035 -Eh bien, la loi sociale fondamentale qui
est indiquée par l'occultisme est la suivante : « La
santé d'une collectivité d'êtres humains travaillant
ensemble est d'autant plus grande que l'individu
revendique moins pour lui-même les produits de ses
actes de travail, c'est-à-dire qu'il abandonne une
plus grande part de ces produits à ceux qui
travaillent avec lui et que ses besoins sont davantage
satisfaits non pas par ses actes de travail, mais par
les actes de travail des autres membres de la
collectivité. » Toutes les institutions au sein d'une
collectivité d'êtres humains qui contreviennent à
cette loi doivent à la longue engendrer en un point
quelconque la misère et la détresse. Cette loi sociale
fondamentale est valable pour la vie sociale avec une
exclusivité et une nécessité que l'on retrouve
seulement pour quelque loi naturelle que ce soit en ce
qui concerne quelque domaine précis que ce soit où
s'exercent les effets de la nature. Mais on n'est pas
autorisé à croire qu'il suffit de laisser agir cette
loi comme une loi morale générale ou de vouloir la
transformer en la disposition d'esprit portant chacun
à travailler au service de ses contemporains. Non,
dans la réalité, la loi ne vit comme elle est censée
vivre que si une collectivité d'hommes réussit à créer
des institutions telles que jamais personne ne puisse
revendiquer pour lui-même les fruits de son propre
travail et qu'au contraire ceux-ci profitent aussi
intégralement que possible à la collectivité. Lui-même
doit en retour être entretenu par le travail de ses
semblables. Ce qui importe, c'est donc que travailler
pour ses semblables et obtenir un certain revenu
soient deux choses totalement séparées l'une de
l'autre.
036 - Ceux qui s'imaginent être des « hommes de la
pratique » ne feront que sourire de cet « idéalisme à
vous faire dresser les cheveux sur la tête » —
l'occultiste n'a pas d'illusions à ce sujet. Et
pourtant, la loi ci-dessus est plus pratique que toute
autre espèce de loi qui ait jamais été pensée ou
réalisée par des « hommes de la pratique ». En effet,
celui qui étudie réellement la vie peut trouver que
toute communauté humaine qui existe quelque part ou
qui a jamais existé a deux sortes d'institutions.
L'une de ces sortes correspond à cette loi, l'autre y
contredit. En effet, il doit en être ainsi, tout à
fait indépendamment de ce que les hommes le veuillent
ou non. En effet, toute collectivité se désagrégerait
sur le champ si le travail des individus ne venait
abonder l'ensemble. Mais l'égoïsme humain s'est aussi
de tout temps mis en travers de cette loi. Il a
cherché à tirer du travail le plus grand profit
possible pour l'individu. Et seul ce qui procède ainsi
de l'égoïsme a eu de tout temps pour conséquence la
détresse, la pauvreté et la misère. Cela ne signifie
donc rien d'autre sinon que doit toujours s'avérer
non-pratique la partie des institutions humaines qui
est mise sur pied par les « hommes de la pratique »
sous la forme que l'on prend en compte son propre
égoïsme ou celui d'autrui.
037 - Or il ne peut néanmoins pas seulement s'agir
bien sûr que l'on voie le bien-fondé d'une loi telle
que celle-ci, mais la véritable pratique commence avec
cette question : comment peut-on la faire passer dans
la réalité ? Il est clair que cette loi ne dit rien de
moins que ceci : le bien de l'humanité est d'autant
plus grand que l'égoïsme est plus petit. Pour la faire
passer dans la réalité on est donc tributaire de ce
que l'on ait affaire à des hommes qui parviennent à
sortir de l'égoïsme. Mais c'est tout à fait impossible
dans la pratique si la mesure de bien et de mal-être
de l'individu est déterminée en fonction de son
travail. Celui qui travaille pour lui-même doit peu à
peu succomber à l'égoïsme. Seul celui qui travaille
entièrement pour les autres peut devenir petit à petit
un travailleur non égoïste.
038 - Une condition est nécessaire pour cela. Quand un
homme travaille pour un autre il faut qu'il trouve en
cet autre la raison d'être de son travail ; et si
quelqu'un est censé travailler pour la collectivité,
il faut qu'il éprouve et ressente la valeur, l'entité
et la signification de cette collectivité. Il ne le
peut que si la collectivité est encore tout autre
chose qu'une somme plus ou moins vague d'individus.
Elle doit être emplie d'un véritable esprit auquel
chacun ait part. Elle doit être telle que chacun se
dise : elle est juste, et je veux qu'elle soit ainsi.
La collectivité doit avoir une mission spirituelle ;
et chaque individu doit avoir la volonté de contribuer
à ce que cette mission soit remplie. Aucune des idées
abstraites et vagues de progrès dont on parle
habituellement ne peut constituer une mission de ce
genre. Quand elle est seule à régner, un individu
travaillera ici, ou un groupe là, sans qu'ils aient la
vue d'ensemble sur une utilité de leur travail autre
que le fait qu'eux ou les leurs, ou encore peut-être
les intérêts auxquels ils sont tout particulièrement
attachés y trouvent leur compte. Cet esprit de la
collectivité doit être vivant jusque dans le moindre
de ses membres.
039 - De tout temps, ce qui était bon n'a prospéré que
là où était d'une manière quelconque dans sa plénitude
une vie de l'esprit de la collectivité comme celle que
nous avons évoquée. Le citoyen d'une ville grecque de
l'Antiquité, et même encore celui d'une ville libre du
Moyen Âge avait à tout le moins quelque chose comme un
sentiment obscur d'un esprit collectif de cette
nature. Le fait que, par exemple, les institutions
correspondantes n'étaient possibles dans la Grèce
antique que parce qu'on avait une armée d'esclaves qui
accomplissaient le travail pour les « citoyens libres
» et qui y étaient portés non par l'esprit de la
collectivité, mais par la contrainte de leurs maîtres
ne constitue pas une objection à cette affirmation.
Cet exemple peut seulement nous apprendre que la vie
de l'homme est soumise à une évolution. Actuellement,
l'humanité est précisément arrivée à une étape de
celle-ci où une solution de la question sociale
comme celle qui prévalait dans la Grèce antique n'est
plus possible. Même auprès des Grecs les plus nobles,
l'esclavage ne passait pas pour une injustice, mais
pour une nécessité de la vie. C'est pourquoi, par
exemple, le grand Platon pouvait proposer un idéal de
l'État où l'esprit de la collectivité arrive à sa
pleine réalisation par le fait que la majorité que
constituent les hommes qui travaillent est contrainte
au travail par le petit nombre des hommes qui ont la
vue d'ensemble. Mais la tâche du temps présent est de
placer les hommes dans une situation où chacun
accomplit du travail pour la collectivité à partir de
sa propre impulsion intérieure.
040 - C'est pourquoi personne ne doit songer à
chercher une solution de la question sociale valable
pour tous les temps, mais seulement à la forme que
doit prendre son penser et son agir sociaux eu égard
aux besoins immédiats du présent dans lequel il vit.
D'une façon générale, aucun individu ne peut
aujourd'hui inventer ni faire passer dans la réalité
quoi que ce soit de théorique qui pourrait en tant que
tel résoudre la question sociale. Il lui faudrait pour
ce faire avoir le pouvoir de contraindre un certain
nombre d'hommes à se plier aux conditions créées par
lui. Cela ne fait aucun doute : si Owen avait eu le
pouvoir et la volonté de contraindre tous les hommes
de sa colonie au travail qui leur incombait, la chose
aurait pu marcher. Mais à notre époque il ne saurait
précisément être question d'une contrainte de ce
genre. Il faut que soit instaurée la possibilité que
chacun fasse par son libre vouloir ce qu'il est appelé
à faire en fonction de ses aptitudes et de ses forces.
Mais c'est précisément la raison pour laquelle il ne
peut absolument jamais s'agir de ce que l'on doive
agir sur les hommes « de façon théorique » au sens de
la conviction exprimée par Owen qui a été mentionnée
plus haut, qu'on leur communique un simple point de
vue sur la façon dont on peut organiser au mieux les
conditions économiques. Une théorie économique toute
sèche ne peut jamais être une impulsion de lutte
contre les forces de l'égoïsme. Une théorie économique
de ce genre peut un certain temps donner aux masses un
certain élan qui, en apparence, ressemble à de
l'idéalisme. Mais à la longue, ce genre de théories ne
peut être utile à personne. Celui qui inocule ce genre
de théories à une masse d'hommes sans lui donner autre
chose qui soit vraiment spirituel, pèche contre le
sens véritable de l'évolution humaine.
041 - La seule chose qui puisse être une aide, c'est
une vision du monde spirituelle qui par elle-même, par
ce qu'elle est en mesure de proposer, entre dans la
vie des pensées, des sentiments, de la volonté, bref
de toute l'âme de l'homme. La foi qu'a eue Owen en la
bonté de la nature humaine n'est juste que pour une
part, mais pour l'autre part c'est une des pires
illusions. Elle est juste dans la mesure où sommeille
en chaque homme un « soi supérieur » qui peut être
éveillé. Mais il ne peut être délivré de son sommeil
que par une conception du monde qui a les qualités
mentionnées plus haut. Si l'on place des hommes dans
des institutions telles qu'Owen les a inventées, la
communauté s'épanouira sous les formes les plus
belles. Mais si l'on réunit des hommes qui n'ont pas
une conception du monde de cette nature, ce qu'il y a
de bon dans les institutions ne pourra manquer de
dégénérer à plus ou moins brève échéance dé façon
absolument inévitable en quelque chose de mauvais.
Chez des hommes qui n'ont pas de conception du monde
orientée vers l'esprit, les institutions qui justement
favorisent le bien-être matériel doivent en effet
nécessairement produire aussi une intensification de
l'égoïsme et de ce fait engendrer peu à peu détresse,
misère et pauvreté. Cette parole est vraie dans sa
signification la plus profonde : on ne peut venir en
aide qu'à l'individu en lui procurant du pain ; on ne
procure du pain à une collectivité qu'en l'aidant à
accéder à une conception du monde. Car cela ne
servirait non plus à rien de procurer du pain à chaque
individu d'une collectivité. Au bout de quelque temps,
la chose prendrait quand même nécessairement la forme
que beaucoup de gens n'auraient de nouveau pas de
pain.
042 - La connaissance de ces principes enlève il est
vrai bien des illusions à certaines personnes qui
aimeraient se poser en bienfaiteurs du peuple. Car
elle fait du travail pour le bien de la société une
affaire singulièrement difficile. Et de plus, une
affaire où dans certains cas les succès ne se
composent que de tout petits succès partiels mis bout
à bout. La plus grande part de ce qu'aujourd'hui des
partis entiers font passer pour des remèdes dans la
vie sociale perd de sa valeur, s'avère n'être que
duperie et discours, sans connaissance suffisante de
la vie humaine. Aucun parlement, aucune démocratie,
aucune agitation de masse, rien de tout cela ne peut
avoir de signification, pour celui qui plonge son
regard dans les profondeurs, si cela fait offense à la
loi exprimée plus haut. Et toute chose de ce genre
peut avoir une action favorable si cela se place dans
le sens de cette loi. C'est une grave illusion que de
croire que de quelconques députés d'un peuple dans un
quelconque parlement peuvent contribuer à la santé de
l'humanité si leur agir n'est pas disposé dans le sens
de la loi sociale fondamentale.
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