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Collection: 08 - L'IMPULSION SOCIALE ANTHROPOSOPHIQUE
Sujet : Science de l'esprit et question sociale
 
Les références Rudolf Steiner Oeuvres complètes GA034 190-221 (1987) 00/00/1905
Traducteur: FG v.01 11/07/2017
à partir de celle de Geneviève Bideau.

Editeur: revue Triades

Article publié en octobre 1905 et 1906 dans les numéros 30 et 32 de Luzifer-Gnosis. In GA 34, pp. 191-221, Rudolf Steiner-Nachlassverwaltung, Dornach, 1960.

001 - Celui qui avec les yeux ouverts observe le monde autour de lui voit se lever partout puissamment ce qu'on appelle la « question sociale. » Ceux qui le prennent au sérieux avec la vie, doivent nécessairement se faire des idées d'une façon ou d'une autre sur ce qui est pendant à cette question. Et il doit apparaître comme évident qu'une sorte de représentation qui s'est donné pour ses tâches les idéaux les plus élevés de l'humanité doit d’une quelque façon se gagner un rapport aux exigences sociales. Mais la science de l’esprit veut être une telle sorte de représentation pour le temps présent. C'est pourquoi il est tout naturel quand est demandé après ce rapport.

002 – Maintenant cela peut faire tout d'abord l'impression que la science de l'esprit n'aurait rien de particulier à dire dans cette direction. On reconnaîtra comme son train caractéristique d'abord l'intériorisation de la vie de l'âme et l'éveil du regard à un monde spirituel. Même ceux qui se sont contentés de s'informer rapidement des idées qui sont répandues par les orateurs et les écrivains se référant à la science de l'esprit reconnaîtront cette aspiration par observation non prévenue.

Mais il est plus difficile de discerner que cette aspiration aurait présentement une signification pratique. Et en particulier ne peut pas facilement devenir éclairant son rapport avec la question sociale. Que devrait, demandera plus d'un, aider aux maux sociaux un enseignement qui s’occupe de « réincarnation », de « karma », du « monde suprasensible », de la « genèse de l'homme », etc. ? Une telle orientation de pensée semble s'envoler dans les hauteurs des nuages, loin de toute réalité, alors que tout un chacun aurait urgemment besoin de concentrer tout son penser pour satisfaire aux tâches que pose la réalité terrestre.

 

003 - De toutes les opinions différentes qui actuellement doivent nécessairement s’avancer en rapport à la science de l'esprit, deux soient décrites ici. L’une consiste en ce qu'on la considère comme l'expression d'une rêverie débridée. Il est tout naturel qu'une telle opinion existe. Et elle devrait au moins avoir quelque chose d'incompréhensible pour celui aspirant à progresser selon la science de l'esprit. Chaque conversation dans son entourage, tout ce qui se passe autour de lui, qui fait plaisir et joie aux humains, tout cela peut le convaincre qu'il conduit tout d’abord pour bien des gens un langage tout simplement fou. A cette compréhension de son entourage il doit toutefois alors apporter la sécurité absolue qu'il est sur le bon chemin. Sinon il pourrait à peine se maintenir debout lorsqu'il se rend claires la divergence de ses propres représentations à celles de tant d'autres qui appartiennent aux instruits et pensants. S'il a la juste sécurité, s'il connaît la vérité et la portée de son avis, alors il se dit : je sais très bien qu'actuellement je peux être considéré comme rêveur et il m’est éclairant pourquoi c’est ainsi; mais la vérité doit agir, aussi quand elle sera moquée et raillée, et son action ne dépend pas des opinions qu'on a sur elle, mais de ses solides fondements.

 

004 - L'autre opinion qui concerne la science de l'esprit est que certes ses idées sont belles et satisfaisantes, mais qu'elles ne peuvent avoir de valeur que pour la vie intérieure de l'âme, pas pour la lutte pour la vie pratique. Même ceux qui, pour combler leurs besoins spirituels, réclament la nourriture de la science de l'esprit, peuvent seulement être facilement tentés de se dire : oui, mais sur la façon de remédier à la détresse sociale, à la misère matérielle, là-dessus ce monde de pensées ne peut quand même pas nous donner d’explication. Maintenant cette opinion repose tout de suite sur une complète méconnaissance des faits réels de la vie, et avant tout sur une méprise par rapport aux fruits de la manière de penser de science de l'esprit.

 

005 - En effet, on demande presque exclusivement : qu'enseigne la science de l'esprit ? Comment peut-on prouver ce qu'elle affirme ? Et on cherche alors le fruit dans le sentiment de satisfaction que l'on peut puiser de l’enseignement. Cela est naturellement aussi évident que possible. On doit donc tout d'abord, obtenir un sentiment pour la vérité d’affirmations qui se présentent à soi. Mais le vrai fruit de la science de l'esprit n’a pas le droit d’être recherché là-dedans. Ce fruit ne se montre en effet d’abord alors quand celui qui tend à la science de l'esprit aborde les tâches de la vie pratique. Il s’agit de ce que la science de l'esprit aide à quelque chose, à saisir ces tâches avec perspicacité et à chercher avec compréhension les moyens et chemins pour une solution. Qui veut agir dans la vie doit d'abord comprendre la vie. Ici repose le point germinatif de la chose. Aussi longtemps qu'on reste à demander : qu'enseigne la science de l'esprit ?, on peut trouver ces enseignements trop « élevés » pour la vie pratique. Mais lorsqu'on observe attentivement à quelle école sont mis le penser et le ressentir par ces enseignements, alors on cessera de faire une telle objection. Aussi étrange que cela puisse paraître pour la conception superficielle, il est quand même correct : les idées de la science de l'esprit qui ont l'air de planer tout là-haut dans le nid de coucou des nuages forment le regard à une juste conduite de la vie de tous les jours. Et la science de l'esprit aiguise tout de suite par là la compréhension pour les exigences sociales qu'elle conduit l'esprit dans les claires hauteurs du suprasensible. Autant cela paraît contradictoire, autant c'est vrai.

 

006 – Il devrait une fois être montré à un exemple ce qui est pensé par là. Un livre extrêmement intéressant est paru dans les derniers temps : “Comme ouvrier en Amérique (Berlin, K. Siegismund). Il a comme auteur le conseiller de gouvernement Kolb, qui a entrepris de séjourner pendant des mois en Amérique en qualité de simple ouvrier. Par cela il s’est approprié un jugement sur les humains et sur la vie comme n'auraient manifestement pu lui donner ni la formation par laquelle il est devenu conseiller de gouvernement, ni non plus les expériences qu'il a pu faire à ce poste et à tous ceux que l'on occupe avant de devenir conseiller.

Ainsi, il occupa pendant des années un poste qui était relativement un poste de responsabilité et c'est seulement lorsqu'il le quitta et vécut — peu de temps — dans un pays lointain qu'il découvrit la vie au point d'écrire dans son livre la phrase digne d’être suivie : « Que de fois ne m'étais-je pas demandé jadis dans mon indignation morale, lorsque je voyais un homme en bonne santé mendier : pourquoi ce gueux ne travaille-t-il pas ? Maintenant, je le savais. Dans la théorie, je le voyais justement autrement que dans la pratique, et même les catégories les moins réjouissantes de l'économie politique se manient de façon tout à fait supportable quand on est à sa table d’étude ». Maintenant ne devrait pas ici être suscité le moindre malentendu. La plus parfaite considération doit être apportée vis-à-vis de cet homme qui s’est gagné de sortir d’une vie de confort et de travailler dur dans une brasserie et une usine de cycles. La haute considération de ce fait devrait tout d'abord être fortement soulignée, afin que ne soit pas éveillée la croyance que cet homme serait soumis à une critique dédaigneuse. Mais pour chacun qui veut voir, est absolument clair que toute la formation, toute la science par lesquelles cet homme est passé ne lui ont pas donné d'avoir un jugement sur la vie. Qu’on essaye de se rendre clair ce qui est concédé là : on peut apprendre tout ce qui vous donne actuellement les moyens d'occuper des postes relativement dirigeants, et on peut en cela se tenir entièrement loin de la vie sur laquelle on devrait agir.
N'est-ce pas comme si on avait été formé dans une école quelconque pour la construction des ponts et alors quand on vient à la tâche de construire un pont, on n’y comprenne rien ? Mais non, ce n'est pas tout à fait ainsi. Qui se prépare mal à la construction des ponts, celui-là son manque lui deviendra bientôt clair lorsqu'il abordera la pratique. Il s'avérera incapable et sera refoulé partout. Mais celui qui se prépare mal pour l’action dans la vie sociale, ces manques ne peuvent pas se révéler aussi rapidement. Des ponts mal construits s'écroulent ; et même au plus imbu est alors clair que le constructeur du pont était un incapable. Mais ce qui est raté dans l'agir social ne se manifeste que dans le fait que les semblables en pâtissent. Et pour le rapport de ce pâtir avec le règne de l'incapacité, on n’a pas si facilement un œil comme sur le rapport entre l'écroulement du pont et le constructeur incapable. « Oui, mais », dira-ton, qu'est-ce que tout cela à faire avec la science de l'esprit ? Le sympathisant de la science de l'esprit croit-il que ses théories auraient apportées au conseiller Kolb une meilleure compréhension de la vie ? À quoi cela lui aurait-il servi d'avoir su quelque chose de la « réincarnation », du « karma », et de tous les « mondes suprasensibles »? Personne ne va quand même vouloir prétendre que des idées sur des systèmes planétaires et des mondes supérieurs auraient pu éviter au conseiller de gouvernement en question d'être préservé de s'avouer un jour « que les catégories les moins réjouissantes de l'économie politique se manient très bien ». Le sympathisant de la science de l'esprit peut maintenant vraiment très bien répondre - comme Lessing dans un cas précis - : « Je suis ce "personne ", je l'affirme tout de go ». Seulement, on ne doit pas comprendre cela comme si quelqu’un pouvait se comporter correctement socialement avec la doctrine de la « réincarnation » ou la connaissance du « karma». Ce serait naturellement naïf. La chose ne va évidemment pas ainsi, de renvoyer ceux qui sont destinés à devenir conseillers à la science de l'occulte de Blavatsky, au lieu de les envoyer étudier à l'université ce qu'enseignent Schmoller, Wagner ou Brentano(* Les professeurs Gustav von Schmoller (1838-1917), Adolf Wagner (1835-1917), Lujo Brentano (1844-1931) sont à l'époque les représentants les plus en vue du courant de pensée appelé le " socialisme de chaire ", qui prônait, contre le libéralisme, une politique sociale d’État pour atténuer les antagonismes de classe).
Mais ce dont il s’agit est ceci : est-ce qu'une théorie d'économie politique qui vient de quelqu'un qui s'oriente selon la science de l'esprit sera telle qu'elle se laissera bien manier quand on est à sa table de travail, mais qu’elle ne fonctionne pas vis-à-vis de la vie réelle ? Et cela, elle ne sera justement pas. Quand une théorie ne tient-elle pas vis-à-vis de la vie ? Quand elle est produite par un penser qui n'a pas été formé pour la vie. Or les théories de la science de l'esprit sont tout autant les véritables lois de la vie que les théories de l'électricité sont celles d'une usine d'appareils électriques. Celui qui veut installer une usine de ce genre doit d'abord apprendre la véritable théorie de l'électricité. Et celui qui veut agir dans la vie doit apprendre à connaître les lois de la vie. Mais si les théories de la science de l'esprit semblent se tenir loin de la vie, elles sont en vérité si proches.

Au regard superficiel elles paraissent étrangères au monde; à la vraie compréhension, elles ouvrent l'accès à la vie. On ne se retire pas dans des « cercles de science de l'esprit » par pure curiosité pour y recevoir toutes sortes d'informations « intéressantes » sur les mondes de l'au-delà, au contraire, on y exerce son penser, son ressentir et son vouloir en pratiquant les « lois éternelles de l'existence » pour sortir dans la vie et comprendre cette vie avec un regard lucide et clair. Les théories de la science de l'esprit sont un détour vers un penser, un juger, un ressentir pleins de vie. Le mouvement de science de l'esprit sera en premier sur sa juste voie quand on reconnaîtra pleinement cela. Un agir correct naît d'un penser correct ; et un agir injuste naît d'un penser faussé ou de l'absence de pensée. Qui veut tout simplement croire qu'il peut être fait quelque chose de bien dans le domaine social doit admettre qu'il dépend des facultés humaines de faire ce bien. Se travailler (NDT soi-même) à travers les idées de la science de l'esprit revient à intensifier ses facultés à l'agir social. Sous ce rapport, il ne s'agit pas seulement de savoir quelles pensées on accueille en soi par la science de l'esprit, mais de savoir ce qu'on fait de son penser par elles.

 

 

007 - Il faut certes reconnaître qu'à l'intérieur même des cercles qui se consacrent à la science de l'esprit, on ne constate pas encore qu'il y ait beaucoup de travail à cet égard. Et on ne peut guère nier non plus que pour cette raison ceux qui se tiennent éloignés de la science de l'esprit ont encore tout à fait un motif de mettre en doute les affirmations ci-dessus. Mais il ne faut pas non plus négliger le fait que le mouvement de science de l'esprit dans son acception actuelle n'en est qu'au début de son activité. Son progrès ultérieur consistera à pénétrer dans tous les domaines pratiques de la vie. Il s'avérera alors par exemple pour la « question sociale » qu’à la place des théories « qui se manient de façon tout à fait supportable quand on est à sa table de travail» se montreront d'autres qui donneront la clarté de vues nécessaire pour juger la vie sans préjugés et montreront à la volonté la direction d'un agir d'où naissent des forces salutaires et bénéfiques pour les semblables. Plus d'un lecteur va dire qu’au cas Kolb se monte que l’indication à la science de l'esprit est superflue. Il serait seulement nécessaire, que les gens qui se préparent à une profession quelconque n’apprendraient pas leurs théories dans leur salle d’étude, mais qu’ils seraient mis au contact de la vie et reçoivent à côté du théorique aussi une introduction pratique. Car aussitôt que Kolb eut observé la vie, cela a aussi suffit pour apporter ce qu’il avait appris à une autre opinion. — Non, cela ne suffit pas, parce que le défaut est situé plus en profondeur. Quand quelqu'un voit qu'avec sa formation insuffisante il ne peut construire que des ponts qui s'écroulent, il n'a pas encore acquis pour autant, et de loin, la faculté de construire des ponts qui ne s'écroulent pas. Pour y parvenir, il lui faut d'abord acquérir une formation vraiment féconde dans ce domaine. On n'a assurément besoin de rien de plus que de regarder seulement la situation sociale, même si on a sur les lois fondamentales de la vie, la théorie la plus insuffisante qui soit, et on ne dira plus devant toute personne qui ne travaille pas : « pourquoi ce gueux ne travaille-t-il pas ?» Par l'observation de la situation, on peut alors comprendre pourquoi un homme comme celui-ci ne travaille pas. Mais a-t-on déjà pour autant appris quelle forme donner à la situation pour que les hommes s'y épanouissent ? Sans aucun doute, tous les hommes de bonne volonté qui nous ont servi leurs plans pour améliorer le sort de l'être humain n'ont pas eu un jugement semblable à celui du conseiller Kolb avant son voyage en Amérique. Même avant d'entreprendre une expédition de ce genre, -ils étaient probablement d'avis-que l'on ne peut pas expédier le cas d'un homme qui est dans une mauvaise passe avec ce jugement tout fait « pourquoi ce gueux ne travaille-t-il pas ?» Toutes leurs propositions de réformes sociales sont-elles pour autant fécondes ? Non, cela n'est pas possible, ne serait-ce que pour la raison qu'elles sont contradictoires de bien des manières. Et l'on aura pour cette raison le droit de dire que même les propositions positives de réformes sociales du conseiller Kolb après sa conversion ne peuvent guère avoir d'effet. Telle est bien l'erreur de notre époque en ce domaine que chacun s'estime capable de comprendre la vie, même s'il ne s'est en rien occupé des lois fondamentales de la vie, même s'il n'a pas commencé par exercer son penser à voir les forces véritables de la vie. Et la science de l'esprit est une école pour apprendre à juger sainement la vie, parce qu'elle va jusqu'aux fondements de la vie. Il ne sert absolument à rien de voir que les circonstances placent l'être humain dans des situations de vie défavorables où il dépérit : il faut apprendre à connaître les forces par lesquelles sont créées des conditions favorables. Et cela, les gens formés à l'économie politique ne le peuvent pas, pour une raison voisine de celle-ci : personne ne peut calculer s'il ignore tout de la table de multiplication. Placez un homme de ce genre devant autant de rangées de chiffres que vous voudrez : les regarder ne lui servira à rien. Placez devant la réalité celui dont le penser n'entend rien aux forces fondamentales de la vie sociale : il pourra bien décrire ce qu'il voit aussi méticuleusement qu'il voudra, il ne saura rien dire de la façon dont les forces sociales s'imbriquent les unes dans les autres pour le bien ou pour le malheur de l'être humain.
008 - À notre époque est nécessaire une conception de la vie qui conduise aux sources véritables de la vie. Et la science de l'esprit peut être une telle conception de la vie. Si tous ceux qui veulent se former une opinion sur ce qui « est nécessaire socialement » voulaient bien passer d'abord par l'enseignement de la vie que donne la science de l'esprit, alors nous progresserions: — L'objection selon laquelle ceux qui se consacrent à la science de l'esprit se contentent aujourd'hui de « parler » et n'« agissent » pas est tout aussi peu recevable que celle selon laquelle les opinions de la science de l'esprit n'ont pas encore fait leurs preuves, et pourraient donc peut-être tout autant se révéler n'être aussi qu'une « grise théorie »* (Goethe, Faust, vers 1838.) que l'économie politique de Monsieur Kolb. La première objection n'a pas de sens, pour la raison que l'on ne peut évidemment pas « agir » aussi longtemps qu'on vous barre les chemins de l'agir. Un psychologue peut bien savoir le mieux du monde ce qu'un père devrait faire dans l'éducation de ses enfants ; il ne peut pas « agir » tant que le père ne l'engage pas comme précepteur. Dans ce domaine, il faut attendre patiemment que le « parler » de ceux qui travaillent selon la science de l'esprit ait apporté une compréhension à ceux qui ont le pouvoir d'« agir ». Et cela se produira. La deuxième objection n'est pas moins négligeable. Et elle ne peut du reste être soulevée que par ceux qui sont ignorants de la nature essentielle des vérités de la science de l'esprit. Celui qui la connaît sait qu'elle ne peut pas prendre forme comme quelque chose que l'on « expérimente ». Les lois du salut de l'être humain sont en effet implantées dans le fondement originel de l'âme humaine tout aussi sûrement que la table de multiplication s'y trouve aussi. Il suffit de descendre assez profondément dans ce fondement originel de l'âme humaine. Assurément, on peut rendre perceptible ce qui est ainsi gravé en l'âme, comme on peut rendre perceptible que deux fois deux font quatre en plaçant l'un à côté de l'autre quatre haricots sous la forme de deux groupes de deux. Mais qui oserait affirmer que la vérité de deux fois deux font quatre doit d'abord être « expérimentée » sur les haricots ? La situation est en effet très exactement la suivante : celui qui met en doute la vérité de la science de l'esprit, c'est qu'il ne la connaît pas encore, de même que seul peut mettre en doute que deux fois deux font quatre celui qui ne connaît pas encore cette vérité. Aussi grande que soit la différence entre les deux choses, parce que la dernière est si simple, la première si compliquée, il y a malgré tout une ressemblance sous ce rapport. — Certes, on ne peut pas le comprendre tant qu'on n'entre pas soi-même dans la science de l'esprit. C'est aussi pourquoi on ne peut pas produire de « preuve » de ce fait à celui qui ne connaît pas la science de l'esprit. On peut seulement dire : commencez par connaître la science de l'esprit et ensuite vous serez au clair sur tout cela.
009 - L'importance de la mission de la science de l'esprit à notre époque se montrera quand elle sera devenue un ferment dans toute la vie. Tant que ce chemin qui conduit dans la vie ne peut pas être parcouru au plein sens du terme, ceux qui s'orientent selon la science de l'esprit ne sont encore qu'au début de leur agir. Et il leur faudra aussi entendre probablement longtemps le reproche que leurs théories sont hostiles à la vie. Oui, elles le sont, comme le chemin de fer était hostile à une vie qui n'était en mesure de considérer que la diligence comme « vraie pour la vie ». Elles sont hostiles, comme l'avenir est hostile au passé.
010 - Dans les pages qui vont suivre, nous allons traiter de quelques points particuliers concernant le rapport entre « la science de l'esprit et la question sociale. »
011 - Deux opinions s'opposent en ce qui concerne la « question sociale ». L'une voit les causes du bien et du mal dans la vie sociale davantage dans les hommes, l'autre essentiellement dans les conditions au sein desquelles vivent les hommes. Les représentants de la première opinion voudront favoriser le progrès en s'efforçant d'élever la capacité intellectuelle et physique des hommes et leur ressentir moral ; ceux qui inclinent à la deuxième opinion seront avant tout soucieux d'élever la situation de vie, car ils se disent que si les hommes peuvent vivre convenablement, leur capacité et leur ressentir moral s'élèveront d'eux-mêmes à un niveau supérieur. On ne peut guère nier que cette deuxième opinion gagne aujourd'hui constamment du terrain. Donner encore à la première opinion une place particulière est tenu dans bien des cercles pour l'expression d'un penser tout à fait dépassé. On dit alors : celui qui doit lutter contre la plus grande misère depuis tôt le matin jusque tard le soir ne peut parvenir à développer ses facultés intellectuelles et morales. Donnez- lui d'abord du pain avant de lui parler d'affaires spirituelles.
012 - En particulier à l'égard d'une recherche comme celle de la science de l'esprit, cette dernière affirmation tourne facilement au reproche. Et ce ne sont pas les pires de notre époque qui font ce genre de reproches. Ces gens disent : « le théosophe bon teint ne descend qu'à son corps défendant des plans du Devachan ou du Karma sur cette terre. On préfère remâcher dix mots de sanscrit plutôt que de se renseigner sur la rente foncière. » C'est ce qu'on peut lire dans un livre intéressant paru il y a peu de temps, Die kulturelle Lage Europas beim Wiedererwachen des modernen Okkultismus (La situation culturelle de l'Europe au réveil de l'occultisme moderne), de G.L. Dankmar (Leipzig, Oswald Mutze, 1905).

 

 

 

 

013 - On peut facilement comprendre que le reproche se présente sous la forme suivante. On signale le fait qu'à notre époque des familles de huit personnes vivent souvent entassées dans une seule pièce où manquent même l'air et la lumière, qu'elles doivent envoyer leurs enfants à l'école dans un état de faiblesse et de faim proche de l'inanition. On dit alors : est-ce que ceux qui sont soucieux du progrès des masses ne devraient pas consacrer avant toutes choses tous leurs efforts à remédier à de telles situations ? Au lieu d'appliquer leur penser aux théories sur les mondes supérieurs de l'esprit, ils feraient mieux de se soucier de cette question : comment supprimer la détresse sociale ? « Que la théosophie descende de sa solitude glacée et se mêle aux hommes, au peuple ; qu'elle place en tête de son programme pour de bon et effectivement l'exigence morale de la fraternité universelle et qu'elle agisse selon cette exigence, sans souci aucun des conséquences ; qu'elle fasse de la parole du Christ sur l'amour du prochain un acte social et elle deviendra et demeurera à jamais un bien précieux de l'humanité ». Ainsi poursuit le livre cité plus haut.
014 - Ceux qui font à la science de l'esprit une objection de ce genre ont de bonnes intentions. Bien plus, il faut leur reconnaître qu'ils ont raison contre bien des personnes qui s'occupent des enseignements de la science de l'esprit. Il y en a sans nul doute parmi ces dernières qui veulent uniquement se préoccuper de leurs propres besoins spirituels, qui veulent uniquement savoir des choses sur la « vie supérieure », sur le destin de l'âme après la mort, etc. Et l'on n'a certainement pas non plus tort de dire qu'à notre époque il apparaît plus urgent de se réaliser dans un agir communautaire, dans les vertus de l'amour du prochain et de l'action caritative que de cultiver dans une solitude étrangère au monde, on ne sait trop quelles facultés supérieures qui sommeillent en l'être humain. Ceux qui recherchent cela avant tout pourraient bien passer pour des hommes d'un égoïsme raffiné qui préfèrent le propre bien-être de leur âme aux vertus humaines en général. On peut non moins souvent entendre indiquer que seuls peuvent s'intéresser à une quête spirituelle comme celle de la science de l'esprit des gens pour qui « cela va bien » et qui peuvent ainsi consacrer leurs « loisirs » (NDT müßige Zeit : temps oisif) à ce genre de choses. Mais celui qui doit s'activer physiquement du matin au soir pour un salaire de misère, on ne saurait vouloir le contenter avec des formules comme l'unité universelle de tous les humains, la « vie supérieure » et autres choses semblables.
015 - Beaucoup de fautes sont certainement commises dans la direction indiquée, même par des êtres en quête de la science de l'esprit. Mais il n'est pas moins exact qu'une vie bien comprise de la science de l'esprit doit conduire l'être humain, même en tant qu'individu, aux vertus d'un travail dévoué et d'un agir utile à la communauté. En tout cas, la science de l'esprit ne saurait empêcher personne d'être un humain aussi bon que le sont d'autres humains qui ne savent rien et ne veulent rien savoir de la science de l'esprit. Mais tout cela ne touche en aucune façon à l'essentiel en ce qui concerne la « question sociale ». C'est que, pour arriver à cet essentiel, beaucoup plus de choses sont nécessaires que ce que veulent bien admettre les adversaires de la quête de la science de l'esprit. Il sera concédé sans difficulté à ces adversaires que l'on peut réaliser beaucoup de choses avec les moyens qui sont proposés de bien des côtés pour améliorer la condition sociale des humains. Tel parti veut ceci, tel autre cela. Plus d'une de ces exigences des partis s'avère bientôt n'être qu'une chimère pour celui qui pense clairement ; mais plus d'une renferme aussi certainement le noyau le meilleur.
016 - Owen, qui vécut de 1771 à 1858 et fut sans aucun doute l'un des réformateurs sociaux les plus nobles, a sans cesse insisté sur le fait que l'être humain est déterminé par l'environnement dans lequel il grandit, que le caractère de l'être humain n'est pas formé par lui-même, mais par les conditions de vie dans lesquelles il se développe. Il ne saurait nullement être question de contester la justesse aveuglante qui caractérise ces affirmations. Et encore moins de les traiter avec un haussement d'épaules méprisant, bien qu'elles soient plus ou moins évidentes. Bien au contraire, nous admettrons sans difficultés que beaucoup de choses pourront s'améliorer si l'on s'oriente dans la vie publique d'après ce genre de connaissances. Mais c'est aussi la raison pour laquelle la science de l'esprit n'empêchera personne de prendre part aux œuvres de progrès humain qui veulent, dans le sens de ces connaissances, instaurer un sort meilleur des classes opprimées et souffrant de la misère.
017 - Seulement, la science de l'esprit doit aller plus en profondeur. En effet, on ne pourra jamais réaliser un progrès décisif par des moyens de ce genre. Celui qui ne l'admet pas n'a jamais discerné clairement d'où viennent les conditions de vie dans lesquelles se trouvent les hommes. En effet, dans toute la mesure où la vie de l'être humain dépend de ces conditions, celles-ci sont elles-mêmes l’œuvre des humains. Ou alors, qui a donc pris les dispositions qui font que l'un est pauvre, l'autre riche ? Ce sont pourtant bien d'autres humains ! Que ces « autres humains » aient la plupart du temps vécu avant ceux qui prospèrent ou ne prospèrent pas dans ces conditions ne change vraiment rien à cette situation. Les souffrances que la nature elle-même impose à l'homme n'entrent qu'indirectement en ligne de compte pour la situation sociale. Ces souffrances-ci doivent bien sûr être atténuées par l'agir de l'être humain ou être totalement éliminées. Si ce qui est nécessaire dans ce domaine ne se produit pas, la faute n'en revient quand même qu'aux institutions humaines. Une connaissance en profondeur des choses enseigne que tous les maux que l'on peut à juste titre qualifier de sociaux proviennent aussi des actes humains. Certes, de ce point de vue ce n'est pas l'individu qui est l'« artisan de son propre bonheur », mais c'est l'humanité tout entière.
018 - Autant ceci est certain, autant il est vrai également qu'à une large échelle aucune partie importante de l'humanité, aucune caste ni aucune classe ne cause avec de mauvaises intentions la souffrance d'une autre partie. Tout ce que l'on affirme en ce sens repose sur un simple manque de perspicacité. Bien que ceci aussi soit en fait une vérité évidente, il faut cependant l'exprimer. Car même si ces choses peuvent être facilement discernées par l'entendement, dans la vie pratique on ne se comporte tout de même pas dans leur sens. Tous ceux qui exploitent leurs contemporains préféreraient naturellement de beaucoup que les victimes de leur exploitation n'aient pas à souffrir. On irait loin si non seulement on trouvait cela évident, mais qu'on oriente d'après cela ses impressions et ses sentiments.

 

 

 

 

 

 

 

019 - Bon, mais où peuvent bien mener des affirmations de ce genre ? C'est sans-nul doute-ce-qu'objectera-plus d'un « penseur social » faut-il que l'exploité ait à l'égard de l'exploiteur des sentiments bienveillants ? N'est-il pas que trop compréhensible que le premier haïsse le second et qu'à partir de cette haine il soit conduit à prendre parti ? Ce serait quand même vraiment une mauvaise potion — c'est ce qu'on objectera encore — que d'inciter l'opprimé à l'amour du prochain à l'égard de l'oppresseur, un peu dans l'esprit de la parole du grand Bouddha : « la haine n'est pas vaincue par la haine, mais seulement par l'amour ».
020 - Et pourtant seule la connaissance qui prend ceci pour point de départ conduit à l'époque actuelle à un véritable « penser social ». Et c'est précisément là que l'orientation de la science de l'esprit entre en jeu. Elle ne peut en effet pas coller à la surface des choses, il lui faut au contraire pénétrer en profondeur. C'est pourquoi elle ne peut pas en rester à montrer que de la misère est créée par telles ou telles conditions, au contraire il lui faut pénétrer jusqu'à la connaissance seule féconde de ce par quoi ces conditions ont été et sont encore constamment créées. Et face à ces interrogations profondes la plupart des théories sociales s'avèrent justement n'être que de « grises théories », voire de simples formules rhétoriques.

 

021 - Tant que l'on en reste à la surface avec son penser, on attribue aux conditions, et très généralement à ce qui est extérieur un pouvoir tout à fait faux. Ces conditions ne sont en effet que l'expression d'une vie intérieure. Et de même que seul comprend le corps humain celui qui sait que celui-ci est l'expression de l'âme, de même seul peut apprécier à sa juste mesure ce qui relève de l'organisation extérieure de la vie celui qui discerne clairement que celle-ci n'est rien d'autre que l'œuvre créée par les âmes humaines qui y incarnent leurs sentiments, leurs dispositions intérieures et leurs pensées. Les conditions dans lesquelles on vit sont créées par les autres hommes ; et on n'en créera jamais de meilleures soi-même si l'on ne part pas d'autres pensées, dispositions intérieures et sentiments que ceux des hommes qui les ont créés.

022 - Examinons ces choses dans le détail. Extérieurement, celui qui paraîtra être l'oppresseur, c'est celui qui a un train de vie fastueux, peut rouler en première classe dans les chemins de fer, etc. Et celui qui apparaîtra comme l'opprimé, c'est celui qui est obligé de porter un mauvais habit et de rouler en quatrième classe. Il n'est cependant pas besoin d'être un individu sans pitié, ni un réactionnaire ou autre chose de ce genre, pour comprendre et penser clairement ce qui suit. Personne n'est opprimé ni exploité par le fait que je porte tel ou tel habit, mais seulement par le fait que je rémunère insuffisamment l'ouvrier qui me confectionne l'habit. L'ouvrier pauvre qui acquiert pour une petite somme d’argent son méchant habit est vis-à-vis de son contemporain exactement dans la même situation, sous ce rapport, que le riche qui se fait faire un habit de meilleure qualité. Que je sois riche ou pauvre, j'exploite autrui quand j'achète des objets qui ne sont pas suffisamment payés. En réalité, personne ne devrait qualifier qui que ce soit d'autre d'oppresseur, car il devrait d'abord commencer par se regarder soi-même. S'il le fait attentivement, il découvrira aussi bientôt en lui-même l'« oppresseur ». Est-ce que le travail que tu es obligé de livrer à un homme aisé ne l'est qu'à celui-ci en échange du mauvais salaire ? Non, celui qui est assis à côté de toi et qui se plaint avec toi de l'oppression se procure le travail de tes mains exactement aux mêmes conditions que l'homme aisé contre lequel vous vous retournez tous deux. Que l'on y réfléchisse à fond, et l'on trouvera d'autres points d'appui pour le « penser social » que ceux qui sont en usage.
023 - Si on réfléchit dans cette direction, il apparaîtra avant tout qu'on doit totalement séparer les concepts de « riche » et d'« exploiteur ». Le fait d'être aujourd'hui riche ou pauvre dépend de vos capacités personnelles ou de celles de vos ancêtres ou de tout autre chose. Mais que l'on soit un exploiteur de la force de travail des autres, cela n'a absolument rien à voir avec ces choses. Tout au moins pas directement. Mais cela a beaucoup à voir avec autre chose. À savoir avec le fait que nos institutions et les conditions qui nous entourent sont fondées sur l'intérêt personnel. Il faut penser ces choses de façon très claire, sinon on en arrivera à une appréhension tout à fait fausse de ce qui est dit ici. Si j'acquiers aujourd'hui un habit, il apparaît tout naturel, dans les conditions ambiantes, que je l'acquière aussi bon marché que possible. C'est-à-dire que je ne considère que moi-même. Mais par là est indiqué le point de vue qui domine notre vie tout entière. Or on pourra ici faire facilement une objection. On peut dire : est-ce que les partis et les personnalités qui pensent socialement ne sont pas précisément là pour remédier à ce mal ? Est-ce qu'on ne s'efforce pas de protéger le « travail » ? Est-ce que les classes ouvrières et leurs représentants ne revendiquent pas des augmentations de salaire et des réductions du temps de travail ? On a déjà dit plus haut que du point de vue du temps présent il n'y a strictement rien à objecter à ce genre de revendications et de mesures. Nous ne voulons pas non plus nous faire l'avocat des revendications d'aucun des partis existants. Dans le détail n'entre en ligne de compte, pour le point de vue dont il s'agit ici, aucune prise de parti, ni « pour », ni « contre ». Ce genre de prise de position est pour l'instant totalement étrangère au mode de réflexion de la science de l'esprit.

 

024 - On peut introduire autant d'améliorations que l'on veut pour protéger l’une ou l'autre catégorie de travailleurs, et de ce fait contribuer énormément à élever le niveau de vie de tel ou tel groupe d'humains, la nature de l'exploitation n'en est pas atténuée pour autant. Car celle-ci tient au fait qu'un homme acquiert les produits du travail d'un autre dans l'optique de l'intérêt personnel. Que je possède peu ou beaucoup, si je me sers de ce que je possède pour satisfaire mon intérêt personnel, il est inévitable que l'autre soit exploité de ce fait. Même si j'assure son travail, mais que je garde ce point de vue, ce qui est fait alors n'est que pure apparence. Si je paie le travail de l'autre plus cher, il faut aussi qu'il paie le mien plus cher, si l'on ne veut pas que par la meilleure situation de l'un soit produite la moins bonne situation de l'autre.

025 - Nous allons mentionner ici un autre exemple dans un but explicatif. Si j'achète une usine pour gagner au moyen de celle-ci le plus d'argent possible pour moi, je veillerai à maintenir les forces de travail aussi bon marché que possible, etc. Tout ce qui se passera sera dans l'optique de l'intérêt personnel. Mais si j'achète cette usine dans l'optique de pourvoir le mieux possible aux besoins de deux cents personnes, toutes les mesures que je prendrai auront une autre coloration. Dans la pratique le premier cas ne pourra certes aujourd'hui pas précisément se distinguer beaucoup du deuxième. Mais cela tient uniquement au fait que l'individu désintéressé n'a pas beaucoup de moyens au sein d'une communauté qui est construite par ailleurs sur l'intérêt personnel. Il en irait tout autrement si le travail désintéressé était général.
026 - Celui qui pense « de façon pratique » va naturellement estimer que personne ne peut par une simple « bonne disposition » se procurer la possibilité de fournir à ses ouvriers de meilleures conditions de salaire. Car, dira-t-il, par la bienveillance on n'augmente quand même pas le bénéfice produit par ses marchandises et sans cela on ne peut pas non plus procurer à l'ouvrier de meilleures conditions. Et il importe justement là de voir que cette objection est une complète erreur. Tous les intérêts et de ce fait toutes les conditions de vie changent lorsqu'au moment de l'acquisition d'une chose on n'a pas en vue soi-même, mais les autres. À quoi est obligé de veiller celui qui ne peut servir que son bien-être personnel ? Bien sûr au fait de gagner le plus possible. Il ne peut nullement prendre en considération la façon dont les autres doivent travailler pour satisfaire ses besoins. Il est donc obligé par là de déployer ses forces dans la lutte pour la vie. Si je fonde une entreprise qui est censée me rapporter autant que possible, je ne demande pas de quelle façon sont mises en mouvement les forces de travail qui travaillent pour moi. Si ce n'est pas moi qui entre le moins du monde en ligne de compte, mais seulement le point de vue suivant : comment mon travail est-il utile aux autres ?, alors tout change. Rien ne m'obligera alors à entreprendre quoi que ce soit-qui soit préjudiciable à un autre. Je mets-alors mes forces non à mon service, mais au service des autres. Et cela a pour conséquence un tout autre déploiement des forces et des facultés des humains. Nous allons évoquer à la fin de cet essai comment cela transforme les conditions de vie dans la pratique.
027 - On peut qualifier en un certain sens Robert Owen de génie de l'action sociale pratique. Deux facultés étaient présentes en lui, qui peuvent assurément justifier cette qualification : un regard expérimenté porté sur les institutions d'utilité sociale et un noble amour de l'humain. Il suffit d'observer ce qu'il a produit grâce à ces deux facultés pour en apprécier de façon juste toute l'importance. Il créa à New Lanark des installations industrielles modèles et y occupa les ouvriers d'une façon telle qu'ils n'avaient pas seulement une existence digne d'un être humain sous l'angle matériel, mais qu'ils vivaient aussi dans des conditions morales satisfaisantes. Les personnes qui étaient rassemblées là étaient pour une part dans la déchéance, adonnées à la boisson. Il y inséra des éléments meilleurs qui agirent sur les autres par leur exemple. Et on obtint ainsi les résultats les plus favorables qui soient. Ce qu'Owen a réussi là interdit de le mettre sur le même plan que d'autres « améliorateurs du monde » plus ou moins rêveurs — que l'on appelle des utopistes. C'est qu'il se tint dans le cadre des institutions réalisables dans la pratique dont tout homme hostile à la rêverie peut malgré tout supposer qu'elles élimineraient du monde la misère humaine, tout d'abord dans un certain domaine limité. C'est aussi une forme de pensée qui n'est pas non-pratique que d'avoir confiance qu'un petit domaine de ce genre pourrait servir de modèle et qu'à partir de lui pourrait peu à peu s'amorcer une évolution saine du sort de l'être humain du point de vue social.

 

 

 

 

 

 

028 - C'est probablement ainsi qu'Owen lui-même pensait. Aussi se risqua-t-il à faire un pas de plus dans la voie où il s'était engagé. En 1824, il entreprit de créer une sorte de petit État modèle sur le territoire de l'Indiana, en Amérique du Nord. Il acheta une contrée où il voulait fonder une communauté humaine reposant sur la liberté et l'égalité. Toutes les dispositions furent prises pour rendre impossibles l'exploitation et l'asservissement. Celui qui se charge d'une tâche de cette nature doit posséder les plus belles vertus sociales : l'aspiration à faire le bonheur de ses semblables et la foi en la bonté de la nature humaine. Il doit être d'avis que le désir de travailler se développera de lui-même au sein de cette nature humaine si la récompense de ce travail paraît assurée par des institutions adéquates.
Cette foi était si fortement présente en Owen qu'il aurait fallut des expériences vraiment mauvaises pour l'ébranler.
029 - Et ces mauvaises expériences se produisirent effectivement. Après de longs et nobles efforts, Owen dut reconnaître que « la réalisation de colonies de ce genre ne peut jamais qu'échouer si on n'a pas transformé préalablement les mœurs dans leur ensemble ; et qu'il serait plus valable d'agir sur l'humanité par la voie théorique que par celle de la pratique ». Le réformateur social a été contraint à une opinion de ce genre par le fait qu'il se trouva suffisamment de gens peu désireux de travailler qui voulaient se décharger du travail sur leurs compagnons, d'où il s'ensuivit nécessairement conflit, lutte et pour finir la banqueroute de la colonie.

 

 

 

030 - L'expérience d'Owen peut être instructive pour tous ceux qui veulent réellement apprendre. Elle peut servir de pont entre toutes les institutions créées artificiellement et pensées artificiellement pour le salut de l'humanité et un travail social fécond, qui tient compte de la réalité véritable.

031 - Par l'expérience qu'il fit, Owen put être guéri fondamentalement de la croyance que toute misère humaine est seulement produite par les « mauvaises institutions » dans lesquelles vivent les hommes et que la bonté de la nature humaine se manifestera bien d'elle-même si on améliore ces institutions. Il lui fallut se convaincre qu'on ne peut vraiment maintenir de bonnes institutions que si les hommes qui y sont impliqués sont portés à les maintenir de par leur nature intérieure, s'ils y sont attachés avec un intérêt chaleureux.

 

032 - On pourrait maintenant penser d'emblée qu'il est nécessaire de préparer de façon théorique les humains auxquels on veut procurer des institutions de ce genre. Par exemple en leur exposant clairement que les mesures envisagées sont justes et conformes au but recherché. Un homme non prévenu sera tenté de lire quelque chose de ce genre dans l'aveu fait par Owen. Et pourtant, on ne peut parvenir à un résultat vraiment pratique qu'en allant plus profondément dans le sujet. Il faut progresser de la simple croyance en la bonté de la nature humaine, qui a abusé Owen, à une véritable connaissance de l'humain. — Toute clarté que pourraient jamais acquérir les êtres humains sur le fait que des institutions quelconques sont adéquates au but recherché et peuvent être bénéfiques à l'humanité, toute clarté de ce genre ne peut pas conduire à la longue au but que l'on souhaite atteindre. Car cette claire compréhension ne pourra susciter en l'être humain l'impulsion de travailler si de l'autre côté se manifestent en lui les pulsions fondées sur l'égoïsme. Cet égoïsme fait tout simplement partie d'emblée de la nature humaine.

Et cela conduit à ce qu'il se manifeste dans le sentiment de l'être humain lorsque celui-ci est censé vivre et travailler avec d'autres humains au sein de la société. Cela entraîne avec une certaine nécessité à ce que dans la pratique la plupart des gens tiendront pour la meilleure institution sociale celle par laquelle l'individu peut le mieux satisfaire ses besoins. Ainsi, sous l'influence des sentiments égoïstes, la question sociale prend tout naturellement la forme suivante : quelles dispositions sociales faut-il prendre pour que chacun puisse avoir pour soi le produit de son travail ? Et en particulier à notre époque qui pense de façon matérialiste peu de gens seulement tiennent compte d'un autre présupposé. Que de fois on entend exprimer comme une vérité évidente qu'un ordre social qui veut se fonder sur la bienveillance et la compassion est une absurdité. On tient bien plutôt compte du fait que l'ensemble d'une communauté humaine atteint le maximum de prospérité quand l'individu peut aussi empocher le produit « complet » ou le plus grand possible de son travail.

 

033 - Or c'est exactement l'inverse que nous enseigne l'occultisme qui est fondé sur une connaissance plus profonde de l'humain et du monde. Il montre précisément que toute la misère humaine est uniquement une conséquence de l'égoïsme et que dans une communauté humaine il est absolument inévitable que doivent apparaître à un moment quelconque la misère, la pauvreté et la détresse si cette communauté repose d'une façon quelconque sur l'égoïsme. Il faut à vrai dire pour percevoir cela des connaissances plus profondes que celles qui naviguent ici et là sous le pavillon de la science sociale. En effet, cette « science sociale » ne tient compte que de l'aspect extérieur de la vie humaine, mais pas des forces situées plus en profondeur. Bien plus, il est même très difficile d'éveiller chez la plupart de nos contemporains ne serait-ce que le sentiment que l'on puisse parler de forces de ce genre situées plus en profondeur. Ils considèrent celui qui s'aventure d'une façon quelconque à leur parler de telles choses comme un rêveur dépourvu de sens pratique. Or il ne saurait être question ici ne serait-ce que de faire l'essai d'exposer une théorie sociale fondée sur des forces situées plus en profondeur. Car pour cela un ouvrage détaillé serait nécessaire. On ne peut faire qu'une chose : on peut indiquer quelles sont les lois véritables du travail en commun entre les humains et montrer quelles considérations sociales raisonnables en découlent pour celui qui connaît ces lois. Seul peut parvenir à comprendre totalement le problème celui qui acquiert une conception du monde fondée sur l'occultisme. Et c'est bien évidemment à faire connaître une conception du monde de ce genre que travaille cette revue dans son ensemble. On ne peut pas l'attendre d'un unique article sur la « question sociale ». Tout ce que celui-ci peut se donner pour tâche est de jeter une brève lumière sur cette question à partir de l'occultisme. Il se trouvera bien tout de même des personnes susceptibles de reconnaître par leur sentiment la justesse de ce qui va être exposé ici très brièvement et qu'il ne nous est pas possible de développer dans tous les détails.

035 -Eh bien, la loi sociale principale qui est indiquée par l'occultisme est la suivante : « La santé/le salut d'une collectivité d'êtres humains travaillant ensemble est d'autant plus grande/grand que l'individu revendique moins pour lui-même les produits de ses prestations de travail, c'est-à-dire qu'il abandonne une plus grande part de ces produits à ceux qui travaillent avec lui et que ses propres besoins sont satisfaits non par ses prestations , mais par les prestations des autres membres de la collectivité. » (NDT : nous reprenons ici la terme allemand original de « prestation » traduit au départ par « acte de travail ») Toutes les institutions au sein d'une collectivité d'êtres humains qui contreviennent à cette loi doivent à la longue engendrer en un point quelconque la misère et la détresse. Cette loi sociale principale est valable pour la vie sociale avec une telle exclusivité et nécessité comme seulement une quelque loi de la naturelle en rapport à quelque domaine particulier des effets de la nature. Mais on n'est pas autorisé à penser qu'il suffirait de laisser valoir cette loi comme une loi morale générale ou voudrait la transformer en la disposition d'esprit portant chacun à travailler au service de ses semblables. Non, dans la réalité, la loi vit seulement ainsi qu'elle devrait vivre quand une collectivité d'humains réussit à créer des institutions telles que jamais personne ne puisse revendiquer pour lui-même les fruits de son propre travail mais que quand même ceux-ci le plus possible sans reste à la collectivité. Lui-même doit pour cela à nouveau être entretenu par le travail de ses semblables. Ce qui importe, c'est donc que travailler pour ses semblables et obtenir un certain revenu soient deux choses totalement séparées l'une de l'autre.
036 - Ceux qui s'imaginent être des « êtres humains de la pratique » ne feront que sourire de cet « idéalisme à vous faire dresser les cheveux sur la tête » — l'occultiste n'a pas d'illusions à ce sujet. Et pourtant, la loi ci-dessus est plus pratique que toute autre espèce de loi qui ait jamais été pensée ou réalisée par des « humains de la pratique ». En effet, celui qui étudie réellement la vie peut trouver que toute communauté humaine qui existe quelque part ou qui a jamais existé a deux sortes d'institutions. L'une de ces sortes correspond à cette loi, l'autre y contredit. En effet, il doit en être ainsi, tout à fait indépendamment de ce que les humains le veuillent ou non. En effet, toute collectivité se désagrégerait sur le champ si le travail des individus ne venait abonder l'ensemble. Mais l'égoïsme humain s'est aussi de tout temps mis en travers de cette loi. Il a cherché à tirer du travail le plus grand profit possible pour l'individu. Et seul ce qui procède ainsi de l'égoïsme a eu de tout temps pour conséquence la détresse, la pauvreté et la misère. Cela ne signifie donc rien d'autre sinon que doit toujours s'avérer non-pratique la partie des institutions humaines qui est mise sur pied par les « humains de la pratique » sous la forme que l'on prend en compte son propre égoïsme ou celui d'autrui.

 

 

037 - Or il ne peut néanmoins pas seulement s'agir bien sûr qu'on reconnaisse une telle loi, mais la véritable pratique commence avec cette question : comment peut-on la transposer dans la réalité ? Il est clair que cette loi ne dit rien de moins que ceci : le bien de l'humanité est d'autant plus grand que l'égoïsme est plus petit. Pour la transposition dans la réalité on est donc tributaire de ce qu'on ait affaire à des humains qui découvrent le chemin hors de l'égoïsme. Mais c'est entièrement impossible pratiquement quand la mesure de bien et de mal-être de l'individu se détermine d'après son travail. Qui travaille pour soi doit peu à peu succomber à l'égoïsme. Seulement qui travaille entièrement pour les autres peut devenir petit à petit un travailleur non égoïste.

038 - Une condition préalable est nécessaire pour cela. Quand un humain travaille pour un autre alors doit trouver en cet autre la raison à son travail ; et si quelqu'un devrait travailler pour la collectivité, alors il doit éprouver et ressentir la valeur, l'être et la signification de cette collectivité. Il le peut seulement quand la collectivité est encore tout autre chose qu'une somme plus ou moins déterminée d'individus. Elle doit être emplie d'un véritable esprit auquel chacun prend part. Elle doit être ainsi que chacun se dise : elle est correcte, et je veux qu'elle soit ainsi. La collectivité doit avoir une mission spirituelle ; et chaque individu doit avoir la volonté de contribuer à ce que cette mission soit remplie. Aucune des idées abstraites et indéterminées de progrès dont on parle habituellement ne peuvent représenter une telle mission. Quand elles seules règnent, ainsi un individu travaillera ici, ou un groupe là, sans qu'ils aient la vue d'ensemble sur ce à quoi leur travail est utile à quelque chose, que le fait qu'eux et les leurs, ou encore quelque peu les intérêts auxquels ils sont tout de suite attachés y trouvent leur compte. Cet esprit de la collectivité doit être vivant jusqu'en bas dans le plus particulier.

039 - De tout temps, ce qui était bon a prospéré seulement là où était d'une façon quelconque une telle vie de l'esprit d'ensemble était remplie. Le citoyen particulier d'une ville grecque de l'Antiquité, et même encore celui d'une ville libre du Moyen Âge avait à tout le moins quelque chose comme un sentiment obscur d'un tel esprit d'ensemble. Le fait que, par exemple, les institutions correspondantes n'étaient possibles dans la Grèce antique que parce qu'on avait une armée d'esclaves qui accomplissaient le travail pour les « citoyens libres » et qui y étaient portés non par l'esprit de la collectivité, mais par la contrainte de leurs maîtres ne constitue pas une objection à cette affirmation. - A cet exemple on peut seulement apprendre que la vie humaine est soumise à l'évolution. Actuellement, l'humanité est arrivée à une étape où une telle solution de la question sociale comme elle régnait dans la Grèce antique est impossible. Même auprès des Grecs les plus nobles, l'esclavage ne passait pas pour une injustice, mais pour une nécessité humaine. C'est pourquoi, par exemple, le grand Platon pouvait proposer un idéal de l'État où l'esprit de la collectivité arrive à sa pleine réalisation par le fait que la majorité que constituent les humains qui travaillent est contrainte au travail par le petit nombre des humains qui ont la vue d'ensemble. Mais la tâche du temps présent est de placer les humains dans une situation où chacun accomplit du travail pour la collectivité à partir de son impulsion la plus intérieure.
040 - C'est pourquoi personne ne doit songer à chercher une solution de la question sociale valable pour tous les temps, mais seulement à la forme que doit prendre son penser et son agir sociaux eu égard aux besoins immédiats du présent dans lequel il vit. D'une façon générale, aucun individu ne peut aujourd'hui ni inventer ni faire passer dans la réalité quoi que ce soit de théorique qui pourrait en tant que tel résoudre la question sociale. Il lui faudrait pour ce faire avoir le pouvoir de contraindre un certain nombre d'humains à se plier aux conditions créées par lui. Cela ne fait aucun doute : si Owen avait eu le pouvoir et la volonté de contraindre tous les être humains de sa colonie au travail qui leur incombait, la chose aurait pu marcher. Mais à notre époque il ne saurait précisément être question d'une contrainte de ce genre. Il faut que soit instaurée la possibilité que chacun fasse par son libre vouloir ce qu'il est appelé à faire en fonction de ses aptitudes et de ses forces. Mais c'est précisément la raison pour laquelle il ne peut absolument jamais s'agir de ce que l'on doive agir sur les humains « de façon théorique » au sens de la conviction exprimée par Owen qui a été mentionnée plus haut, qu'on leur communique un simple point de vue sur la façon dont on peut organiser au mieux les conditions économiques. Une théorie économique toute sèche ne peut jamais être une impulsion de lutte contre les forces de l'égoïsme. Une théorie économique de ce genre peut un certain temps donner aux masses un certain élan qui, en apparence, ressemble à de l'idéalisme. Mais à la longue, ce genre de théories ne peut être utile à personne. Celui qui inocule ce genre de théories à une masse d'hommes sans lui donner autre chose qui soit vraiment spirituel, pèche contre le sens véritable de l'évolution humaine.

 

041 - La seule chose qui puisse être une aide, c'est une façon de voir spirituelle du monde qui par elle-même, par ce qu'elle aimerait offrir, entre dans la vie des pensées, des sentiments, de la volonté, bref de toute l'âme de l'être humain. La foi qu'a eue Owen en la bonté de la nature humaine n'est correcte que pour une part, mais pour l'autre part c'est une des pires illusions. Elle est correcte dans la mesure où sommeille en chaque humain un « soi supérieur » qui peut être éveillé. Mais il ne peut être délivré de son sommeil que par une conception du monde qui a les particularités mentionnées plus haut. Si on place des humains dans des institutions comme elles ont été inventées par Owen, la communauté s'épanouira sous les formes les plus belles. Mais si on réunit des humains qui n'ont pas une conception du monde de cette nature, alors le bon des institutions devra tout nécessairement à plus ou moins brève échéance se retourner en mauvais. Chez des humains qui n'ont pas de conception du monde orientée vers l'esprit, les institutions qui justement favorisent le bien-être matériel produisent aussi une intensification de l'égoïsme et produire peu à peu détresse, misère et pauvreté. Cette parole est vraie dans sa signification la plus profonde : on peut seulement aider l'individu en lui procurant du pain ; on procure du pain à une collectivité qu'en l'aidant à accéder à une conception du monde. Car cela ne servirait non plus à rien de procurer du pain à chaque individu d'une collectivité. Au bout de quelque temps, la chose prendrait quand même nécessairement la forme que beaucoup de gens n'auraient de nouveau pas de pain.

 

042 - La connaissance de ces principes enlève il est vrai bien des illusions à certaines personnes qui aimeraient se poser en bienfaiteurs du peuple. Car elle fait du travail pour le bien de la société une affaire singulièrement difficile. Et de plus, une affaire où dans certains cas les succès ne se composent que de tous petits succès partiels mis bout à bout. La plus grande part de ce qu'aujourd'hui des partis entiers font passer pour des remèdes dans la vie sociale perd de sa valeur, s'avère n'être que duperie et discours, sans connaissance suffisante de la vie humaine. Aucun parlement, aucune démocratie, aucune agitation de masse, rien de tout cela ne peut avoir de signification, pour celui qui plonge son regard dans les profondeurs, si cela fait offense à la loi exprimée plus haut. Et toute chose de ce genre peut avoir une action favorable si cela se place dans le sens de cette loi. C'est une grave illusion que de croire que de quelconques députés d'un peuple dans un quelconque parlement peuvent contribuer à la santé de l'humanité si leur agir n'est pas disposé dans le sens de la loi sociale principale.
043 - Partout où cette loi se manifeste, partout où quelqu'un agit en son sens, dans la mesure où cela lui est possible à la place qui est la sienne dans la communauté des hommes, de bons effets sont produits, même à une échelle aussi petite soit-elle dans le cas individuel. Et un progrès social bénéfique de l'ensemble ne se compose que d'actions individuelles qui sont produites de cette façon. Certes, il arrive aussi que dans des cas isolés si d'assez grandes communautés humaines possèdent une disposition particulière permettant en une seule fois de parvenir avec son aide, en allant dans la direction indiquée, à un assez grand succès. Elles rendront possible qu'avec son aide l'humanité accomplisse pour ainsi dire une poussée, un saut dans l'évolution sociale. A l'occultisme de telles communautés humaines sont familières ; mais sa tâche ne peut être de parler publiquement de ce genre de choses. Et il existe aussi des moyens de préparer de plus grandes masses d'hommes à un tel saut qui peut même être fait dans un avenir tout à fait proche. Mais ce que chacun peut faire, c'est d'agir dans son domaine au sens de la loi énoncée ci-dessus. Il n'existe pas de situation au monde où un homme ne puisse le faire, qu'elle soit en apparence aussi insignifiante ou aussi influente qu'on voudra.

 

 

 

 

Le plus important, c'est certain, est en vérité que chacun cherche les chemins menant à une conception du monde qui s'oriente à une véritable connaissance de l'esprit. L'orientation d'esprit anthroposophique peut se former vers dehors en une telle conception pour tous les humains, si elle se développe de plus en plus de la façon qui correspond à son contenu et aux dispositions qu'elle recèle. Grâce à elle, l'être humain peut apprendre qu'il n'est pas né par hasard en un lieu quelconque et à une époque quelconque, mais qu'il est placé de façon nécessaire par la loi de causalité spirituelle, le karma, à l'endroit où il se trouve. Il peut comprendre que son destin l'a placé pour des raisons bien fondées dans la communauté d'hommes au sein de laquelle il est. Il peut se rendre compte aussi que ses facultés ne lui sont pas échues par un hasard aveugle, mais qu'elles ont un sens au sein de la loi de causalité.

Et il peut comprendre tout cela de façon telle que cette compréhension ne reste pas une simple affaire prosaïque de la raison, mais qu'elle emplisse peu à peu toute son âme avec de la vie intérieure.
Le sentiment montra en lui qu'il satisfait à un sens supérieur lorsqu'il travaille dans le sens de sa place dans le monde et dans le sens de ses facultés. Comprendre cela ne suscitera pas un idéalisme exsangue, mais une impulsion puissante de toutes ses forces et il considérera cet agir dans une telle direction comme quelque chose d'aussi évident que dans un autre domaine le manger et le boire. Et il reconnaîtra plus loin le sens qui est lié à la communauté humaine à laquelle il appartient. Il comprendra les conditions dans lesquelles sa communauté humaine se situe par rapport à d'autres ; et ainsi les esprits individuels de ces communautés s'uniront pour former une image pleine de but spirituel de la mission unitaire qui est celle du genre humain tout entier. Puis sa connaissance pourra passer du genre humain au sens de l'existence terrestre tout entière. Seul celui qui ne s'intéresse pas à la conception du monde allant dans cette direction évoquée peut mettre en doute qu'elle doive agir comme cela est indiqué ici. À l'époque actuelle il n'y a certes chez la plupart des hommes guère de goût à s'intéresser à ce genre de choses. Mais la véritable forme de représentation de la science de l'esprit ne saurait manquer de gagner des cercles toujours plus vastes. Et dans la mesure où elle le fera, les hommes trouveront les mesures justes susceptibles de réaliser le progrès social. On ne peut pas mettre cela en doute en prétendant que jusqu'à présent aucune vision du monde n'a fait naître le bonheur de l'humanité. Selon les lois de l'évolution de l'humanité, ne pouvait apparaître à aucun moment antérieur ce qui est désormais possible : mettre à la disposition de tous les humains une conception du monde ayant la perspective du succès dans la pratique tel qu'il a été indiqué.

 

 

Jusqu'à présent, les conceptions du monde étaient seulement accessibles à des groupes d'humains isolés. Mais ce qui s'est produit de bon jusqu'ici dans le genre humain procède néanmoins des conceptions du monde. Seule une conception du monde qui peut saisir toutes les âmes et enflammer en elles la vie intérieure peut conduire à la santé de l'ensemble. Mais cela, la forme de représentation de la science de l'esprit sera en en état de le faire partout où elle correspond à ses dispositions. - Naturellement on n'a pas la permission de simplement jeter un coup d'oeil sur la forme que ce mode de représentation a déjà prise ; pour reconnaître la justesse de ce qui a été dit, il est nécessaire de voir que la science de l'esprit a encore besoin de se développer vers le dehors pour atteindre la haute mission de culture qui est la sienne.
Jusqu'à présent elle ne peut pour plusieurs raisons pas encore présenter le visage qu'elle montrera un jour. L'une de ces raisons est qu'il lui faut d'abord prendre pied quelque part. Il lui faut donc de ce fait s'adresser à un groupe humain particulier. Cela ne peut naturellement pas être un autre que celui qui, par la forme spécifique de son évolution, aspire à une solution nouvelle des énigmes du monde et qui, de par la formation antérieure des personnes qui y sont réunies, peuvent avoir pour cette solution de la compréhension et de l'intérêt. Bien évidemment, la science de l'esprit doit pour l'instant revêtir ses propositions du langage qui est adapté au groupe humain qui vient d'être caractérisé. Dans la mesure où les conditions continueront à en être données, la science de l'esprit trouvera aussi les formes d'expression adaptées à d'autres cercles encore. Seul celui qui veut absolument avoir des dogmes rigides et achevés peut croire que la forme sous laquelle est actuellement proposée la science de l'esprit est durable, voire la seule possible. Précisément parce qu'il ne peut s'agir pour la science de l'esprit de rester pure théorie ou de satisfaire un pur désir de savoir, elle doit travailler lentement de cette façon. Fait justement partie de ses buts l'aspect pratique, tel qu'il a été caractérisé, du progrès de l'humanité. Mais elle ne peut mettre en œuvre ce progrès de l'humanité qu'en en créant les conditions véritables. Et ces conditions ne peuvent pas être suscitées autrement qu'en conquérant un humain après l'autre. C'est seulement si les humains le veulent que le monde avance. Mais pour qu'ils le veuillent le travail intérieur de l'âme est nécessaire pour chacun. Et celui-ci ne peut être accompli que pas à pas. Si ce n'était pas le cas, la théosophie elle aussi produirait des chimères dans le domaine social et ne ferait pas de travail pratique. Il sera prochainement question d'aspects supplémentaires sur ce sujet.
(Cet essai fut publié avec la mention « à suivre », mais aucune suite ne parut (N.d.T.).)