'auront que ce mot à la bouche; mais elle est le
résultat de l'observation de la libre coopération des
hommes, dans le domaine de l'esprit. Pour que, par sa
nature même, cette coopération reçoive une empreinte
sociale, il suffit qu'elle puisse se développer de
manière vraiment libre.
[03/08] Seul l'état
d'assujettissement dont souffrait la vie spirituelle
n'a pas permis à cette empreinte sociale de faire son
apparition. Dans les classes dirigeantes, les forces
spirituelles se sont développées de telle manière
qu'elles ont confiné les productions de ces forces
d'une façon antisociale, à l'intérieur de certains
cercles de l'humanité. Ce qui a été produit à
l'intérieur de ces cercles ne pouvait être apporté à
l'humanité prolétarienne que d'une manière
artificielle. Et cette humanité ne pouvait puiser à
cette vie spirituelle aucune force de soutien de l'âme
car elle ne participait pas vraiment à la vie de ce
bien spirituel. Les institutions pour un «enseignement
populaire», pour «mettre à la portée du peuple» des
jouissances artistiques et autres choses semblables,
ne sont pas les moyens qu'il faut pour répandre les
biens spirituels dans la population, surtout tant que
ceux-ci garderont leur aspect actuel. Car, du plus
intime de son être, le peuple7 n'y prend pas part; il
ne lui est permis en somme de les considérer que d'un
point de vue extérieur. Et ce qui est valable, de la
vie spirituelle considérée dans un sens plus étroit, a
également son importance dans celles des ramifications
de l'action spirituelle qui affluent dans la vie
économique, par le moyen du capital. Dans l'organisme
social sain, l'ouvrier prolétaire ne doit pas
uniquement se tenir à sa machine, et n'être touché que
de sa mécanique, alors que le capitaliste est le seul
a savoir quel est, dans le circuit de la vie
économique, le destin du produit fabriqué. Par sa
pleine participation en la matière, l'ouvrier doit
pouvoir développer des représentations sur la façon
dont il coopère à la vie sociale tout en travaillant à
la production de la marchandise. Il faut que des
entretiens, qui doivent être compris dans le temps de
travail au même titre que le travail lui-même, soient
organises régulièrement par l'entrepreneur, dans le
but de développer un champ de représentation commun,
unissant l'employeur et l'employé. Bien conduite, une
telle manière d'agir engendrera chez l'ouvrier la
compréhension qu'un maniement juste de la gestion du
capital favorise l'organisme social ainsi que
l'ouvrier lui-même, du fait qu'il en est un membre.
L'entrepreneur sera amené, par cette publication en
vue d'une telle libre compréhension de la gestion de
son entreprise, à un comportement sans reproches.
[03/09] Seul celui qui n'a pas le
sens de l'effet social de l'expérience intérieure
d'union vécue en commun lors de la réalisation d'une
chose, tiendra ce qui vient d'être dit pour dénué
d'importance. Mais celui qui a un sens pour ces choses
saisira que la productivité économique se trouve
stimulée lorsque la direction de l'entreprise - qui
s'appuie sur le capital - a ses racines dans la vie
libre de l'esprit. L'intérêt porté au capital
uniquement en vue du profit, et de son accroissement,
ne peut faire place à l'intérêt objectif pour
l'élaboration de produits et la réalisation de
services que si cette condition est remplie.
[03/10] Les penseurs socialistes
contemporains aspirent à faire gérer les moyens de
production par la collectivité. Ce qui est justifié
dans cette aspiration ne pourra être atteint que si la
vie spirituelle libre pourvoit à cette gestion.
Par-là, sera rendue impossible la contrainte
économique qui émane du capitalisme, et qui est
ressentie comme indigne de l'homme, lorsque le
capitaliste déploie son activité à partir des forces
issues de la vie économique. La paralysie des facultés
humaines individuelles, conséquence obligatoire de la
gestion de ces facultés par l'Etat politique, pourra
ainsi être évitée.
[03/11] Comme toute production
spirituelle, le produit d'une activité conjointe du
capital et des facultés individuelles humaines doit,
dans un organisme social sain, être le résultat, d'une
part, de l'initiative libre de celui qui agit et,
d'autre part, de la libre compréhension des autres
hommes qui exigent de son auteur l'existence de la
prestation. Avec la libre compréhension de celui qui
est actif, doit s'harmoniser, dans ce domaine,
l'appréciation de ce qu'il veut voir comme produit de
sa prestation, en fonction de la préparation qui lui
est nécessaire pour l'accomplir, en fonction des
efforts qu'il doit fournir pour la réaliser, et ainsi
de suite. Et il ne sera satisfait à ses exigences que
si ses efforts trouvent une compréhension.
[03/12] Des réalisations sociales
dans le sens de cet exposé constitueront le terrain
propice à un rapport contractuel réellement libre,
entre dirigeant et exécutant. Ce rapport aura trait
non pas à un échange de marchandise (en l'occurrence
de l'argent) contre force de travail, mais à la
fixation de la quote-part des deux personnes,
coproductrices de la marchandise.
[03/13] Ce qui est produit pour
l'organisme social, sur la base du capital, repose en
son essence sur la façon dont les facultés humaines
individuelles interviennent dans cet organisme. C'est
de la vie spirituelle libre, à l'exclusion de toute
autre, que le développement de ces facultés peut
recevoir l'impulsion appropriée. Dans un organisme
social qui lie cette évolution à l'administration de
l'Etat politique ou aux forces de la vie économique,
la véritable productivité de tout ce que la
mobilisation du capital rend nécessaire reposera
également sur ce qui, des forces individuelles libres,
se fraie un chemin à travers les institutions
paralysantes. Cependant, une évolution dans de telles
conditions sera une évolution malsaine. Ce n'est pas
le déploiement des facultés individuelles agissant sur
la base du capital, mais l'enchaînement de ces forces
par la vie politique de l'Etat ou par le circuit de la
vie économique qui a entraîné des conditions telles
que la force humaine de travail peut seulement y être
marchandise. Reconnaître cela sans préventions est
actuellement une condition pour toute tentative dans
le domaine de l'organisation sociale. Car les temps
nouveaux ont fait surgir cette superstition que les
mesures susceptibles de guérir l'organisme social
doivent émaner de l'Etat politique ou de la vie
économique. Si l'on poursuit sur la voie qui a reçu sa
direction de cette superstition, on créera des
institutions qui ne conduiront pas l'humanité vers ce
à quoi elle aspire, mais vers un accroissement sans
limite de l'oppression qu'elle voudrait voir écarter.
[03/14] On a appris à penser sur
le capitalisme à une époque où ce capitalisme a été la
cause d'un processus de maladie pour l'organisme
social. On vit le processus de maladie; on voit qu'il
faut travailler à s'y opposer. On doit voir plus. On
doit s'apercevoir que la maladie a son origine dans le
fait que les forces qui agissent dans le capital sont
absorbées par le circuit de la vie économique. Dans la
direction de ce que les forces évolutives de
l'humanité actuelle commencent à exiger énergiquement,
seul peut agir celui qui ne se laisse pas entraîner
dans l'illusion par des représentations qui voient le
résultat d'un «idéalisme non pratique», dans la
gérance du maniement du capital par la vie spirituelle
libérée.
[03/15] Dans le présent, on est
cependant peu préparé pour amener l'idée sociale, qui
doit diriger le capitalisme sur des voies saines, dans
une relation immédiate avec la vie spirituelle. On
part de ce qui appartient au domaine de la vie
économique. On voit comment, dans les temps présents,
la production de marchandise a conduit à la grande
entreprise, et celle-ci à la forme actuelle du
capitalisme. Et on pense qu'à cette forme d'économie
devrait se substituer la forme coopérative qui
travaille pour les besoins propres des producteurs. Du
fait que l'on veut bien entendu maintenir l'économie
avec les moyens de production modernes, on exige la
réunion des entreprises dans une grande et unique
coopérative. Dans cette dernière, pense-t-on, chacun
produirait sur ordre de la communauté, qui ne pourrait
exploiter personne du fait qu'elle s'exploiterait
elle-même. Et par le fait que l'on veut ou que l'on
doit partir des bases existantes, on se tourne vers
l'Etat moderne que l'on veut transformer en une vaste
coopérative.
[03/16] Ce faisant, on ne
remarque pas que l'on se promet d'une telle
coopérative des effets qui peuvent d'autant moins se
réaliser que la coopérative est plus grande. Si, dans
l'organisme de la coopérative, la mise en place des
capacités humaines individuelles n'est pas effectuée
de la manière présentée dans cet exposé,
l'administration en commun du travail ne pourra pas
conduire à la guérison de l'organisme social.
[03/17] Que l'on soit
actuellement peu disposé à un jugement non prévenu sur
l'intervention de la vie spirituelle dans l'organisme
social provient du fait que l'on s'est habitué à se
représenter la vie spirituelle aussi éloignée que
possible de tout ce qui est matériel et pratique. Il
existe probablement bien des personnes qui trouveront
quelque chose de grotesque dans l'avis exposé ici: à
savoir que dans la vie économique l'effet d'une part
de la vie spirituelle devrait se manifester dans
l'activité du capital. On peut s'imaginer que les
représentants des classes jusqu'alors dirigeantes et
certains des penseurs socialistes s'accorderont à
qualifier de grotesque ce qui est présenté ici. Pour
pouvoir reconnaître, en vue d'une guérison de
l'organisme social, l'importance de ce qui est ainsi
considéré comme grotesque, on devra diriger son regard
sur certains courants de pensée qui, à leur manière,
sont le résultat d'impulsions sincères, mais qui
cependant entravent la naissance d'une pensée vraiment
sociale, là où ils peuvent trouver accès.
[03/18] D'une façon plus ou moins
inconsciente, ces courants de pensée ont tendance à
s'éloigner de ce qui donne son impulsion à la vie
intérieure. Ils aspirent à une conception de vie, à
une vie intérieure de pensée, de recherche de
connaissances scientifiques et d'âme, pour ainsi dire
comme à une île dans l'ensemble de la vie humaine. Ils
ne sont alors pas à même de jeter un pont entre cette
vie de l'esprit et celle qui attelle l'homme, dans
l'existence quotidienne. On peut voir combien de
contemporains trouvent pour ainsi dire «intérieurement
distingué» de réfléchir, en une certaine abstraction
même scolaire, et à des hauteurs sublimes, sur
certains problèmes éthiques-religieux; que l'on voie
comment les hommes réfléchissent sur la manière par
laquelle on pourrait acquérir des vertus; comment on
doit se comporter avec altruisme à l'égard du
prochain, comment on sera gratifié d'un «contenu de
vie» intérieure. Mais on peut alors voir aussi
l'incapacité à rendre possible le passage de ce que
les gens appellent «bon et bonté», «bienveillance,
légalité et décence» jusqu'à ce qui, dans la réalité
extérieure, entoure l'homme dans le quotidien en tant
que capital, salaire d'un travail, consommation,
production, circulation des marchandises, système de
crédit de banque et de bourse. On peut voir comment
deux courants universels se juxtaposent également dans
les habitudes de pensée des hommes. L'un de ces
courants est celui qui veut se maintenir, pour ainsi
dire, dans les hauteurs divines et spirituelles; qui
ne veut construire aucun pont entre ce qui est une
impulsion spirituelle et ce qui est un fait de
l'action ordinaire de la vie. L'autre courant vit sans
réflexion, dans le quotidien. La vie, cependant, est
une unité. Elle ne peut prospérer que lorsque les
forces qui l'animent agissent, à partir de toute vie
éthique et religieuse, sur la vie la plus quotidienne,
la plus profane; dans cette vie qui parait moins noble
à certains. Car, si l'on néglige de jeter un pont
entre les deux domaines de la vie, on tombe, en ce qui
concerne la vie religieuse et morale ainsi qu'en ce
qui concerne la pensée sociale, on tombe dans des
exaltations rêveuses, fort éloignées de la réalité
quotidienne. Alors, pour ainsi dire, cette dernière se
venge. Et alors, de par une impulsion en quelque sorte
«spirituelle», l'Homme aspire à tout ce qui est idéal;
à toute sorte de chose qu'il appelle «bon»; mais,
laissant de côté toute spiritualité, l'homme s'adonne
à ceux des instincts qui se dressent face à ce qui est
«idéal», en tant que fondement des nécessités
ordinaires et journalières de la vie, dont la
satisfaction doit provenir de l'économie politique. Il
ne connaît aucun chemin qui relie pratiquement la
notion de spiritualité à ce qui se passe dans la vie
de tous les jours. De ce fait, cette vie journalière
prend une forme qui ne devrait rien avoir à faire avec
ce qui, en tant qu'impulsion éthique, veut être
maintenu dans de plus nobles hauteurs d'âme et
d'esprit. Mais ce qui est quotidien se venge de telle
sorte que la vie éthique-religieuse devient un
mensonge intérieur du fait que, sans que l'on s'en
rende compte, elle se tient éloignée de la vie
pratique immédiate et journalière.
[03/19] Combien sont nombreux
aujourd'hui les hommes qui, par une certaine noblesse
éthique-religieuse, montrent la meilleure volonté pour
avoir avec leur semblable une vie commune juste;
combien sont nombreux les hommes qui ne voudraient
faire que le meilleur pour leur prochain. Ils
négligent cependant d'arriver à un mode de sentiment
qui rende cela vraiment possible, parce qu'ils ne
peuvent acquérir une représentation sociale qui
pourrait se manifester dans les habitudes pratiques de
la vie.
[03/20] C'est du cercle de tels
hommes que proviennent ceux qui, bien qu'exaltés, se
tiennent pour des réalisateurs pratiques et ne font
qu'entraver la véritable vie pratique, en ce moment de
l'histoire du monde où les questions sociales sont
devenues si brûlantes. On peut entendre de leur part
des discours comme celui-ci: «Nous avons besoin que
les hommes s'arrachent au matérialisme et se détachent
de la vie extérieure matérielle qui nous a conduits à
la catastrophe de la guerre mondiale et au malheur; il
est nécessaire qu'ils se tournent vers une conception
spirituelle de la vie». Et de citer, celles des
personnalités que l'on a vénérées dans le passé pour
leur mode de pensée orienté vers l'esprit... Quand on
veut ainsi montrer les chemins de l'homme vers la
spiritualité, on ne se lasse point de ces citations. A
celui qui essaie justement d'attirer l'attention sur
ce que l'esprit doit aujourd'hui fournir d'une façon
si nécessaire pour la véritable vie pratique - pour la
production du pain quotidien, par exemple, on
conseille de prendre garde qu'il est essentiel en
premier lieu d'amener à nouveau les hommes vers la
spiritualité. Pourtant, actuellement, ce qui importe,
c'est de trouver, à l'aide de la force de la vie
spirituelle, les lignes directrices de la guérison de
l'organisme social. Pour cela, il ne suffit pas que
les hommes s'occupent de spiritualité, à côté du
courant de la vie. Il faut que la vie de tous les
jours devienne conforme à la vie de l'esprit. La
tendance à chercher de tels courants latéraux pour la
«vie spirituelle» a conduit les milieux jusqu'alors
dirigeants à considérer avec sympathie des conditions
sociales qui ont abouti aux faits actuels.
[03/21] Dans la vie sociale
actuelle, la gestion du capital employé dans la
production, et la possession des moyens de production,
donc aussi du capital, sont très étroitement liées.
Cependant ces deux relations de l'homme au capital ont
des effets entièrement différents à l'intérieur de
l'organisme social. Une gestion adéquate par les
facultés individuelles doit apporter à l'organisme
social des biens dont l'existence intéresse tous les
membres de cet organisme. Quelle que soit la situation
où il se trouve, un homme a intérêt à ce que rien ne
se perde de ce qui se déverse des sources de la nature
humaine dans de telles facultés individuelles, par
lesquelles se concrétisent des biens qui servent la
vie humaine conformément à ses buts. Le développement
de ces facultés ne peut cependant s'ensuivre que si
l'homme qui en est le porteur peut les exercer à
partir de leur propre initiative libre. Sinon la
prospérité humaine sera privée, du moins jusqu'à un
certain degré, de ce qui peut couler de ces sources,
en toute liberté. Le capital est cependant le moyen de
pourvoir à l'efficacité de telles facultés pour de
vastes domaines de la vie sociale. Au sein d'un
organisme social, il doit être de l'intérêt véritable
de chacun que la totalité de possession du capital
puisse être gérée de telle manière que chaque homme
doué dans une direction spécifique ou que des
groupements humains doués pour des choses
particulières puissent arriver à une telle disposition
du capital, qui ne ressortisse que de leur initiative
propre. De l'intellectuel au travailleur artisanal,
chaque homme, s'il veut servir sans préjugé son propre
intérêt, doit dire: « Je voudrais qu'un nombre
suffisant de personnes ou de groupements de personnes
capables puissent non seulement disposer tout à fait
librement du capital, mais qu'ils puissent également
accéder à ce capital par leur propre initiative; car
eux seuls sont capables de juger comment, au moyen du
capital, leurs facultés individuelles peuvent
produire, de façon appropriée, des biens pour
l'organisme social ».
[03/22] Dans le cadre de cet
ouvrage, il n'est pas nécessaire d'exposer comment la
propriété privée s'est formée à partir d'autres formes
de possession, au cours de l'évolution humaine, en
relation avec l'activité des facultés humaines
individuelles dans l'organisme social. Jusqu'à
présent, au sein de cet organisme social, une telle
propriété s'est développée sous l'influence de la
division du travail. C'est des conditions actuelles et
de leur évolution future, nécessaire, qu'il doit être
discuté ici.
[03/23] Que la propriété privée
se soit formée par le déploiement de la puissance, par
la conquête, et ainsi de suite, peu importe; elle est
un résultat d'activités sociales liées à des facultés
humaines individuelles. Cependant, chez les penseurs
socialistes, l'opinion existe actuellement que son
caractère opprimant ne peut être supprimé qu'avec sa
transformation en propriété collective. On pose ainsi
la question: Comment peut être évitée à l'origine la
formation de la possession privée des moyens de
production, afin que cesse l'oppression de la
population non possédante, qui lui est liée? Qui pose
ainsi la question ne dirige pas son attention sur le
fait que l'organisme social est en devenir, en
constante croissance. Face à cette croissance, on ne
peut demander comment réaliser une structure
instituant de manière durable un état que l'on a
reconnu comme juste. On peut penser ainsi à propos
d'une chose qui, d'un certain point de départ, peut,
pour l'essentiel, continuer d'agir sans changement.
Cela n'est pas valable pour l'organisme social. De par
sa vie, celui-ci modifie constamment ce qui se crée en
lui. On mine ses conditions de vie, si l'on veut lui
donner une forme, présumée la meilleure, dans laquelle
il devrait alors rester.
[03/24] Une des conditions de vie
de l'organisme social, c'est qu'on n'enlève pas, à
celui qui par ses facultés individuelles peut servir
l'ensemble, la possibilité de rendre de tels services
résultant de la libre initiative individuelle. Là où,
pour de tels services, la libre initiative implique la
libre disposition des moyens de production, toute
entrave à cette libre initiative nuirait aux intérêts
sociaux communs. Il n'y a pas lieu de faire état ici
de ce qui est avancé d'ordinaire: que l'entrepreneur a
besoin de la perspective du gain qui est lié à la
possession des moyens de production, pour trouver un
attrait à son activité. Car le mode de pensée dont
découle l'opinion exprimée dans ce livre, qui traite
d'une progression du développement des conditions
sociales, doit voir dans la vie spirituelle, libérée,
de la communauté politique et économique, la
possibilité qu'un tel stimulant peut disparaître. La
vie spirituelle libérée développera nécessairement par
elle-même la compréhension sociale; et cette
compréhension aura pour résultat des stimulants d'une
toute autre nature que celui qui réside dans l'attente
d'un avantage économique. Mais il ne s'agit pas
uniquement de savoir ce qui pousse des hommes à
s'attacher à la propriété, privée, des moyens de
production; mais de savoir si la disposition libre de
ces moyens, ou celle contrôlée par la communauté,
correspond aux conditions de vie de l'organisme
social. Or, il ne faut toutefois pas perdre de vue
qu'on ne peut, pour le présent organisme social,
prendre en considération les conditions de vie que
l'on croit observer dans des sociétés humaines
primitives, mais uniquement celles qui correspondent
au stade actuel d'évolution de l'humanité.
[03/25] A ce stade actuel,
l'activité fructueuse des facultés individuelles, au
moyen du capital, ne peut justement pas s'introduire
dans le circuit de la vie économique, sans la libre
disposition de ce capital. Là où l'on veut produire
d'une manière fructueuse, cette disposition doit être
possible; non pas du fait qu'elle peut apporter un
avantage à un individu ou à un groupe d'êtres humains;
mais parce qu'elle peut le mieux servir à tous, quand
elle est soutenue, d'une façon appropriée, par une
compréhension sociale.
[03/26] L'homme est lié à ce
qu'il produit - seul ou en communauté - comme il est
en quelque sorte lié à l'habileté des membres de son
propre corps. La suppression de la libre disposition
des moyens de production équivaut à une paralysie de
la libre utilisation de l'habileté des membres
corporels.
[03/27] Or la propriété privée
n'est rien d'autre que le moyen de cette libre
disposition. Pour l'organisme social, rien d'autre
n'entre en ligne de compte que ce fait: le
propriétaire a le droit de disposer de la propriété
selon sa libre initiative. On voit que dans la vie
sociale sont liées deux choses qui, pour l'organisme
social, sont de signification tout à fait différente:
d'une part, la libre disposition de la base que
représente le capital dans la production sociale; et
d'autre part, le rapport juridique dans lequel entre
vis-à-vis d'autres hommes, celui qui dispose du
capital, du fait que, par suite de son droit de
disposer, les autres hommes sont exclus de la libre
activité déployée grâce à cette base du capital.
[03/28] Ce n'est pas la libre
disposition première qui mène à des dommages sociaux,
mais uniquement la persistance des droits à cette
disposition, quand ont cessé d'exister les conditions
qui ont lié d'une manière judicieuse les facultés
humaines individuelles et cette disposition. Celui qui
considère l'organisme social, en devenir et en
croissance, ne pourra mal comprendre ce qui est
esquissé ici. Il recherchera la possibilité de gérer
ce qui d'un côté sert la vie, de telle manière que
cela ne puisse entraîner un dommage de l'autre côté.
Ce qui vit ne peut absolument pas être organisé de
façon fructueuse autrement qu'en acceptant le fait
que, dans son devenir, ce qui s'est établi conduit
également à des inconvénients. Et si l'on doit
soi-même participer à une chose en devenir, comme
l'homme doit le faire dans l'organisme social, le
devoir ne pourra alors consister en l'opposition à une
institution nécessaire, afin d'éviter des dommages.
Car par-là on sape les possibilités de vie de
l'organisme social. Il ne pourra s'agir que
d'intervenir au bon moment, quand ce qui a été
judicieux devient nuisible.
[03/29] La possibilité doit
exister, à partir des facultés individuelles, de
disposer librement du capital; le droit à la
propriété, qui lui est lié, doit pouvoir être modifié
à l'instant où la propriété devient un moyen
favorisant l'exercice d'un pouvoir préjudiciable. A
notre époque, nous avons réalisé partiellement,
seulement, pour la propriété intellectuelle, une
institution qui tient compte des exigences sociales
esquissées ici. Peu de temps après la mort de
l'auteur, cette propriété intellectuelle va à la libre
disposition de la collectivité. Ceci est basé sur une
conception conforme à la nature de la vie humaine
communautaire. Si intimement liée que soit la
production spirituelle aux dons individuels de son
auteur, ce bien est en même temps un fruit de la vie
sociale communautaire et doit au bon moment être
transféré à cette dernière. Or il n'en va pas
autrement pour d'autres formes de propriété privée. Ce
n'est qu'avec le concours de la communauté qu'un
individu au service de la collectivité peut produire
grâce à la propriété privée. Ainsi, il n'est pas
possible de conférer le droit à la disposition d'une
propriété, en dehors des intérêts de la collectivité.
Il ne s'agit pas de chercher par quel moyen on peut
supprimer la propriété du capital, mais de trouver
comment cette propriété peut être administrée pour
qu'elle serve au mieux les intérêts de la
collectivité.
[03/30] Ce moyen peut être trouvé
dans l'organisme social triarticulé. Les hommes réunis
dans l'organisme social agissent en tant que
collectivité à travers l'Etat politique. L'exercice
des facultés individuelles appartient à l'organisation
spirituelle.
[03/31] A celui qui a de la
compréhension pour le sens des réalités et qui ne se
laisse pas dominer par des opinions subjectives, des
théories, des désirs, etc..., tout ce qui a trait à
l'organisme social démontre la nécessité de la
triarticulation de cet organisme; ainsi en est-il tout
particulièrement de la question du rapport entre les
facultés humaines individuelles et le capital employé
dans la vie économique d'une part, et la propriété de
ce capital d'autre part. Aussi longtemps que les
facultés individuelles restent liées avec le capital
de telle manière que son administration représente un
service pour l'ensemble de l'organisme social, l'Etat
politique n'aura pas à empêcher la formation et
l'administration de la propriété, privée, des
capitaux. L'Etat restera organe juridique vis-à-vis de
la propriété privée; il ne la prendra jamais en sa
possession, mais interviendra pour qu'elle parvienne
au bon moment à la disposition d'une personne, ou d'un
groupe de personnes, qui peut à nouveau développer
avec la propriété un rapport dépendant des conditions
individuelles. Ainsi, on pourra servir l'organisme
social à partir de deux points tout à fait différents.
A partir de la base démocratique de l'Etat juridique,
concernant ce qui touche tous les hommes de la même
manière, on veillera que le droit à la propriété
privée ne se transforme pas, avec le temps, en une
situation injuste. Par le fait que cet Etat
n'administre pas lui-même la propriété privée, mais
assure sa transmission aux facultés humaines
individuelles, ces dernières déploieront leurs forces
fécondes en faveur de l'ensemble de l'organisme
social. Les droits à la propriété, ou la disposition
de ces droits, pourront, à travers une telle
organisation, rester dans le domaine personnel aussi
longtemps que cela paraîtra justifié. On peut imaginer
qu'à des époques différentes, les représentants au
sein de l'Etat politique établiront des lois tout à
fait différentes sur le transfert de la propriété,
d'une personne ou d'un groupe de personnes, à
d'autres. A notre époque où, dans de larges cercles,
s'est développée une grande méfiance à l'égard de
toute propriété privée, on pense à un transfert
radical de la propriété du domaine privé au domaine
collectif. Si l'on allait assez loin dans cette voie,
on verrait comment on interrompt par-là les
possibilités de vie de l'organisme social. Instruit
par l'expérience, on choisirait plus tard un autre
chemin. Cependant, il serait sans aucun doute
préférable de recourir, dès à présent, à des
institutions qui - telles que nous les avons
esquissées ici - amèneraient la guérison de
l'organisme social. Aussi longtemps qu'une personne,
par elle seule ou en liaison avec un groupe de
personnes, poursuit l'activité productrice pour
laquelle elle disposait du capital, on devra lui
maintenir le droit de disposer de l'accroissement du
capital, résultant du bénéfice réalisé par
l'entreprise sur le capital de départ, si ce bénéfice
est employé pour l'expansion de l'entreprise de
production. Dès le moment où cette personne cesse
d'administrer la production, ce capital doit être
transmis à une autre personne ou à un groupe de
personnes, pour la mise en oeuvre d'une production
semblable ou différente, pouvant servir l'organisme
social. Le capital résultant de l'activité de
l'entreprise de production, et qui n'est pas utilisé à
son expansion, doit également, dès son apparition,
prendre le même chemin. La propriété privée de la
personnalité qui dirige l'entreprise ne doit
comprendre que ce qu'elle reçoit sur la base des
prétentions qu'elle a cru pouvoir faire valoir, lors
de la prise en charge de l'entreprise de production,
du fait de ses facultés individuelles; lesquelles
prétentions paraissent justifiées par le fait qu'elle
a reçu ce capital en raison de la confiance qu'on lui
avait témoignée, en considération de ses facultés. Si
le capital a été augmenté par l'activité de cette
personnalité, une part de cette augmentation passera
dans sa propriété privée; cette part sera calculée sur
la base des gains antérieurs et proportionnellement à
l'augmentation du capital; cela dans l'esprit d'un
intérêt. Le capital de départ d'une entreprise de
production sera transféré, ainsi que toutes les
obligations contractées, à un nouvel administrateur,
ou retournera aux propriétaires primitifs, selon la
volonté de ces derniers, si le premier administrateur
ne peut ou ne veut plus s'occuper de l'entreprise.
[03/32] Dans une telle
disposition, on a affaire à un transfert de droits. Il
revient à l'Etat politique de trouver les dispositions
juridiques selon lesquelles de tels transferts doivent
avoir lieu. L'Etat politique aura également à veiller
à l'exécution de ces transferts et à en diriger le
déroulement. On peut s'imaginer que, dans le détail,
les décisions qui règlent un tel transfert juridique
seront reconnues pour justes de manière très
différente, selon la conscience qu'on aura du droit.
Une conception semblable à celle qui est exposée ici,
et qui veut être conforme à la réalité, ne cherchera
seulement qu'à indiquer la direction dans laquelle la
réglementation doit aller. Si l'on suit avec
compréhension cette direction, on saura trouver, dans
chaque cas concret, la solution appropriée. Ce sera à
partir des conditions particulières que devra être
trouvé, pour la pratique de la vie, ce qui, en
conformité avec l'esprit de la chose, est juste. Plus
une façon de penser est conforme à la réalité, moins
elle voudra fixer, à partir d'exigences préétablies,
des lois et des règles pour des cas isolés. D'un autre
côté, en raison d'une façon de penser conforme à la
réalité, ceci ou cela s'imposera nécessairement. Le
résultat en est que l'Etat politique ne devra jamais,
par son administration des transferts de droits,
s'octroyer la disposition d'un capital. Il veillera
seulement que le transfert se fasse à une personne ou
à un groupe pour lesquels le transfert paraît
justifié, en raison de leurs facultés individuelles. A
partir de cette hypothèse, et de prime abord,
prévaudra d'une manière tout à fait générale la
disposition suivante: celui qui devra procéder pour
les raisons décrites à une telle transmission de
capital, pourra décider librement du choix de son
successeur dans la mise en valeur du capital. Il
pourra choisir une personne ou un groupe de personnes;
ou il pourra également transférer le droit de
disposition à une institution de l'organisme
spirituel. Car celui qui, grâce à ses facultés
individuelles, aura rendu par son administration de
judicieux services à l'organisme social aura également
qualité pour juger avec tout le sens social
indispensable d'une utilisation ultérieure de ce
capital. Prendre en considération ce jugement sera
plus utile à l'organisme social que d'y renoncer et de
laisser s'en occuper des personnes qui ne sont pas
directement liées à l'affaire.
[03/33] Un règlement de ce genre
interviendra pour des capitaux d'une certaine
importance, acquis par une personne ou un groupe de
personnes, grâce à des moyens de production (auxquels
appartiennent également les biens-fonds) et qui ne
deviennent pas propriété privée sur la base de
prétentions préalables, relatives à l'application des
facultés individuelles.
[03/34] Les acquisitions de cette
dernière sorte, ainsi que l'épargne, qui résultent des
prestations du travail personnel, resteront propriété
personnelle de l'acquéreur jusqu'à sa mort, ou pour
ses héritiers jusqu'à une certaine date. Jusqu'à cette
date, un intérêt résultant de la conscience juridique,
et dont le taux sera fixé par l'Etat politique, devra
être accordé par celui qui bénéficiera de ces
économies pour la création de moyens de production.
Dans un ordre social qui repose sur les bases décrites
ici, une séparation complète peut être opérée entre
des revenus réalisés sur la base d'un travail accompli
grâce à des moyens de production, et des éléments de
fortune, acquis sur la base du travail personnel
(physique ou intellectuel). Cette séparation répond à
la conscience juridique et aux intérêts de la
collectivité sociale. Ce que quelqu'un économise et
met à la disposition d'une entreprise de production
sert les intérêts collectifs. Cela seulement rend
possible la direction de la production par les
facultés individuelles humaines. L'accroissement du
capital grâce aux moyens de production, après
déduction des intérêts légaux, est dû à l'intervention
de tout l'organisme social. Aussi cet accroissement
doit-il lui revenir de la manière indiquée. L'Etat
politique n'aura à fixer que les prescriptions pour
que le transfert des capitaux dont il est question se
fasse de la façon indiquée; mais il ne lui appartient
pas de décider vers quelle production matérielle ou
spirituelle un capital, transféré ou économisé, devra
être mis à disposition. Cela conduirait à une tyrannie
de l'Etat sur la production spirituelle et matérielle.
C'est par les facultés individuelles que celle-ci
cependant est dirigée de la façon la meilleure pour
l'organisme social. Toutefois celui qui ne veut pas
choisir à qui il doit transférer ce capital qu'il a
constitué est libre de confier à une institution de
l'organisme spirituel le droit de disposition sur ce
capital.
[03/35] De même, une fortune
acquise par épargne ira, ainsi que les intérêts
produits, après la mort de l'acquéreur ou un certain
temps après - et cela selon les dernières volontés et
le choix de l'acquéreur, à une personne ou à un groupe
de personnes productives spirituellement ou
matériellement; fortune et intérêts iront uniquement a
de telles personnes et non pas à des gens non
productifs pour lesquels la fortune équivaudrait à une
rente. Dans ce cas également, si une personne (ou un
groupe de personnes) ne peut être choisie
immédiatement, le transfert du droit de disposition à
une institution de l'organisme spirituel pourra être
envisagé. Ce n'est que dans le cas où quelqu'un ne
prend aucune disposition que l'Etat juridique se
substituera à l'acquéreur et prendra des dispositions
par l'intermédiaire de l'organisation spirituelle.
[03/36] Au sein d'une
organisation sociale réglée de cette manière, il est
tenu compte en même temps de l'initiative libre de
chaque homme ainsi que des intérêts de la
collectivité; de ces intérêts, il est en effet
pleinement tenu compte justement par le fait que
l'initiative individuelle est mise au service de la
collectivité. Par une telle disposition, celui qui
doit confier son travail à la direction d'un autre
homme pourra savoir que le produit du travail en
commun, avec le dirigeant, sera, de la manière la plus
avantageuse, fécond pour l'organisme social; par
conséquent aussi pour le travailleur lui-même.
L'organisme social auquel il est pensé ici saura créer
des relations correspondant aux sentiments sains de
l'homme entre, d'une part, le droit de disposition
réglé par la conscience du droit sur le capital, qui a
pris forme dans les moyens de production et sur la
faculté de travail humaine, et, d'autre part, les prix
des produits réalisés grâce à ce capital et au travail
humain. D'aucuns trouveront peut-être des
imperfections dans cet exposé. Qu'à cela ne tienne. A
une façon de penser conforme à la réalité, il
n'importe pas de donner une fois pour toutes des
«programmes» parfaits; mais il importe d'indiquer la
direction dans laquelle il faut travailler d'une
manière pratique. Par des indications particulières,
telles que les précédentes, il ne s'agit au fond que
d'expliciter au moyen d'un exemple la direction
indiquée. Un tel exemple peut être amélioré. Si cela
se fait dans la direction indiquée, alors un but
fécond peut être atteint.
[03/37] Par de telles
institutions, des impulsions personnelles ou
familiales justifiées pourront être mises en harmonie
avec les exigences de la collectivité humaine. On
pourra certes faire remarquer que la tentation est
grande de transférer, encore de son vivant, la fortune
à l'un de ses descendants, ou à plusieurs; et qu'il
est possible de faire des hommes apparemment
productifs de ces descendants, qui cependant s'avèrent
improductifs en face d'autres, par lesquels il vaut
mieux qu'ils soient remplacés. Cependant, dans une
organisation régie par les dispositions décrites plus
haut, cette tentation sera minime. Il suffit en effet
que l'Etat politique exige qu'en toutes circonstances
la propriété privée transférée au sein d'une famille
revienne, un certain temps après la mort du donateur,
à une institution de l'organisation spirituelle. Il
est possible d'éviter d'une autre façon encore, par le
moyen du droit, qu'on ne tourne la règle. L'Etat
politique aura seulement à veiller que le transfert se
réalise; quant à savoir qui doit être choisi pour
prendre en charge l'héritage, cela devrait être
déterminé par une institution issue de l'organisation
spirituelle. Une fois ces conditions remplies, on
comprendra que les descendants doivent, grâce à
l'éducation et à l'enseignement, être rendus aptes à
servir l'organisme social, et qu'il faut éviter tout
préjudice social dû à des transferts de fortune à des
personnes improductives. Celui en qui vit une
véritable compréhension sociale n'a pas d'intérêt à ce
que son attache avec un capital ait, sur des personnes
ou des groupes de personnes, une incidence que leurs
facultés ne justifient pas.
[03/38] Toute personne douée d'un
sens pour ce qui est réalisable pratiquement ne
tiendra pas pour une utopie ce qui est exposé ici. Car
l'attention est précisément dirigée sur des
dispositions qui peuvent en tout lieu se développer en
partant des conditions actuelles. Il suffira de
prendre la décision de renoncer peu à peu à ce que
l'administration de la vie spirituelle et de
l'économie se fasse au sein de l'Etat politique; et de
ne pas faire opposition lorsque ce qui doit advenir
arrive vraiment: que des institutions d'enseignement
privées se créent et que la vie économique se place
sur ses propres fondements. Il ne sera pas nécessaire
de supprimer d'un jour à l'autre les écoles publiques
et les institutions économiques de l'Etat; par de
prudents débuts, on verra se dessiner la possibilité
d'une réduction progressive de l'enseignement public
et de l'économie régie par l'Etat. Avant tout, il
serait nécessaire que les personnes qui ont pu
reconnaître l'exactitude des idées sociales présentées
ici ou d'idées similaires, et s'en imprégner, puissent
prendre soin de leur diffusion. Que de telles idées
rencontrent de la compréhension, il en résultera de la
confiance pour une transformation salutaire possible
des conditions actuelles, en de nouvelles qui n'auront
pas leurs défauts. Cette confiance est la seule dont
puisse surgir un développement vraiment sain. Car
celui qui veut gagner une telle confiance doit pouvoir
discerner comment les institutions nouvelles peuvent
être rattachées d'une manière pratique à ce qui existe
déjà. Et il semble, justement, que l'essentiel des
idées développées ici est de ne pas vouloir amener un
avenir meilleur par une destruction encore plus
complète que ne l'est la destruction actuelle; mais
que la réalisation de telles idées continue de
construire a partir de ce qui existe déjà et, en
continuant d'édifier, qu'elle amène à la réduction de
ce qui est malsain. Un enseignement qui ne tend pas
vers une confiance dans cette direction ne pourra
atteindre ce qui doit à tout prix être atteint: un
progrès où n'est pas jetée au vent, mais préservée, la
valeur des facultés ainsi que des biens acquis
jusqu'alors par l'homme. S'il se voit confronté à des
idées pouvant conduire à un développement vraiment
sain, même le penseur le plus radical peut être gagné
à la confiance en une formation sociale qui soit
nouvelle tout en préservant les valeurs transmises.
Lui aussi devra reconnaître que la classe humaine qui
parvient au pouvoir, quelle qu'elle soit, ne peut
éliminer les maux existants, si ses impulsions ne sont
pas portées par des idées qui rendent l'organisme
social sain et capable de vivre. Désespérer parce
qu'on ne peut croire que chez un nombre suffisant
d'hommes, même dans le désordre actuel, il puisse se
trouver de la compréhension pour de telles idées
lorsque l'énergie indispensable est mise au service de
leur diffusion, cela voudrait dire que l'on désespère
de la réceptivité des hommes pour des impulsions vers
ce qui est sain et judicieux. Cette question de savoir
si l'on doit désespérer ne devrait même pas être
posée, mais seulement cette autre: que doit-on faire
pour donner à l'enseignement d'idées inspirant la
confiance le plus d'impact possible?
[03/39] Une diffusion efficace
des idées présentées ici se heurtera tout d'abord aux
habitudes de pensée de l'époque actuelle, qui ne
permettent pas de tirer parti de ces idées, pour deux
raisons profondes. Ou bien l'on objectera, sous une
forme ou sous une autre, qu'on ne peut se représenter
que la dissociation de la vie sociale unitaire soit
possible, puisque les trois branches décrites de cette
vie sont liées l'une à l'autre dans la réalité; ou
bien l'on trouvera que la mise en valeur spécifique
indispensable de chacun des trois membres peut être
atteinte dans l'Etat unitaire également; et qu'au fond
ce qui est représenté ici n'est qu'élucubration sans
lien avec la réalité. La première objection repose sur
le fait que l'on part d'un penser irréel. On croit que
les hommes ne peuvent réaliser, au sein d'une
communauté, une unité de la vie que si cette unité est
instituée dans la communauté. Or la réalité de la vie
exige le contraire. L'unité doit se manifester en tant
que résultat; les activités affluant de diverses
directions doivent finalement produire l'unité.
L'évolution de ces derniers temps s'est faite en
contradiction avec cette idée conforme à la réalité.
C'est pourquoi ce qui vit dans les hommes s'est opposé
à l'ordre apporté de l'extérieur dans la vie, et a
conduit à la situation sociale actuelle. Le second
préjugé est issu de l'incapacité de percevoir la
différence radicale dans la fonction des trois membres
de la vie sociale. On ne voit pas que l'homme a, avec
chacun des trois membres, une relation toute
particulière qui ne peut être développée dans sa
particularité que s'il existe dans la vie réelle un
terrain indépendant sur lequel cette relation puisse
être élaborée à l'écart des deux autres membres, afin
de pouvoir collaborer avec eux. Une doctrine du passé,
appelée physiocratie, exprimait cet avis: Ou bien les
hommes font, pour la vie économique, des
réglementations gouvernementales qui s'opposent au
libre développement de cette vie, alors de telles
réglementations sont nuisibles; ou bien alors les lois
vont dans la direction où va d'elle-même la vie
économique lorsqu'elle est laissée sans contrainte,
alors les lois sont superflues. En tant qu'opinion
d'école, cette façon de voir est dépassée; cependant,
en tant qu'habitude de pensée, elle hante encore les
esprits, d'une façon dévastatrice. On pense que, si un
domaine de la vie suit ses propres lois, il doit en
résulter tout ce qui est nécessaire à la vie. Si, par
exemple, la vie économique est réglée d'une manière
telle que les hommes ressentent cette réglementation
comme satisfaisante, alors on pense que la vie du
droit et de l'esprit devrait également être le
résultat correct de ce domaine économique bien
ordonné. Or cela n'est pas possible. Et seule une
pensée étrangère à la réalité peut croire que cela
soit possible. Dans le circuit de la vie économique,
rien ne renferme en soi-même une impulsion susceptible
de régler ce qui, dans les relations d'homme à homme,
découle de la conscience du droit. Voudrait-on
réglementer ce rapport à partir des impulsions
économiques, on ne ferait qu'enchaîner, à la vie
économique, l'homme, son travail, ses possibilités de
disposer des moyens de production. Il deviendrait un
rouage dans une vie économique agissant comme un
mécanisme. La vie économique a continuellement
tendance à prendre une direction qu'il est
indispensable de rectifier, en intervenant d'un autre
côté. Ce n'est pas que les dispositions juridiques
soient bonnes lorsqu'elles se dirigent dans la
direction imposée par la vie économique; ni qu'elles
soient mauvaises lorsqu'elles vont à l'encontre. Mais
l'homme pourra mener, dans la vie économique, une vie
humaine digne, si la direction prise par la vie
économique est constamment influencée par les droits
qui concernent l'homme, uniquement en tant qu'homme.
Et c'est seulement lorsque les facultés individuelles,
totalement séparées de la vie économique, se
développent sur un terrain indépendant, et qu'elles
apportent à la vie économique, toujours à nouveau, les
forces que celle-ci ne peut produire d'elle-même,
c'est alors seulement que l'économie pourra se
développer d'une façon profitable à l'homme.
[03/40] Il est curieux qu'on
reconnaisse facilement les avantages d'une division du
travail, dans le domaine de la vie purement
extérieure. On ne croit pas que le tailleur doive
élever lui- même la vache qui lui fournit son lait. Et
pour la structuration de la vie humaine dans son
ensemble, on croit que l'ordre unitaire soit seul
fructueux.
[03/41] Il va de soi que des
objections doivent surgir de tous côtés, quand il est
question d'une orientation de pensée sociale qui
correspond à la vie véritable. Car la vie réelle
engendre des contradictions. Et celui dont la pensée
est en conformité avec cette vie doit vouloir réaliser
des institutions dont les contradictions puissent être
compensées par d'autres institutions. Il ne doit pas
croire qu'une institution, qui se présente à sa pensée
comme «idéalement bonne», sera sans contradiction une
fois réalisée. Que les institutions des temps
modernes, où l'on produit en vue du profit d'individus
isolés, soient remplacées par d'autres où l'on
produira pour la consommation de tous, c'est là une
exigence, parfaitement justifiée, du socialisme
actuel. Mais, justement, celui qui reconnaît
pleinement cette revendication ne pourra aboutir à la
conclusion de ce socialisme moderne: que les moyens de
production doivent passer de la propriété privée à la
propriété collective. Il devra au contraire souscrire
à la conclusion toute différente: que ce qui est
produit, d'une manière privée, sur la base des
facultés individuelles, doit être acheminé vers la
collectivité, par les voies appropriées. L'impulsion
économique des derniers temps s'est orientée vers la
création des recettes par la quantité des biens
produits; l'avenir devra aspirer, grâce à des
associations et en partant de la consommation
nécessaire, à trouver la meilleure façon de produire
et les voies du producteur vers le consommateur. Les
organisations juridiques veilleront à ce qu'une
entreprise de production ne reste liée à une personne
ou à un groupe de personnes qu'aussi longtemps que
cette liaison est justifiée par les facultés
individuelles de ces personnes. A la place de la
propriété collective des moyens de production, une
circulation de ces moyens pénétrera dans l'organisme
social qui les amènera toujours à nouveau vers ces
personnes dont les facultés individuelles les
rendront, de la meilleure façon possible, fructueux
pour la communauté. De cette façon sera établie, entre
une personnalité et des moyens de production, une
liaison temporaire, liaison qui jusqu'alors a été
provoquée par la propriété privée. Car le dirigeant
d'une entreprise et ses collaborateurs devront aux
moyens de production que leurs facultés leur
rapportent un revenu en conformité avec leurs
exigences. Ils ne manqueront pas de rendre la
production aussi parfaite que possible car
l'augmentation de la production, tout en ne leur
rapportant pas le plein profit, leur laissera
cependant une part du bénéfice. Dans la perspective de
ce qui a été dit plus haut, le profit ne revient à la
communauté que jusqu'à un certain point, déduction
faite des intérêts qui reviennent au fabricant du fait
de l'élévation de la production. Et, au fond, il est
tout à fait dans le sens de ce qui est présenté ici
que, lorsque la production diminue, le revenu du
fabricant doive être diminué dans la même mesure que
celle de son augmentation lors de la croissance de la
production. Toujours, cependant, le revenu découlera
des prestations spirituelles du dirigeant et non pas
du profit reposant sur des conditions fondées, non sur
le travail spirituel de l'entrepreneur mais au
contraire sur l'interaction des forces de la vie
sociale.
[03/42] On prendra conscience que
la réalisation de telles idées sociales donnera aux
institutions qui existent déjà actuellement une
signification, un sens, tout à fait nouveau. La
propriété privée cessera d'être ce qu'elle a été
jusqu'à présent. Et elle ne sera pas ramenée à une
force dépassée comme ce serait le cas pour la
propriété collective, mais elle sera promue vers
quelque chose de tout à fait nouveau. Les biens
faisant l'objet de la propriété privée seront insérés
dans le courant de la vie sociale. L'individu ne
pourra, au nom de son intérêt privé, les gérer aux
dépens de la collectivité; mais la collectivité ne
pourra pas non plus les gérer d'une façon
bureaucratique, ce qui irait au détriment des
individus; toutefois, l'individu qualifié pourra
trouver accès vers ces biens afin de pouvoir, grâce à
eux, servir la collectivité.
[03/43] Un sens pour l'intérêt de
la collectivité pourra se développer par la
réalisation de telles impulsions qui placent le fait
de produire sur une base saine, et préservent
l'organisme social du danger des crises. De même, une
administration qui aura seulement affaire avec le
circuit de la vie économique pourra amener des
compensations qui résulteront, comme une nécessité, du
sein même de ce circuit. Si, par exemple, une
entreprise n'est pas en mesure de verser des intérêts
sur les épargnes provenant du travail de ses prêteurs,
l'entreprise étant tout de même reconnue comme
correspondant à un besoin, le manquant pourra être
ajouté à partir d'autres entreprises, conformément à
un libre accord avec toutes les personnes associées à
ces entreprises. Un circuit économique fermé sur
lui-même, qui reçoit de l'extérieur sa base juridique
et le continuel apport des facultés humaines
individuelles qui surgissent, n'aura lui-même affaire
qu'avec l'économie: Il pourra ainsi donner lieu à une
répartition des biens qui procurera à chacun ce qu'il
pourra avoir d'une façon équitable, en rapport avec la
prospérité de la communauté. Si quelqu'un semble
recevoir plus qu'un autre, ce sera seulement du fait
que par suite de ses facultés individuelles, ce «plus»
revient à la communauté.
[03/44] Un organisme social,
formé selon les conceptions présentées ici, pourra
fixer les contributions qui sont nécessaires à la vie
juridique, par un accord entre les dirigeants de la
vie juridique et ceux de la vie économique. Et tout ce
qui sera nécessaire à l'entretien de l'organisme
spirituel lui reviendra par une bonification résultant
d'une libre compréhension de la part des individus qui
participent à l'organisme social. Cet organisme
spirituel aura sa base saine grâce à l'initiative
personnelle se faisant valoir dans une libre
compétition des individus aptes à un travail
spirituel.
[03/45] C'est uniquement dans un
organisme social tel qu'il est entendu ici que
l'administration du droit pourra trouver la
compréhension nécessaire à une répartition équitable
des biens. Un organisme économique qui ne fait pas
appel au travail des hommes selon les besoins des
différentes branches de production, mais qui aura à
gérer avec ce que le droit lui rend possible,
déterminera la valeur des produits en fonction du
travail fourni par ces hommes. Il ne laissera pas la
production être déterminée, indépendamment du
bien-être et de la dignité humaine, par la valeur des
produits réalisés. Un tel organisme verra des droits
qui résultent de conditions purement humaines. Les
enfants auront droit à l'éducation; le père de famille
pourra avoir, en tant qu'ouvrier, un salaire plus
élevé que celui du célibataire. Ce «surplus» lui
reviendra grâce a des institutions qui seront fondées
par une entente commune des trois organisations
sociales. De telles institutions pourront répondre au
droit à l'éducation, par le fait que l'administration
de l'organisme économique déterminera la valeur
possible du revenu de l'éducation, en conformité avec
les conditions économiques générales, et par le fait
que l'Etat juridique déterminera les droits de chacun,
selon l'avis de l'organisation spirituelle. Là encore,
c'est dans une pensée conforme à la réalité que repose
l'indication d'une direction, donnée à titre
d'exemple, vers laquelle les institutions pourraient
s'orienter. Il serait possible que, dans un cas
particulier, des institutions constituées de tout
autre façon soient reconnues comme justes. Mais, ce
qui est juste ne pourra être trouve que par
l'interaction, conforme au but visé, des trois parties
de l'organisme social, chacune indépendante en soi.
Quant à cet exposé, en opposition avec beaucoup de ce
qui est tenu pour pratique actuellement, et ne l'est
pourtant pas, la façon de penser qui est à sa base
voudrait trouver ce qui est vraiment pratique, à
savoir une telle structuration de l'organisme social,
qui a pour effet que les hommes, dans cette division,
mettent en pratique ce qui est socialement adéquat.
[03/46] De même que les enfants
ont droit à l'éducation, aux personnes âgées, aux
invalides, aux veuves, aux malades revient une
allocation pour laquelle les fonds nécessaires doivent
affluer au circuit de l'organisme social, d'une façon
semblable à l'apport de capital, déjà mentionné, pour
l'éducation de ceux qui ne sont pas encore productifs.
L'essentiel de tout cela est que la fixation de ce
qu'un non-productif tire comme revenu ne soit pas
déterminée par la vie économique; mais, tout au
contraire, que la vie économique devienne dépendante
de ce qui, dans cette relation, est le résultat de la
conscience du droit. Plus il y aura d'allocations à
donner pour les non-productifs, moins les personnes
économiquement productives recevront du produit de
leur travail. Mais ce «moins» sera supporté d'une
façon égale par tous ceux qui participent à
l'organisme social, lorsque les impulsions dont il est
question ici auront trouvé leur réalisation. Par
l'Etat juridique séparé de la vie économique,
l'éducation et le soutien des non-productifs
deviendront réellement ce qu'ils sont, une affaire
concernant l'humanité de manière générale; car, dans
le domaine de l'organisation juridique, agit ce en
quoi tous les hommes ayant atteint leur majorité ont
leur mot à dire.
[03/47] Un organisme social
correspondant à la manière de concevoir indiquée ici
transférera à la collectivité la production
supplémentaire qu'un homme réalisera en raison de ses
facultés individuelles, au même titre qu'il soutirera
à cette collectivité, pour la moindre production des
moins aptes, les subsides justifiés. La «plus-value»
ne sera pas créée pour la jouissance injustifiée de
l'individu mais pour l'accroissement de ce qui
apportera, à l'organisme social, des biens spirituels
ou matériels; et pour l'entretien de ce qui prend
forme à l'intérieur de cet organisme, ce qui surgit de
son sein même, sans que cela puisse lui servir
immédiatement.
[03/48] Celui dont l'avis est que
la distinction des trois parties de l'organisme social
a seulement une valeur idéelle et qu'elle se produira
d'elle-même tout aussi bien dans l'organisme étatique
unitaire ou dans une coopérative économique englobant
tout le territoire d'un Etat et basée sur la propriété
collective des moyens de production, cette personne
devrait diriger son attention sur la forme
particulière des institutions sociales qui devront
apparaître quand la triarticulation sera réalisée. Ce
ne sera plus alors, par exemple, l'administration de
l'Etat qui aura à reconnaître l'argent comme moyen
juridique de paiement; mais cette reconnaissance
reposera sur des dispositions qui émaneront des corps
administratifs de l'organisation économique. Car, dans
un organisme social sain, l'argent ne peut être autre
chose qu'une contre-valeur d'assignation, pour des
marchandises produites par d'autres personnes,
marchandises que l'on peut se procurer dans tout le
domaine de la vie économique, parce qu'on a livré, à
ce domaine, des marchandises qu'on a soi-même
produites. Par le circuit monétaire, un domaine
économique devient une unité économique. Par le biais
de toute la vie économique, chacun produit pour
chacun. A l'intérieur du domaine économique, on n'a
affaire qu'avec des valeurs de marchandises. Pour ce
domaine, les productions qui résultent de
l'organisation spirituelle et de l'organisation de
l'Etat prennent également le caractère de marchandise.
Ce qu'un maître d'école fournit à ses élèves est
marchandise, pour le circuit économique. On paie aussi
peu au maître ses facultés individuelles que l'on paie
au travailleur sa capacité de travail. A l'un et à
l'autre, on ne peut payer que ce qui, émanant d'eux,
peut être un produit de leur activité et marchandise à
l'intérieur du circuit économique. La façon dont la
libre initiative et le droit doivent agir, pour que la
marchandise soit produite, réside en dehors du circuit
économique, au même titre que l'effet des forces de la
nature sur le rendement du blé d'une bonne année, ou
d'une mauvaise, est en dehors du circuit économique.
Eu égard à la part du revenu économique qu'elle
requiert, l'organisation spirituelle est, de même que
l'Etat, un producteur de marchandises. Cependant, ce
qu'ils produisent n'est pas marchandise à l'intérieur
de leur propre domaine; cela ne devient marchandise
qu'une fois repris par le circuit économique. Ils ne
font ni l'un ni l'autre de commerce dans leur propre
domaine; c'est l'administration de l'organisme
économique qui fait du commerce avec ce qu'ils
produisent.
[03/49] La valeur purement
économique d'une marchandise (ou d'une prestation),
pour autant qu'elle s'exprime par l'argent qui
représente sa contre-valeur, dépendra de la pertinence
de l'administration de l'économie qui se formera à
l'intérieur de l'organisme économique. Jusqu'à quel
point pourra se développer la fécondité économique,
sur la base spirituelle et juridique qui sera créée
par les autres parties de l'organisme social, cela
dépendra des mesures prises par cette administration.
Le prix d'une marchandise sera alors l'expression du
fait que cette marchandise sera produite en quantité
correspondant aux besoins, par les institutions de
l'organisme économique. Si les conditions exposées
dans cet écrit étaient remplies, alors l'impulsion qui
veut accumuler de la richesse par la seule quantité de
la production ne sera pas déterminante dans la vie
économique; mais par les coopératives naissantes qui
se lient entre elles des manières les plus diverses,
la production de marchandises s'adaptera aux besoins.
Par là s'établira, dans l'organisme social, entre la
valeur de l'argent et les dispositifs de production,
la relation correspondant à ces besoins.
[* C'est seulement par une
administration de l'organisme social se
réalisant de cette manière, dans la libre
interaction des trois parties de l'organisme
social, que s'instaurera, en tant que
résultat, pour la vie économique, une
situation saine pour le prix des marchandises
produites. Cette situation des prix doit être
telle que chaque travailleur reçoive, pour une
production, la contre-valeur nécessaire à la
satisfaction de tous ses besoins et de ceux
des personnes qui dépendent de lui. Jusqu'à ce
qu'il ait créé à nouveau une production de la
même espèce. Une telle situation de prix ne
peut résulter d'une fixation officielle, mais
doit découler, en tant que résultat de
l'interaction vivante des associations actives
dans l'organisme social. Mais cette situation
apparaîtra lorsque l'interaction des
associations reposera elle-même sur une
interaction saine des trois parties de
l'organisme social. Elle s'établira aussi
sûrement qu'un pont résistant doit résulter
d'une construction selon les lois
mathématiques et mécaniques correctes. On peut
certes facilement objecter que la vie sociale
ne suit pas ces lois, comme on le fait pour la
construction d'un pont. Cependant, nul ne
pourra faire une telle objection, s'il peut
reconnaître comment, pour l'exposé de ce
livre, des lois vivantes et non pas des lois
mathématiques sont supposées à la base de la
vie sociale.] |
Dans l'organisme social sain, l'argent ne sera que
critère des valeurs; car derrière chaque pièce de
monnaie, derrière chaque billet de banque, se trouve
une valeur de production, par rapport à laquelle le
possesseur de l'argent a pu avoir accès à ce dernier.
De par la nature des choses, des institutions
s'avéreront nécessaires, qui retireront à l'argent sa
valeur pour son possesseur, lorsque cet argent aura
perdu la signification indiquée. L'attention a déjà
été attirée sur de telles institutions. Après un
certain temps, les biens pécuniaires passent à la
collectivité, dans une forme appropriée. Et, afin que
l'argent qui ne travaille pas dans les entreprises de
production ne soit pas retenu par ses propriétaires,
esquivant les mesures de l'organisation économique, il
doit être prévu, de temps à autre, des refontes et de
nouvelles impressions. D'une telle situation, il
résultera néanmoins que l'intérêt d'un capital
diminuera toujours au cours des années. L'argent
s'usera, tout comme les marchandises s'usent. Mais une
telle mesure, à prendre par l'Etat, sera juste.
L'«intérêt de l'intérêt» n'existera pas. Celui qui
fait des économies a toutefois accompli des
productions qui l'autorisent à prétendre à une
contrevaleur en marchandises; au même titre que des
productions présentes l'autorisent à l'échange avec
des contrevaleurs présentes; mais les prétentions ne
peuvent aller que jusqu'à une certaine limite; car des
prétentions provenant du passé ne peuvent être
satisfaites que par des productions du présent. De
telles prétentions ne doivent pas devenir des moyens
de pouvoir économique.
Une fois remplies ces conditions, le problème
monétaire sera placé sur une base saine. Car peu
importe la forme donnée à la monnaie conformément aux
circonstances extérieures: la monnaie sera
l'organisation sensée de la totalité de l'organisme
économique par sa propre administration. Un Etat
politique ne pourra jamais résoudre le problème
monétaire d'une façon satisfaisante par des lois; à
notre époque, les Etats ne le résoudront que s'ils
renoncent, quant à eux, à la solution, et laissent
faire le nécessaire par les organismes économiques,
qui auront à se séparer d'eux.
[03/50] On parle beaucoup de la
division du travail moderne, et de ses effets, tels
que l'économie de temps, la perfection du produit,
l'échange des marchandises, etcä mais on considère
très peu comment elle influence la relation de chaque
homme à sa production. Celui qui travaille dans un
organisme social basé sur la division du travail
n'acquiert en effet jamais son revenu tout seul; il
l'acquiert par le travail de tous les participants à
cet organisme social. Un tailleur qui confectionne un
habit pour son usage personnel ne placera pas cet
habit par rapport à lui-même dans une relation
identique à celle d'un homme qui, dans des conditions
primitives, a encore à s'occuper de tout ce qui est
nécessaire à l'entretien de sa vie. Il se confectionne
l'habit afin de pouvoir faire des vêtements pour les
autres; et la valeur de l'habit, pour lui, dépend
entièrement des productions des autres. L'habit, en
fait, est un moyen de production. D'aucuns diront
qu'il s'agit là d'un jeu de l'esprit. Dès l'instant
qu'ils considéreront la formation des valeurs des
marchandises dans le circuit économique, ils ne
pourront plus être de cet avis. Ils verront alors
qu'on ne peut absolument pas travailler pour soi-même,
dans un organisme social qui repose sur la division du
travail. On peut seulement travailler pour les autres,
et laisser d'autres personnes travailler pour soi. On
ne peut pas plus travailler pour soi-même, qu'on ne
peut se manger soi-même. Cependant, on peut établir
des dispositions qui sont en contradiction avec la
nature de la division du travail. Cela se produit
quand la production des marchandises n'est réglée
qu'en vue de transférer à un homme individuel, à titre
de propriété, ce qui n'est sa prestation que par suite
de sa position dans l'organisme social. La division du
travail pousse l'organisme social à ce que l'homme
individuel y vive selon les conditions de la totalité
de l'organisme; elle exclut l'égoïsme sur le plan
économique. Si cet égoïsme est quand même présent sous
forme de prérogatives de classe, ou sous d'autres
formes semblables, alors se crée une situation sociale
intenable, qui conduit à des bouleversements de
l'organisme social. Nous vivons actuellement dans de
telles situations. Bien des gens ne veulent pas
entendre parler de la nécessité d'orienter les
relations juridiques, et bien autre chose, dans le
sens de l'oeuvre altruiste de la division du travail.
Qu'ils tirent alors eux-mêmes les conséquences de
leurs hypothèses. Ils en viendraient à constater qu'on
ne peut, de toute façon, rien faire, que le mouvement
social ne peut mener à rien. On ne peut bien sûr rien
faire de fructueux en rapport avec ce mouvement, si
l'on ne veut pas accorder son droit à la réalité.
L'esprit qui préside à cet exposé veut que les tâches
qui incombent à l'homme au sein de l'organisme social
soient déterminées conformément à ce qui découle des
conditions de vie de cet organisme.
[03/51] Celui qui ne peut former
ses concepts que selon les institutions dont il a
l'habitude éprouvera une certaine crainte lorsqu'il
entendra dire que le rapport entre le dirigeant du
travail et l'ouvrier devrait être détaché de
l'organisme économique. Car il croira qu'une telle
séparation mènera nécessairement à la dévaluation de
l'argent et au retour à des conditions économiques
primitives. (De telles opinions sont exprimées par le
Dr. Rathenau dans ses écrits: «Nach der Flut»: de son
point de vue, elles paraissent justifiées.) Mais, par
la triarticulation de l'organisme social, on
travaillera à contrecarrer ce danger. L'organisme
économique s'administrant lui-même différenciera
complètement, en liaison avec l'organisme juridique,
les conditions monétaires des rapports de travail
reposant sur le droit. Les relations juridiques ne
pourront pas avoir une influence immédiate sur les
conditions monétaires. Car ces dernières sont un
résultat de la gestion de l'organisme économique. La
relation juridique entre dirigeant du travail et
ouvrier ne pourra pas s'exprimer d'une façon
unilatérale dans la valeur monétaire car, après
élimination du salaire qui représente une relation
d'échange entre marchandise et force de travail, cette
valeur monétaire est uniquement mesure pour la valeur
réciproque des marchandises (et des prestations). Si
l'on considère les effets exercés par la
triarticulation sur l'organisme social, on en arrive à
se convaincre qu'elle mènera à des institutions qui
n'ont encore jamais existé dans les régimes connus
jusqu'à ce jour.
[03/52] Dans le cadre de ces
institutions, on pourra extirper ce qui est
actuellement ressenti comme lutte des classes. Car
cette lutte est fondée sur le fait de lier le salaire
au circuit économique. Cet ouvrage expose une forme de
l'organisme social dans laquelle le concept de salaire
en vient à une transformation, de même que le vieux
concept de la propriété privée. Mais, par cette
transformation, est créée une relation sociale humaine
viable. Seul un jugement à la légère pourra estimer
qu'avec la réalisation de ce qui est exposé ici, on ne
fera rien de plus que transformer le salaire horaire
en salaire à la pièce. Il se peut qu'une vue
unilatérale de la chose conduise à ce jugement. Mais
la, cette vue unilatérale n'est pas décrite comme
étant la bonne, car l'objectif est le remplacement de
la relation de salaire, par la relation contractuelle
de partage, concernant la production fabriquée en
commun par le dirigeant et l'ouvrier; cela en liaison
avec l'ensemble de l'institution de l'organisme
social. Si, du produit fourni, la part revenant à
l'ouvrier apparait comme salaire à la pièce, on ne se
rendra pas compte que ce «salaire à la pièce» (qui
toutefois n'est pas un salaire) se manifeste dans la
valeur de la prestation d'une façon qui met la
position sociale de l'ouvrier envers d'autres membres
de l'organisme social dans une relation toute
différente de celle qui a résulté de la domination des
classes, conditionnée unilatéralement par l'économie.
L'exigence d'extirper la lutte des classes sera ainsi
satisfaite. A celui qui souscrit à l'opinion qu'on
peut aussi entendre, notamment dans des cercles
socialistes: «L'évolution doit apporter elle-même la
solution de la question sociale, et on ne peut
échafauder des points de vue qui doivent être
réalisés», à celui-là, on doit répondre: «Certes,
l'évolution devra apporter le nécessaire; mais, dans
l'organisme social, les impulsions dues aux idées de
l'homme sont des réalités». Et, après un certain
temps, lorsque sera réalisé ce qui aujourd'hui ne peut
être que pensé, alors ce qui sera réalisé sera partie
intégrante de l'évolution. Et ceux qui n'ont de
considération que «pour l'évolution», et non pour
l'apport d'idées fécondes, devront surseoir à tout
jugement jusqu'au moment où ce qui est pensé
aujourd'hui sera devenu évolution. Cependant il sera
alors trop tard pour accomplir certaines tâches que la
situation actuelle exige déjà. Dans l'organisme
social, il n'est pas possible d'observer l'évolution
d'une manière objective, comme on le fait pour la
nature. On doit oeuvrer pour faire naître l'évolution.
C'est pourquoi, à une pensée sociale saine, il
apparaît lourd de conséquences actuellement d'être
confrontée à des opinions qui veulent «prouver» ce qui
est nécessaire sur le plan social, comme on fournit
des preuves en sciences naturelles. Une preuve quant à
la conception de la vie sociale ne peut être donnée
qu'à celui dont la pensée est non seulement réceptive
à ce qui existe déjà, mais à ce qui vit à l'état de
germe dans les impulsions des hommes - souvent
imperceptible pour eux -, et qui veut se réaliser.
[03/53] L'un des effets par
lesquels la triarticulation sociale aura à témoigner
de son fondement dans l'essence même de la vie sociale
humaine est la séparation qui doit s'établir entre les
activités judiciaires et les institutions de l'Etat. A
ces dernières incombe de fixer les lois qui doivent
réglementer les relations entre les hommes ou entre
les groupes d'hommes. Le jugement lui-même repose
cependant sur des institutions qui sont formées à
partir de l'organisation spirituelle. La manière de
juger est dans une très grande mesure dépendante de la
possibilité que celui qui juge ait sentiment et
compréhension de la situation individuelle du
justiciable. Ce sentiment et cette compréhension
n'existeront que si les mêmes liens de confiance, par
lesquels les hommes se sentent attirés vers les
institutions de l'organisation spirituelle, sont
également déterminants pour l'institution des
tribunaux. Il est possible que l'administration de
l'organisation spirituelle désigne les juges, qui
pourraient être pris dans les professions
intellectuelles les plus diverses, et qui, après un
certain temps, retourneraient à leur propre
profession. Chaque homme aura, dans une certaine
limite, la possibilité de choisir, parmi celles qui
ont été désignées pour cinq ou dix ans, la
personnalité en laquelle il aura suffisamment
confiance pour que, durant ce temps, si l'occasion
devait s'en présenter, il puisse accepter le jugement
de cette personnalité, dans un cas de droit privé ou
correctionnel. Dans chaque circonscription, il devra y
avoir assez de juges pour que le choix ait une valeur.
Un plaignant devra toujours alors s'adresser
directement au juge qui est compétent pour l'accusé.
Qu'on se représente quelle signification profonde
auraient pu avoir de telles institutions, dans les
régions austro-hongroises. Dans les régions où l'on
parle plusieurs langues, un membre de chaque
nationalité aurait pu se choisir un juge de son
peuple. Et qui connaît les conditions en Autriche peut
savoir à quel point une telle institution aurait pu
contribuer à l'harmonie, dans la vie des différentes
nationalités. Or, à part la nationalité, il existe de
vastes domaines de la vie où une telle institution
pourrait agir dans une direction salutaire pour un
développement sain. Des fonctionnaires plus
strictement versés dans la connaissance des lois
seront aussi nommés par l'administration spirituelle,
et assisteront les juges et les tribunaux; mais ils
n'auront pas eux-même à juger. De même, des tribunaux
d'appel devront être formés à partir de cette
administration. Il est dans la nature de la vie qui se
manifeste par la réalisation de telles données qu'un
juge puisse être proche des habitudes et de la
mentalité de ceux qu'il a à juger et qu'il puisse, par
sa vie en dehors de sa fonction de juge, qu'il
n'assume que pendant un certain temps, être
familiarisé avec leur milieu. De même que l'organisme
social sain, dans l'ensemble de ses institutions,
utilisera la compréhension sociale des personnes qui
sont associées à sa vie, ainsi en sera-t-il pour
l'activité juridique. L'exécution d'un jugement
incombe à l'Etat.
[03/54] Les institutions qui, par
la réalisation de ce qui est présenté ici, s'avèrent
nécessaires pour des domaines de la vie autres que
ceux indiqués, n'ont pas besoin d'être décrites, pour
l'instant. Il serait bien entendu impossible de
limiter la place que prendrait nécessairement une
telle description.
[03/55] Il aura été démontré, par
la description de quelques institutions, qu'en ce qui
concerne la manière de penser prise comme base, il ne
s'agit pas de la remise en vigueur des trois états:
commerce, défense et éducation, comme d'aucuns
pourraient le croire et comme on l'a cru
effectivement, lorsqu'ici et là j'ai présenté ce dont
il vient d'être question. Ce qui est recherché, c'est
le contraire d'une telle division des états. Les
hommes ne seront socialement répartis ni en classes ni
en ordres, mais au contraire ce sera l'organisme
social lui-même qui se sera structuré. C'est justement
grâce à cela que l'homme pourra être véritablement
homme. Car la partition sera telle qu'avec sa vie il
sera enraciné dans chacune des trois parties. Dans le
domaine de l'organisme social où il se situe par sa
profession, il se tiendra avec un intérêt objectif;
avec les autres domaines, il aura des relations
vivantes car leurs institutions seront envers lui dans
un rapport qui les suscitera. Triarticulé sera
l'organisme social détaché de l'être humain, et
formant son sol vital; chaque homme, en tant que tel,
formera un lien entre les trois parties.
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