Michel Joseph LA TRIPLE ORGANISATION DE LA VIE EN SOCIETE

Institut pour une triarticulation sociale
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7. • Conclusion : darwinisme social ou gœtheanisme social ?
Rudolf Steiner est-il finalement une sorte de rêveur et d'illuminé ou le bouillant homme d'action qui s'est manifesté dans toutes les applications de l'anrhroposophie et qui, surtout, mena des campagnes sociales de si grande envergure? La question qui tient lieu de titre à cette conclusion . "darwinisme social ou goetheanisme social"? est un cas particulier de ce soi-disant problème des deux Steiner. Nous allons essayer de montrer que ce qui forme la substance la plus intime de l'impulsion anthroposophique qu'il a voulu fonder, réside précisément dans ce qui passe entre toutes ces contradictions dont nous avons aussi parlé au début de cette seconde partie. Cette substance, c'est le chemin qui relie le «premier» Steiner au «second, la science matérialiste à la science spirituelle, la contemplation à l'action, et ce chemin, on peut aussi lui donner un nom le goetheanisme.
Qu'est-ce donc que le darwinisme social ? La contribution de Darwin a la science naturelle fut de décrire la genèse des différentes espèces animales, des organismes les plus simples aux mammifères supérieurs et à l'homme. Lamarck au début du XIXe siècle, et Goethe aussi, avaient déjà découvert qu'il existe une sorte de métamorphose entre les espèces du règne animal et que l'idée d'évolution rend compte de ces métamorphoses. Mais ce que Darwin apporta en 1860, ce fut la démonstration du fonctionnement du mécanisme de l'évolution basé sur l'adaptation et la sélection naturelles. Les espèces qui survivent sont celles qui s'adaptent le mieux à leur milieu. Pour cela, elles se spécialisent (nage, vol, course, etc.) et développent des moyens de défense spécifiques du milieu dans lequel elles vivent. Survivent les plus aptes et les plus vigoureuses, les autres sont éliminées. C'est le mécanisme de la sélection naturelle, la dure loi de la nature, la lutte pour l'existence qui fait que les plus forts se renforcent par le combat et subsistent, tandis que les plus faibles disparaissent.
La mentalité scientiste de la fin du XIXe siècle a eu tôt fait de s'emparer de cette théorie darwiniste de l'évolution pour l'appliquer au comportement des hommes en société. L'idée était même en l'air avant Darwin, puisque celui-ci s'était inspiré de l'économiste Malthus, avec son idée de la lutte pour la vie qui résulte de l'accroissement démographique, plus rapide que celui de la nourriture. Généralisées et appliquées à la morale et à la vie en société, ces théories aboutissent au darwinisme social sous ses deux variantes : le libéralisme et le communisme.
Le darwinisme social de type libéral est surtout représenté à l'Ouest. L'american way of life signifie l'exaltation de l'individualisme égoïste et matérialiste. Cette idéologie pose comme un principe que l'égoïsme est le plus puissant moteur de la prospérité commune. La concurrence effrénée qui sévit dans le monde économique en est la parfaite illustration. Car la lutte, le struggle
for life est le levier du progrès. La course au profit, l'intérêt égoïste, c'est cela qui nourrit l'agressivité créatrice et fait tourner la machine économique. Ainsi que le disait déjà Adam Smith, celui qui s'occupe le mieux possible de lui-même contribue à la satisfaction relative de tous. Ceci est le premier aspect du système et on le décrit sous le nom de libéralisme économique.
Le second aspect réside dans la volonté de spécialisation, de haute technicité, qui imprègne toute la vie culturelle occidentale. La sélection naturelle s'opérant par l'adaptation et la sélection, il convient que le progrès général soit stimulé par une éducation débouchant sur ce que propose et exige la vie économique. Chaque individu doit trouver sa juste place dans l'ordre général des choses, selon les lois sacro-saintes de l'offre et de la demande. Et malheur à celui qui ne veut ou ne peut pas s'adapter, ou qui, soucieux d'épanouir avant tout ce qui est en lui, ignorerait la réalité, c'est-à-dire les lois du marché ! Celui-là risquerait fort d'être impitoyablement broyé par les rouages de la machine.
Un troisième aspect, enfin, est celui de la morale et des lois. Qu'elles soient puritaines ou très libérales, les lois que s'impose l'individu ou l'Etat ont toujours pour caractéristique d'être tournées vers la valeur d'utilité. La morale utilitariste a pour effet de relativiser le bien et le mal. Est bien ce qui est utile, ce qui sert le mieux l'intérêt général. A tel point qu'aujourd'hui, la vie politique n'a finalement plus rien de commun avec l'éthique. La raison d'Etat prime toute autre considération, la manipulation psychologique ou économique finit par coïncider avec l'exercice de la démocratie, l'égoïsme est ce qui sert la prospérité commune.
Pour ce que nous avons appelé la variante communiste du darwinisme social, il suffira d'un examen rapide, car ce système est aujourd'hui contaminé par le virus occidental. Autant l'Ouest se caractérise par son économisme et sa démarche toujours pratique-utilitariste, autant l'Est fut dominé par l'idéologisme. et sa démarche théorisante : théorie de la plus-value, théorie du matérialisme historique, et surtout théorie de la lutte des classes. Le XIe siècle qui avait réuni en un accord parfait l'évolution naturelle, devenue la devise de la recherche scientifique, et le progrès de la civilisation, élevé au rang de dogme, voyait dans la misère du prolétariat un mal nécessaire, la rançon du progrès. Qu'il ait existé par suite un mouvement ouvrier, une internationale des exploités, est une excellente chose qui va dans le sens de la fraternité. Mais que cette union ait été édifiée sur la haine de classe, voilà qui manifeste à nouveau l'application du principe de lutte pour la vie du darwinisme social.
La continuation en fut le stalinisme et ce qui a suivi, la dictature de l'appareil bureaucratique (qui remplace celle du prolétariat), le dogme du parti unique qui écrase toute initiative individuelle.
Ainsi reconnaît-on dans ces deux modèles l'héritage pratique du scientisme et du darwinisme du XIXe siècle, l'un mettant l'Etat au service de l'économie au nom des individus et de la liberté, l'autre plaçant l'économie sous l'emprise de l'Etat au nom de la conscience collective et de la fraternité. Mais dans les deux cas, la vie spirituelle et culturelle est vidée de sa substance et de ses forces vives, soit parce qu'elle est astreinte aux impératifs égoïstes de l'utilité technique, soit parce qu'elle est paralysée par l'idéologie planificatrice.
Cette situation place chacun de nous devant les graves questions que nous connaissons, concernant la survie de la civilisation et même de la terre entière. Aussi est-il légitime de se demander si humanité ne réclame pas à présent une nouvelle impulsion qui transformerait radicalement nos habitudes de penser et d'agir. Le gœtheantsrrie n'est-il pas cette impulsion ?
La méthode goethéennt consiste à observer les phénomènes et les laisser parler leur propre langage. C'est une phénoménologie qui s'efforce de remonter aux idées-mères (idées originelles des phénomènes). On pourrait pratiquement la caractériser avec les mots d'Edgar Morin dans son livre Pour sortir du XXe siècle ( 43 ) , il conseille de sortir de l'idéologie et de l'intellectualisme, de ne pas se dispenser de penser face à l'afflux rapide d'informations préconditionnées, prêtes à être consommées et jetées, que nous dispensent les média, de réfléchir sur le vrai, sur l'humain, et aussi de réfléchir sur la réflexion.
Ce que, concernant l'objet de cette étude, nous observons en premier lieu, c'est que l'idée d'évolution naturelle est effectivement de réalité et que tous les phénomènes l'attestent. Mais la seconde observation est déjà une question : et si le fameux progrès de la civilisation qui partout nous est dépeint n'était pas une vraie réalité ? Que signifie l'évolution quand il s'agit de l'humanité ? Observons donc de plus près les phénomènes.
Le phénomène de la guerre, de la lutte, est omniprésent dans le monde. Les deux systèmes sociaux décrits plus haut dans lesquels nous vivons, le subissent et l'utilisent chacun à sa manière. Du premier, qui met en avant le principe de l'égoïsme individuel, résulte l'agressivité ; le second, en s'appuyant sur le principe de l'intérêt global collectif, fait ressortir la répression. Une mine d'observations nous est fournie à cet égard par la psychologie sociale et la recherche sur le comportement, continuatrices dans notre siècle de la science naturelle darwiniste. Les formes qu'ont revêtues l'agression et la répression dans l'histoire de l'humanité peuvent se ramener à trois.
La première et la plus ancienne s'illustre par le fait que si l'instinct d'agressivité était provoqué, il était dirigé vers des exutoires qui lui permettaient de s'affiner, de se transférer du matériel au spirituel, de se sublimer. Citons quelques exemples fameux : les jeux olympiques des Grecs étaient l'occasion non seulement d'exercices gymniques violents, mais aussi de concours de musique et de poésie, sans lesquels la comédie et la tragédie antiques n'auraient jamais atteint leurs sommets ; les tournois du Moyen Age dont les règles strictes permirent a l'agressivité d'évoluer vers la formation des vertus chevaleresques ; à la même époque, ceux qui sont révérés comme saints tournaient leur agressivité vers l'intérieur, vers leurs propres vices et imperfections, devenant ainsi des modèles pour les autres hommes ; ou encore, cette fois-ci à notre époque, les grands prix académiques et universitaires tels que le prix Nobel donnent à nos savants la même audience que celle jadis réservée aux saints. Tous les phénomènes de cette sorte se placent sous le signe de la sublimation.
La seconde forme de l'agressivité se développa plus tard, essentiellement par le canal du pouvoir politique qui prescrivait certaines normes de comportement et d'opinion. L'agressivité se pervertit en répression car la poursuite des hérétiques et non conformistes s'exerçait à l'encontre des individus au nom du bien général et donnait lieu aux pires atrocités : Inquisition du Moyen Age, guerres religieuses et civiles, révolutions et terreurs de 1789 et 1917, ou en Iran. Cette forme est donc celle de la perversion de l'agressivité.
La troisième forme enfin apparut avec la formation de la société industrielle moderne occidentale. La concurrence économique oblige chaque individu d'extérioriser toute son agressivité et lui en demande même plus qu'il n'en a. Il en résulte un sentiment de frustration qui est une sorte de retournement de l'agressivité de l'individu contre lui-même. Tout ceci a pour effet les maladies physiques et psychiques de notre époque (nervosité, infarctus, dépressions) ou encore la fuite hors de la société (beatniks, drogue, suicide). La société incite les individus à l'agressivité et les auto-réprime en même temps. Cette forme est ainsi celle de la frustration.
Mais un phénomène nouveau a encore été mis en évidence : la frustration de l'individu par la société ne s'exerce pas seulement aux dépens de celui-là mais aussi à l'encontre du système social lui-même. Son fonctionnement, qui s'appuie de plus en plus sur la technostructure (cybernétique, automation), aboutit a ce que la puissance répressive de la société revête le caractère des contraintes du système technologique. La société industrielle développe une vie qui lui devient propre, une vie qui n'a plus rien à voir avec le vivant, mais plutôt avec le déroulement mécanique d'une gigantesque machine ignorant tout des conditions et besoins vitaux de l'homme et de la nature. De sorte que le système techno-industriel, et avec lui l'humanité entière, court vers son autodestruction.
Toutes sortes de moyens ont été imaginés jusqu'à présent pour éviter cette issue fatale Les psychologues béhavioristes (étude du comportement) considèrent par exemple que l'agressivité étant inséparable de l'espèce humaine, loin de la combattre, il s'agit de l'activer vers des buts constructifs : sport, civilisation du temps libre, beaux discours... Les tenants de l'école psychanalytique proposent, quant à eux, d'équilibrer le conscient et l'inconscient par le renforcement des institutions et le développ ment du sens convivial Pourtant, les remèdes mis en oeuvre n'ont abouti à rien
Celui qui conduit selon la méthode l'observation de ces faits et représentations peut les interroger comme les phénomènes ou manifestations de réalités qui existent au plan des idées et que l'on peut appeler leurs archétypes. Quels sont les archétypes agissant derrière tout ce donné ?
La raison de l'échec des remèdes signalés ci-dessus vient de ce que, psychologie sociale, béhaviorisme ou psychanalyse, toutes ces recherches restent prisonnières du carcan intellectuel des concepts darwinistes, et n'envisagent l'humanité qu'en tant qu'espèce animale parmi les autres. Or, tous ces phénomènes parlent : l'humanité apparaît comme étant la rencontre de deux évolutions distinctes. D'une part se déroule le courant de l'hérédité naturelle qui relie l'homme aux caractéristiques générales de son espèce. D'autre part le courant de l'individualité qui relie chaque être humain à des caractères biographiques qui restent uniques et irréductibles.
Ces courants se traduisent dans la société actuelle, le premier par l'agressivité, la lutte pour l'affirmation personnelle, — le second par la fraternité, l'amour pour la totalité du genre humain. Car même le darwinisme a évolué : les travaux des Russes Kessler et Kropotkine ( 44 ) et plus récemment du béhavioriste Konrad Lorenz ( 45 ) ont mis en évidence que les espèces qui ont le mieux survécu sont celles où existe une solidarité, une entraide entre leurs membres. Les rites des animaux d'une même espèce sont la barrière qui empêche le combat mortel de s'exercer entre les représentants de cette espèce. Il existe donc, à côté du principe d'agressivité, un principe de fraternité. Les exemples en abondent aussi dans l'histoire de l'humanité. A l'époque des grandes invasions, les tribus germaniques sont celles qui ont le mieux prospéré car elles avaient développé le principe de fraternité jusque dans la notion de propriété, La propriété des terres du village était commune, et tous pouvaient les exploiter. C'était le terme médian qui nous fait tellement défaut aujourd'hui avec notre dualité propriété privée — propriété publique issue du droit romain Plus tard, la formation des villes franches au milieu du Moyen Age apparaît comme l'effet du rassemblement de tous les défavorisés et proscrits de l'époque. Ces havres de sécurité dont le ciment est la fraternité deviennent les foyers de culture où se forment les guildes et corporations qui cultivent l'entraide mutuelle. Celles-ci, par exemple, fixent les prix des marchandises qui arrivent de l'extérieur de façon à ce qu'elles soient accessibles à toutes les bourses. Le commerce de gros ne s'en empare qu'au bout de un ou deux jours et les prix ne deviennent libres qu'à partir de ce délai — c'est-à-dire qu'ils entrent alors dans le cadre des lois darwiniennes du marché, dans le mécanisme des lois de l'offre et de la demande. Mais à l'époque se constituent également des confréries où l'on prête serment et qui prennent en charge aussi bien la vie matérielle que la vie spirituelle de leurs membres. Ces confréries qui ont aussi un caractère initiatique (transmission de connaissances par degrés) sont les ancêtres des fraternités maçonniques. Par elles le principe de fraternité retrouve le principe d'initiation dont il est issu. Aussi la culture des villes ainsi inaugurée devient-elle le terrain privilégié où vont s'édifier les cathédrales et toute la civilisation de la liberté qui aboutira aux inventions de l'imprimerie, de la taille-douce, de l'horlogerie, à toutes les découvertes postérieures. Et même une oeuvre aussi puissante que la Divine Comédieu de Dante ne saurait être comprise sans tout cet arrière-plan culturel de la fraternité.
Par la suite, l'abstraction croissante de la vie culturelle, la suffisance matérielle et le renforcement de la puissance des Etats firent que cette impulsion magnifique de la fraternité fut recouverte par l'égoïsme, oubliée et remplacée par la caricature des vertus bourgeoises. Ainsi, par exemple, l'application du droit romain dans le code Napoléon imitée par toutes les nations dénatura complètement la vraie signification de la révolution industrielle. Car dans cette législation qui continue de nous gouverner n'existent que deux critères : le droit public et le droit privé. Le premier concerne l'Etat, le second l'individu. C'est pourquoi, la propriété des entreprises ne pouvant relever que de l'un ou de l'autre, les moyens de production furent livrés dans un premier temps a l'égoïsme individuel.
Pourtant, la véritable signification de l'économie moderne, c'est que par la division du travail, l'interdépendance internationale, chacun ne peut plus travailler que pour les autres et tout recevoir des autres. La notion de travail et celle du droit à la satisfaction des besoins devraient donc être séparées (abolition du salariat). Mais ceci ne peut être compris que si l'on saisit bien que deux évolutions coexistent dans lesquelles s'affrontent le principe d'égoïsme (agressivité) et celui de fraternité (amour). a première est une évolution descendante qui va de l'universel (les espèces naturelles) vers l'individuel (l'égoïsme), la seconde est une évolution ascendante qui va de l'individuel (le moi) vers l'universel (l'amour). Plus précisément, la conjugaison de ces deux lignes d'évolution se ramène à trois phases successives : l'universel — l'individuel — la synthèse de l'individuel et de l'universel. Et ceci pourrait se traduire jusque dans nos institutions par un ordre social dans lequel l'Etat qui joue un rôle juridique serait remis à sa juste place de médiateur entre un système culturel qui relie l'individuel à l'universel et un système économique qui relie la totalité de la société aux individus.
Ce nouvel ordre social qui ménage un espace autonome à la liberté, à l'égalité et à la fraternité constitue l'impulsion nouvelle le la tripartition sociale qui peut surgir de la transformation des abstractions scientifiques par l'approche vivante des phénomènes selon la méthode grrthéenne. Nous pouvons désormais conclure en revenant à notre problème de départ, car le gœtheanisniL permet d'introduire les concepts issus de l'investigation spirituelle.
Rudolf Steiner indique que le darwinisme est tout à fait juste, mais qu'il lui manque l'autre moitié de la réalité. Il est frappant de lire à cet égard ce qu'il écrit en 1894 dans sa Philosophie de la Libertéau chapitre intitulé l'imagination morale (darwinisme et réalité)
ma qualité d'organisme, je suis un spécimen de mon espèce ; et en appliquant à mon cas particulier les
lois naturelles de l'espèce, je vivrai selon la nature ; mais en tant qu'être moral, je suis un individu et j'ai mes propres lois (46)
Les lois que se donne l'individu à lui-même et qui font de lui un être moral sont des productions nouvelles dans l'ordre naturel. Le moraliste peut en étudier les contenus une fois qu'elles ont été créées, mais non pas avant : il n'y a pas de morale normative. C'est pourquoi, finalement, la Philosophie de la Liberté n'est pas en contradiction avec la théorie de l'évolution, mais que bien au contraire :
l'individualisme éthique est le couronnement de l'édifice que Darwin et Haeckel ont tenté d'élever sur le terrain des sciences naturelles. C'est un évolutionnisme spiritualisé, étendu à la conduite morale.( 47 )
On comprend dès lors l'attitude réelle de Rudolf Steiner avant 1900. Loin d'adhérer aveuglément aux dogmes matérialistes de la science, il leur reproche constamment de ne pas être pensés jusqu'au bout. Car la science matérialiste fournit une profusion d'observations exactes, mais c'est la pensée qui ensuite se révèle impuissante, et la volonté à laquelle manque le courage, pour en tirer toutes les conséquences. Tous les moralistes et sociologues darwiniens ont parfaitement observé que l'instinct d'agressivité développait l'individualisme, mais ne voyant en l'homme que l'animal, ils ne pouvaient qu'identifier l'individualisme à l'égoïsme. La liberté individuelle à l'arbitraire, et ignorer la vraie nature morale et sociale de l'homme qui procède de l'autre évolution (celle du Moi).
Après 1900, Rudolf Steiner ne fit que traduire toutes ces réalités en concepts tirés de son investigation suprasensible : l'autre évolution, ignorée des darwiniens, allait être décrite selon les concepts rigoureux de la réincarnation ; les trois phases qui font passer l'humanité de l'universalité (espèce humaine naturelle) à l'individualité puis au principe individuel et universel (le Moi libre moral) allaient être décrites comme le processus de métamorphose des constituants suprasensibles de l'homme : la transformation du corps astral (porteur de l'égoïsme et de l'animalité) en Soi spirituel par le Moi. Cette métamorphose par laquelle la terre, de cosmos de sagesse, devient cosmos d'amour, est décrite en détail dans le livre La Science de l'occulte ( 48 ).

( 43 ) — Edgar Morin, Pour sortir du XXène siècle, Paris 1988
( 44 ) — Charles Kessler (1815-1881) et Pierre Kropotkine ont tous deux complété le principe darwiniste de la lutte pour la vie — présenté par Huxley comme le coeur essentiel de la doctrine — par ce qu'ils appellent la loi naturelle de l'appui mutuel comme base du véritable socialisme (combattu par les socialistes marxistes), cf. Mutual Aid : a factor of evolution ed. Heinemann
( 45 ) — Konrad Lorenz, L'agression, Paris 1977 et Les fondements de l'éthologie, Paris 1984
( 46 )Philosophie de la liberté, op. cit. p. 185
( 47 ) — Ibid. p. 189
( 48 )La science de l'occulte, op. cit. chapitre IV : L'évolution du monde et l'homme

Extrait de Michel JOSEPH
LA PHILOSOPHIE ET LA PÉDAGOGIE SOCIALE DE RUDOLF STEINER
DE LA THÉORIE DE LA CONNAISSANCE STEINERIENNE COMME EXPÉRIENCE DE L'ESPRIT SA RÉALISATION DANS L'ANTHROPOSOPHIE, LA PÉDAGOGIE WALDORF ET L'ART SOCIAL
These de doctorat en Philosophie Paris VM annee 1999/2000 Directeur de diese : Rene Scherer