02033 - Celui qui réfléchit aujourd'hui aux faits dé l'histoire ne demandera pas ce que les états doivent faire, au contraire il sera peut-être contraint de de­mander ce que les états doivent ne pas faire. Car ce qu'ils font et les conséquences qui en découlent, la mort de dix millions d'hommes et les dix-huit mil­lions d'hommes réduits à l'invalidité nous l'ont ap­pris sur le vif.
02034 - Dès lors, l'âme se voit peut-être quand même in­vestie par cette question : qu'est-ce que les états doivent ne pas faire ? Voilà ce à quoi je ne peux faire ici qu'une allusion brève mais qui peut dès au­jourd'hui poser le problème en allant à la racine d'une vraie science sociale. Quand on voit l'extension prise par certaines conditions politico­sociales, de façon symptomatique, aimerais — je dire, et tout aussi symptomatique, la fin bien méritée qu'elles ont connue, il suffit de considérer l'exemple de l'Autriche qui dans les années 1860 s'est donnée une constitution commune à la Diète impériale d'Autriche.
02035 - Ce qui s'était fait à l'époque — j'ai passé trente ans de ma vie en Autriche, j'ai suivi les péripéties de très près, j'ai vu le genre de constitution qui se mettait alors en place dans l'état autrichien — convenait au mélange hétéroclite des différentes nations comme un emplâtre à une jambe de bois, en toute sincérité. Et quand on est à même de suivre véritablement l'enchaînement des faits, on voit bien que c'est préci­sément dans la mise sur pied de la constitution autri­chienne à ce moment-là, dans l'orientation prise par la politique autrichienne dès les années 60, 70 qu'il faut chercher la cause du résultat final auquel ont conduit les années que nous vivons.
02036 - Pourquoi ? Eh bien, on a fondé à l'époque un parlement autrichien. À ce parlement sont élus d'emblée le collège des grands propriétaires terriens, le collège des places de marché, des villes et des cen­tres industriels, le collège des communes rurales, rien que des représentants du monde économique. Tous avaient à représenter leurs intérêts économiques au parlement. Et tous de faire des droits, des lois en fonction de leur vie économique. Tout ce qui vit le jour, ce furent des intérêts économiques déguisés en droits. Mais, s'agissant de droit, on a affaire à autre chose qu'en matière de vie économique. En matière de vie économique, on a affaire à des besoins, à la production des marchandises, à la circulation des marchandises, à la consommation des marchandises. Alors que dans le domaine de la vie juridique, on a affaire à ce qui concerne l'homme, indépendamment de tous les autres intérêts, dans la mesure où il n'est purement et simplement qu'homme et, en tant
qu'homme, égal à tous les autres hommes. Les critè­res de jugement sont totalement différents selon qu'on demande : qu'est-ce qui est de bon droit ? ou bien : quelles sont les mesures à prendre pour intro­duire tel ou tel produit dans le circuit de la vie éco­nomique ? L'accouplement contre nature du collège économique et de la vie juridique, tel est le cancer qui a rongé le soi-disant état autrichien.
02037 - On pourrait corroborer ces observations à l'aide de nombreux exemples pris dans les états modernes. Il ne s'agit pas de simplement étudier ces choses, mais de trouver l'angle correct sous lequel on peut s'ouvrir une perspective sur la vraie réalité, sur la trame vivante des choses et non pas sur le politi­quement ou économiquement correct tel que se l'imaginent les gens.
02038 - Ou bien encore, voyez le Reichstag en Allema­gne, de bienheureuse mémoire, ce parlement démo­cratique élu au suffrage universel, dans lequel ont pu figurer en même temps une représentation d'intérêts comme ceux de la ligue des agriculteurs et des repré­sentants d'une communauté uniquement culturelle, comme le centre 1 Nous voyons là s'introduire dans la vie politique pure, par un phénomène de soudure, de fusion, quelque chose qui relève de la seule vie de l'esprit. À quelles situations contre nature cela n'a-t-il pas conduit !