La théocratie imprégnait si intensément toute la vie
sociale que l'élément économique, comme je le disais
avant-hier, s'est directement développé à partir des
directives théocratiques. Mais cela ne va que jusqu'à
l'agriculture. Celle-ci se laisse pleinement
incorporer à un organisme social conçu
théocratiquement, parce que dans le coeur humain vit
le besoin de lier la terre et le sol à la réalité
théocratique. Demandez à l'homme qui a grandi en
s'attachant au pays, à la terre et au sol, ce que le
pain est pour lui : en premier lieu un don de Dieu.
Vous voyez ainsi, dans les mots en usage, le rapport
entre ce qu'il a sur sa table et ce qu'il vit dans la
théocratie.
11031 - Ensuite se forment les structures sociales
que j'ai exposées avant-hier, et qui se fondent sur le
commerce, sur les métiers. La question du travail se
pose. J'ai tenté de l'expliquer par son apparition
chez les Romains. Ensuite apparaît un tout autre mode
de penser. Tous nos concepts : propriété, droit humain
contre droit humain, prirent à l'époque une coloration
juridique, dialectique et logique. « Dieu l'a voulu »
— telle était la devise des théocraties. « Les hommes
doivent régler cela entre eux » — telle fut la devise
sociale dans l'ordre juridique-étatique.
11032 - Et tout cela agissait avec une telle
intensité que toute la vie en portait l'empreinte. Non
seulement par ce que j'ai dit avant-hier : la
théosophie devint théologie, tout cela pénétrait la
vie avec beaucoup plus d'intensité encore.
11033 - Je vous prie de regarder la fresque grandiose
qui se trouve aujourd'hui à Rome dans la Chapelle
Sixtine, et qu'a peinte Michel-Ange 24 : le Christ
juge universel, né de cette époque où la vie
juridique-étatique s'est emparée de toutes choses avec
la plus grande intensité. Mais il fallait qu'un secret
de la religion soit peint sur le mur de l'édifice qui
fut le centre de l'activité religieuse.
11034 - Croyez-vous que si l'on avait
peint le Christ dans l'esprit du vieux théocratisme
oriental, il serait comme celui de Michel- Ange ? Il
serait devenu celui qui de quelque façon dispense de
ses mains bénissantes les dons de l'univers, les
grâces, il serait devenu le dieu de l'univers qui
donne aux hommes en les bénissant.
11035 - Qu'est-ce que le Christ sur la fresque de
Michel-Ange ? Le juge universel, le grand juriste qui
récompense les bons et punit les méchants. La fresque
tout entière a un caractère juridique, elle baigne
dans l'époque dont elle est née. On voit encore dans
cette fresque, sous une forme artistique, toute la
force d'impulsion sociale de cette époque. L'ancienne
vision du monde des dieux, où Dieu était Dieu
justement, s'est tellement transformée que la vision
universelle est devenue une jurisprudence universelle.
Sur la fresque de Michel-Ange, Dieu est le grand
juriste. La jurisprudence imprègne les fibres les
plus intimes de la pensée, et aussi de la religion,
devient une sensibilité à ce qui est juste, injuste,
bon et méchant, à la récompense ou à la punition. Le
monde ne va pas là où il allait dans l'ancien Orient :
vers une réunion de l'humanité avec la substance
divine ; le monde va vers sa fin et approche de la
grande session juridique où il sera juridiquement
statué sur son destin.
11036 - Michel-Ange peignait ainsi. Adam Smith
pensait ainsi. Mais il a pensé dans l'autre direction.
Michel-Ange a peint en s'orientant vers la théocratie,
et l'ordre théocratique a glissé entre les mains du
peintre vers l'ordre juridique. Adam Smith pensait
entièrement en juriste ; Ricardo 25 également et Karl
Marx aussi encore, et ils voulaient coiffer le nouvel
ordre industriel de cette pensée juridique qui ne
situe plus l'être humain comme l'avaient fait les
structures passées.
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