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Institut pour une triarticulation sociale
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Collection: 07 - LES IDEAUX SOCIAUX
Sujet : Révolution française et théosophie pratique 
 
Les références Rudolf Steiner Oeuvres complètes GA174a 178-198 (1971) 20/05/1917
Traducteur: Jean-Marie Jenni Editeur: EAR

 

Si l’on remonte ainsi dans l’évolution de l’humanité de l’Europe et de l’humanité asiatique qui en fait partie – il suffit de remonter au premier tiers de la période postatlantéenne – on découvre, même par les voies de l’examen extérieur, que les hommes savaient autrefois clairement distinguer les trois parties fondamentales de l’être humain. L’ancienne faculté de compréhension, plus rêveuse et plus sourde certes, savait néanmoins distinguer les trois parties fondamentales de l’être humain. C’est la raison pour laquelle, dans ma Théosophie,i je souligne tout particulièrement toute l’articulation de l’être humain en ses trois parties fondamentales. Ainsi nous voyons partout que l’être humain est composé de trois parties : le corps, l’âme et l’esprit. Mais songez maintenant à la confusion qui s’est installée même chez ceux qui cherchent désespérément la clarté concernant cette vision de l’être humain composé de corps, âme et esprit ! Vous aurez beau examiner toutes les philosophies, même avec la plus chaleureuse ardeur, celle de cette célébrité mondiale qu’est le philosophe allemand Wundt,ii vous verrez que ce monsieur n’est pas en mesure de distinguer l’âme de l’esprit, alors même qu’il appartient actuellement aux exigences fondamentales de notre temps de le faire. Quand, demandons-nous, s’est manifestée extérieurement cette confusion entre l’âme et l’esprit ? Partout, maintenant, on estime que l’être humain est composé d’un corps et d’une âme à laquelle on a mélangé l’esprit, sans distinction. Eh bien, cela s’est manifesté le plus clairement lors du concile de Constantinople de 869iii, c’est là que fut aboli l’esprit, permettez-moi de le dire crûment, car les enseignements culminaient alors essentiellement à formuler le dogme selon lequel l’être humain avait en lui une âme pensante et spirituelle. On a donc aboli l’esprit et le peu qui en restait, dont on avait encore la connaissance, fut mélangé à l’âme, comme par contrebande. On a dit alors que l’âme avait une capacité de pensée et quelques aspects spirituels. Puis vint le Moyen Âge, la scolastique, admirable en bien des points ; mais tout était sous la coupe du dogme et la dite trichotomie était interdite sévèrement. Il fallait exclure partout l’esprit. C’est de là que provient la façon de penser l’âme et l’esprit, ou plutôt de ne pas les penser, chez tous les professeurs d’université qui prétendent poursuivre une science dépourvue de préjugé. Ils ne connaissent pas les prémisses de leur pensée, c’est-à-dire les décisions dogmatiques du concile de 869. La preuve qu’ils ignorent tout de la dépendance de leur façon de penser est manifeste dans leur prétention à se dire libres de tous préjugés. C’est l’état des faits qu’il importe d’avoir à l’esprit ; il ne sert à rien de fermer les yeux. Si l’anthroposophie se propose de devenir, aux yeux des hommes, ce qu’elle doit être dans le cours de l’évolution de l’humanité, il faut redonner à l’humanité une compréhension de la constitution de l’entité humaine en corps, âme et esprit. Ainsi, d’un côté, nous avons le corps physique qui se présente entre la naissance, ou la conception, et la mort, comme support physique de la conscience et, d’un autre côté, nous avons l’esprit que nous devons reconnaître comme le porteur de la conscience plus élevée que l’entité humaine a entre la mort et une nouvelle naissance. Mais cela est lié à des circonstances intérieures importantes et profondes de l’humanité moderne.
Prenons un exemple caractéristique de notre époque. La pensée dont nous devons dire qu’elle est devenue abstraite, repose le plus souvent dans la vie publique – quoiqu’il y ait par-ci par-là des gens qui s’en écartent – sur trois idées abstraites. Or, en ce moment en particulier, on voit partout que ces trois idées sont opposées au Centre de l’Europe. Mais ce Centre de l’Europe ne pourra comprendre sa mission spirituelle que s’il s’efforce de faire de ces trois idées abstraites des idées concrètes imprégnées de réalité. Ces trois idées sont entrées avec véhémence dans la conscience de l’humanité, dès la fin du 18e siècle, par les mots fraternité, liberté, égalité. Elles nous rappellent trois idées bien concrètes dont la compréhension est devenue fort abstraite à notre époque également mais qui étaient des réalités bien concrètes autrefois, lorsqu’elles furent incorporées à la conscience humaine ; elles nous rappellent : foi, espoir et amour. Restons en pour l’instant à fraternité, liberté, égalité. La manière dont on cherche à se représenter ces trois idées dans le monde moderne relève d’une pensée qui n’est que l’ombre de la pensée. Tous les efforts accomplis par l’âme de l’homme dans cette direction reposent sur l’inclination de l’être humain à éviter la réalité. Ces trois idées cardinales ne sont pas mieux traitées que celle, que nous avons vue tout à l’heure, de la réorientation, qui veut mettre chaque homme à la place qui lui convient. Ce sont de belles idées ; on s’en fait des représentations abstraites et on n’a aucune inclination à prendre en compte la réalité. Or cette réalité se trouve dans la compréhension de la science de l’esprit.
De même que l’on a emmêlé l’âme et l’esprit, on a emmêlé liberté, égalité et fraternité. L’idée de la fraternité ne sera comprise correctement que lorsqu’on aura compris également que l’être humain n’est entièrement sur terre que par un élément de sa constitution, c’est-à-dire seulement par ce que nous avons appelé son corps physique. Par son corps l’être humain se trouve sur le plan physique ; ce corps physique relie les hommes entre eux, en une humanité tout entière, par le sang et d’autres liens. Songez simplement à la manière dont, dans les anciens temps, l’homme physique faisait face, ici sur terre, à son compagnon. L’homme ne contient pas en lui seulement ce qu’il hérite de ses ascendants, il porte en lui un élément d’immortalité qui traverse les morts et les naissances. Cela s’édifie par les nombreuses incarnations dans le corps physique. Comme je l’ai évoqué hier, autrefois l’être humain était capable de percevoir l’élément spirituel qu’il ingérait par l’alimentation, la digestion, la respiration ; il en était capable. Il y avait en lui, de ce fait et en quelque sorte d’instinct, ce que nous pouvons appeler une somme de sensations, de sentiments, de représentations et de concepts qui réglaient son comportement face à son compagnon. Il possédait cela d’instinct. Nous voyons que cet élément instinctif va en diminuant au cours des temps récents, et les effroyables explosions de haine que nous rencontrons maintenant ne sont compréhensibles que si nous comprenons également leurs fondements réels, si nous comprenons que les anciens instincts disparaissent. Ces instincts de haine sont bien plus sérieux encore que ce qui en paraît actuellement. Les expériences qui résulteront de cette situation seront encore bien plus atroces. Et s’il s’avérait que ce qui doit être conquis par l’humanité, pour son progrès dans le sens de l’évolution humaine, ne peut pas l’être, il n’y aura pas de cesse dans l’accroissement des instincts de haine. Car si les individus qui, à notre époque de la libération envers les autorités, du rejet des préjugés dans la science, re­cherchent sans cesse à être conduits à la laisse, il en résulte dans l’inconscient des ressentiments de refus qui resurgiront soudain. Ces gens cherchent toutes sortes de guides à suivre sans condition. Plus ils les recherchent, à l’encontre de la nature humaine actuelle, plus ils sont en danger de voir ce soi-disant amour se muer en haine. Ce n’est cependant pas un trait que l’on peut éradiquer par une simple critique, car il est inscrit profondément dans l’évolution de l’humanité. Plus l’amour et la fraternité seront prêchés comme des idées abstraites, plus on verra se développer l’autre face de l’humanité, c’est-à-dire l’antipathie. C’est une vérité qu’il faut avoir profondément et sérieusement à l’esprit pour comprendre notre époque actuelle. Il y a besoin, pour cela, que le concept que nous avons du retour dans les vies terrestres devienne un sentiment. Il ne sert absolument à rien de ne parler qu’en théorie du retour dans les vies terrestres !
Rassemblons tout ce que nous essayons de rassembler afin d’extraire des lois de l’évolution humaine ce qui ne soit pas une idée abstraite mais qui nous apparaît comme fait concret : qu’en chaque homme vit quelque chose qui passe par des naissances et des morts. L’idée abstraite se transforme alors en un sentiment, pas en un instinct comme autrefois, mais en un instinct conscient, en quelque sorte, une façon de se placer vis-à-vis de l’être humain. Aujourd’hui, on a encore bien trop tendance à interpréter égoïstement tout ce qu’on accueille en fait d’idées de vies successives. N’avons-nous pas trop souvent rencontré des gens qui ne s’intéressent d’abord qu’à chercher à décrire telle ou telle de leur incarnation antérieure ? Ce n’est pas cela qui doit constituer la première conséquence pratique de l’idée de la réincarnation. Sa conséquence authentique doit être que nous apprenions toujours mieux à considérer l’être humain comme étant bien davantage ou plus grand que ce qu’il paraît dans sa vie terrestre actuelle. Il se forme en nous alors au premier chef, ce que nous avons souvent évoqué déjà, un sentiment de distance ; c’est le sentiment d’un rapport correct à autrui qui, sans le déifier, cherche en lui une dimension toujours plus profonde, une dimension qui appartient à l’infini.
Se couver soi-même est une fausse mystique. La mystique dont nous avons besoin, c’est celle qui nous conduit à une connaissance pratique et sensible de l’être humain. Une connaissance qui ne soit plus empreinte de sympathie ou d’antipathie mais d’une conscience que chaque âme humaine est en réalité une énigme infinie. Lorsque cette idée est prise au sérieux, il s’écoule de l’être humain, en face duquel nous sommes placés, quelque chose de ses vies antérieures et de cela pénètre en notre propre âme quelque chose qui, dans le sens d’une nouvelle humanité, y éveille la véritable fraternité. Cette fraternité ne cherchera plus typiquement à aider autrui encore et encore selon notre propre plaisir, mais à l’aider selon les besoins de son être individuel profond. Cette idée nous préservera également de porter des regards critiques faciles, qui ne font surtout aujourd’hui qu’élever entre nous des barrières qui empêchent toute observation exempte de préjugés de ce qui vit en autrui. L’idée de la fraternité entre hommes, pour ce qu’ils vivent dans leur corps physique, ne pourra prendre sa forme juste que si l’idée de la réincarnation agit de manière vivante et pratique dans les âmes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La deuxième chose qui doit prendre place dans le sens du développement de l’humanité, c’est qu’on reconnaisse à l’être humain non seulement une maté­rialité, comme le fait maintenant le matérialisme, mais, en toute conscience, également une âme. Mais ce n’est pas lui reconnaître une âme que de la vio­ler, ne serait-ce que dans notre esprit, en pensant la res­pecter suffisamment en lui attribuant nos pensées, précisément les formes de notre pensée. Il faut lui concéder la liberté, on ne peut pas concéder la liberté au corps physique, alors que seule la liberté importe dans ce qui sous-tend le commerce d’âme à âme. Le nerf fondamental de la liberté, c’est la liberté de pen­sée. Si l’on est capable de reconnaître à l’être humain une âme en plus d’un corps physique, il n’y aura plus de confusion possible entre liberté et fraternité. On dira, au contraire, que la fraternité est nécessaire, du fait que l’être humain doit trouver à vivre dans un ordre social, au sens de la fraternité. Il faut qu’ap-paraisse une structure sociale fondée sur la fraternité. Aussi longtemps que les hommes n’auront pas com­pris correctement l’idée de la fraternité sur le plan vraiment pratique, ils ne trouveront pas non plus la structure d’un État dans lequel vivre ensem­ble rai­sonnablement. Si les hommes ne reconnaissent pas que, dans le sein du tissu social d’un État, ils doivent vivre non seulement par leur corps physique mais également par leur âme, ils ne pourront jamais com­prendre correctement l’idée de la liberté. Car la li­berté réside dans les rapports d’âme à âme et non dans les rapports entre les corps physiques. La part de liberté dont doivent jouir les corps physiques apparaîtra d’elle-même comme une conséquence nécessaire de la liberté de pensée qui s’étendra d’âme à âme. Cela présuppose, avant tout, que nous appre­nions enfin à ne plus vouloir imposer aux autres nos propres pensées individuelles mais, au contraire, à respecter en chaque âme la direction qu’y poursuit la pensée. Il nous faut donc, tout particulièrement ac­quérir un sens de la réalité, car nulle part on ne pèche davantage que dans les domaines de la science et de la religion.
Je cite toujours le même exemple. Il s’est présenté dans une ville du Sud de l’Allemagne. J’y tenais une conférence sur « sagesse et christianisme »iv. Parmi les auditeurs, il y avait également deux prêtres catho­liques. Après la conférence, ils sont venus me dire ceci : « Il n’y a pas grand chose à reprendre sur ce que vous avez dit aujourd’hui, à part un point pour­tant ». Lequel ? ai-je demandé. « Le point est que, dirent-ils, vous parlez de toutes ces choses du chris­tianisme de telle façon que seuls comprennent ceux qui ont un certain degré de culture et certains be­soins, etc. Quant à nous, nous cherchons, au contraire, une manière de présenter les choses qui convient à tout le monde, nous exprimons nos pen­sées de façon à ce tous puissent être en accord. » Je répondis : « Monsieur le curé, ce que je pense ou que vous pensez à proposv de ce qui convient à tout le monde, cela dépend de vous ou de moi, nous pou­vons nous en faire une représentation et nous nous représenterons évidemment que cela convient à tout le monde. Nous serions de drôles d’oiseaux si nous avions des idées que nous ne considérerions pas comme étant bonnes pour tout le monde. Mais il n’importe pas que nous pensions, vous ou moi, selon notre développement, que ceci ou cela convient à tout le monde. En définitive, c’est sans importance, c’est ce qu’il faut précisément surmonter conscien­cieusement par la connaissance et un développement personnel pratique. Ce qui importe, c’est d’étudier la réalité et de se demander : que nous dicte la réalité, que nous dit la réalité à propos du besoin des hom­mes, que nous enseignent les aspirations humaines ? Il se pose alors pour vous la question suivante : est-ce que les hommes viennent tous à l’église chez vous ? Si vous parliez pour tout le monde tous les hommes viendraient chez vous. » Ils ne purent nier que leurs églises étaient de plus en plus désertées. Je leur dis que, par conséquent, les hommes qui étaient présents ce soir étaient parmi ceux qui avaient dé­serté l’église et avaient tout de même le droit de trouver le chemin vers le Christ. C’est pour ceux-là que je parle.
Il n’est simplement pas permis de s’imaginer égoïstement ce dont les hommes auraient besoin ; il faut au contraire examiner la réalité. Il s’agit de re­courir sans arrêt au sens de l’observation et de se demander sans cesse quels sont, en définitive, les besoins de l’époque. Comment se présente ce qui est exigé par notre époque ? Or, avant que le sens prati­que reposant sur la liberté de pensée ne soit pénétré dans les âmes humaines, nous n’aurons jamais un rapport juste d’âme à âme. De même que la structure sociale que doit rechercher l’humanité, dépend de la compréhension adéquate que l’on a du corps physi­que de l’homme et de l’amour fraternel, de même, et c’est un apprentissage, il faut comprendre l’âme et aider à ce que se réalise l’idée de la liberté de pensée dans les domaines de la science, de la formation et des attitudes religieuses.
L’esprit est le troisième élément. Si l’on réussit à redonner ses droits à l’esprit, à revenir sur la déci­sion du Concile de 869, il se passera également pour l’esprit ce qui au sens pratique conduira la vie hu­maine vers l’avenir. Il faut bien voir qu’il y a au­jourd’hui deux tendances : l’une va dans le sens de la décision du concile de Constantinople, c’est-à-dire l’abolition de l’esprit. Il y a une vision du monde moniste qui s’emploie de surcroît à abolir également l’âme humaine. Celui qui croit que la vision moniste des sciences naturelles a suffisamment de tolérance pour ne pas décider, en un quelconque concile, de l’abolition de l’âme humaine, celui-là se trompe lour­dement. La tendance est bien celle-là : abolir égale­ment l’âme. Ceux qui sont aujourd’hui de petits mo­nistes en herbe grandiront et deviendront un jour de très grands monistes. Ils se défendront de tenir des conciles, car ne sont-ils pas des esprits libres ! libérés le plus souvent de tout esprit ; ils s’en défendront, mais un certain usage s’installera. Et il adviendra que l’âme sera abolie, ce n’est vraiment pas une plaisante­rie ! À côté de la pharmacopée que nous connaissons aujourd’hui destinée au corps physique, il y en aura une destinée à soigner ceux qui prétendront parler de choses aussi fantasques que l’âme et l’esprit. On les soumettra à une cure pour leur faire passer toute velléité de parler de cela. Alors qu’il a suffi d’abolir l’esprit par décret, l’âme, quant à elle, ne pourra être expurgée de l’être humain que par la médication. Cela peut paraître étrange aujourd’hui, mais il y a une tendance aujourd’hui à chercher des médicaments que l’on inoculera aux enfants pour paralyser leur organisme jusqu’à un point où il pourra parfaitement se débrouiller avec le matérialisme mais n’aura même jamais le premier soupçon de l’existence ni de l’âme ni de l’esprit et ne les connaîtra que comme de vieil­les croyances dont l’évocation lui sera un grand amu­sement.
Dire ce genre de choses passe aujourd’hui le plus souvent pour de la folie ! Mais si nous n’avons pas le courage de regarder ces choses en face, on ne trou­vera jamais non plus l’énergie suffisante pour amener à se déployer et à s’enflammer dans les âmes la spiri­tualité de la science de l’esprit. C’est pourquoi, à la tendance que j’ai caractérisée et qui veut évacuer l’âme en tant que maladie, il faut opposer une ten­dance contraire : celle qui veut faire valoir énergi­quement que l’être humain porte en lui un corps, une âme et un esprit. Pour cela, il faut toutefois que la connaissance de l’existence de l’esprit se fasse valoir, que la science de l’esprit devienne véritablement une façon de vivre, que l’être humain admette l’existence de ce qui fait partie de son être lorsqu’il a franchi le seuil de la mort. « Dans la mort tous sont égaux », c’est un dicton qui rappelle à notre époque une vieille sagesse populaire, car tout homme dans la mort de­vient esprit, et l’idée d’égalité est précisément celle qui correspond à l’esprit. Égalité aux esprits ! On ne peut pas emmêler les trois idées : liberté, éga­lité fra­ternité. Il s’agit au contraire de les distinguer concrètement selon la réelle nature des êtres hu­mains. Ils doivent être libres en leur âme, fraternels en leur corps physique et égaux entre eux en leur esprit. Car l’inégalité qui règne entre les hommes est une spécialisation qui apparaît dans l’âme et dans le corps dès lors que l’esprit se spécialise en âme et en corps. La pneumatologie, l’enseignement de l’esprit, la conception de l’esprit, est le fondement de l’idée de l’égalité. Nous sommes ainsi en présence du fait étrange qu’à la fin du 18e siècle, on criait à la face du monde entier les trois idées : liberté, égalité frater­nité, et que la compréhension de ces idées ne peut intervenir que si l’on est capable d’introduire dans la réalité la connaissance de la triple constitution de l’être humain en corps, âme et esprit.
C’est là le fondement qui m’a poussé, dans ma Théosophie, à réaliser avec la dernière énergie l’articulation de l’être humain en corps, âme et esprit. Cette articulation est une exigence de notre époque et du prochain l’avenir. C’est en rendant cette idée pratique, en apprenant à avoir ce regard-là sur l’être humain que l’on peut surmonter l’âge de vingt-sept ans propre à notre époque, c’est le seul moyen de dépasser la maturité de notre époque. Songez seule­ment que la sixième période postatlantéenne qui nous succédera ne portera l’individu que jusqu’à une maturité de vingt-et-un puis de quatorze ans ! Lors de la septième période postatlantéenne, cette matu­rité offerte par l’époque ne dépassera même pas les quatorze ans. L’humanité sombrerait dans une épi­démie de démence juvénile si une flamme intérieure ne devait pas apparaître en l’homme pour qu’il ac­quière une maturité intérieure supérieure. Celui qui sait regarder et entendre, fort de cette idée, et ne se contentant pas de vivre dans l’inconscience, saura parfaitement juger de bien des manifestations de notre époque !
Ne considérons qu’un domaine : où a pu conduire la conception actuelle de l’impulsion du Christ ? La foule des gens qui épousent les idées de Barrès est immense. La généreuse vision du monde que nous donne le Sauveur a été adaptée par l’Église pour la société moderne, à quelque chose qui convient tout le monde. Qui se fatigue encore – peut-être quelques-uns, certes – à faire resurgir ce qui figure dans les Évangiles, ce que le Christ a opposé à l’autre, contre qui il avait précisément à s’opposer ? Les choses les plus significatives, les plus profondes, comment les comprend-on aujourd’hui ? Je ne veux rappeler qu’une idée centrale du christianisme : l’avènement du royaume céleste. Même Blavatsky s’est moquée vi de la venue du royaume céleste : au temps où il serait venu, le blé n’aurait pas été plus abondant, ni les vignes plus gonflées, disait-elle, il ne serait donc pas venu sur terre.
On se croit intelligent, mais de cette intelligence ne produit rien d’autre que ce jugement, et elle ne conduit pas à la question suivante : le Christ n’a-t-il pas, éventuellement, voulu dire autre chose ? On veut bien reconnaître le Christ, mais pour autant seulement qu’il a les mêmes idées que soi. Le socia­liste en fait un brave socialiste. Le libéral en fait son parangon du libéra­lisme, le protestant du protestan­tisme etc. Le théolo­gien d’école se le construit, comme le fait le profes­seur Harnackvii dont les gens écoutent les exposés sur les concepts importants du Christ Jésus. Il se passa un jour la chose suivante : j’eus à donner une confé­rence à laquelle participa une personne fort bien versée dans la Bible et la théologie moderne. Je disais dans cette conférence que le professeur Harnack avait un concept bien singulier de la résurrection, car dans son ouvrage Nature du christianisme (We­sen des Christentums) il y avait la phrase étrange que voici : « Quoi qu’il se soit passé dans le jardin de Gethsémani, on ne peut en juger aujourd’hui, car cela dépasse la connaissance humaine et également les prétentions de la foi. Mais du jardin de Gethsé­mani est sortie la croyance en la résurrection, et celle-ci a pris une grande importance dans l’humanité. » Il importe donc peu qu’il soit vrai ou non que le Christ soit ressuscité quelque part, il suffit que l’on croie que du jardin de Gethsémani une telle croyance est sortie. C’est là l’enseignement de Harnack. La personne en question, présidente de l’association des protestants, me dit alors que je m’étais trompé, que Harnack serait alors un vrai catholique. Car le catho­lique dit : peu importe la provenance du morceau de tissu que l’on vénère de la tunique de Trêves ou de quelque osselet, ce qui compte c’est que la croyance se soit répandue que ces choses appartiennent à des saints. C’est une atti­tude catholique, disait cette per­sonne, nous ne pou­vons évidemment pas croire de telles choses. Har­nack aurait donc fait la même chose en disant qu’il importait peu que la résurrec­tion du Christ soit vraie, qu’il importait que la croyance en soit sortie du jardin de Gethsémani. Vous avez dû vous tromper, me dit-il. C’est pourtant écrit dans Nature du christianisme lui dis-je. Ce n’est pas possible, l’avez-vous lu ? Bien sûr, plusieurs fois lui dis-je, je vous indiquerai demain la page, par carte postale.
Ce bon théologien, si bien versé dans la Bible, n’avait pas lu attentivement le livre de Harnack. Pourtant cette phrase y figure. C’est donc ainsi qu’est conformée la pensée aujourd’hui. Cette pensée d’aujourd’hui est bien problématique, surtout si on prétend la populariser.
Mais les théologiens ne sont pas les seuls pé­cheurs, les scientifiques en font de même. Il y a là un petit livre intitulé Mécanique de la vie de l’esprit viii, je ne sais s’il existe déjà également un livre sur la nature ligneuse du fer. Son auteur s’appelle Verworn, que j’apprécie aussi comme la plupart de ceux que je me permets d’attaquer. Ce petit livre traite du rêve et on y explique que le rêve provient d’une atténuation, d’une paralysie de la vie du cerveau où le cerveau n’aurait qu’une activité partielle. Verworn dit que si quelqu’un applique des petites poussées d’épingle sur une vitre, on pouvait rêver de coups de canon. C’est un rêve très fréquent. Verworn dit quelque chose en haut de la page, quelque chose au milieu de celle-ci et, en bas de celle-ci, il dit que le rêve présente un caractère singulier car l’activité du cerveau y est alors diminuée. Voyez maintenant l’intelligence : lorsque nous avons la pleine activité du cerveau nous enten­dons le faible crépitement d’une épingle sur une vitre ; lorsque l’activité du cerveau est diminuée nous entendons des tonnerres de canon. C’est une expli­cation que l’on admet, même Freud ix l’admet, on l’admet avec bienveillance, car il y a quelques lignes entre deux.
Le manque de volonté de pénétrer par la pensée tout ce qui se présente constitue un fondement tout court de notre époque. C’est pourquoi il n’est pas du tout si incompréhensible qu’il n’y ait aucune volonté de comprendre ce que veut dire « l’avènement du royaume des cieux », car cela demande quelques efforts. Jusqu’à l’événement du Golgotha, les royau­mes des cieux atteignaient les hommes comme dans un rêve. Avant la catastrophe atlantéenne, on les ingé­rait même avec la digestion. Mais maintenant il fallait les faire descendre. Ils descendaient cependant pour autant que les humains employaient leur esprit pour les accueillir. Il n’est donc pas question de faire grossir les raisins ou de multiplier les grains sur les épis de blé, mais il est question que le royaume des cieux vive au milieu de nous et que nous devons le trouver nous-mêmes autour de nous par la prépara­tion de notre esprit.
Cela, comme je l’ai brièvement esquissé, se trouve à la base de la grandiose conception donnée par le Christ Jésus. Certes c’est une représentation qui, si nous voulons nous y introduire, exige de l’énergie de la part de notre âme. C’est le cas de bien des images données par le Christ. C’est avec cela que le Christ se plaça dans l’Empire romain qui s’était développé en une direction totalement opposée. Cet Empire ro­main, qui évolua rapidement vers le césarisme, avait mis les écoles des anciens mystères sous la coupe de sa toute puissance. Auguste fut le premier césar qui, grâce à sa toute puissance, fut initié aux mystères, de même ses successeurs, Tibère, Caligula et d’autres. Ils ne firent qu’appliquer dans la vie extérieure les vi­sions qu’ils avaient eues lors de leur initiation, contrairement aux prêtres des temples égyptiens qui faisaient descendre le royaume de l’esprit dans le royaume du monde. Commode x se fit même initier comme initiateur, si bien qu’il frappa effectivement à mort un élève qui devait ne recevoir de lui qu’un coup symbolique d’initiation.
On était donc en présence de deux puissances opposées : l’imperium romanum et le christianisme. Il fallait qu’un équilibre s’installe. Il ne s’est pas en­core installé à l’heure actuelle. Nous devons nous rendre capables de reconnaître l’esprit et de l’introduire également dans la vie. Je ne veux men­tionner à propos de cela qu’un seul point, c’est que notre façon de penser, notre sentiment, sont restés, dans l’ensemble, tels qu’ils se sont introduits dans l’humanité, par la logique et la façon de ressentir qui régnaient dans l’empire romain. Nos lycéens conti­nuent d’apprendre avant tout le latin et, ce faisant, la pensée romaine. On ignore toute la part que cela prend encore à notre sens fondamental intime de la vie, on ignore encore aujourd’hui com­ment chercher et trouver la voie spirituelle vers le Christ, dans le bon sens. Or ce chemin ne peut être que celui qui cherche à mettre en œuvre la volonté de penser, une volonté qui a fortement régressé à notre époque, on peut parler en fait d’une régression de l’intelligence. Notre époque si fière de son intelli­gence manque en fait d’intelligence, car il lui manque la conscience et le sérieux sur le terrain de la pensée.
Il circule en ce moment un opuscule xi lu par des milliers et des milliers de gens, il traite du « Christia-nisme dans la lutte actuelle entre les conceptions du monde », il résume des conférences données par un célèbre personnage qui a, bien en­tendu, étudié la philosophie et la théologie. Vous y trouvez des idées qui vous font littéralement grimper aux murs ! À la fin, on nous fait buter encore sur cette belle parole de Goethe :
Aucun esprit créé
N’entre dans la nature,
Heureux celui à qui
Elle veut bien dévoiler son écorce !

Ce conférencier connaît si mal son Goethe qu’il lui attribue une phrase de Haller !xii Or Goethe avait dit à propos de cette phrase :

Je maudis cela, mais secrètement.
La nature n’a ni noyau ni écorce,
Elle me donne tout d’un coup.
Vois en toi-même, pour commencer
Si tu es noyau ou écorce.

Voilà comment on berne les gens, on met dans la bouche de Goethe une phrase qu’il maudit, mais les gens écoutent cela avec bienveillance. C’est au­jourd’hui, en général la façon que l’on a de penser. Il ne sert donc à rien d’écouter d’une oreille avide cer­taines idées venant de la science de l’esprit. Il faut que ces idées pénètrent totalement dans la vie de l’âme. C’est ainsi que sera fondé l’autre courant, celui qui ne fait pas descendre sur l’humanité la façon actuelle de penser, mais qui fait se développer indivi­duellement les hommes afin que ceux-ci puissent apporter dans le développement général ce qui peut se détacher de ce qui est donné par l’époque. Mais il faudra encore du temps, avant que ces choses ne soient comprises concrètement, comprises de ma­nière que la véritable pensée portée par la réalité atteigne les hommes.
Il est paru un très beau livre L’État comme forme de vie (Der Staat als Lebensform) de Kjel­lèn xiii, le célèbre politologue suédois. Je le cite, car il est très bien dis­posé envers notre cause et qu’il m’a aidé, si bien qu’il ne faut pas que l’on aille croire que j’ai une quel­conque rancune à son encontre. Mais c’est pour cette raison justement que je me permets de le citer comme exemple caractéristique d’une certaine façon d’envisager la vie.
Kjellèn essaie de développer, dans ce livre concernant l’État, des idées capables de surmonter bien des erreurs. Il en arrive naturellement à l’idée de l’État comme organisme. Il est plus avancé que Wil­son.xiv Wilson tançait sévèrement le fait qu’à l’époque de Newton les gens n’aient pas exercé une pensée individuelle à propos de l’État mais qu’ils se soient laissés influencer par l’enseignement de la pesanteur, qu’ils aient jugé les diverses impulsions de la pensée humaine selon l’idée abstraite de la pesanteur. Il faut disait-il, penser l’État comme un organisme. Mais il ne se rendait pas compte que si les gens pensaient selon Newton, lui, pour sa part, pensait selon Dar­win. Kjellén pense également que l’État est un orga­nisme ; les hommes en sont les cellules. On peut, certes, comparer toute forme présentant des mou­vements vivants à un organisme, et ses parties à des cellules. Mais on peut également tout comparer à tout, dès lors que la pensée ne s’emploie pas à saisir la réalité, on peut comparer ainsi un lézard à un couteau de poche. On peut tout comparer. La com­paraison mène tout naturellement au bon résultat dès lors qu’on a le sens de la réalité. La comparaison de Kjellèn entraînerait que l’on considère les États comme des organismes les uns à côté des autres. Mais une pensée réaliste ne peut absolument pas comparer l’homme à une cellule. La comparaison pourrait valoir si l’ensemble des États formait un tout, un organisme, dans lequel l’homme serait une cellule, mais l’homme ne s’inscrit pas en totalité dans l’État. On ne peut comparer à un organisme, sur le globe tout entier, que la totalité de la vie sociale. Si l’on voulait maintenant y introduire l’homme dans sa totalité, nous aurions la chose suivante : imaginons un organisme, il faudrait que les cellules dépassent de tous les côtés. Nous aurions un « hérisson ». S’il en était ainsi, un organisme d’où sorte partout du vi­vant, nous aurions effectivement un organisme qui se laisse comparer à la vie sociale sur la surface du globe.