La vie culturelle,
comprenant aussi la vie juridique (non pas la justice
administrative, mais la justice civile et pénale),
constitue une partie, la vie économique, une autre. Et
celle qui réglemente les deux autres est une troisième,
celle où l'on administre, où le service de sécurité est
assuré, etc. Ces trois domaines sont placés les uns par
rapport aux autres, tout comme le sont aujourd'hui les
États. Ils correspondent par l'intermédiaire de
représentants, règlent leurs rapports mutuels, mais, si
je peux employer l'expression, ils sont en soi
souverains.
10018 - On pourra faire une analyse
cinglante de mes dires, les critiquer radicalement,
mais ce faisant, on critiquera non pas une certaine
conception, mais ce qui cherche à se réaliser au cours
des quarante à cinquante années à venir. Cette
tripartition vous donne tout simplement la possibilité
de tenir
221
compte des différences existant au
sein de l'humanité. Car si vous n'avez qu'un système
unitaire, il vous faut l'imposer à toute l'humanité.
C'est comme si vous vouliez habiller de la même veste
un homme petit, un autre de taille moyenne et un
géant. C'est une image, je ne parle pas ici de la
taille des pays. Mais avec cette articulation
ternaire, vous avez la possibilité d'avoir quelque
chose d'universel. L'ouest se développera, sur le plan
de la structure sociale, de sorte que chez lui
dominera ce qui est administration, constitution, la
régulation de la vie publique en général, la sécurité
au sens le plus large, etc. Les deux autres domaines
seront subordonnés à ce secteur, ils en seront
dépendants. Par contre, il en est autrement pour
d'autres régions. L'un des trois domine, et les deux
autres sont à leur tour plus ou moins dépendants.
Donc, parce que vous avez une tripartition, il vous
est possible de trouver la différenciation de la
réalité. Ce qui est seulement unitaire, vous devez le
répandre sur toute la terre. Mais vous pouvez dire de
ce qui est tripartite en soi : à l'ouest, c'est le
premier élément qui prédomine, dans les pays du
centre, c'est le second, et à l'est, le troisième. De
cette manière, ce que vous trouvez comme idéal de la
structure sociale se différencie sur toute la
planète. C'est ce qui distingue la conception
représentée ici à partir de la science spirituelle des
autres conceptions.
10019 - La conception issue de la
science spirituelle est dès le départ applicable à la
réalité, parce qu'en elle-même elle se laisse
différencier et qu'elle peut ensuite être appliquée à
la réalité de différentes manières. C'est la
différence entre une conception abstraite et une
conception concrète : une conception abstraite est une
somme de concepts qui fait croire qu'on est heureux ou
qu'on peut apporter le bonheur à l'humanité; avec une
conception concrète, on sait que là, c'est le premier
élément qui pourra se développer, puis le
second ou le troisième. Le premier, le deuxième ou le
troisième sont alors applicables à d'autres situations
extérieures. Voilà ce qui distingue de tout dogmatisme
une conception basée sur la réalité. Le dogmatisme
jure par les dogmes, mais ceux-ci ne peuvent s'imposer
qu'en tyrannisant la réalité. Une conception réaliste
est, comme la réalité elle-même, vivante en soi. De
même que l'organisme humain, ou tout autre organisme,
est en soi mobile et vivant, n'offrant rien de
définitivement achevé, une conception réaliste est
vivante en soi, elle évolue vers l'un ou l'autre côté.
10020 - Envisager cette différence
vous sera extraordinairement précieux pour changer vos
habitudes de pensée, changement si nécessaire aux
hommes d'aujourd'hui et dont ils sont pourtant si loin
encore, bien plus qu'ils ne le pensent en réalité. Et
ce que je vous dis là est très intimement lié à la
science spirituelle d'orientation anthroposophique.
10021 - Voyez-vous, pour la science
ordinaire, la seule à être en usage aujourd'hui,
l'être humain est une unité. L'anatomiste, le
physiologiste actuels observent le cerveau, les
organes des sens, les nerfs, le foie, la rate, le
coeur; pour eux, ce sont des organes qu'ils attribuent
à un organisme unitaire. Vous savez que nous ne le
faisons pas. Nous distinguons l'homme-tête,
c'est-à-dire l'homme neurosensoriel, de
l'homme-poitrine, c'est-à-dire l'homme de la
respiration et de la circulation du sang, et enfin
l'homme métabolique, ou bien homme des extrémités,
homme musculaire. Comme vous le savez, nous
distinguons un homme tripartite, et celui-ci vit dans
le monde. Et c'est parce qu'en science spirituelle
d'orientation anthroposophique nous ne sommes pas
attachés abstraitement à l'homme unitaire, que le
chercheur en cette science trouve l'ordre social dans
lequel s'inscrit l'être humain en tant qu'être
tripartite. Car cette répartition anthroposophique de
l'homme est le fil conducteur. Ces trois parties ne
sont en effet plus ou moins que les symboles
extérieurs de ce qui se trouve en l'être humain
lui-même, car l'homme prend racine dans tous les
mondes. Mais lorsque nous considérons cette
tripartition, elle est pour nous le fil conducteur
pour envisager la différenciation entre les hommes sur
toute la Terre.
10022 - Je vous prie, lorsque je
m'exprime sur ces choses, de les considérer à nouveau
sine ira, car je ne fais que caractériser;
je ne critique, ni ne dis quoi que ce soit pour
influencer favorablement ou défavorablement, dans un
sens ou dans l'autre. Commençons par l'homme russe,
par l'Européen de l'est. On ne peut pas l'étudier si
l'on envisage uniquement l'anatomie, le physiologie ou
la psychologie actuelles, sans voir l'homme tripartite
que j'ai esquissé dans mon livre Des énigmes de
l'âme (4). Car
lorsqu'on envisage ce qui est la particularité
actuelle des âmes russes et du peuple russe en général
— je vous prie de bien noter que je dis : actuelle! —,
on peut dire la chose suivante : En Russie (que les
Russes me pardonnent, mais c'est la vérité),
l'homme-tête est chez lui. Je dis : Que les Russes me
pardonnent, car ils ne le croient pas eux-mêmes; mais
ils se trompent. Vous direz peut-être : En Russie,
c'est l'homme-coeur qui est chez lui, et la tête
justement est plus à l'arrière-plan. Vous ne pouvez
affirmer cela que si vous n'étudiez pas convenablement
la science spirituelle. En effet, la culture-tête des
Russes apparaît plutôt comme une culture-coeur parce
que, si je peux me permettre l'expression prosaïque,
le Russe a le coeur dans la tête. Chez lui, le coeur
agit si fort qu'il agit vers la tête, qu'il traverse
toute l'intelligence, qu'il pénètre tout. L'action du
coeur sur la tête, sur les concepts, les idées, structure
toute la culture de l'est européen.
223
10023 - Que les Européens du centre,
à leur tour, ne m'en veuillent pas, mais la
caractéristique essentielle de l'ensemble de la
culture d'Europe centrale est que, chez eux, la tête
tombe continuellement dans la poitrine, et que le
ventre ou les extrémités sont constamment attirés vers
le coeur. C'est pourquoi l'Européen du centre s'en
sort si terriblement mal, parce qu'en réalité il ne se
situe ni à un bout ni à un autre. Je vous ai décrit
cela en vous disant qu'auprès du gardien du seuil,
l'Européen du centre fait notamment l'expérience de
l'hésitation, du doute, de l'insécurité.
10024 - Et que les Européens de
l'ouest, eux non plus, ne se formalisent pas, car —
vous devinez déjà ce qui reste à présent — leur
culture est surtout une culture du bas-ventre, des
muscles. Et ce qui est curieux, c'est que tout ce qui
provient de la culture des muscles, dans la nature du
peuple naturellement, pas dans l'individu, agit aussi
intensément dans la tête. De là, le caractère
instinctif de l'intelligence, de là aussi le fait que
c'est là-bas que naquit la culture musculaire au sens
moderne de la vie, le sport, etc. Vous pouvez en
trouver confirmation partout dans la vie extérieure,
si seulement vous avez la volonté d'étudier
réellement les choses sans préjugés. Seule la science
spirituelle d'orientation anthroposophique vous
donnera un fil conducteur. Chez le Russe, le coeur
monte dans la tête, chez les anglophones c'est le
bas-ventre qui monte à la tête; mais la tête agit en
retour sur lui et le dirige. Il est très important de
considérer ces choses. Point n'est besoin de toujours
les exprimer de manière aussi radicale, comme nous le
faisons entre nous, mais nous nous comprenons, bien
entendu, car il va sans dire que nous sommes
bienveillants entre nous jusqu'à un certain point et
savons prendre ces choses de manière objective, sans
sympathie ni antipathie.
10025 - Vous voyez qu'il faut
considérer l'homme tripartite, qu'il faut vraiment
savoir que l'homme est construit d'après le modèle de
la trinité, si l'on veut aussi étudier les
différenciations sur les plans de la physiologie et de
la psychologie. Et c'est bien ce qui est essentiel,
que les hommes n'aient pas seulement, comme le dit le
pasteur, de l'intérêt les uns pour les autres, mais
que le véritable intérêt d'être humain à être humain
règne. Or celui-ci ne peut se fonder que sur le
discernement. C'est une abstraction creuse que de dire
: J'aime tous les hommes. Aborder l'être humain, donc
également les communautés humaines, avec compréhension
est nécessaire si l'on veut acquérir un jugement sur
celles-ci, ainsi que sur leur structure sociale. Mais
cela n'est possible qu'en partant de la nature
tripartite de l'être humain. Si on ne sait pas — ne
vous méprenez pas sur ce que je dis — quelle est la
partie du corps qui prédomine dans une communauté
humaine, on
ne peut pas connaître l'homme. Il
faut de quelque manière un fil conducteur pour
parvenir à un certain discernement, sans quoi on
mélange tout pêle-mêle. Voilà ce qui importe. C'est
pourquoi la science spirituelle d'orientation
anthroposophique tient compte de la réalité. C'est
pourquoi aussi elle est souvent désagréable aux
hommes. Car, en raison de certains préjugés, ceux-ci
ne veulent pas qu'on les perce à jour. Dans la vie
privée, cela leur est même horriblement désagréable,
et l'on peut presque dire que, sur dix personnes ainsi
devinées, neuf deviendront des ennemis; elles le
deviendront d'une manière ou d'une autre; certaines
peut-être inconsciemment, mais elles le deviendront.
Les hommes n'aiment pas être percés à jour, même si
c'est à la lumière de ce qui est communiqué ici et
doit servir l'élévation de l'amour sur la Terre.
L'amour humain abstrait, j'ai souvent fait cette
comparaison, est comme l'amour que le poêle doit
développer par sa chaleur. Si on lui dit : tu es un
poêle, il est donc de ton devoir de poêle de chauffer
la pièce, et qu'on n'allume pas le feu, toute
exhortation morale sera vaine. Il en est de même pour
les sermons du dimanche après-midi. On peut prêcher
l'amour et encore l'amour autant que l'on veut, si on
ne donne pas le combustible, ce par quoi les hommes et
leurs communautés seront reconnus, ces prêches n'ont
aucune valeur.
10026 - Vous voyez dans quel sens
nous pouvons concevoir la science spirituelle
anthroposophique comme le combustible nécessaire au
véritable intérêt entre les hommes, au juste
développement de l'amour entre les hommes. Même les
faits historiques importants qui sont à la base des
impulsions sociales actuelles — je les ai développés
devant vous en tant que symptomatologie il y a quelque
temps — ne doivent entrer dans le discernement humain
qu'à partir du point de vue d'une conception de la
réalité.
10027 - Si nous considérons ce que
nous avons déjà dit au sujet des différences entre les
mondes occidental, central et oriental, et qui
traverse à présent vos âmes de manière encore plus
riche, si vous portez désormais un regard vraiment
compréhensif sur ces mondes, vous vous poserez tout de
même une question : D'où vient donc, hormis ce qui a
déjà été dit, que par exemple l'intelligence russe
veuille se garder pour des temps à venir? Il faut une
force plus importante pour préserver l'intelligence de
l'assaut des instincts en quelque sorte, que pour
exercer l'intelligence innée, instinctive. La force
nécessaire est plus importante. Â cela pourvoient, si
je puis dire, certaines dispositions dans l'évolution
de l'humanité occidentale. Prenez seulement le fait
que la Russie fut à bien des égards tenue à l'écart
des courants culturels qui se sont développés en
Occident. J'ai déjà caractérisé cette stagnation de
l'est dans une époque de culture antérieure,
225
à partir d'un autre point de vue.
Prenez par exemple le schisme qui eut lieu au Ixe
siècle et prit fin au xe. Souvenez-vous qu'une forme
antérieure du christianisme fut repoussée vers ces
régions où elle resta stationnaire, conservatrice. Une
certaine forme du christianisme des premiers siècles
s'est donc conservée à l'est. L'Occident, lui, a
entre-temps continué à développer son christianisme.
C'est une chose. D'autre part, l'est connut
l'influence des Tartares venus d'Asie, une influence
qui fut poussée en avant, venant donc de sa propre
partie orientale. Mais ceci n'est que l'expression de
ce que sur la terre russe, des forces humaines
antérieures, refoulées de l'ouest, continuaient de
vivre, qui prirent en elles les forces humaines venant
d'Asie dans, je dirais, un état plus juvénile que
l'humanité d'Europe occidentale (5).
10028 - Prenez par exemple la
culture d'Europe centrale dans sa dépendance par
rapport au protestantisme. Cette dépendance est plus
grande qu'on ne le pense habituellement. Au fond,
toute la culture du centre de l'Europe est configurée
par l'impulsion du protestantisme, non pas par telle
ou telle confession, mais bien par l'impulsion du
protestantisme, ce dernier n'étant lui aussi qu'un
symptôme pour qui observe les choses d'un point de vue
supérieur. L'essentiel est l'impulsion spirituelle qui
agissait dans le protestantisme. Toute la science,
telle qu'elle est pratiquée dans ces régions, la forme
même qu'elle revêt, est en réalité influencée par le
protestantisme, sans lequel la culture du centre de
l'Europe n'est pas pensable. Ce qui est
particulièrement prédominant à un endroit existe
ailleurs d'une autre façon, dans un autre rapport à la
vie, comme je viens de le montrer à propos des
missions sociales de l'anthroposophie qu'il faut même
appliquer de manière différenciée. En Europe centrale,
le protestantisme a plus volontiers, dirais-je, incité
l'être humain à s'appuyer sur sa nature intelligente.
L'intelligence de ces populations, dont nous avons vu
qu'elle doit être acquise, est bien liée au
protestantisme. L'action catholique qui s'est élevée
contre ce dernier est elle-même protestante, si on
l'observe correctement — sauf, bien sûr, lorsqu'elle
vient du jésuitisme qui, lui, a arrêté consciemment
l'élan amené par le protestantisme. Mais l'impulsion
vivant dans le protestantisme agit, je dirais, dans
toute sa pureté en Europe centrale. Comment a-t-elle
agi en Europe occidentale ? Étudiez les rapports
historiques en vous appuyant sur l'étude des
symptômes, vous trouverez ceci : en Europe occidentale
et en Amérique, le protestantisme agit de telle
manière qu'il correspond, comme une évidence, à
l'instinct intelligent inné qui vit même davantage
dans la vie politique que dans la vie religieuse. Il
agit de façon tout à fait naturelle. Il pénètre toute
chose, il n'a pas besoin
d'avoir un caractère spécifique,
même si des coeurs réformateurs se sont enflammés ici
ou là. Il n'a pas besoin d'en appeler à une Réforme,
comme celle qui bouleversa l'Europe centrale. À
l'ouest, il est là tout naturellement. On pourrait
dire que l'homme moderne occidental est né
protestant, tandis que l'Européen du centre discute
en tant que protestant, car le protestantisme suscite
justement les débats sur les choses intelligentes. Là,
ce n'est pas inné. Le Russe, quant à lui, refuse le
protestantisme. En sa qualité de Russe, il ne veut ni
ne peut y adhérer. La nature russe et le
protestantisme sont incompatibles.
10029 - Ce que je vous dis là ne
s'exprime pas seulement dans l'appréhension de la
confession religieuse, mais aussi dans la réception de
toute impulsion culturelle. Prenez par exemple le
marxisme dans les pays occidentaux. Dans ces pays, il
est reçu à priori comme une protestation contre les
anciennes conditions de propriété, etc. Dans les pays
du centre, on discute beaucoup à ce sujet, on se
querelle, on doute, et, entre autres, de nombreuses
paroles inutiles y sont prononcées. Cela correspond au
caractère de ces populations. En Europe de l'est, le
marxisme revêt des formes singulières. On s'attache
tout d'abord à le modifier tout à fait, il est, à vrai
dire, entièrement imprégné et coloré par l'orthodoxie
russe. Il porte, non dans ses idées, mais dans la
manière dont le Russe lui-même se positionne à son
égard, l'empreinte de la foi orthodoxe.
10030 - Ceci, simplement pour vous
rendre attentifs au fait qu'il est nécessaire d'aller
au-delà des choses extérieures pour regarder
l'intérieur. Vous apprendrez beaucoup si, pour les
choses les plus diverses de la vie, vous prenez
l'habitude de vous dire : Les mots, tels que nous les
employons aujourd'hui, sont déjà pour la plupart de la
monnaie usée. Ce qu'on pense aujourd'hui selon l'usage
du langage ne correspond en fait jamais exactement à
la réalité. Partout, il nous faut aller voir au-dedans
des choses. Je dirais que le protestantisme tel qu'on
le définit ordinairement d'après les habitudes de
pensée actuelles, ne dit plus rien qui soit conforme à
la réalité. Mais il faut l'envisager de manière à
pouvoir dire également : Tel qu'il se manifeste dans
le marxisme, ou si vous voulez dans la politique, ou
même dans la science, là, il nous donne ce qui
correspond à la réalité. Il est aujourd'hui absolument
nécessaire de chercher à dépasser les formes
trompeuses des mots et des concepts, pour appréhender
la réalité de façon vivante. Tout dépend de cela, et
surtout la juste interprétation de l'impulsion la
plus importante du présent, de l'impulsion sociale. De
cela dépend aussi la juste analyse des événements de
notre temps. Et c'est parce que les hommes ne sont pas
du tout habitués à regarder la réalité, parce qu'ils
sont
227
complètement éloignés des
représentations qui lui sont conformes, qu'ils portent
de faux jugements sur les événements. Ils posent
toujours la question de la responsabilité, de
l'innocence à propos des dernières catastrophes liées
à la guerre, bien que cette question, en tant que
telle, n'ait pas le moindre sens. C'est pourquoi je
vous ai exposé, il y a longtemps déjà (6), comment les
choses étaient au fond contenues dans les impulsions
universelles. De même que la carte (7) que j'ai
dessinée devant vous est actuellement en cours de
réalisation, de même les autres choses le sont aussi.
Elles se réalisent, elles se réaliseront exactement de
la manière que j'ai décrite ici. Il faut avoir le sens
de ce qui est réel et ne pas s'arrêter à l'enveloppe
des mots. Celle-ci doit souvent être employée pour
caractériser les choses, mais il ne faut pas s'y
attacher. Lorsqu'on voit la réalité, on doit donc
comprendre le jugement que portent actuellement les
pays de l'Entente et les Américains sur les pays du
centre, également à partir du point de vue de cette
réalité. Je l'ai déjà dit : Lorsque la guerre
commença, j'ai entendu de tous côtés qu'on critiquait
foncièrement ce que les pays du centre avaient fait.
En revanche, l'actuelle politique de puissance qui est
pourtant par trop évidente est beaucoup moins
critiquée par ceux-là même qui critiquèrent
sévèrement à l'époque, alors qu'ils auraient
suffisamment de motifs pour cela. Je crois n'avoir
jamais pris parti pour personne, mais avoir simplement
caractérisé des situations. Je n'ai donc aucune
obligation de défendre de quelque manière que ce soit
des personnalités dont l'existence sans masque s'est
révélée avec le temps. Mais, que l'adoration sans
borne vouée à Wilson par exemple, et à tout ce qui
gravite autour, soit moins de l'ordre de l'inclination
humaine pour l'idolâtrie que le culte de Ludendorff
(8), qui s'est développé dans les pays du centre et
relève certes de la psychiatrie sociale, c'est tout de
même une chose qui doit être soigneusement tranchée
et à propos de laquelle on ne peut parler de façon
superficielle.
10031 - J'ai déjà dit ici, à partir
d'un autre point de vue, que lorsqu'un être humain
peste contre un autre, dit du mal de lui, la faute
n'en revient pas toujours, ce n'est même que très
rare, à celui qui est visé. Bien sûr, il se peut aussi
qu'il soit méchant, mais cela, cette méchanceté en
lui, est, pour l'observateur objectif de la réalité,
la raison la plus insignifiante des injures en
question. Le plus souvent, la vraie raison est le
besoin d'insulter. Et ce besoin se cherche un objet,
il veut se soulager. Il cherche aussi à donner à ses
idées une telle tournure, que celles-ci semblent
naître de manière justifiée de l'âme de celui qui
insulte. Il en est souvent ainsi dans les relations
entre individus. Mais à grande échelle, dans le monde,
il n'en va pas non
plus autrement. Il faut seulement
voir que là, les raisons sont aussi plus profondes.
Voyez-vous, il est tout à fait compréhensible et
naturel que, dans les pays de l'Entente et en
Amérique, les gens condamnent non seulement les
individus au pouvoir, mais aussi la population, des
pays du centre, et disent toutes sortes de choses en
ce sens. On peut le comprendre, car quel effet aurait
leur politique du moment, s'ils affirmaient : Ces gens
des pays du centre ne sont pas si mauvais, dans le
fond il leur suffirait de développer leurs bons côtés
pour que tout aille bien entre nous ? Parler ainsi
cadrerait peu avec la politique qu'ils pratiquent. Il
faut dire dans le monde ce qui vous justifie. Mais si
je dis qu'il faut savoir comment les choses naissent
de la réalité, j'ai alors une conception plus
profonde. Il est parfaitement évident que l'ensemble
de l'opinion publique des pays de l'Entente n'exprime
pas ces choses parce qu'elles sont vraies, mais pour
justifier son comportement. Bien souvent, lorsqu'on
invective quelqu'un, on ne le fait pas parce que la
victime est comme ceci ou comme cela, mais parce qu'on
éprouve le besoin d'insulter et qu'on veut le
soulager. Il s'agit vraiment de considérer les choses
autrement qu'à notre habitude. C'est cela qui importe.
Saisir la science spirituelle au plus profond de son
âme est sous bien des rapports encore tout autre chose
que ce que se représentent de nombreuses personnes
affirmant même appartenir au mouvement
anthroposophique.
10032 - Vu de l'extérieur, de
manière abstraite, et nous arrivons là à un autre
chapitre, on pourrait croire que le socialisme actuel,
les exigences sociales du présent proviennent
d'impulsions sociales. J'ai caractérisé récemment
comment l'être humain oscille entre les pulsions ou
instincts sociaux et antisociaux. Qui cultive des
pensées abstraites considérera comme tout à fait
évident le fait que, de nos jours, le prolétaire
moderne, qui a une ambition sociale, soit né du
social, car il est d'usage, n'est-ce pas, de définir
le sociale à partir du social. Mais cela n'est pas
vrai. Quiconque observe le socialisme prolétarien
actuel conformément à sa réalité sait que le
socialisme, qui apparaît aujourd'hui sous la forme du
marxisme, est un phénomène antisocial. Il naît des
impulsions antisociales. C'est la différence entre des
définitions abstraites, entre un penser abstrait et un
penser conforme à la réalité. Qu'est-ce qui anime les
hommes qui, aujourd'hui, veulent réaliser le
socialisme dans le sens indiqué ici ? Sont-ce par
hasard des instincts sociaux ? Non, ce sont des
instincts antisociaux ! Je l'ai même montré hier en
prenant une donnée extérieure, la forme même de la
formule de base : «Prolétaires de tous les pays,
unissez-vous! ». Cela veut dire : Ressentez la haine
pour les autres classes afin de sentir le lien qui
229
vous unit! Vous avez là l'une des
impulsions antisociales. Et on pourrait en citer ainsi
à l'infini en étudiant la psychologie sociale de
l'époque présente. C'est la différence entre le
nouveau mode de penser qui se développe,
doit se développer, et que la science spirituelle
d'orientation anthroposophique doit encourager, et ce
qui correspond aujourd'hui aux habitudes de pensée
courantes.
10033 - Si le point de vue
anthroposophique sur la question sociale rencontre
tant d'opposition, c'est aussi parce que les gens ne
peuvent pas penser conformément à la réalité, parce
que surtout ils ne peuvent pas penser de manière
différenciée et croient même souvent, lorsque
quelqu'un y parvient, qu'il se contredit lui-même.
10034 - D'importantes questions du
moment ne peuvent être résolues que grâce à un penser
conforme à la réalité. J'en citerai une qui se
rattache à ce dont nous avons déjà parlé. J'ai dit :
Ce qui hante particulièrement les esprits des
prolétaires, ce qui constitue le principe meneur de
leur mouvement, c'est qu'à l'ancien esclavage s'est
substitué l'asservissement par le travail, dans la
mesure où dans la structure sociale actuelle le
travail est une marchandise. J'ai insisté hier sur le
fait que la tâche du penser social consiste justement
à séparer la marchandise de la force du travail. La
structure sociale ternaire dont j'ai parlé renferme
déjà l'impulsion qui l'en séparera. Car elle
n'entraînera pas des conséquences logiques, mais les
conséquences de la réalité qui correspondent aussi à
la réalité intuitionniste (Anschau u
ngswirklichkeit).
10035 - Une autre question brûlante
s'ajoute à celle-ci. Vous savez qu'une des exigences
fondamentales du matérialiste prolétarien à
connotation marxiste est la socialisation des moyens
de production, qui doivent donc devenir propriété
collective. Ce ne serait là qu'un début, la
socialisation des terres, etc., devant suivre. Vous
savez aussi, d'après ce que je vous ai exposé, que la
nationalisation, ou plutôt, la collectivisation des
moyens de production et des terres est inscrite au
programme de la république soviétique de Russie. Cela
nous amène à la question sous-jacente la plus
importante de notre époque dans le domaine social. On
peut la formuler ainsi : Si l'on considère les pays du
centre et ceux de l'est, l'intervention sociale dans
la culture ou le chaos actuels doit-elle faire qu'il y
ait toujours davantage d'individus propriétaires,
possesseurs, ou que la communauté devienne
propriétaire ? Vous comprenez ce que je veux dire.
Est-ce qu'un maximum d'individus doit posséder des
biens, ou bien, pour éviter les injustices, tout ce
qui peut être possédé, la terre, les moyens de
production, etc., doit-il devenir propriété
collective? C'est une question sous-jacente très
importante. La tendance du penser prolétarien est
aujourd'hui de confier tous les biens à la
collectivité. Mais, par rapport aux impulsions
sociales les plus importantes, le fait qu'un individu,
une association ou la communauté soit propriétaire ne
fait aucune différence. La collectivité — pour qui
peut étudier la réalité, cela se trouve confirmé — ne
sera ni pire ni meilleur patron que l'individu. Cela
réside simplement dans la nature des faits, comme une
loi naturelle, mais on ne s'en rend pas compte. C'est
pourquoi on est dans l'erreur. Car la question est
celle-ci : Faut-il que tous les hommes deviennent
propriétaires? Cela serait possible si il n'y avait
pas de propriété collective (je ne peux développer
plus avant la réalisation technique, mais elle est
tout à fait applicable), mais que, selon les
opportunités offertes sur un territoire quelconque,
chaque individu fût propriétaire de manière équitable.
Tous doivent-ils devenir propriétaires, ou bien
est-ce que, comme le veut la pensée prolétarienne
actuelle, tous doivent devenir prolétaires ? Voilà
l'alternative. La pensée prolétarienne veut faire de
tous les hommes des prolétaires, dont la collectivité
serait l'unique patron. Or, lorsqu'on peut saisir la
réalité, c'est le contraire qui advient. Car il ne
sera jamais possible de parvenir à la structure
sociale ternaire en faisant de tous les hommes des
prolétaires. La tendance de la structure tripartite, à
laquelle il faut arriver, est la liberté de l'individu
sur les plans corporel, psychique et spirituel. On ne
peut y arriver si tous les hommes sont prolétaires;
mais chaque homme peut y parvenir si tous ont une base
de propriété.
10036 - Il faut en second lieu
arriver à réguler les rapports de sorte que tous
soient égaux devant la loi, devant la constitution, le
gouvernement en général. Liberté sur le chemin
spirituel, égalité, disons, dans l'État, si nous
voulons garder cette appellation pour l'un des trois
domaines, et fraternité pour ce qui est de la vie
économique. Je connais des livres pleins d'esprits qui
soulignent à juste titre que ces trois idées «liberté,
égalité, fraternité» se contredisent. Bon, l'égalité
contredit incontestablement la liberté; de brillants
écrivains l'ont exprimé dès 1848, et même auparavant,
et c'est tout à fait exact. Lorsqu'on jette tout
pêle-mêle, les choses se contredisent. Liberté dans le
domaine spirituel, juridique, celui de la religion, de
l'enseignement, de la jurisprudence; égalité dans le
domaine de l'administration du gouvernement, de la
sécurité; fraternité dans le domaine économique. Dans
ce dernier se situe la propriété, qui demande
seulement à l'avenir à être gérée de manière adéquate;
dans le domaine de la sécurité et de l'administration
se situe le droit, et dans celui de la vie spirituelle
et juridique, la liberté. Lorsque les choses sont
réparties sur le modèle de la trinité, elles ne se
contredisent pas. Car ce qui se contredit
dans les pensées est
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conforme à la réalité, justement
parce que dans la réalité les choses appartiennent à
des domaines différents. La pensée a du mal à avancer
dans les contradictions, cependant que la réalité vit
dans les contradictions. Or on ne peut pas saisir la
réalité si on ne saisit pas les contradictions, si
dans ses pensées on ne peut les suivre. Vous voyez que
la science spirituelle d'orientation
anthroposophique, telle qu'elle est entendue ici, a
vraiment des choses à dire sur les questions les plus
importantes de notre époque. Certains d'entre vous
comprendront peut-être cela quand même et verront
aussi que la manière dont on devrait penser au sujet
de cette science spirituelle devrait au fond être
influencée par la conscience de sa position face aux
exigences les plus importantes de l'époque.
10037 - Cela est intimement lié à la
manière dont je dois par exemple me représenter
personnellement comment doit se positionner cette
science anthroposophique, ou son représentant, dans la
vie culturelle actuelle. Naturellement, nos
contemporains n'arriveront pas d'un coup à voir ces
choses de manière juste. N'allez pas croire, et ceux
qui me connaissent ne le croiront certainement pas,
que lorsque je caractérise ces choses, cela soit pure
sottise ou bien encore vanité personnelle. La
nécessité des faits m'oblige continuellement à
caractériser, dans un sens ou dans l'autre. Il en est
vraiment ainsi, et je vous ai montré en diverses
occasions que je ne suis pas enclin à surestimer ce
que je peux et ce que je veux. Je connais les limites
et je sais bien des choses dont peut-être on ne se
doute pas que je les sais. Mais justement pour ceux
qui peuvent me juger un peu en ce sens, il m'est
peut-être permis de dire — si je peux employer
l'expression, elle ne convient pas exactement, mais il
n'y en a pas d'autre — que «j'appelle une chose de
tous mes voeux». Il s'agit d'une certaine distinction
entre ce qui est voulu ici et tout ce avec quoi on le
confond très fréquemment. Combien y a-t-il de gens
aujourd'hui encore qui voient ici ou là telle ou telle
société occulte, ou prétendant l'être, et
n'accepteront pas la distinction que la saine raison
humaine permet de faire entre ces sociétés et ce qu'on
peut trouver ici ! Car, même si nous sommes loin
d'atteindre la perfection, nous nous efforçons ici de
vraiment tenir compte de la conscience de l'époque.
Allez donc voir comment tous ces mouvements, que l'on
considère comme occultes ou analogues, tiennent compte
de la conscience de l'époque. Tous ces francs-maçons
avec leurs grades traditionnels et leurs hauts grades,
ainsi que toutes les communautés religieuses les plus
diverses, vivent encore dans le passé, si bien qu'ils
ne sont pas en mesure de vraiment prendre en compte la
conscience moderne. Où parle-t-on donc des fondements
que l'on trouve dans ces choses ? Où parle-t-on des
questions brûlantes du présent d'une
manière résolument moderne, adaptée à la réalité ?
Certes pas dans les rituels et préceptes de l'une ou
l'autre maçonnerie ou communauté confessionnelle. On
aimerait qu'une faculté de discernement se répande!
10038 - Certes, la tâche n'est pas rendue facile, je
l'avoue, car pour les raisons historiques que je vous ai
décrites, la Société dont il s'agit ici a été confondue
au début avec la Société théosophique, ou même toutes
sortes d'autres sociétés. Vu de l'extérieur, ce fut
peut-être une erreur; sur le plan karmique, cela était
justifié. Il eût été plus intelligent de fonder cette
Société anthroposophique sans aucune sorte de lien avec
d'autres sociétés, afin qu'elle ne compte que sur
elle-même. Certes, vu de l'extérieur, c'eût été plus
judicieux, car toute la bourgeoisie philistine de la
Société théosophique, toute cette antiquaille, n'y
aurait pas pénétré. Bien sûr, elle n'a pas pénétré
l'anthroposophie, mais le fonctionnement de la Société
sous bien des rapports. Si l'anthroposophie vivait de
façon juste dans notre Société, ce qu'elle ne fait
justement pas, cette Société pourrait déjà, du moins
dans un certain sens, être le modèle d'un tiers de la
structure sociale que recherche l'anthroposophie même,
le tiers culturel, comprenant aussi l'aspect juridique.
Car le droit qui en réalité devrait régner entre les
anthroposophes, d'individu à individu, devrait être une
chose entendue. Lorsque l'un d'entre nous va se plaindre
de l'autre à l'extérieur, d'une manière ou d'une autre,
je ressens toujours cela comme une rupture des plus
nettes avec ce qui doit se développer entre nous. La
conscience du droit, tel qu'il est admis dans une des
trois parties de la structure sociale, doit se
développer également chez nous. Mais il faudra encore
beaucoup de temps pour que cette Société
anthroposophique contienne véritablement ce qu'elle
pourrait contenir selon les véritables impulsions de
l'anthroposophie. |