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Collection: 03 - Vie spirituelle libre
Sujet: Toge comme vestige de la théocratie
 
Les références Rudolf Steiner Oeuvres complètes GA305 185-198 (1979) 26/08/1922
Traducteur: Editeur: Triades

009 - Or, lorsqu'on veut parler de la question sociale, ce dont il s'agit, c'est avant tout d'acquérir un regard, un sens pour les pulsations sociales qui animent les profondeurs de l'humanité, pour ce qui était présent dans le passé, pour ce qui est là dans le présent, pour ce qui veut agir dans l'avenir ; car ce qui veut agir dans l'avenir est en grande partie et partout présent dans le subconscient des
hommes. C'est pourquoi il nous faudra, au cours de ces confé­rences, souligner avec une très grande force ce subconscient en l'homme. Mais surtout, il est nécessaire de se faire une idée de ce que sont en gros les conditions de la vie sociale sur la terre, et de leur évolution au cours de l'histoire.

 

010 - Car, Mesdames et Messieurs, ce qui était présent autrefois, il y a longtemps, est toujours présent parmi nous sous la forme de la tradition, d'un vestige, et nous ne pouvons comprendre ce qui existe que si nous comprenons ce qui fut il y a longtemps. Et à ce qui est le présent est toujours mêlé quelque chose qui tend vers l'avenir, et il nous faut comprendre les germes d'avenir qu'enclôt déjà notre présent. Nous ne devons pas considérer le passé unique­ment comme quelque chose qui a existé il y a des siècles, mais bien comme ce qui souvent vit encore parmi nous, qui agit encore, et que nous ne comprenons que comme un passé actuel, ou un présent passé, si nous savons l'évaluer correctement. On n'obtient des vues claires qu'en pouvant rattacher les symptômes extérieurs aux causes profondes.

 

011 - Comprenez-moi bien, Mesdames et Messieurs, il faut, lorsqu'on formule de pareilles choses, les souligner parfois vigoureusement, et il pourrait sembler qu'on veut en critiquer certaines, alors qu'on veut seulement les caractériser. Je ne veux donc pas critiquer en parlant du passé que recèle aujourd'hui notre présent, je peux même admirer ce passé et le trouver extrêmement sympathique en le voyant prendre place dans le présent, mais si je veux penser la réalité sociale, il me faut savoir que c'est une réalité du passé, et qu'en tant que telle elle doit justement prendre place à bon escient dans le présent. C'est ainsi qu'il me faut acquérir un sentiment de ce qu'est la vie sociale telle qu'elle se présente.

012 - Par exemple — vous me pardonnerez de mentionner un symp­tôme peut-être un peu étrange, pris dans le présent immédiat, mais certainement sans aucune intention blessante —, nous avons ren­contré hier dans la rue l'honorable président en robe et portant sa toque. Il était très beau. Je fus obligé de l'admirer. Mais, très honorables auditeurs, je n'avais pas seulement le Moyen Age
devant moi, j'ai pensé voir apparaître tout à coup parmi nous un membre des anciennes théocraties orientales.

013 - N'est-ce pas, cette robe était, dans le cas présent, habitée par une âme tout à fait moderne, et même par une âme d'anthroposophe qui peut-être estime encore être porteuse d'avenir ; cependant l'aspect immédiat, la physionomie symptomatique qui s'expri­maient là étaient ceux de l'histoire apparaissant dans le présent.

014 - C'est ainsi qu'il nous faut, si nous voulons comprendre la vie sociale, si nous voulons même comprendre les conditions écono­miques dont l'action se manifeste journellement sur la table du petit déjeuner et a pour effet de nous faire tirer de notre porte- monnaie une certaine somme pour acheter ce petit déjeuner — il nous faut, pour comprendre ces conditions, avoir une vue d'en­semble de l'évolution sociale de l'humanité. Or, cette évolution est aujourd'hui envisagée presque uniquement dans un esprit matéria­liste quand justement on considère la question sociale.

015 - Il faut d'abord porter le regard sur les conditions de tout autre nature qui furent celles de l'évolution historique et préhistorique de l'humanité. Il faut déjà regarder les communautés sociales que l'on peut concevoir justement comme orientales, exerçant encore leur influence dans les théocraties en direction de l'Occident.

016 - C'étaient là de tout autres communautés sociales, dans lesquelles la structure des conditions de la vie humaine avait été le fruit de l'inspiration d'une prêtrise étrangère aux conditions établies par ailleurs dans le monde. On puisait alors aux impulsions spirituelles celles qui étaient destinées au monde extérieur. Si vous regardez encore ce qu'était la structure sociale en Grèce, à Rome : une immense armée d'esclaves, et au-dessus d'eux une classe supérieure satisfaite d'elle-même, bien nantie — ces termes ont naturellement une valeur relative —, vous ne pouvez pas la comprendre sans regarder son origine, son origine théocratique, dans le cadre de laquelle il était possible de rendre crédible pour les hommes une structure sociale donnée par un dieu ou par les dieux — crédible non seulement pour la tête, mais aussi pour le coeur, pour l'être tout entier ; si bien qu'effectivement l'esclave se sentait mis à la
juste place en vertu de l'ordre divin du monde. La vie sociale des temps passés n'est explicable que par les commandements inspirés qui imprégnaient la structure sociale physique, matérielle, ex­térieure.

 

 

017 - Et de ces commandements qu'une prêtrise retirée du monde cherchait à recevoir d'ailleurs que de ce monde, naissait non seulement ce que l'homme devait recevoir pour le salut de son âme, non seulement ce qu'il ressentait et pensait de la naissance et de la mort, mais aussi ce qui devait former le rapport entre les hommes. Venant du lointain Orient résonnent 3 non seulement les mots : « Aime Dieu par-dessus tout », mais aussi : « Aime ton prochain comme toi-même ». Cette parole : « Aime ton prochain comme toi-même », nous la prenons aujourd'hui dans un sens très abstrait. Il n'en était pas ainsi au temps où la faisaient entendre à la foule les prêtres inspirés. Elle devenait quelque chose qui agissait parmi les humains et fut remplacé plus tard par tous les rapports concrets que nous rassemblons sous les termes de droit et de morale. Car ces rapports qu'instituaient le droit et la morale, et qui ne prirent place que plus tard dans l'évolution, étaient contenus à l'origine dans le commandement divin « Aime ton prochain comme toi-même », de par toute la manière dont les prêtres inspirés de la théocratie les répandaient dans le monde.

 

 

018 - De même, les activités pratiques de la vie économique, ce que l'homme devait faire concernant le bétail, concernant la terre — vous en trouvez encore l'écho dans la loi mosaïque 4 —, était établi sur la base des inspirations conçues comme divines. En ce qui concernait sa vie spirituelle, sa vie juridique et morale, sa vie économique, l'être humain se sentait placé dans le monde terrestre par les puissances divines. La théocratie était une structure homo­gène parce que ses éléments étaient porteurs d'une impulsion unique. Les trois éléments : vie spirituelle, vie juridique, ce qu'au­jourd'hui nous appelons aussi la vie de l'Etat, ce que nous appelons la vie économique, étaient rassemblés en un organisme homogène que parcouraient les pulsations d'impulsions que l'on ne pouvait trouver sur la terre.
Le fait singulier apparu au cours de l'évolution de l'humanité, c'est que ces trois impulsions, celles de la vie spirituelle, de la vie étatique, juridique-morale, et de la vie économique, se disso­cièrent, se différencièrent. D'un seul courant qui s'écoulait au sein des théocraties, formant une vie homogène, il en sortit progressive­ment deux, comme je le montrerai tout de suite, et ensuite trois ; et nous nous trouvons aujourd'hui en présence de ces trois courants.

 

 

 

020 - Ce qu'est devenu ce courant unique de la théocratie, j'en parlerai dans la seconde partie après la traduction..

021 - Mesdames et Messieurs, la théocratie telle qu'elle existait avec l'inspiration des prêtres des Mystères affluant dans la structure sociale, dans la vie juridique et morale, et aussi dans la vie économique, cette théocratie, pour n'en mentionner qu'un aspect, ne parvient à un accomplissement que dans la vie économique, ne peut prendre corps que grâce au rapport de l'être humain avec la terre, avec le sol. Des règles du comportement analogues à des commandements concernant la vie économique peuvent prendre forme à partir de l'inspiration si cette vie économique a son assise essentielle dans la terre et dans le sol, dans l'agriculture, l'élevage, etc.

 

022 - Ceci repose sur le lien singulier qui attache justement l'homme à la terre, au sol auquel il s'adapte. Il porte dans le coeur ce qui peut aller à la rencontre de ce qui naît de la théocratie.

 

023 - A l'instant où, dans l'évolution humaine, le commerce et les métiers commencent à jouer un rôle, tout se modifie. Les théocra­ties anciennes, les plus anciennes, ne peuvent être comprises que si on sait que, pour l'essentiel, toute vie économique repose sur le lien d'étroite appartenance de l'homme à la terre, au sol, et que le commerce et les métiers n'y étaient en quelque sorte que surajou­tés. Ils étaient bien là, mais ils ne se développaient qu'en fonction de leur lien avec les conditions concernant le sol, avec l'agriculture. Nous voyons au cours de l'évolution le commerce et les métiers s'émanciper en quelque sorte de l'agriculture, d'abord à leur tout début en Grèce, puis plus nettement dans l'ancien Empire romain.

 

Nous voyons comment, en quelque sorte, de la structure sociale se dégage comme un élément autonome l'activité de l'homme dans le commerce et dans les métiers, et c'est ce qui donne à toute la vie romaine notamment sa configuration.

024 - Lorsque ce qui résulta pour les hommes de cette émancipation dans l'Empire romain toucha profondément le coeur des Gracques, Tiberius Sempronius Gracchus, Caius Gracchus 5, lorsqu'en leur coeur cela devint parole, puis acte, c'est alors que prirent naissance les grands conflits sociaux de la Rome antique. La première grève eut lieu au fond à Rome, quand les hommes, gravissant la « mon­tagne sacrée 6 », exigèrent qu'on leur fît droit ; c'est alors que naquit le besoin d'une forme nouvelle allant vers l'avenir.

025 - Et ce que l'on percevait maintenant comme un élément auto­nome qui autrefois était inséré dans l'ensemble de la structure sociale, c'est le travail humain, qui fonde un rapport nouveau entre deux êtres. Lorsque, par l'effet des commandements, l'homme sait qu'il est un inférieur devant un supérieur, il ne demande pas quelle forme il doit donner à son travail ; elle résulte du rapport entre les deux hommes. A l'instant où le travail apparaît émancipé, auto­nome, la question se pose : quelle attitude adopter vis-à-vis de mon prochain pour que mon travail s'insère correctement dans la structure sociale ? Le commerce, le métier, le travail, ce sont les trois facteurs économiques à partir desquels l'homme est incité à donner naissance en lui à ce qu'est le droit, et aussi à la morale dérivée, la morale dérivée de la religion. Et l'homme se sent ainsi conduit à faire naître deux courants du seul courant de la théocra­tie : à laisser l'ancienne théocratie suivre son cours, et s'écouler à côté, parallèlement, un second courant, qui est pour l'essentiel le courant du combat et notamment du juridique.

 

 

 

026 - C'est pourquoi, tandis que la civilisation orientale poursuit son développement en direction de l'Europe sous l'influence du commerce, des métiers et du travail, nous voyons l'antique pensée théocratique devenir la pensée juridique, et à la place des anciens rapports, qui n'étaient nullement juridiques — essayez de voir clairement la chose en étudiant la loi mosaïque —, se développent
les rapports juridiques fondés sur la propriété, par lesquels doivent s'exprimer les rapports entre les humains.

027 - On voit cela apparaître en germe à l'époque des Gracques, et se développer plus tard au temps de Dioclétien' ; on voit alors le deuxième courant prendre place à côté du premier, et cette situa­tion s'exprimer dans l'ensemble de la vie humaine.
028 - On peut dire : là-bas, en Orient, dans les antiques théocraties, tout ce que les hommes devaient savoir des mondes suprasensibles, le savoir spirituel, tout cela était une théosophie allant de soi. Theo-Sophia est la sagesse concrète que l'on recevait par la voie de l'inspiration.

029 - Lorsque le courant gagne l'Europe, la jurisprudence prend place à ses côtés. La jurisprudence ne peut plus être une Sophia, car elle ne traite plus de ce que quelqu'un reçoit par la voie de l'inspiration, mais de ce que l'être humain développe de plus en plus dans le commerce avec autrui. Là, c'est le jugement qui est déterminant. A la place de la Sophia apparaissent la logique et la jurisprudence, dont toute structure sociale adopte la forme, devenant essentielle­ment logique. La logique et la dialectique se déploient triom­phantes, non pas par exemple en science, mais justement dans la vie juridique, et toute la vie humaine est contrainte de s'adapter aux formes de ce deuxième courant, de la logique. Le concept de propriété, le concept de droit individuel, tout cela ce sont des catégories logiques réalisées.

030 - Et la chose a dans ce deuxième courant une si grande force qu'elle marque le premier courant de sa coloration. La Theosophia devient Theologia. Le premier courant est donc tout à fait sous l'influence du deuxième. Et nous avons maintenant côte à côte un élément ancien conservé, une antique Theosophia qui, moins vivante maintenant, est aussi un peu plus desséchée et décharnée que dans sa jeunesse ; elle devient alors Theologia, avec à côté d'elle la Jurisprudentia, qui en fait englobe ainsi jusqu'au xve, xvIe, xvcie siècle tout ce qui se présente sous des masques différents, et continue d'agir dans l'ensemble de la vie économique.

031 -La jurisprudence était présente aussi chez Adam Smith 8, bien
qu'il veuille prendre en considération la vie économique. Lisez Adam Smith une fois avec ce sentiment : la pensée juridique bourdonne dans son oeuvre ; mais la vie économique y apparaît. Il veut alors, aux anciens concepts juridiques — qui à l'époque avaient déjà vieilli —, joindre à toute force la vie économique apparaissant avec ses complications, après que la pensée scienti­fique se fut emparée de la technique, etc.

 

032 - Nous voyons ainsi se former pendant un certain temps au sein de l'humanité effectivement civilisée les deux courants. La théolo­gie, qui d'une part débouche ensuite dans la science — car on peut montrer partout comment plus tard les sciences, et aussi les sciences de la nature, se développent à partir de la théologie. Mais entre temps, les hommes ont acquis la pensée logique-dialectique, et l'introduisent partout, dans la science aussi. C'est ainsi qu'évo­luent les temps modernes. Les rapports sociaux, les rapports économiques s'établissent, entraînant une situation de complica­tion insurmontable. Les hommes sont encore habitués à la pensée théologique et juridique et l'introduisent de surcroît dans le domaine des sciences de la nature, où on ne la remarque plus. Lorsqu'on garde l'oeil fixé sur le microscope ou qu'on observe le ciel étoilé à travers le télescope, ou encore lorsqu'on dissèque un animal inférieur pour étudier son organisme, on ne croit pas avoir introduit dans ce travail un stade historique de la pensée de l'humanité, de la civilisation ; il faut qu'en toute chose on pense comme on pense en matière de science. Ceci n'est pas seulement ancré chez les gens cultivés, mais chez tous les hommes, y compris les plus primitifs.
033 - Ici également, j'aimerais bien éviter d'être mal compris — et je voudrais faire une remarque. Lorsqu'aujourd'hui on explique certaines choses comme par exemple je l'ai fait ces jours derniers à propos de l'éducation 9, il faut aussi qu'y soit incluse la lumière que le spirituel projette sur les sciences de la nature. Lorsque l'homme d'aujourd'hui, formé à l'école des sciences de la nature, entre en contact avec ces choses, il constate : Oui, ce qui est dit là ne se trouve pas dans un manuel de physiologie ; ce qui est dit là, je ne
l'ai pas entendu au pied de la chaire de physiologie, c'est donc faux. On n'admet pas que ce qui ne peut être dit là, que tout ce que je dis concernant les sciences de la nature, a été soigneusement contrôlé, qu'on a pleinement tenu compte de ce qui est dit dans le manuel de physiologie et de ce qui est enseigné en cette matière du haut de la chaire. Mais aujourd'hui, l'humanité est faite de telle façon que l'on ne sait pas du tout comment une chose découle de l'autre. Ainsi les brillantes sciences de la nature, qui sont pleinement reconnues en milieu anthroposophique, ces sciences de la nature sont au­jourd'hui — non pas par ce qu'elles disent, mais du fait des hommes, de la manière dont ils les conçoivent — un obstacle. Et je dirais volontiers qu'on peut montrer très concrètement dans l'évo­lution de l'humanité moderne en quoi elles sont un obstacle!
034 - Voyez-vous, il y eut un homme dont vous connaissez bien le nom : Karl Marx 10, qui à l'époque moderne a parlé avec une insistance toute particulière et pour des millions et des millions d'hommes de la vie sociale. Comment a-t-il parlé ? Eh bien, il a parlé de la vie sociale comme doit le faire un homme représentatif de l'ère scientifique.
035 - Voyons comment cet homme représentatif doit parler. Le scien­tifique a les pensées dans la tête. Il ne leur accorde guère de valeur ; il ne leur en accorde que si elles se vérifient à ses yeux sous le microscope, ou par une autre expérience, ou par quelque observa­tion. Mais ce qu'il observe doit être entièrement isolé de l'être humain, ne doit s'y rattacher en aucune façon, et doit provenir de l'extérieur. Ainsi, celui qui pense en scientifique doit voir un abîme entre sa pensée et ce qui lui est proposé.
036 - Or, Karl Marx a acquis cette pensée que l'on ne veut pas laisser aborder le monde extérieur, pas tout à fait au sens des sciences de la nature les plus modernes, dirais-je volontiers, il l'a apprise sous une forme plus ancienne, celle de la dialectique de Hegel. Ce n'est au fond qu'une autre coloration de la pensée scientifique. Lorsqu'il acquit cette forme de pensée de l'homme moderne, il était dans son milieu. Mais il était un représentant de l'ère scientifique, et ne pouvait rien en faire. C'était un Allemand, tout à fait familiarisé
avec le mode de penser allemand, avec la logique dialectique. Mais il ne put rien en tirer, pas plus que de ses pensées le scientifique, lequel attend ce que le microscope ou le télescope vont lui faire voir. Il faut que cela vienne de l'extérieur. Karl Marx ne pouvait rien tirer de ses pensées. Et comme il ne pouvait pas sortir de sa peau, il quitta l'Allemagne et se rendit en Angleterre. Les condi­tions sociales lui apparurent alors de l'extérieur, comme au scienti­fique le microscope ou le télescope. Il avait là un monde extérieur. Il pouvait alors parler et fonder une théorie sociale sur le modèle scientifique, comme le scientifique le fait aussi. Et parce que ce mode de penser est profondément ancré chez les gens, la chose devint extrêmement populaire. Et parce que finalement ce qui se rapporte uniquement à la nature extérieure est déterminant, quand on parle de l'homme comme on parle de la nature extérieure, comme l'a fait Karl Marx, tout ce que l'on dit de l'homme, et aussi des conditions de sa vie sociale, apparaît comme étant de l'ordre de la nature. Ce que je dis de Jupiter, ce que je dis de la violette, ce que je dis du ver de terre, je peux le dire en Islande aussi bien qu'en Nouvelle-Zélande, et en Angleterre aussi bien qu'en Russie. Cela est valable pour le monde entier. Je n'ai pas besoin de me faire particulièrement concret, il faut que ce soit valable pour tous.
037 - Lorsque donc on fonde une théorie sociale sur le modèle scientifique, on fonde apparemment quelque chose qui vaut pour toute la terre, qui peut lui être appliqué partout. C'est effective­ment le propre du mode de penser juridique-étatique, qui n'a trouvé dans le marxisme que son apogée, et veut appliquer l'abs­traction générale comme un vêtement passe-partout. Vous trouvez cela déjà là où l'on ne pense pas encore en socialiste, mais seulement en juriste, en logicien, par exemple chez Kant avec l'impératif catégorique, qui vous sera peut-être connu comme une chose venant de l'étranger.
038 - Mesdames et Messieurs, cet impératif catégorique dit ceci i i : Agis de telle façon que la maxime correspondant à ton action puisse être valable pour tout homme. — Dans la vie concrète, ce n'est pas applicable, car on ne peut dire à personne : Fais-toi faire
par ton tailleur un habit qui puisse aller à tout le monde. Mais c'est sur ce modèle, qui est en toutes choses le modèle logique, qu'on a formé la vieille pensée juridique et étatique, et c'est dans la pensée sociale marxiste qu'il atteint son point culminant.
039 - On voit ainsi comment est d'abord réalisé ce que Marx a observé selon la manière scientifique, alors qu'il appliquait le mode de penser allemand à la vie économique anglaise. Puis la chose est ramenée en Europe du Centre et se manifeste dans les impulsions volontaires des hommes.
040 - Elle est transportée plus loin encore, vers l'Est, où est même préparé ce placage de l'abstraction pure venant recouvrir les rapports humains concrets. Car à l'Est nous voyons le travail de Pierre le Grand 12 préparer Marx. Pierre le Grand a déjà fait entrer l'Occident dans la vie russe ; alors que la Russie porte dans son âme un caractère souvent oriental, et que les hommes sont encore fortement habités par la théocratie, il y introduit l'élément juri­dique-étatique et place Saint-Pétersbourg davantage à l'ouest, à côté de Moscou.
041 - On n'a pas compris que ce sont là deux mondes : que Saint- Pétersbourg est l'Europe, et Moscou la Russie, où agit encore en profondeur la théocratie orientale dans sa pureté. Si bien que lorsque Soloviev 13 créa une philosophie, elle ne devint naturelle­ment pas semblable à la philosophie dialectique et scientifique de Spencer 14, mais prit un caractère théosophique. Mais Soloviev, c'est Moscou. Soloviev n'est pas Saint-Pétersbourg. Je ne veux pas dire non plus qu'en Russie les choses ne peuvent être classées géographiquement que de cette façon. Dostoïevski 15, si lié qu'il soit à Moscou, si loin qu'il aille vers l'est, Dostoïevski, c'est Saint-Pétersbourg. Et ce que l'on vit en Russie se passe entre Saint-Pétersbourg et Moscou. Moscou, c'est l'Asie, vue dans la perspective de la théocratie aujourd'hui encore ; Saint-Péters­bourg, c'est l'Europe.
042 - Et c'est à Saint-Pétersbourg que fut déjà préparé sur le mode étatique-juridique tout le mal que le léninisme fit à la Russie, à laquelle fut imposé un élément qui lui était si étranger — mais qui
était l'ultime conséquence de la nature européenne occidentale —, quelque chose de si abstrait, de si étranger que l'on peut dire : ce que Lénine 16 a fait en Russie, on aurait pu aussi bien le faire sur la lune ou quelque part ailleurs. Il n'était nullement envisageable que là où Lénine voulait justement régner, c'était en Russie.
043 - C'est ainsi que peu à peu se sont formées des conditions telles que l'on n'entre pas du tout dans le concret quand on porte le regard sur la réalité sociale. Et pourtant, il le faut, Mesdames et Messieurs. Il faut voir clairement qu'au cours de l'évolution humaine, la vie spirituelle est née plus tôt que la vie juridique, la vie de l'Etat, que celle-ci est un deuxième courant qui a pris place auprès du premier, et que maintenant peut-être, quelque chose d'autre doit se produire que la seule empreinte dont la juris­prudence marque la théosophie en la transformant en théologie ; que peut-être la vie spirituelle doit se réveiller et prendre une forme nouvelle.
044 - Car il en est bien ainsi : l'évolution de l'humanité a suivi un cours tel que bien des éléments de la vie spirituelle du passé ont encore gardé leur forme. Ce n'est pas seulement la robe et la toque, ils ont aussi gardé les formes de pensée, qui ne sont plus adaptées à un monde dans lequel ont été apportés le commerce, les métiers et le travail après qu'ils se sont émancipés, si bien qu'aujourd'hui, bien souvent, la vie spirituelle est comme une part isolée de la vie par ailleurs, et ce d'autant plus qu'on progresse davantage vers l'Occident.
045 - C'est en Russie, dans la Russie de Moscou, que cette situation est la moins accusée. En Europe du Centre, tous les conflits, et aussi les conflits sociaux, tournent autour de la difficulté à trouver le juste rapport entre l'élément dialectique-juridique-étatique et l'élément théocratique. On ne sait pas si un juge, en s'asseyant à sa place, doit garder sa robe et sa toque ou s'il doit les enlever. Les avocats en ont déjà honte, pour les juges, la robe est encore un élément de dignité. On ne sait pas. En Europe du Centre se déroule un violent conflit ; en Europe occidentale l'élément théocratique est très vigoureusement conservé dans la vie spirituelle et dans les formes de pensée./
Mais le deuxième courant s'est aussi développé dans l'humanité. Nous avons d'une part, si nous considérons cela comme un symptôme, l'être humain conservant admirablement ce qui est ancien — la robe, la toque —, et l'on aimerait maintenant le voir les ôtant et portant en dessous autre chose : un manteau de roi ou une cape de guerrier, il faudrait seulement que ce soit quelque chose qui le situe dans les rapports juridiques, dans le rapport avec 1'Etat. Et ainsi, dirais-je volontiers, quand on le rencontre au­jourd'hui dans la rue, on aimerait bien, pour voir en lui un homme complet, lui ôter robe et toque et trouver en dessous une sorte de cape de guerrier, ou quelque chose qui soit à sa place dans le cabinet du juriste ; on aurait alors en l'homme les deux courants vivant côte à côte.
046 - Il faut que je vous avoue — n'est-ce pas, je dis cela apparemment en plaisantant, et pourtant en y pensant très réellement —, quand aujourd'hui je rencontre dans la rue un homme en robe et avec sa toque, une pensée me vient : Si tu devais écrire une lettre mainte­nant, tu ne saurais pas si tu dois la dater de 768 avant la naissance du Christ, ou si tu dois écrire — il y a peut-être sous cette robe un juriste érudit — 1265 après. On n'arrive pas à trouver la date parce que le passé, le passé très reculé et le passé moins ancien — il n'est pas besoin de tenir compte du présent, c'est à la date d'aujourd'hui que je penserais en dernier —, parce qu'un passé très reculé et un passé sensiblement moins ancien sont comme deux courants côte à côte. Et sont situés comme Moscou et Saint-Pétersbourg.
047 - On est alors placé devant cette question : comment introduire dans ce qui est aujourd'hui côte à côte une organisation réelle, une répartition réelle ? Cette bi-articulation que j'ai exposée jusqu'à présent, nous la verrons déboucher sur une tri-articulation 17 de l'époque moderne, celle où les trois éléments se trouvent de même côte à côte.
048 - La tri-articulation, Mesdames et Messieurs, cela ne veut pas dire qu'on a maintenant dans la vie sociale une belle unité et qu'il faut en faire trois parties qui évoluent côte à côte ; la tri-articulation, elle est comme sont en l'homme les trois éléments : système
nerveux-tête, système rythmique et système métabolique. Il faut seulement qu'ils collaborent correctement, et qu'à chacun soit attribué ce qui lui revient. Quand l'organisme digestif travaille peu et laisse faire une trop grande partie de son travail par la tête, toutes sortes de maux du genre de la migraine apparaissent.
050 - Lorsque l'élément spirituel de l'organisme social ne travaille pas convenablement, et abandonne trop à faire à l'élément écono­mique, disons, qui est aujourd'hui la tête de l'organisme social, il apparaît toutes sortes de maladies sociales.
051 - Il faut mettre ces choses en rapport avec l'évolution de l'humani­té lorsqu'on veut porter le regard sur la vie sociale. Elle est ce qui autorise le moins une vue superficielle des choses. Il nous faut parvenir à ajouter à la robe et à la toque les formes qui nous permettent de penser conjointement les deux données historiques. C'est cela le présent. Sinon le passé reste le passé avec les deux courants parallèles qui sont aujourd'hui la source de la maladie sociale dans le monde, même si les hommes ne le croient pas. Je parlerai du reste dans la troisième partie de ma conférence d'au­jourd'hui.