Michel Joseph LA TRIPLE ORGANISATION DE LA VIE EN SOCIETE

Institut pour une triarticulation sociale
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6. L'organisme social
Face aux crises actuelles qui manifestent des maladies profondes de nos sociétés — chômage, inflation, crise de l'énergie, guerres et révolutions, menaces de toutes sortes qui pèsent sur l'équilibre naturel, délinquance et violence, drogue, alcoolisme, angoisse il est crucial de retrouver les vraies valeurs qui se rattachent à l'individu, d'une part, et d'autre part, à la société.
Individualisme et socialisme peuvent se féconder mutuellement à condition de ne pas les confondre et de bien assigner à chacun l'espace social où il peut s'exercer souverainement. L'espace social de l'individualisme est celui de la vie culturelle ; là peut s'exprimer pleinement l'idéal et l'impulsion de la liberté. L'espace du socialisme est la vie économique, c'est là que peut s'épanouir l'idéal de fraternité, de solidarité (interaction du tout et des parties).
Mais pour que ces deux espaces soient bien autonomes et néanmoins se fécondent l'un l'autre, il est nécessaire qu'un troisième espace social existe qui puisse jouer le rôle équilibrant de médiateur. C'est celui qui s'exprime par le troisième idéal moderne : celui de démocratie ou égalité. Cet espace est celui de la vie juridique qui fait que nous sommes tous égaux en droits, bien que profondément différents et en même temps solidaires.
Selon Steiner, une telle tripartition ou autonomie fonctionnelle de la culture, de l'économique et du droit, permettrait si elle était réalisée à une échelle macrosociale de trouver ensemble les réponses à chacun des problèmes posés par la crise globale. Citons pour résumer les points précédents les sept thèses sur l'organisme sociale énoncés par l'économiste Wilhelm Schmundt
1— L'organisme social est une réalité, une structure essentielle porteuse de l'humanité.
2 — L'organisme social se développe par métamorphoses, et avec l'humanité. Cette évolution est entrée dans une phase critique, dans la mesure où, se déroulant jusqu'à présent de manière instinctive, elle demande désormais à être accomplie à partir d'une connaissance consciente des réalités.
3 — A cette phase de son développement, l'organisme social est la proie d'un mal aigu. Rudolf Steiner en diagnostique les causes comme impuissance de la vie culturelle-spirituelle
4 — Une première mesure thérapeutique consisterait à confier la plus totale autonomie de l'enseignement et de l'éducation à ceux-là mêmes qui enseignent et éduquent.
5 — Un second remède doit s'y ajouter : les concepts au moyen desquels on règle et anime la vie économique doivent être transformés pour correspondre aux réalités.
6—Si au moyen de cette thérapeutique, l'organisme social se révèle sainement en tant que réalité, il pourra manifester la polarisation correspondant à sa nature, selon trois domaines fonctionnels liés organiquement : la vie économique, celle juridique, celle culturelle.
7—Rendre é r!k rt il à cette tri polarisation structurelle de l'organisme social, c'est la tâche actuelle de toute personne tournée vers le social. ( 39 )

Voici en bref, ce qu'est la première mesure thérapeutique l'autonomie du secteur éducatif. L'impuissance de la vie culturelle que l'on peut reconnaître comme la racine de tout le mal social, ne peut être surmontée autrement que par la force individuelle de créativité. Seule la connaissance individuelle procure l'expérience réelle de ce qui est essentiel dans un champ de phénomènes. Aussi, toute éducation et formation doit, en s'adaptant à l'âge des intéressés, partir de l'éveil et de l'exercice de ces facultés. Une telle activité pédagogique nécessite, de par sa nature même, des maîtres et éducateurs qui sachent se mouvoir librement et créativement dans le domaine des idées et qui, par là, sachent décrire les phénomènes de tous ordres à l'aide des concepts appropriés.
Mais c'est là une chose que l'on ne peut en aucun cas réglementer. Et précisément, ce qui caractérise toute la gravité de la maladie sociale, c'est que les responsables de nos systèmes éducatifs perçoivent si peu ces enchaînements de phénomènes. S'il en était autrement, l'autonomie des enseignants, celle de leurs assemblées collégiales du primaire, du secondaire et du supérieur, serait réclamée par eux-mêmes comme la revendication la plus urgente, non pour des raisons politiques ou idéologiques, mais comme la condition nécessaire à l'accomplissement de leurs tâches.
Ici on se heurte à un problème souvent négligé par ceux qui s'occupent de tripartition sociale et que, même quand on connaît son importance, on n'approfondit pas suffisamment. Celui justement, de la nécessité de la seconde mesure thérapeutique : la mutation des concepts économiques dans le sens de ce qui correspond aux réalités. Car, en rapport avec ce qui précède, on est en droit de se demander : qui va donc financer les écoles et universités si ce n'est l'Etat ? Pourtant, dans le cas où c'est lui qui le fait (directement ou par le biais de subventions aux intéressés), le parlement politique a droit de regard sur ses dépenses, ce qui l'oblige à édicter des règlements sur la manière de les utiliser.
Sur ce point, on pourra se demander en toute impartialité, en quoi la relation d'une école ou d'une université avec l'Etat devrait-elle être autre que ce qui se passe, par exemple, pour une usine de chaussures ? Dans les deux institutions on retrouve la même chose : d'un côté des personnes réunies par un besoin, de l'autre, celles qui le satisfont. Si on observe les faits réels en restant à ce niveau superficiel des phénomènes, on ne constate pas de différence. En un lieu comme en l'autre, des gens investissent leurs aptitudes dans un travail, pour créer ce qui fait besoin à autrui. On peut alors se dire qu'il s'agit là de l'essence du processus économique, par rapport à laquelle la différence qualitative des aptitudes, tout comme celle des besoins n'intervient que secondairement.
Par cette réflexion impartiale sur les données fondamentales de l'économique, on ne peut qu'être frappé de la nécessité de la seconde mesure thérapeutique : penser correctement les concepts usuels qui régissent et meuvent la vie économique.
Le premier chapitre des « Eléments fondamentaux pour la solution du problème social" ( 40 ) de R. Steiner contient le diagnostic de la maladie de l'organisme social et le deuxième parle de la première mesure thérapeutique ; quant au troisième chapitre { capitalisme et idées sociales, capital et travail humain u). il traite de la deuxième mesure thérapeutique que nous avons caractérisée. Certains concepts économiques cruciaux s'avèrent ne plus correspondre qu'à une phase dépassée de l'évolution de l'organisme social. Par rapport aux métamorphoses qu'a subi depuis cet organisme, ils se révèlent donc parfaitement absurdes et empêchent que l'impulsion de la liberté (au sens de l'autodétermination de chaque personne active) puisse se réaliser. C'est pourquoi devient nécessaire un travail intensif de connaissance qui pénètre jusqu'aux fondements de la vie économique et qui permette à l’organisme social d'exister sainement.
Nous avons déjà abordé plus haut le problème du travail en rapport avec le capital. Nous pouvons à présent essayer de voir quelle est sa place au sein de cet organisme social ainsi caractérisé.
Le travail se rattache aux trois espaces sociaux que nous avons caractérisés. Il relève en effet, d'une part, de l'économique par sa fonction de valoriser ce qui existe à l'état naturel comme ressources matérielles ou culturelles, d'en faire des valeurs de consommation qui entrent dans les processus d'échange. D'autre part il relève aussi de la vie culturelle, de par son origine et sa dynamique même qui fait que l'homme devient créateur de valeurs, qu'il entre avec ses facultés corporelles et spirituelles, avec ses aptitudes innées et acquises, dans un processus de création. En troisième lieu, et c'est là l'aspect moderne le plus important, l'homme ne travaille plus jamais seul : de par la division du travail et l'interdépendance économique mondiale, nous travaillons tous pour les autres et recevons tout des autres. Le travail est donc surtout le fait des relations interhumaines de toutes sortes, un contrat juridique de droits et devoirs qui harmonise l'élément individuel irréductible de la liberté et l'élément macrosocial structurel de la division des tâches et de la solidarité du tout et de la partie (fraternité ou socialisme).
Le travail ne redeviendra intéressant et créateur que lorsque s'y appliqueront à la fois « les mains et le cerveau comme dit Schumacher ( 41 ) Tout le mal vient de ce qu'on a réduit le travail à sa fonction économique, lui retirant de la sorte toute sa dignité. Il s'agit de ne plus traiter le travail comme une marchandise que l'on vend, achète, échange. Le travail ne peut être vendu, sinon c'est l'homme tout entier qui se vend avec. Il ne peut que se donner librement, en tant qu'acte créateur et responsable tout imprégné d'amour.
Dans le cadre d'un organisme social tripartite, le travail pourrait devenir cet acte autonome productif qui, du point de vue des facultés individuelles qui s'y épanouissent, ne relèverait que de motivations strictement culturelles rattachées comme telles au système de la vie culturelle, où règne la liberté d'initiative. Mais cela nécessiterait que, par ailleurs, le pôle économique offre l'infrastructure associative nécessaire, autrement dit, des lieux collectifs de travail répondant aux impératifs techniques, organisationnels et financiers qui permettent d'appliquer les idées et initiatives jugées fructueuses et utiles. Dans ce cadre strictement économique, le principe est que les revenus proviennent, non du travail que nous effectuons — car celui-ci ne peut qu'être l'acte libre de don gratuit — mais de ce que tout l'ensemble des hommes qui composent l'organisme social fait pour nous — principe de fraternité. C'est pourquoi est nécessaire et fondamentale la troisième composante, celle de la vie juridique qui par le tissu des rapports interhumains, harmonise ce qui est purement culturel avec ce qui est purement économique. De ce point de vue, le revenu est un droit strictement humain correspondant avant tout aux besoins de chacun, sur la base de ce qui est raisonnablement possible de par la collectivité.
La société est un organisme vivant dont les crises manifestent un état pathologique grave nécessitant une thérapeutique. La tripartition de l'organisme social est donc une réalité fonctionnelle, même si elle ne se manifeste pas de manière institutionnelle. Pour guérir la société, il faut que ses organes correspondent mieux à ses fonctions véritables. La révolution nécessaire pour cela est celle des concepts et des consciences.
Il faut avant tout que la pensée redevienne créatrice et vivante. Les humains doivent devenir conscients de ce que la pensée peut sortir du rôle uniquement reproductif et passif qui lui est assigné actuellement. Au lieu d'être simplement reflet passif de la réalité, la pensée peut et doit s'assumer elle-même comme réalité vivante, réalité productrice. C'est par là seulement qu'elle pourra s'affirmer exercice de la liberté, volonté pénétrée d'amour.
Ceci ne pourra se réaliser effectivement pour tous, que lorsque
la condition nécessaire d'une libre vie culturelle sera réalité macrosociale, fonctionnelle et institutionnelle. Mais pour que les institutions actuelles deviennent les organes effectifs de cette réalité, il suffit déjà que le processus de révolution des consciences, de vitalisation des concepts, s'opère au niveau individuel ou micro-social, en de multiples points de l'organisme social. Ces points pourront alors jouer le rôle de dynamisateurs » et contribuer à la guérison de l'ensemble, exactement comme dans le processus de thérapie homéopathique.
Ce processus de dynamisation microsociale constitue précisément toute l'originalité de l'optique à laquelle nous faisions allusion plus haut. Cette optique a en effet ceci de particulier, qu'elle tente de faire fusionner en elle l'art et la science. Si la science est cette activité de l'esprit humain qui consiste à isoler et ordonner des concepts précis qui rendent compte de la réalité naturelle, l'art est l'exercice des formes de la productivité humaine.
Toute production humaine, aussi bien manuelle qu'intellectuelle et scientifique, affecte certaines formes et ces formes peuvent être assumées en tant que formes artistiques.
C'est ainsi que la création de concepts vivants devient exercice d'une plastique conceptuelle et c'est de la même manière que la conscience vivante dynamisée des réalités socio-économiques fonctionnelles devient une plastique sociale
Ce qui au niveau macrosocial joue le rôle de médiateur entre individualisme et socialisme — la vie juridique ou rapports inter-humains vivants — c'est au niveau micro-social la pensée imprégnée par la dynamique des formes artistiques. La pensée et l'action imprégnées des forces artistiques, c'est ce qui permet le mieux de relier la liberté et responsabilité individuelle avec l'environnement social associatif.
Il en résulte une triple démarche :
—la recherche scientifique et sociale par la dynamisation des concepts (plastique conceptuelle)
—la communication interhumaine par l'exercice de techniques artistiques et de communication (plastique communicative)
—l'expérimentation scientifique et sociale par la mise en place d'un tissu associatif économique fécondé par la liberté et les structures de la communication (plastique sociale)
La triple démarche que nous venons de caractériser trouve son prolongement dans la notion d'Art social (cf. notre conclusion générale).

vers chapitre 7

( 39 ) — Wilhelm Schmundt s'est efforcé toute sa vie de penser l'économie moderne à partir de la méthode phénoménologique goethéenne. Son influence est perceptible dans certains textes de Joseph Beuys sur la plastique sociale dans l'économie. — cf. Joseph Beuys L'argent
— W. Schmundt, Revolution und Evolution, chap. 1 : Der soziale Organismus elementer beschrieben, pp. 30/31, Achberg 1973
( 40 ) Eléments fondamentaux..., op. cit. note 3
( 41 ) — Schumacher, Small beautiful, Paris 1975

Extrait de Michel JOSEPH
LA PHILOSOPHIE ET LA PÉDAGOGIE SOCIALE DE RUDOLF STEINER
DE LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE STEINERIENNE COMME EXPÉRIENCE DE L'ESPRIT SA RÉALISATION DANS L'ANTHROPOSOPHIE, LA PÉDAGOGIE WALDORF ET L'ART SOCIAL
These de doctorat en Philosophie Paris VM annee 1999/2000 Directeur de diese : Rene Scherer