Français
seulement
La réalisation de l’idéal de liberté,
égalité et fraternité
par la Dreigliederung
sociale
Berlin, 15 septembre 1919
Il
n’est
effectivement pas douteux que par la
catastrophe de la guerre
mondiale et tout ce qui s’y rattache de façon
épouvantable, la
question sociale a pris un nouveau visage pour
l’humanité
présente. Il est vrai que de nombreux milieux
sont bien loin de
remarquer dans une mesure suffisante et
souhaitable ce changement de
physionomie de la question sociale. Mais il
est là bien présent et
il se fera prévaloir de plus en plus.
Ces
hommes
qui appartenaient aux milieux régnants et aux
cercles
dirigeants jusqu’au sein de notre présent, se
verront forcés, par
la puissance des faits, de ne plus en rester
vis-à-vis de la
question sociale à l’élaboration d’idées et de
mesures
isolées, qui sont exigées par ce qui se joue
justement dans l’un
ou l’autre des secteurs professionnels, au
sein de l’une ou de
l’autre des formes associatives du
prolétariat. Ces milieux se
verront forcés à orienter d’une façon plus
large leurs
réflexions et l’orientation de leur vouloir
sur le social, sur la
question la plus importante dans la vie des
hommes d’aujourd’hui
et dans celle d’un proche avenir. Si, d’un
côté, l’homme de
la classe dirigeante, ne fait que comprendre
son époque, en étant
en situation, dans l’esprit qu’on vient
d’indiquer, d’accepter
dans tout son penser, sentir et vouloir, une
nouvelle configuration
de la question sociale, en revanche, d’un
autre côté, pour les
grandes masses du prolétariat, il sera
nécessaire de provoquer une
modification essentielle de leur attitude à
l’égard de la
question sociale.
Au
long
d’un demi siècle, les plus larges masses du
prolétariat ont
appréhendé des idées sociales et socialistes.
Nous avons vu —
pour le moins en ce qui concerne ces hommes-là
qui n’ont pas
participé à la vie de ces dernières décennies
en dormant — par
quelles épreuves a passé la question sociale
au sein des rangs du
prolétariat. On a pu voir quelle forme elle
avait prise à l’instant
où éclata l’épouvantable catastrophe qu’on a
appelée une
« Guerre mondiale ». Ensuite, vint
la fin provisoire de
cette terrible catastrophe. Le prolétariat se
vit dans une nouvelle
situation. Il ne se vit plus, comme autrefois,
simplement placé dans
un ordre de la société, lequel, au moins pour
l’Europe du Centre
et de l’Est, était dominé par d’anciennes
puissances
gouvernantes. Ce prolétariat fut lui-même
appelé dans une large
mesure à travailler désormais à la
reconfiguration de
l’organisation sociale de l’humanité. Et c’est
précisément
vis-à-vis de ce fait, ce fait historique
complètement nouveau, que
nous éprouvons quelque chose de singulièrement
tragique.
Les
idées,
auxquelles le prolétariat pendant des
décennies s’est
adonné, avec le plus pur de son sang, si l’on
peut dire, se
révèlent à présent incapables de produire,
alors qu’elles
devraient entrer dans leur réalisation !
Et maintenant nous
venons d’éprouver une grande contradiction
historique, à la
vérité même un conflit historique. Nous avons
fait l’expérience
de la manière dont les faits eux-mêmes, les
faits de l’histoire
universelle, qui se déroulaient tout autour de
nous, pouvaient
devenir de grands maîtres d’école de
l’humanité. Nous venons
d’éprouver comment les faits, d’une part,
indiquèrent que les
milieux gouvernants et dirigeants,
jusqu’alors, dans le cours de
ces trois cents ou quatre cents dernières
années, n’avaient
développé aucune idée, qui pût être ou pouvait
être
déterminante pour ce qui, notamment dans les
faits économiques —
mais cela se jouait aussi dans d’autres faits
de la vie humaine. Et
l’on éprouva la chose remarquable que ceux
qui, dans le monde des
faits réels, avaient le pouvoir d’agir,
s’étaient mis, au
contraire pour cela, à laisser les faits se
dérouler d’eux-mêmes.
Les réflexions, les idées s’étaient relâchées,
les mailles
organisationnelles et structurelles de ces
idées étant trop
étriquées pour pouvoir encore englober et
structurer les faits dans
toute leur ampleur. Les faits de la vie
commencèrent donc à
dépasser les capacités intellectuelles des
hommes. Cela se
révélait, déjà depuis pas mal de temps, tout
particulièrement
dans la vie économique, où la concurrence sur
le soi-disant
« marché économique libre » n’avait
plus laissé
comme seul et unique impulsion que le
« profit » et autre
chose semblable, dans la régulation de
l’économie, là où
n’agissaient plus réellement les idées qui
organisaient la vie
économique uniquement partir des questions de
production, de
circulation et de consommation de biens, mais
ce qui, au hasard du
marché libre, pouvait constamment entrer en
crises. Et celui qui le
veut seulement peut voir, dernièrement du fait
aussi que le
mouvement social les avait amplifiés, comment
ces faits, qui
dégringolaient ainsi les pentes du mouvement
social sans rencontrer
aucune réflexion adéquate, envahirent les
grands États impériaux,
en les submergeant dans leur dégringolade,
sans que les hommes qui
étaient en situation de pouvoir le faire par
leurs idées, pussent
maîtriser cette avalanche ou bien même tenter
d’une façon ou
d’une autre de faire quoi que ce soit pour la
canaliser.
Ce
sont
précisément de telles choses sur lesquelles
l’homme du
présent devrait gravement réfléchir. Il
devrait pouvoir amener
devant son regard spirituel qu’il est
nécessaire aujourd’hui de
regarder plus profondément dans les mouvements
humains, pour ainsi
appréhender la question sociale autrement que
cela arrive
habituellement. La manière dont les idées sont
devenues trop
étriquées, eu égard à de tels faits
tourneboulant, est devenue
palpable. Mais les hommes ne veulent pas
voir de tels faits.
Dans le cours de ces trois ou quatre derniers
siècles, ils se sont
habitués de plus en plus à la routine des
affaires, à la routine
officielle pour « la pratique de la
vie ». Ils se sont
habitués à tenir pour un utopiste, ou bien
même pour un idéaliste
incompétent, celui qui voit plus loin et qui
peut juger à partir
d’un aperçu sur les choses. Pour illustrer ce
que je viens de
dire, je n’ai besoin que de partir d’une
remarque apparemment
personnelle. Mais cette remarque personnelle
n’est pas pensée de
manière personnelle. Car aujourd’hui, où la
destinée de
l’individu se trouve si étroitement empêtrée
dans le destin
général de l’humanité, seuls les faits
loyalement pensés, qui
sont observés pour eux-mêmes, peuvent agir
d’une manière
suffisamment illustrative pour caractériser ce
que sont dans la vie
publique les impulsions instigatrices.
Au
printemps
de l’année 1914, des mois avant l’éclatement
de ce
qu’on a appelé la Guerre mondiale, alors que
j’avais donné une
série de conférences à Vienne (1) sur
des sujets de science
spirituelle, je fus obligé, en réunion
restreinte — aurais-je
tenu les mêmes propos devant une réunion plus
grande, on se serait
naturellement moqué de moi — de présenter en
la récapitulant la
manière de voir qui devait résulter de
l’évolution sociale dans
son ensemble jusqu’aux circonstances d’alors.
Je déclarai
ainsi : pour celui qui considère avec des
yeux lucides de l’âme
ce qui se passe dans la vie publique au sein
du monde civilisé, il
se révèle qu’elle est traversée par une
formation sociale
cancéreuse, qu’elle est atteinte d’une grave
maladie sociale,
une sorte de carcinome social. Et cette
maladie, qui est rampante au
sein de notre vie économique, mais l’est aussi
furtivement à
l’intérieur de la totalité de notre vie
sociale, devrait
s’exprimer dans un proche avenir par une
catastrophe épouvantable.
Eh
bien !,
qui était-on en ce printemps de 1914, quand on
parlait
ainsi d’une catastrophe imminente, décelable à
partir des
événements qui se jouaient, pour ainsi dire,
sous la surface des
choses ? On était une « idéaliste
sans esprit pratique »
— quand les gens ne voulaient pas dire par là
que l’on était un
idiot. Ce que je dus dire alors, détonnait, il
est vrai à ce
moment-là et même encore un peu plus tard,
avec ce que disaient ces
soi-disant « praticiens », ces
praticiens responsables,
qui étaient des routiniers, au lieu
d’être praticiens,
mais qui regardaient de haut et avec orgueil
celui qui, à partir
d’une quelconque connaissance des idées,
tentait d’appréhender
et de comprendre l’histoire en marche. Que
disaient-ils alors ces
praticiens sur l’époque ? L’un de
ceux-là, qui était même
ministre des affaires extérieures (2)
d’un des États de
l’Europe centrale, annonçait aux représentants
éclairés de son
peuple, peu après, que la décrispation
générale de la situation
politique accomplissait des progrès
réjouissants, si bien que dans
un avenir proche, on pouvait compter sur une
situation de paix
durable au sein des peuples européens. Il
ajouta même que nos
relations d’entente amicale avec Pétersbourg
s’en trouvaient au
mieux, car grâce aux efforts des
gouvernements, le cabinet de
Pétersbourg ne s’inquiétait plus des
déclarations de la meute
journalistiques et nos rapports amicaux avec
Pétersbourg
s’organiseraient à l’avenir telles qu’ils
étaient alors. Et
que nous espérions aussi faire déboucher nos
négociations avec
l’Angleterre sur ce même genre de conclusion,
à savoir qu’avec
l’Angleterre se présenteront sous les
meilleurs hospices ces
prochains jours déjà les meilleures relations
possibles. — celui
qui disait cela était un
« praticien ». Mais ce que
disait l’autre, ce n’était qu’une
« théorie
nébuleuse » !
C’est
par
d’innombrables exemples que l’on pourrait
caractériser ces
appréciations, ou pour mieux dire, ces
« discernements »
dans les faits du côté des praticiens, au
commencement de cette
période qui est devenue si épouvantable pour
l’humanité. Il est
effectivement très instructif, les faits
parlent nettement en effet,
quand on voit que de tels praticiens parlaient
de la paix — et les
mois suivants cette même paix provoqua ainsi,
en l’espace de
quelques années, le phénomène inouï que les
peuples civilisés
s’employèrent à faire entre dix et douze
millions de morts,
calculés au plus juste, et trois fois autant
d’invalides. Je ne
veux pas citer cette chose pour faire
sensation. Je dois la
mentionner, parce qu’elle montre comment les
idées des hommes sont
devenues étriquées et ne suffisent plus pour
maîtriser les faits.
On ne verra ces événements sous un éclairage
correct que lorsqu’on
reconnaîtra dans les faits eux-mêmes le grand
maître d’école
dont nous avons besoin, pour en venir à la
guérison de nos
conditions sociales, pas pour penser de petits
changements dans
telles ou telles institutions, mais pour une
grande révolution dans
nos modes d’apprentissage et dans nos modes de
penser, non pas pour
s’en sortir par un petit règlement de compte
mais par un grand
règlement de compte avec ce qui est ancien, ce
qui est moisi et
pourri, et qui ne doit plus resurgir dans ce
qui doit arriver à
l’avenir.
Ce
que
l’on peut dire ainsi pour les grandes causes
de l’humanité,
on pourrait le dire aussi en détail pour la
vie juridique et celle
économique. On discourt partout d’une manière
telle que les idées
ne suffisent plus pour maîtriser les faits.
C’est pourquoi on peut
dire que les milieux dirigeants jusqu’à
maintenant ont une
pratique, mais il leur manque pour cette
pratique les idées et
réflexions indispensables à une pratique de la
vie. Et ces milieux
dirigeants font face à la grande masse du
prolétariat. Depuis plus
d’un demi siècle, celui-ci s’est coltiné, en
s’y formant à
la rude école, on peut le dire ainsi, des
idées marxistes. Mais
aujourd’hui, ce n’est peut-être pas correct
d’aller voir de
tous les côtés auprès des masses prolétaires
elles-mêmes, afin
de s’informer de la manière dont elles
pensent. C’est
relativement facile, voire même parfois
vraiment, vraiment facile,
de réfuter concrètement ce que pensent les
masses prolétaires et
leurs meneurs sur des questions économiques.
Mais ce n’est pas
cela qui importe. Ce qui importe, c’est le
fait historique qu’au
travers des âmes, au travers des cœurs des
masses prolétaires, des
dépôts se sont formés à partir de ces idées
agissant intensément
au point de former, pourrait-on déjà dire, une
théorie prolétaire.
Mais cette théorie, à présent, après que
l’ancien s’était
effondré, aurait vraiment pu mieux se vérifier
elle-même qu’elle
n’a elle-même répondu aux attentes de la
pratique de vie, cette
théorie révèle une caractéristique toute
particulière, mais qui
est intelligible. Car de la même façon que les
choses se sont
configurées, dans l’évolution sociale de
l’humanité, sous
l’influence de l’ordre économique capitaliste
et de la nouvelle
technique, le prolétariat fut de plus en plus
attelé simplement à
la vie économique ; mais attelé d’une
manière telle que
chaque individu de ce prolétariat avait à
produire un travail très
étroitement délimité. Ce travail, étroitement
circonscrit, était
au fond tout ce qu’il voyait de la vie
économique qui devenait de
plus en plus vaste. Fallait-il s’étonner que
le prolétaire
ressentît alors — en l’éprouvant dans la
destinée de son corps
et de son âme —, la manière dont la nouvelle
vie économique
évoluait sous l’influence de la technique et
du capital, mais sans
pouvoir, lui, dominer du regard les rouages et
les mobiles qui
agissaient dans cette vie économique ? Il
était pour ainsi
dire celui qui travaillait dans cette vie
économique, mais par sa
position sociale, il se trouvait empêché de
regarder, d’une
manière conforme à la réalité, dans
l’ordonnancement même de
cette vie économique et dans la façon dont
cette vie économique
était gérée. Et il ne fut donc que trop
concevable qu’à
l’épreuve de tels faits réels quelque chose se
fût édifié,
dont les fruits existent là bien présents
maintenant. Une théorie
prolétarienne largement socialiste s’est donc
formée à partir
des motivations et exigences subconscientes ou
instinctives du
prolétariat, mais une théorie très, très
éloignée, au fond,
aussi bien de la vie économique que des autres
faits sociaux réels,
parce que, effectivement le prolétaire, ne
pouvant pas avoir un
regard dans les véritables rouages et motifs
de l’économie et
d’autres faits sociaux réels, le prolétaire
dut accepter pour
cette raison d’une manière unilatérale ce que
le marxisme lui
apportait. Et ainsi nous découvrons qu’au
cours du dix-neuvième
siècle des choses ont été profondément
absorbées par l’âme de
l’homme prolétaire, des choses qui au fond,
pour l’essentiel,
sont justifiées aussi profondément qu’il est
possible, mais dans
les faits ces choses sont complètement
dépassées.
Je
voudrais
prendre un exemple. Quelle force a eu dans
l’agitation qui
s’est répandue dans le prolétariat, à partir
des visions
théoriques de ses meneurs, par exemple, cette
parole : on ne
doit plus produire à l’avenir pour produire.
On ne doit produire
que pour consommer ! — Certes, une parole
pertinente, une
parole qui — ce qui ne peut pas être affirmé
pour maints slogans
du temps présent — est même
« vraie », mais une
parole qui devient une abstraction sans
réalité, et qui s’échappe
comme une anguille quand, avec un sens
pratique, on se met à
réfléchir à fond, en étant doté d’un
discernement bien
réaliste, sur les conditions économiques. Car
ce qui importe en
pratique, c’est comment fait-on les
choses ? Vis-à-vis de la
pratique, rien n’est fait, quand on soulève
simplement
l’exigence : on ne doit produire que pour
consommer. C’est
là quelque chose qui appelle dans l’âme la
représentation de
combien pourrait être belle la vie économique,
si le profit n’y
régnait plus, ah ! mais c’est une
représentation qui n’a
toujours en vue que la consommation. En effet,
il n’y a rien dans
cette phrase qui renvoie d’une quelconque
manière au comment
doit être organisée la structure de la vie
économique pour que
le sentiment qui s’exprime dans ces paroles,
pût réellement
prendre pied. Et ainsi en est-il avec beaucoup
des paroles — nous
en effleurerons encore toutes sortes d’autres
—, qui descendent
de profondes vérités parfois, mais qui sont
devenues des slogans
d’agitation et de parti du prolétariat. Ces
paroles sont devenues
des abstractions et elles font l’effet de
renvois utopiques à un
avenir indéterminé. Et celui qui a des
intentions tout à fait
honnêtes vis-à-vis du prolétariat, doit se
dire : ainsi ce
pauvre prolétariat, qui soulève aujourd’hui
des exigences
justifiées, vit dans de telles appréciations,
dont il faut dire que
ce sont certes des théories, mais des théories
qui se trouvent bien
éloignées des faits réels de la vie — parce
que le prolétaire a
été arraché hors de ces faits réels et placé
en un endroit isolé
d’où il ne voyait plus qu’un tout petit coin
de la vie.
C’est
la
contradiction que j’ai voulu indiquer qui
s’exprime, d’un
côté, dans la conception des milieux
dirigeants, qui ont l’empire
sur les faits réels mais pas d’idées pour
maîtriser ces faits, —
et de l’autre côté, dans le prolétariat, qui
s’est procuré
des idées, mais qui, avec ces idées tout à
fait abstraites, se
cantonne loin des faits réels, au point de
leur faire face en leur
étant même étranger.
Quand
on
caractérise ainsi, comme je viens de le faire
au moyen de
quelques paroles, on renvoie à des forces
actives dans l’histoire
et à des impulsions, qui au fond sont plus
significatives que tout
ce qui s’est accompli dans le cours historique
de l’humanité.
Des paroles comme celles qui émanent de la
« pratique des
milieux dirigeants dépourvus d’idées » et
celles de la
« théorie impraticable du
prolétariat », on ne les ose
correctement que lorsqu’on a un sentiment pour
ce qui s’agite à
grands flots, si épouvantablement vivants en
s’entre-détruisant,
dans les actuels courants d’évolution de
l’humanité. Le fait
concret qu’il existe une telle opposition
entre la conception d’âme
des milieux dirigeants et celle des milieux
prolétaires, mène et a
mené à ceci qu’aujourd’hui un gouffre profond
se creuse entre
tout ce qui relève du penser, du sentir, du
vouloir et de la manière
d’agir des milieux dirigeants et ce que sont
les aspirations
ardentes, désirs et impulsions volontaires du
prolétariat. On ne
comprend même pas correctement ce qui, à la
vérité remue
violemment dans les profondeurs du
prolétariat, ce qui remonte du
prolétariat en tant qu’exigences de l’époque
et vient gronder à
la surface ! Quand à partir des milieux
prolétaires on fait
retentir, à l’encontre de cela, la doctrine de
la plus-value, ou
celle qu’on vient d’indiquer, à savoir qu’il
ne faut produire
que pour consommer, celle encore du
renversement de la propriété
privée en propriété communautaire, on comprend
très certainement
la teneur de ces paroles en les prenant au
pied de la lettre. Mais la
teneur de ces aspirations et de ces points de
vue prolétaires —
qu’est-ce à la vérité ? Est-ce ce qui
devrait donner
l’occasion aux milieux dirigeants bourgeois de
critiquer
logiquement ces théories prolétaires quand
elles ont été
exprimées ? Il n’y rien de plus naïf
actuellement que
lorsque du côté prolétaire, la doctrine de la
plus-value retentit
et qu’ensuite un syndique quelconque, ou un
directeur d’une
société par actions, déclare de sa propre
responsabilité que la
plus-value, comptée à partir des billets de
banque ou autre, est si
faible, que, si l’on voulait la partager, il
n’en resterait plus
rien pour chacun. C’est ce qu’il y a de plus
naïf que de se
comporter ainsi, par exemple à l’encontre de
la théorie de la
plus-value. Car ce que ces messieurs
produisent en « compte »,
et cela va tout à fait de soi, il n’y a rien à
rétorquer à
cela. Mais ce n’est pas du tout de cela qu’il
s’agit. Car quand
on veut de cette façon
« contrecarrer » ce qui est dit
directement dans les termes des théories
prolétaires, alors il en
va comme si, en considérant un thermomètre
placé dans une pièce,
qui indique tel ou tel degré, ce nombre de
degré ne convenant pas,
l’on se mette à chauffer le thermomètre avec
une petite flamme
afin de faire remonter la température à sa
convenance. Du fait que
l’on se préoccupe ainsi à corriger seulement
le thermomètre, on
ne se préoccupe pas du tout vraiment de ce qui
est la cause de ce
qu’on observe grâce au thermomètre.
Aujourd’hui prendre à la
lettre et contrecarrer ce que disent les
théories prolétaires,
c’est parfaitement naïf. Car les théories
prolétaires ne sont
rien de plus — voudrais-je parler en pédant je
dirais — qu’un
« exposant » de quelque chose qui
repose beaucoup plus
profondément que là où on le recherche
maintenant. De la même
façon qu’un thermomètre indique la température
d’une pièce,
mais ne la contrôle pas, ainsi les théories
prolétaires sont
quelque chose comme un instrument, aux
indications duquel on
reconnaît ce qui vit de cette façon dans la
question sociale,
présentement et dans un proche avenir. Et
alors on en prend à ses
aises bien trop commodément. Alors, on
considère cette question
simplement comme une question économique, car
elle nous a fait face
d’abord dans sa dimension économique, cette
question, à partir
des exigences de ce même prolétariat, qui
était justement enserré
dans la vie économique à l’époque du
capitalisme privé et de la
technique. Et l’on ne vit pas tout ce qui se
dissimule à la vérité
derrière toutes les conceptions qui se
rapportent dans les théories
prolétaires au capital, au travail et aux
marchandises. Le
prolétaire vit l’ensemble du domaine de la vie
humaine dans le
domaine économique. C’est pourquoi la question
sociale se place
pour lui dans une perspective économique.
Celui
qui
a l’opportunité de faire sienne une
perspective plus large,
devrait voir combien les trois domaines de la
vie, qui nous montrent
trois des points essentiels de la question
sociale, sont nettement à
distinguer les uns des autres. Celui qui a
appris à penser, pas
seulement sur le prolétariat —
peut-être n’a-t-il
commencé à penser qu’après que la révolution
est advenue
d’ailleurs… —, celui qui a appris, au travers
du destin de sa
vie, non pas simplement à penser au-dessus du
prolétariat et à le
ressentir de la même façon, mais à penser et à
ressentir en
compagnie de ce même prolétariat,
celui-là peut regarder
profondément ce qui repose à la base des mots
qui, en tant que mots
de bon aloi circulent au travers des théories
socialistes, ce qui
vit dans les profondeurs de ce qu’il y a de
mieux dans le
prolétaire. Quels sont donc ces mots de bon
aloi ?
Nous
avons
d’abord le mot-clef de plus-value, sur lequel
j’ai déjà
attiré l’attention. Il suffit simplement
d’avoir fréquenté de
nombreux prolétaires, d’homme à homme, pour
avoir constaté
combien ce terme de survaleur a rencontré un
fort écho dans l’âme
du prolétaire. Et c’est ce coup de foudre-là
qui importe, pas
d’ajouter foi aux théories. Celui qui, comme
moi, dans ces années
où des choses décisives se déroulaient au sein
du mouvement
social, a agi ici à Berlin, à l’école de
formation des
travailleurs (appelée ensuite Université libre,
ndt) fondée
par Wilhelm Liebknecht (3), le
vieux Liebknecht,
celui-là en sait un peu plus sur cette
question qui vient d’être
indiquée, bien plus à partir de la pratique de
la vie que peut-être
les chefs d’entreprises et pour préciser —
comment dois-je donc
m’exprimer afin de ne pas blesser ? On a
dit à bon droit :
il y eut des « profiteurs de
guerre » et après la guerre
des « profiteurs de
révolution » ; pour moi cela
c’est toujours présenté ainsi : il y eut
des « forts
en gueule de guerre » et après la guerre
— des « forts
en gueule de révolution » ! Mais ce
que l’on comprenait
derrière le terme de plus-value, c’était que
l’on disait :
« le prolétaire travaille avec
efficacité, il réalise tels
ou tels produits. L’entrepreneur, au contraire
apporte ces produits
sur le marché, et il donne au travailleur
autant qu’il est
nécessaire au travailleur pour qu’il puisse
subsister, sinon il ne
pourrait plus non plus travailler pour
l’entrepreneur, — le reste
c’est la survaleur. Certes, avec cette
plus-value, on se comporte
absolument, comme aujourd’hui par exemple Walter
Rathenau (4)
en parle — je ne veux rien dire sur cet homme
très décrié —,
mais pour ce qui est de la question sociale,
il se situe parmi ceux
qui se livrent aux plus grandes méprises. Il
en est absolument ainsi
que la plus-value, si l’on voulait la
partager, n’apporterait
aucune amélioration aux membres des grandes
masses prolétaires.
Mais au moyen d’opérations comptables, qui par
exemple voltigent
dans l’air autour de nous, on n’a point prise
non plus sur les
choses. On doit beaucoup plus saisir cette
survaleur de la manière
correcte, en rapport avec sa signification
sociale. Car la
plus-value, devrait-elle réellement exister
aussi peu
« correctement » que le pense,
par exemple,
Rathenau ? Non ! Car ensuite il n’y
aurait plus aucun
théâtre, plus d’université, plus de lycée,
rien de tout ce
qu’on appelle la vie culturelle, ce qu’on
appelle la vie
spirituelle. Car tout cela est effectivement
soutenu en grande partie
par ce qu’on appelle la soi-disant plus-value.
C’est pourquoi il
ne s’agit absolument pas de la manière dont
cette survaleur est
mise en œuvre dans les marchandises et dans la
circulation monétaire
en superficie, mais il s’agit que dans ce que
l’on exprime par le
terme de plus-value, s’exprime la totalité du
rapport avec la vie
de l’esprit des temps modernes avec les larges
masses du peuple ne
pouvant pas directement prendre part à cette
vie de l’esprit.
Celui
qui
a enseigné des années parmi les travailleurs
et s’est efforcé
de leur présenter ce qui se frayait un
passage, directement, à
partir du sentiment humain partagé, ce qui
était dit d’homme à
homme, celui-là sait quel genre de caractère
de formation de
l’esprit l’on doit avoir, qui doit être
généralement
humainement partagée, et la manière dont cette
formation de
l’esprit se distingue de ce qui s’est édifié
et formé
progressivement au cours de ces trois ou
quatre derniers siècles
sous l’influence du capitalisme privé et de
l’ordre économique
technologique. Si je peux de nouveau parler
personnellement — le
personnel illustrant ce qui est général —,
peut-être suis-je en
droit d’affirmer : Je savais, lorsque je
parlais devant les
prolétaires, lors des cours hebdomadaires, que
je m’exprimais
alors de manière telle que résonnaient des
cordes affines dans les
âmes ; car ces hommes recevaient un
savoir, une connaissance,
avec lesquels ils pouvaient avancer, qu’ils
pouvaient absorber.
Mais vinrent aussi ces temps à partir desquels
le prolétaire dut se
mettre aussi à la mode, et participer à la
« formation »
— qui dans son esprit avait rapport au
résultat de la culture
dominante et dirigeante. Alors on devait
conduire ces prolétaires
dans les musées, on devait leur montrer ce qui
provenait de la
manière de ressentir des classes qui
ressentaient en bourgeois. Oui,
on savait alors — quand on était honnête, on
savait cela, mais si
on n’était pas honnête, on racontait toutes
sortes de phrases sur
la formation du peuple et autres — : on
savait que tout cela
ne proposait aucun pont entre la culture
spirituelle et la formation
de l’esprit des milieux dirigeants et
gouvernants et ce qu’étaient
l’aspiration spirituelle ardente et le besoin
ardent d’esprit du
prolétariat. Car l’art, la science, la
religion, on ne peut les
comprendre que s’ils naissent des milieux
humains, avec lesquels on
se situe sur le même terrain social, de sorte
qu’avec eux on
partage la même sensibilité sociale et les
sentiments —, mais pas
quand une rupture s’étend rapidement entre
ceux qui doivent jouir
de la formation et ceux qui peuvent réellement
profiter de
cette formation. On ressentait alors un
profond mensonge culturel. Et
aujourd’hui, il ne faut vraiment pas répandre
une obscurité
complaisante sur ces choses, au contraire, il
faut aujourd’hui
clairement les regarder en pleine lumière. On
ressentait alors un
mensonge culturel profond, qui consistait en
ce que l’on mettait en
place toutes sortes d’écoles populaires ou
séminaires de
formation, et que l’on voulait dispenser une
formation aux gens qui
ne pouvait leur parvenir par aucun pont.
Alors, ensuite le
prolétaire, qui se tenait là d’un côté de
l’abîme, et
contemplait au-delà, ce qui avait été produit
en art, en mœurs,
en religion, en science par les milieux
dirigeants et dominants, et
ne le comprenait pas, en arrivait à le tenir
même pour quelque
chose — tel un luxe — seyant seulement à ces
milieux dirigeants
et dominants. Alors le prolétariat voyait
l’utilisation, la
réalisation de la plus-value, attendu que l’on
exprimait le terme
de survaleur. Ce prolétariat ressentait
quelque chose de tout
différent que ce qu’on disait dans cette
langue du thermomètre de
la survaleur. Il sentait : c’est une vie
de l’esprit, qui
est engendrée par nos productions, par notre
travail ; cela
nous le produisons, mais nous en sommes
exclus !
Ainsi
doit
voir l’affaire de la plus-value, quand elle
n’est pas
théorique — quand elle est vivante, et qu’on
doit la considérer
comment elle est en réalité dans la vie. Alors
nous voyons aussi ce
qu’est la question de fond de l’ensemble du
problème social :
alors nous voyons la partie spirituelle de la
question sociale. Alors
nous voyons la façon dont, dans le même temps,
survenaient dans ces
dernières trois cents au quatre cents ans la
technique moderne, la
science moderne, et en même temps la forme
d’économie du
capitalisme privé, une vie spirituelle prenait
aussi naissance, une
vie spirituelle qui, de plus en plus, ne
devint que ce qui devait
vivre dans les âmes de ces homme qui étaient
séparés par un abîme
profond des grandes masses prolétaires, pour
la formation desquelles
ils se préoccupaient d’une manière toujours
plus insuffisante, et
de la formation desquelles ils s’isolaient.
C’est pourquoi l’on
regarde et l’on éprouve, le cœur saignant, la
façon dont on se
préoccupe, avec de bons sentiments et de la
bonne volonté, dans ces
milieux dirigeants et dominants, sur la
manière d’être fraternels
avec tous les hommes, de devoir aimer tous les
hommes, sur la manière
de s’entretenir au sujet de toutes les vertus
chrétiennes, à
proximité de la chaleur du poêle, fournie par
ce charbon, qui doit
être remonté des puits de mines dans lesquels,
dans le même temps,
on fait travailler au fond des enfants de 9,
11 ou 13 ans, lesquels
littéralement — pour le milieu du dix-neuvième
siècle il en
était littéralement ainsi ; par la suite,
cela s’est
amélioré, mais pas à l’instigation des milieux
dirigeants et
dominants, mais par les revendications du
prolétariat — devaient
descendre dans ces puits avant le lever du
Soleil et ne pouvaient en
remonter qu’après le coucher du Soleil, si
bien que ces pauvres
enfants ne voyaient jamais la lumière du
Soleil pendant toute la
semaine.
Aujourd’hui
on
croit que ces choses sont dites par
provocation. Non ! Elles
doivent être dites pour indiquer par cela
combien la vie de l’esprit
de ces derniers trois ou quatre siècles était
isolée de la vie
réelle des hommes. On a pu parler — de façon
abstraite — de
morale, de vertu, de religion, sans que la vie
pratique et active fût
d’une manière quelconque touchée par ces
conversations sur la
fraternité et l’amour du prochain, le
christianisme et ainsi de
suite. C’est donc cela qui se dresse devant
nous comme une question
de fond particulière du problème social, la
question de l’esprit.
Nous regardons là sur la totalité de la sphère
de la vie
spirituelle, en particulier de la vie de
l’esprit en rapport avec
les hommes du présent et du prochain avenir,
qui se déroule dans le
domaine de l’éducation et de l’enseignement (a).
Voilà
qu’on en est arrivé, au cours de ces trois au
quatre siècles, par
la façon dont les territoires princiers se
sont constitués en un
seul état administratif national, à ce que la
vie spirituelle, dans
ses plus importantes composantes publiques, a
été absorbée par
l’ordonnancement étatique. Et aujourd’hui on
est très fiers, du
côté de la science, du côté de la vie de
l’esprit surtout,
d’avoir — certainement à bon droit — arraché à
leur
appartenance moyenâgeuse, à la religion et à
la théologie,
l’entité administrative de l’instruction et de
l’éducation.
On en est vraiment si fiers et on l’a toujours
bien répété :
au Moyen-Âge il en était ainsi que la vie de
l’esprit, la vie
scientifique se trouvaient à la traîne de la
théologie, de
l’Église. Assurément, on ne doit pas souhaité
en revenir à ces
époques ; nous ne voulons aucunement
revenir en arrière, nous
voulons aller de l’avant. Mais aujourd’hui,
une nouvelle époque
est de nouveau là. Aujourd’hui, on ne peut
plus s’enorgueillir
en attirant l’attention sur la façon dont au
Moyen-âge, la vie
spirituelle se trouvait à la remorque de
l’Église. Aujourd’hui
on doit attirer l’attention sur quelque chose
d’autre. Prenons un
exemple qui n’est pas très éloigné de nous,
pour illustrer ce
que nous avons à dire.
Un
savant
très important, investigateur de la nature (5),
dont
je fais grand cas — ces choses ne sont
absolument pas dites dans le
but de déprécier l’homme — qui était en même
temps secrétaire
de l’Académie des Sciences berlinoise, se mit
un jour à évoquer
comment se situait cette Académie par rapport
à l’administration
publique d’État. L’homme dit alors dans un
discours bien
disposé : les membres de cette Académie
de savants
considéraient comme un honneur tout
particulier de constituer les
troupes scientifiques coloniales des
Hohenzollern. Ce n’est là
qu’un exemple parmi, non pas des centaines,
mais des milliers ou
plus, que l’on pourrait citer, qui fait venir
aux lèvres la
question : qui est aujourd’hui à la place
où, en ces
anciennes époques du Moyen-Âge, la vie
spirituelle se trouvait à
la traîne de l’Église ? Qui traîne
aujourd’hui derrière
lui la vie spirituelle ? Ce n’était pas
si mal qu’autrefois,
lorsque dans un passé récent, des ordres de
l’État comme cela
devrait être vraiment, entraient en vigueur,
par lesquels un
redoutable régiment d’instruction publique
pourrait se former, ce
qui prouve suffisamment qu’ainsi cela
apporterait bien la mort de
toute culture. Vous ne devez pas seulement
regarder dans le passé,
mais avant tout regarder dans l’avenir et vous
devez vous dire :
Le temps est venu où la vie de l’esprit, en
tant que composante
autonome de l’organisme social, devra faire
son entrée, où l’on
doit la placer en auto-gestion.
En
parlant
ainsi, on rencontre aujourd’hui d’innombrables
préjugés.
On sera même carrément considéré comme un
homme attardé, quand
on ne peut pas attirer l’attention sur la
grande bénédiction qui
repose à la base de l’étatisation de
l’organisme d’enseignement
et de l’éducation (b). Mais le salut
qui doit être
recherché, ne sera trouvé d’abord que si,
depuis l’enseignant
des degrés les plus bas de l’école jusqu’aux
enseignants des
grades universitaires les plus élevés, la
totalité de l’organisme
d’enseignement et de formation, et la vie
spirituelle qui en
dépend, seront placées en état d’auto-gestion
— et non pas
laissés à la gestion de l’État ! Cela
fait partie des
grandes liquidations, auxquelles il faut
procéder aujourd’hui.
Le
cercle
des hommes, qui a d’abord montrer de la
bienveillance à mon
égard, lorsqu’il s’est agi d’incorporer
l’impulsion du
Dreigliederung, ce cercle est celui,
duquel a surgi la
première école unitaire réellement libre (6),
à présent
aussi installée à Stuttgart. À l’usine
Waldorf-Astoria, doit
dans un premier temps être mise en place un
école unitaire modèle,
qui doit être organisée au plan pédagogique et
didactique, sur un
corpus de règles qui ne prend naissance que de
rien d’autre que de
la réalité et de la connaissance vraie de
l’être humain en
devenir. Ce que celui-ci n’est autre, entre la
septième et la
quinzième classe, à quelque classe ou à
quelque endroit il se
trouve. Mais on doit d’abord apprendre à la
connaître cette
réalité, si on veut enseigner et éduquer
l’homme.
Comme
je
fus celui qui avait à tenir à Stuttgart le
cours de préparation
(7) pour l’ensemble des professeurs qui
enseigneront dans
cette école Waldorf, ainsi fus-je aussi celui
entre les mains duquel
parvinrent ces choses qu’aujourd’hui l’on
accepte d’une
manière qui va de soi. Mais on ne pressent
absolument pas ce que
cela implique d’accepter ces choses comme
allant de soi ! Car
à la vérité, elles ne sont élaborées, ces
choses, que dans ces
dernières décennies. Or, on se doit dans une
telle occasion —
puisque les choses, les objets de la pratique
de la vie, doivent être
en même temps des objets d’expérience de la
vie — d’indiquer
que ce qu’on dit, on ne le dit pas avec
l’insouciance d’une vie
de jeune homme, mais au contraire, on n’ose
entreprendre de
l’exprimer que lorsque, comme moi, on a
presque achevé sa sixième
décennie de vie. Alors on se rappelle, combien
les programmes
étaient encore succincts autrefois et combien
ce qui doit être
objet d’enseignement, était remplacé par des
conférences, par
des livres et expériences de ceux qui se
tenaient dans une relation
vivante avec l’éducation, et qui puisaient à
l’esprit. Mais
aujourd’hui, on n’a plus aucun programme
succinct — aujourd’hui
on a des manuels épais, dans lesquels ne se
trouve plus seulement ce
que l’on doit expliquer à telle ou telle autre
année scolaire,
mais dans lesquels on décrit comment
les choses doivent être
traitées. Ce qui devrait être l’objet d’un
enseignement libre,
cela doit devenir et est déjà devenu, la
« feuille
officielle ». Tant qu’on n’aura pas un
sentiment net,
suffisant, de ce que cela recèle d’antisocial,
on ne sera pas mûr
pour collaborer à un assainissement réelle de
l’humanité. C’est
pourquoi le premier point fondamental de la
question sociale se
trouve dans le rétablissement de la vie libre
de l’esprit,
indépendante de l’État. C’est la première à
ériger des trois
composantes autonomes configurant un organisme
social triplement
articulé. Quand aujourd’hui on prend fait et
cause pour ces
choses, quand on attire l’attention sur le
bienfait qui résulterait
du fait qu’à l’avenir personne d’autre, au
sein de la
composante spirituelle de l’organisme sociale,
ne l’administrera
que ceux qui prendront une part active dans
cette vie spirituelle,
alors pour ce qui est de l’enseignement, on se
trouve très peu en
affinité avec l’enseignement qui est donné
dans l’État
unitaire actuel. Toute la vie se trouvera
comme dans une république
modèle. Chacun ne sera plus formé selon les
exigences d’un
décret, d’un ordonnance, mais en puisant à
l’esprit, ce qui est
profitable à l’enseignement et à l’éducation.
On n’aura plus
simplement à se demander ce que sont les
qualités requises de
l’homme pour le socialisme dans sa treizième
ou dix-septième
années, mais bien : qu’est-ce qui repose
dans l’essence de
l’être humain, se fondant sur elle-même, afin
qu’elle pût
tendre, à partir de son être en devenir, à
conserver libres ces
forces à partir de la profondeur de son être,
non pas celles qui y
sommeillent en tant qu’êtres séducteurs ou
briseurs de volonté,
comme chez tant de gens aujourd’hui, mais qui
s’y trouvent pour
qu’il fasse mûrir son destin et qu’il puisse
collaborer aux
tâches qui sont les siennes dans la vie. Cela
renvoie au premier
membre du Dreigliederung de
l’organisme sociale.
Quand
on
exprime ces idées, on doit à la vérité se
contenter d’une
question, d’une objection telle que celle que
j’ai vécue dans
une ville de l’Allemagne du Sud. À l’issue
d’une conférence,
un professeur d’université me rétorqua, dans
une discussion, à
peu près la chose suivante : nous les
Allemands, à l’avenir
nous serons un peuple pauvre. Vous voulez
rendre autonome la vie de
l’esprit. Le peuple pauvre ne pourra pas se
payer la libre de
l’esprit, car il n’aura pas d’argent. On devra
donc puiser aux
caisses de l’État, on devra encore
subventionner l’enseignement
public à partir des impôts, et comment
sera-t-il encore autonome,
cet enseignement, puisqu’il devra y avoir un
droit de regard de
l’État sur lui, car il sera toujours financé
par lui ? —
je ne pus répondre que cela me semblait très
étrange, que le
professeur crût que ce que l’on prend des
caisses de l’État à
partir de l’impôt, y pousse d’une manière
quelconque, et que
ceci ne sera pas non plus perçu à l’avenir sur
le « pauvre
peuple ». Cependant, ce que l’on
rencontre le plus souvent
c’est l’absence d’idée dans tous les domaines.
Doit être
opposé à cela un penser réel, pratique, qui
examine les faits de
la vie. Un tel penser pourra aussi produire
les programmes de vie
pratiques qui sont à réaliser.
Et
de
la même façon que la vie de l’esprit,
l’enseignement et
l’éducation, doivent devenir autonomes, ainsi
que d’un autre
côté la vie économique. Il est très
remarquable de voir comment
dans les temps récents deux exigences sont
remontées des
profondeurs de la nature humaine : celles
vers la démocratie et
vers le socialisme. Or tous deux, démocratie
et socialisme, se
contredisent réciproquement. Avant la
catastrophe de la Guerre
mondiale, on a soudé ensemble ces deux
impulsions contradictoires et
même fondé un parti qui porte ces deux noms,
la Démocratie sociale
(Sozialdemokratie). Or c’est comme
d’avoir du fer et du
bois et de dire que c’est à peu près pareil.
Tout deux,
socialisme et démocratie, se
contredisent ; pourtant tous deux
sont de justes et honnêtes exigences des temps
modernes. Mais à
présent, la catastrophe de la Guerre mondiale
est passée sur nous,
elle a produit ses résultats et maintenant
nous voyons la façon
dont apparaît l’exigence sociale et elle ne
veut rien savoir d’un
parlement démocratique. La manière dont
l’exigence sociale surgit
de nouveau théoriquement, sans avoir aucun
pressentiment de la
manière dont les faits sont en vérité, par des
slogans d’un
genre tout à fait abstrait comme
« conquête du pouvoir
politique », « dictature du
prolétariat » et
autres du même genre, cela provient à la
vérité des profondeurs
d’une sensibilité socialiste, mais cela prouve
qu’on en est
arrivé à présent à ce que cette sensibilité
socialiste
contredise la sensibilité démocratique.
L’avenir, qui doit tenir
compte des réalités de la vie et pas des
slogans, devra les
reconnaître, en percevant comment, d’un côté,
le sentiment
socialiste a raison quand il ressent, pour
ainsi dire, un peu
d’hostilité de la part de la
« démocratie », et de
l’autre, le sentiment démocratique a raison
quand il redoute la
chose la plus épouvantable, dans ces paroles
socialistes de
« dictature du prolétariat ».
Comment
se
situent les faits concrets en vérité dans ce
domaine ? Il
nous suffit alors de considérer justement la
vie économique en
relation avec la vie étatique, de la même
façon que nous venons de
considérer la vie de l’esprit en relation avec
la vie de l’État.
Ce fut de nouveau le préjugé des hommes des
temps modernes, et en
particulier de ceux qui croyaient penser
vraiment en progressistes,
de penser que l’État devait de plus en plus
devenir un gérant.
Poste, télégraphe, chemins de fer et ainsi de
suite, furent remis à
la gestion de l’État et bientôt on voulut
étendre sans cesse la
gestion de l’État à d’autres domaines
économiques. C’est une
tendance ample et globale que je mentionne ici
à présent en
quelques mots, et malheureusement — parce que
je suis réduit ici à
développer ces choses dans une brève
conférence — je serai donc
exposé au danger que ce que qui est ainsi
exposé en paroles très
concrètes, et pourraient être étayées par
d’innombrables
exemples tirés de l’histoire récente, fût
contrefait en
dilettantisme. Mais ce n’est absolument pas le
cas. Mais ce qui ressemble à un préjugé des
plus progressistes, cela le devient
carrément, quand on prend d’abord le
socialisme au sérieux, en le
montrant sous son vrai visage. Et il se
montrera sous sa vraie forme
quand, en outre, une parole est prise au
sérieux, une parole qu’a
prononcée dans ses instants les plus lumineux
Friedrich Engels
dans son écrit (8), « L’évolution
du Socialisme, de
l’utopie à la science ». Il déclara à peu
près : si
l’on domine du regard la vie de l’État, comme
elle s’est
développée dans le temps présent, on découvre
qu’elle englobe
l’administration des secteurs de production,
la direction de la
circulation des marchandises. Mais en
administrant, l’État a dans
le même temps imposé son gouvernement aux
hommes. Il fournit les
lois, selon lesquelles ont à se comporter —
soit dans leurs
actions économiques soit à l’extérieur de
celles-ci — ces
hommes qui se trouvent dans la vie économique.
La même instance
régissait — et donnait les lois pour le
comportement des hommes
qui se trouvent dans la vie économique. Cela
doit changer à
l’avenir.
Cela,
Engels
l’a tout à fait correctement reconnu. À
l’avenir sur le
terrain, sur lequel on administre, on ne
gèrera plus les hommes,
pensait Engels ; mais sur ce terrain, on
pourra gérer ce qu’est
la production et on ne pourra plus y diriger
que la circulation des
biens. C’était une vision correcte des choses
— mais une demie
vérité, ou même de fait un quart de vérité
seulement. Car
lorsque ce qui est réalisé en lois sur ce
domaine économique qui
coïncidait avec la vie de l’État, est retiré à
la gestion
administrative et à la direction
administrative, cela doit recevoir
sa propre place — et à vrai dire non pas une
place, à partir de
laquelle les hommes sont gérés de manière
centralisatrice, mais
une place où ils se gouvernent eux-mêmes en
démocratie.
Cela
veut
dire : les deux impulsions, démocratie et
socialisme
indiquent que deux domaines séparés l’un de
l’autre doivent
encore coexister dans l’ensemble de
l’organisme social, outre le
membre spirituel autonome de l’organisme
social, pour préciser ce
qui reste de l’ancien État. C’est celui de
l’administration de
l’économie et celui du droit public ou bien,
avec d’autres mots,
de tout ce sur quoi tout homme est apte à
exercer son jugement,
quand il est devenu majeur. Car qu’est-ce qui
repose dans
l’exigence de la démocratie ? Il y repose
le fait que
l’humanité récente veut devenir historiquement
mature et,
conformément à cela, sur le libre terrain de
l’État, sur le
libre terrain du droit, gouverner ce en quoi
tous les hommes sont
égaux entre eux, sur quoi chacun peut décider
indirectement ou
directement — indirectement par
représentation, directement par
référendum quelconque — tout homme devenu
majeur, égal à tout
autre homme devenu majeur. Nous devons donc
avoir à l’avenir un
terrain juridique autonome, qui sera la
continuation de l’ancien
État de droit et de pouvoir, et qui deviendra
alors seulement
l’authentique État de droit. Jamais ne naîtra
un authentique État
de droit autrement qu’en lui seules ces
affaires seront régies par
des lois, sur lesquelles tout homme majeur est
apte à exercer son
jugement ; et à ces affaires appartient
de nouveau quelque
chose sur quoi le prolétariat a beaucoup
parlé, ce pourquoi on doit
reprendre ces termes comme le thermomètre
social. Car de nouveau ici
une parole de Karl Marx a rencontré un
écho profond dans
l’âme du prolétariat : il y a pas
d’existence digne de
l’être humain quand le travailleur sur le
marché du travail doit
vendre sa force de travail comme une
marchandise (9). Car de
la même façon qu’on paye une marchandise, on
paye également la
force de travail comme si elle avait la même
valeur de marchandise,
par un salaire, par le prix pour la
marchandise « force de
travail ».
C’était
là
une parole, qui n’est pas aussi significative
dans l’évolution
de l’humanité récente par son contenu concret,
que par le coup de
foudre par lequel elle a fait son entrée dans
le prolétariat, ce
coup de foudre dont les milieux dirigeants ne
se font à la vérité
aucune idée. Et en quoi l’ensemble en est-il
touché ? De
cela provient le fait que dans le circuit
économique, à savoir dans
la production de marchandises et de biens,
dans la circulation et la
consommation des biens, qui n’appartiennent
qu’à la circulation
économique, la régulation du travail se trouve
agencée de manière
chaotique et non pas organique, selon la
mesure, le temps le
caractère, etc., du travail. Et on
n’introduira rien de sain dans
ce domaine tant que l’on n’aura pas enlevé à
ce circuit
économique le caractère, la mesure et le temps
du travail humain,
que ce soit du travail spirituel ou du travail
physique. Car la
régulation de la force de travail n’appartient
pas à la vie
économique, dans laquelle celui qui est le
plus économiquement
puissant, a justement le pouvoir d’opprimer de
la sorte le travail
de l’économiquement faible. La régulation du
travail d’homme à
homme, ce qu’un homme travaille pour les
autres, cela appartient,
et est réglementé, au terrain du droit, là où
tout homme majeur
se trouve placé à égalité avec tout autre
homme majeur. Combien
ai-je à travailler pour les autres, là-dessus
ne doivent pas en
décider des hypothèses économiques, mais
purement et uniquement ce
qui relèvera du futur État de droit vers
lequel doit évoluer
l’état de pouvoir actuel.
Là
aussi
on rencontre de nouveau un paquet de préjugés,
attendu que
l’on exprime des choses semblables. C’est
juste aujourd’hui,
quand les gens disent : tant que l’ordre
économique est donné
par les circonstances du marché libre, il ira
de soi que le travail
dépendra de la production, et de la manière
dont les marchandises
sont payées. Mais celui qui pense que l’on
doit en rester là,
celui-là ne voit pas qu’au plan historique
montent de tout autres
exigences. Dans l’avenir on devra se
dire : combien cela
serait stupide si des hommes qui avaient à
gérer un secteur
d’exploitation se réunissaient et prenaient le
livre du compte
d’exploitation de l’année 1918 et
disaient : nous avons
produit tant et tant, alors cette année nous
devons viser à
produire autant. Or, on est à présent en
septembre, nous avons donc
besoin, pour atteindre cet objectif, encore de
tant et tant de
journées de pluie et tant et tant de journées
de soleil et ainsi de
suite. — On ne peut rien imposer aux
conditions naturelles afin
qu’elles dussent se conformer aux prix, mais
l’inverse, les prix
doivent dépendre des conditions de la nature.
D’un côté, la vie
économique est limitée par les conditions
naturelles, de l’autre
elle l’est par l’État de droit, là où le
travail doit être
réglementé. C’est à partir de fondements
purement démocratiques
que sera fixée la durée du travail que l’homme
aura à assurer,
et après les prix se détermineront — à savoir
selon les
conditions naturelles, de la même façon que
sont déterminés les
prix aujourd’hui en agriculture par les
conditions naturelles. Il
ne s’agit pas que l’on pense à l’amélioration
de petites
institutions ; il s’agit que l’on repense
à fond et que
l’on réapprenne à fond. Ce n’est que sur le
terrain
communautaire autonome et démocratique, là où
l’homme majeur se
situe comme l’égal de l’autre homme majeur,
que l’on peut
juger de la force du travail et quand l’homme,
en tant qu’homme
libre, apporte dans la vie économique autonome
ce travail, où l’on
n’établit plus de contrats de travail, mais ou
l’on décide des
contrats sur la production, ce n’est qu’alors
que s’écartera
ce qui engendre aujourd’hui depuis la vie
économique le trouble et
l’agitation. Cela doit être examiné à fond.
Dans
la
brièveté du temps qui m’est imparti ici, je ne
peux
qu’esquisser ces choses. Je tiendrais bien
volontiers un cycle de
conférences, mais cette fois cela ne va plus.
Je dois encore attirer
l’attention sur la manière dont se configure
le troisième membre,
en tant que vie économique, dans l’organisme
social, et sur
comment il doit le faire à l’avenir.
Dans
cette
vie de l’économie, il ne peut plus y avoir,
comme jusqu’à
présent, de gestion de capital, de gestion
foncière et de gestion
des moyens de production — cela est du reste
de la gestion de
capital —, et de gestion du travail, mais il
doit purement et
simplement y avoir gestion de la production de
marchandises, de la
circulation de marchandises et de la
consommation de marchandises. Et
la cellule originelle, pour ainsi dire, de
cette vie économique, à
savoir la formation du prix, qui ne doit être
fondée que sur une
compétence concrète et une habileté de
spécialistes, comment cela devra-t-il
s’accomplir ? Pas par le hasard du
soi-disant
marché libre, tel que c’était le cas jusqu’à
présent dans les
économies nationale et mondiale ! Ainsi
doit-il se réaliser
que sur le terrain d’associations
participatives spécialisées,
prennent naissance entre secteurs de
production et secteurs
associatifs-coopératifs de consommation, des
accords de compétence,
à la fois concrets et spécialisés et qu’ils
soient réalisés
d’une manière plus organique et rationnelle
que ce qui se produit
actuellement mais, dans un état de crise
latente qui résulte du
hasard du marché. À l’avenir, si la fixation
de la forme et de la
manière d’engager l’énergie du travail humain
tombe sous la
responsabilité de l’État de droit, on devra
être productif au
sein de la vie économique approximativement
d’une manière telle
que l’être humain pour tout ce qu’il accomplit
en travaillant,
reçoive autant de valeurs d’échange qui lui
sont nécessaires
pour couvrir ses besoins, jusqu’à la nouvelle
production d’un
même produit.
Bien
que
ce qu’on vient de dire sera exprimé
grossièrement, en
dilettante et superficiellement par l’exemple
qui suit, la
clarification, qu’il permettra néanmoins
d’obtenir, suffira pour
aujourd’hui : si je produis une paire de
bottes, je dois être
en situation, au moyen de la valeur fixée en
accord mutuel, de
pouvoir échanger autant de biens que j’utilise
pour satisfaire mes
besoins jusqu’à ce j’ai à produire de nouveau
une paire de
bottes. Et des institutions devront exister
qui, au sein de la
société, auront à régler les besoins pour les
veuves, les
orphelins, les invalides et les malades, pour
l’éducation et
autres. Qu’une telle régulation de la
formation du prix, ce qui
sera purement et uniquement la cause d’une
socialisation
économique, puisse avoir lieu, cela dépendra
de la formation de
corps associatifs-participatifs — qu’ils
soient élus ou désignés
à partir d’associations du secteur de
production en lien avec les
associations de consommateurs, (cela reste
ouvert, ndt) —
qui sont appelés, dans la réalité vivante de
la vie à négocier
les prix justes.
Cela
ne
peut survenir que si la totalité de la vie
économique — à
vrai dire non pas sous la forme d’un plan
économique à la
Moellendorff (10), mais dans une forme
vivante — est
ordonnée d’une manière telle que l’on veille,
par exemple au
point suivant : disons que tout article a
tendance à devenir
trop cher. Qu’est-ce que cela signifie ?
Cela veut dire qu’on
en produit trop peu ; des travailleurs
doivent donc être
contractualisés au sein des secteurs de
productions qui peuvent
produire un tel article. Qu’au contraire un
article devienne trop
bon marché, alors il faut ralentir les usines
qui le produisent et
faire en sorte que les travailleurs qui s’y
emploient soient
redirigés par contrats ou autres
réglementations vers d’autres
secteurs. Quand on exprime ces choses de cette
façon, les gens
considèrent cela aujourd’hui comme très
difficile. Mais celui qui
laisse cela de côté parce que c’est compliqué,
ou pour en rester
à de petites améliorations des conditions
sociales, celui-là
devrait aussi savoir qu’il en restera bien
aussi aux circonstances
actuelles.
Cela
vous
montre la manière dont au travers
d’associations qui se sont
formées purement à partir des énergies
économiques, cette vie
économique doit se retrouver ramenée à
elle-même. La manière
dont la vie économique sur laquelle
aujourd’hui l’État a étendu
ses ailes (c) ne doit en fait être
gérée qu’à partir de
ses propres forces et certes, de manière telle
que cette gestion
préserve l’initiative des individus le plus
possible. Cela ne peut
se faire que par une gestion planifiée, et pas
par l’institution
d’une exploitation communautaire des moyens de
production, mais
seulement et uniquement au moyen
d’associations participatives de
libres secteurs de production et par des
arrangements de ces
associations participatives avec les
associations coopératives des
consommateurs.
C’est
l’épouvantable
erreur que de voir pousser à l’extrême cette
étatisation, qui a été menée jusqu’à présent
par les milieux
dirigeant et gouvernant, au point que sur la
totalité de la vie de
l’État, en se servant des cadres de cette vie
de l’État, des
associations doivent s’étendre par lesquelles
serait enterrée
toute relation mutuelle d’une telle
planification avec les forces
économiques extérieures ; par contre de
telles associations
participatives, au sens du Dreigliederung,
partent justement
du principe de laisser la libre et pleine
initiative aux acteurs de
l’économie, de maintenir ouvert ce qui lie un
corps économique
fermé aux corps économiques qui lui sont
extérieurs.
À
la vérité, maintes choses sont vraiment à
revoir autrement, par
exemple quelque chose pour quoi je ne peux
indiquer qu’une
comparaison. La théorie socialiste exige la
suppression de la
propriété privée, comme on dit — pour le dire
en paroles
franches, avec lesquelles un expert ne peut
rien comprendre — et de
transfert du droit privé vers un droit
communautaire. Mais cela ne
signifie absolument rien. Ce que cela peut
vouloir dire, je peux vous
le dire de la manière suivante sous forme
d’images. Aujourd’hui,
à titre d’exemple, les hommes sont très fiers
de leurs
philosophes. Mais pour un domaine que les
hommes pensent passablement
justifié, du moins aussitôt qu’il s’agit d’une
production
spirituelle ; alors que sur le domaine
matériel, il ne sont pas
amenés à parler de façon aussi saine. Car
comment pense-t-on sur
la propriété intellectuelle ? On pense de
manière que pour ce
qui est d’acquérir spirituellement un bien, il
faut d’abord
exister. On ne peut pas bien dire : ce
que je produis comme
propriété spirituelle, cela doit être produit
par l’économie
générale ou bien par la gestion communautaire.
On doit déjà
laisser cela à l’individu. Car cela
s’effectuera au mieux
qu’existe l’individu avec ses capacités et ses
talents, et pas
quand il en est isolé ou empêché. Mais on
pense encore socialement
que l’héritage d’un bien spirituel, ne lui
appartient plus
trente ans après la mort de son créateur — le
délai pourrait
être encore bien raccourci — mais est
désormais accessible à la
communauté. Cela, on pense ça va de soi, parce
qu’aujourd’hui,
ce que les hommes ressentent spirituellement
n’est pas apprécié
comme quelque chose de particulier. Mais les
gens ne font aucune
tentative de souscrire à cela aussi quand on
parle maintenant de
propriété privée et que l’on dit que la
propriété privée
physique devrait être traitée de la même
façon, à savoir qu’elle
ne soit aussi longtemps en possession privée
qu’aussi longtemps
qu’on dispose d’un gestionnaire aux meilleures
capacités de
gestion, mais qu’ensuite elle dût revenir —
non pas à cette
communauté qui n’a pas de sens et qui
produirait les corruptions
et autres choses tout aussi épouvantables,
mais aux mains d’autres
gestionnaires ayant de nouveau de meilleurs
capacités pour la gérer
et qui placeraient la chose au service de la
communauté.
Là
où
l’on pense sans prévention, on voit déjà de
telles choses.
Nous avons entrepris de fonder une Université
des sciences de
l’esprit, au Goetheanum, à Dornach près de
Bâle. Nous l’appelons
« Goetheanum » depuis le moment où
le monde devient
« woodrowillsonnien », et qu’il
devient indispensable
que l’Allemand montre qu’il proposera
fièrement une vie
spirituelle devant le globe terrestre tout
entier. Un Goetheanum, à
l’étranger comme le représentant de la vie
spirituelle allemande
— cela autrement que fait le
chauvinisme ! Mais c’est autre
chose que je veux mettre en relief. Elle a été
construite cette
Université de science spirituelle et elle est
à présent gérée
par ces hommes qui ont les capacités de
l’animer. À qui
appartiendra-t-elle, quand ces hommes actuels
ne seront plus parmi
les vivants ? Elle ne passera en héritage
à personne, mais
elle passera à ceux qui, au mieux, pourront
servir le bien de
l’humanité. Elle n’appartient à vrai dire à
personne.
Si
l’on
conçoit socialement la gestion, alors surgit
déjà ce genre
de choses qui doit naître pour que naisse à
l’avenir quelque
chose de sain. Je me suis plus étendu dans mes
développements sur
la circulation de la propriété privée dans mon
ouvrage « Le
point essentiel de la question sociale »,
où j’ai montré
comment l’organisme social doit être configuré
dans l’autonomie
de ses trois composantes agissant en tant que
telles : dans
l’organisation spirituelle avec l’autonomie de
gestion à partir
des fondements d’une libre vie de l’esprit,
dans l’organisation
politico-juridique de gestion démocratique,
placée sur la cellule
primordiale d’une individualité humaine
majeure dans ses
décisions, et une vie économique, qui doit
simplement être placée
sous le jugement des personnes compétentes et
spécialisées, de
leurs organisations professionnelles et de
leurs associations
participatives.
Cela
semble
si nouveau que depuis que je défends ces
choses en Allemagne,
l’on me soumit un jour l’objection
suivante : tu divises
donc l’État, qui doit être une unité, en trois
parties. — Je
ne pus que rétorquer que peu importe si je
divise la haridelle en
trois ou quatre parties, si
j’affirme qu’elle doit
correctement se tenir sur ses membres
antérieurs et postérieurs de
toute manière. Ou bien est-ce que quelqu’un
affirmera qu’une
monture n’est qu’une unité quand elle se tient
sur un membre ? On n’affirmera aussi peu
que la vie sociale, si elle doit être
une unité, devra confluer en une unité
abstraite. On ne doit plus
se laisser hypnotiser à l’avenir par l’État
unitaire abstrait ;
on devra savoir qu’il doit être triplement
réorganisé en trois
composantes sur lesquelles il pourra se
rétablir : dans un
domaine spirituel libre en autogestion, dans
une organisation du
droit dotée d’une législation démocratique,
dans une
organisation économique dont la gestion repose
purement dans les
organisations professionnelles et associatives
compétentes.
La
moitié
des idées grossières furent exprimées voici
plus d’un
siècle en Europe dans ces paroles qui
retentirent en autant de
demi-vérités : Liberté, Égalité,
Fraternité, trois idéaux
qui peuvent vraiment être assez profondément
inscrits dans les
cœurs et les âmes des hommes. Mais ils
n’étaient certainement
pas ni sots ni insensés ces hommes qui, au
cours du dix-neuvième
siècle, ont expliqué que ces trois idéaux à la
vérité se
contredisaient : que la liberté ne peut
pas exister là où il
doit y avoir l’égalité absolue. Ces objections
étaient justes,
mais uniquement pour la raison qu’elles ont
paru à une époque où
l’on était encore hypnotisé par le soi-disant
État unitaire.
Dans l’instant où l’on ne sera plus hypnotisé
par lui, où l’on
concevra la nécessaire Dreigliederung
de l’organisme
social, on parlera autrement.
Permettez
que
je récapitule dans une comparaison ce que
j’aurais exposé
bien volontiers encore plus longtemps. Je n’ai
pu qu’indiquer et
présenter par quelques traits, de manière
schématique, ce que je
voulais dire ; je sais que j’ai pu
simplement indiquer ce qui
ne peut être démêlé et examiné qu’à la suite
d’un exposé
plus détaillé. Mais pour conclure, je
souhaiterais attirer
l’attention sur la manière dont l’État
unitaire faisait face
aux hommes en les hypnotisant et la manière
dont ceux-ci voulaient
laisser cet État unitaire être dominé par les
trois grands idéaux
de Liberté, Égalité et Fraternité. On devra
apprendre qu’il
faudra qu’il en aille autrement. Actuellement
les hommes sont
habitués à considérer cet État unitaire à
l’instar d’un
dieu. Dans leur relation, leur comportement
est déjà exactement
celui de Faust vis-à-vis de Marguerite, une
jeunette de seize ans.
On ressent alors des choses qui font l’effet
des enseignements que
Faust délivre à la jeune Marguerite, qui sont
en effet adaptés à
la jeunette de seize ans qu’est Marguerite, et
qui sont
habituellement considérés par les philosophes
comme des choses
hautement philosophiques. C’est alors que
Faust déclare (11):
« Celui qui englobe tout, celui qui
administre tout,
n’englobe-t-il pas et ne pourvoit-il pas à
toi, à moi et à
lui-même ? » Il en est presque ainsi
vis-à-vis de l’État
unitaire, que les hommes sont aussi hypnotisés
par cette image d’un
dieu unitaire et ils ne peuvent pas voir la
manière dont cette
formation unitaire doit être triplement
reconfigurée pour le salut
des hommes de l’avenir. Et maint chef
d’entreprise se mettra
absolument volontiers à parler à ses ouvriers
à la manière du
Faust s’adressant à Marguerite, en leur
disant : « L’État,
celui qui englobe tout, celui qui administre
tout, n’englobe-t-il
pas et ne pourvoit-il pas à toi, à moi et à
lui-même ? —
Il devrait ensuite très rapidement porter la
main devant sa bouche
pour ne pas prononcer trop fort le
« moi-même » !
La
nécessité
du Dreigliederung de l’organisme
social doit
être comprise, tout particulièrement aussi
dans les milieux
prolétaires. On ne la comprendra que lorsqu’on
saura : la
Dreigliederung est nécessaire. Car à
l’avenir l’appel à
ces idéaux « Liberté, Égalité,
Fraternité » ne doit
carrément plus en rester aux contradictions
que renferment
réciproquement ces idéaux, mais devra régner à
l’avenir 1.
la Liberté dans la vie autonome de
l’esprit, alors la Liberté
sera justifiée ; 2. l’égalité
entre tout homme
devenu majeur dans un État démocratique et 3.
la fraternité
dans une vie économique qui assure leur
subsistance à tous les
hommes. Dans l’instant où l’on appliquera
ainsi ces trois idéaux
à un organisme triplement configuré, alors ils
ne viendront plus se
contredire.
Puisse
venir
le temps, où l’on pourra caractériser les
choses de la
manière suivante: nous regardons avec
douleurs, en Europe, ce qui
est survenu par le Traité de Versailles. Nous
ne le considérons
d’abord comme le point de départ de beaucoup
de malheurs, de
désolations et de souffrances qui se trouvent
au devant nous. Puisse
cela s’accomplir de manière à ce que l’on
puisse dire :
tout ce qui nous est extérieur, on peut nous
le prendre, car on peut
toujours prendre ce qui est extérieur aux
hommes. Mais sommes-nous
en situation d’en remonter aux années où nous
avons désavoué
notre passé, au Goetheanisme de cette époque
du tournant des
dix-huitième et dix-neuvième siècles, alors
que Lessing, Herder,
Schiller, Goethe et d’autres agissaient pour
un autre ressort —
sommes-nous en mesure d’aller puiser en
arrière, dans notre
détresse et à partir de notre intériorité
profonde, aux biens de
la grande Europe du centre, alors dans la
détresse du temps
retentira à partir de cette Europe du Centre,
dans la demi-vérité
des idéaux « Liberté, Égalité,
Fraternité », l’autre
demi-vérité ; peut-être dans la
dépendance extérieure —
mais dans la liberté intérieure et
l’indépendance pourraient
ensuite retentir dans le monde depuis l’Europe
du centre ces mots :
Liberté
dans
la vie de l’esprit,
Égalité
pour
la vie juridique démocratique des hommes,
Fraternité
pour
la vie économique !
Dans
ces
paroles, on peut récapituler tout ce qu’à
l’instar d’un
signum, l’on doit dire, ressentir et
penser aujourd’hui,
au sens d’une vaste appréhension de la
question sociale dans sa
totalité. Puissent vraiment de nombreux hommes
saisir et concevoir
ceci ; alors ce qui n’est justement
qu’une question
aujourd’hui, pourra entrer dans sa réalisation
pratique demain !
Notes :
(1)
« une
série de conférences à Vienne »,
voir à ce sujet la note
11 1ère
conf.
(2)
« ministre
des
affaires extérieures »,
voir à ce sujet la note la note 12
1ère
conf.
(3)
« Wilhelm
Liebknecht »,
voir la note 7,
1ère
conf.
(4)
« Walter
Rathenau »,
1867-1922 (assassiné par un extrémiste de
droite), dirigeant
économique, en 1922 Ministre des Affaires
étrangères. « La
nouvelle économie », Berlin
1918 ; « la nouvelle
société », Berlin 1919 ;
« Après le déluge.
« Sempiternelle socialisation .
Un mot sur la
plus-value », Berlin 1919.
(5)
« très
important, investigateur de la
nature »,
voir à ce sujet la note 3,
1ère
conf.
(6)
« la
première école unitaire réellement libre »,
le 7 septembre 1919 fut ouverte à
Stuttgart la première école
Waldorf. Sa fondation par Rudolf Steiner
réussit à l’initiative
du Dr. h.c. Émile Moltk, 1876-1936,
Directeur général de la
fabrique de cigarette Waldorf-Astoria
à Stuttgart.
(7)
« le
cours de préparation »,
« Connaissances générales
anthropologiques en tant que
fondement de la pédagogie, GA
293,
« Méthode et didactique en art de
l’éducation », GA
294,
« Art de l’éducation, discussions en
séminaires et
conférences sur le plan scolaire », GA
295.
(8)
« Friedrich
Engels
dans
son écrit » :
L’évolution
du socialisme depuis l’utopie à la
science, 6ème
édition, Berlin 1919, P ;47 et suiv..
(9)
« sa
force de travail comme une marchandise »,
voir Marx, « Le Capital »,
vol.I, deuxième section,
chapitre 4, 3 : Achat et vente de la
force de travail.
(10)
« pas
sous la forme d’un plan économique à la
Moellendorff »,
Richard von Moellendorff (1881-1937),
professeur à l’école
polytechnique de Hanovre, 1919
sous-secrétaire d’État au
Ministère de l’économie du Reich,
développa un plan d’une économie
communautaire, qui fut cependant
refusé par l’Assemblée nationale.
(11)
« C’est
alors que Faust déclare » :
Faust I, 3438 et suiv ..
Notes
du traducteur
(a)
Ce
qu’on appelait autrefois
« l’instruction publique »
en France, mais la langue de bois est
passée par là… C’est là
aussi une idée napoléonienne par
excellence : Napoléon
voulait disposer en effet d’un
« corps enseignants »
pour pouvoir, par son intermédiaire, agir
sur les esprits. Cette
situation s’est prolongée jusqu’à 1968, où
fut définitivement
discréditée toute tentative de ce genre.
(b)
Un exemple récent : Claude Allègre,
ex-ministre de
« l’éducation nationale », fut
« vidé »
de son poste ministériel, entre autres,
pour avoir osé dire qu’il
souhaitait « dégraisser le
mammouth » en visant ainsi
l’éléphantesque Ministère de l’Éducation
nationale, toujours
en place et plus inamovible que jamais.
(c)
L’État allemand avait alors comme symbole
l’aigle, aux ailes
effectivement largement ouvertes.
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