CAPACITÉ DE TRAVAIL, VOLONTÉ DE TRAVAIL ET ORGANISME
SOCIAL TRIPARTITE
Des personnalités de tendance socialiste estiment que
la forme actuelle du profit constitue dans l'économie
un stimulant du travail dont la suppression permettra
l'instauration d'un ordre social plus sain. De tels
penseurs se trouvent dès lors devant une question
pressante: qu'est-ce qui engagera les hommes à
consacrer leurs capacités et leurs énergies à la
production économique quand celle-ci ne leur offrira
plus la satisfaction égoïste du profit personnel? On
ne peut pas dire que les partisans de la socialisation
accordent à cette question toute l'attention qu'elle
mérite. Exiger qu'à l'avenir l'homme ne travaille plus
pour lui-même mais pour la communauté reste une vaine
exhortation tant que l'on n'aura pas une connaissance
réelle de ce qui peut déterminer les âmes à reporter
sur une cause commune le dévouement qui jusqu'ici
servait leur intérêt i personnel. On peut s'imaginer
que la répartition du travail de chacun, régie par
l'administration centrale, permettrait aussi une
répartition équitable des produits du travail par
cette administration centrale. Mais c'est une
illusion. Cette hypothèse tient certes compte d'un
besoin de consommation qui doit être satisfait; mais
elle néglige le fait que la simple connaissance de ces
besoins reste loin d'engendrer en l'homme le
dévouement à la production, s'il doit produire pour la
communauté et non pour lui-même. L'homme n'éprouve
aucune satisfaction à savoir qu'il travaille pour la
société. C'est pourquoi ce savoir ne lui servira pas
de stimulant.
Si l'on veut supprimer le profit égoïste comme
stimulant du travail, il faut le remplacer par un
autre. Si le dynamisme du circuit économique se fonde
sur d'autres éléments que le profit personnel,
l'administration ne dispose d'aucune prise sur la
volonté de travail. Par le fait même de cette
impuissance elle répond à une exigence sociale
ressentie par une grande partie de l'humanité parvenue
au stade actuel de l'évolution: le refus de travailler
par contrainte économique. Les hommes de cette
catégorie voudraient travailler pour des mobiles plus
conformes à la dignité humaine. Sans doute chez
beaucoup d'entre eux ce désir se trouve-t-il encore à
l'état d'impulsion inconsciente, instinctive; mais
dans la vie sociale, ces impulsions inconscientes ont
une portée bien plus grande que les idées consciemment
exprimées. Les idées conscientes sont souvent issues
d'une incapacité de voir clair en soi-même. 'occuper
seulement de ces idées c'est rester à la surface des
choses. Il faut donc ne pas se leurrer sur des idées
superficielles et prêter attention aux aspirations
réelles et profondes de l'humanité. Il est
incontestable, :Vautre part, qu'à notre époque,
mouvementée, dans
la vie sociale, de bas instincts se déchaînent. Mais e
invoquant contre elle les agissements de tels
instincts, on ne saurait étouffer la revendication,
justifiée, d conditions d'existence plus conformes à
la dignité humaine.
Si la structure économique ne comporte plus de
stimulant direct de la volonté de travail, cette
action stimulante devra émaner d'un autre secteur de
l'organisation sociale. La conception de l'organisme
social tripartite tient compte du stade actuel de
notre évolution en réduisant la vie économique aux
seuls processus économiques. Les organes
administratifs de l'économie seront en mesure de
fournir des renseignements précis sur les besoins de
la consommation, la meilleure méthode de distribution,
la nécessité d'augmenter ou de diminuer tel secteur de
production. Mais ces informations techniques
n'engendrent pas la productivité subjective; de même,
l'administration n'aura pas les moyens d'instaurer un
système d'éducation et d'enseignement cultivant les
facultés individuelles qui sont la source de
l'activité économique. Dans le cadre de l'ancien
système économique ces facultés étaient cultivées dans
l'espoir du profit. personnel. Les injonctions émanant
d'une administration à caractère purement gestionnaire
sont impuissantes à stimuler le développement des
facultés individuelles tout comme elles sont
impuissantes à mobiliser la volonté de travail des
individus. La conception de l'organisme social
tripartite veut éviter cette erreur. Par la vie
culturelle autonome elle veut offrir à l'individu un
champ d'expérience directe où il acquiert une
connaissance vivante de la société humaine pour
laquelle il est appelé à travailler. Il y apprend à
apprécier les rapports de structure entre le travail
individuel et l'ensemble de l'ordre social, et
parvient à aimer son propre travail en raison
de sa valeur pour la collectivité. La vie culturelle
autonome, telle que la conçoit la tripartition,
prépare le terrain à des forces nouvelles qui
prendront le relais des mobiles égoïstes entretenus
par l'appât du gain. L'autonomie de la vie culturelle
est la condition indispensable à l'éclosion d'un amour
de la société humaine comparable à l'amour qu'apporte
l'artiste à la création de ses oeuvres. Si nous ne
sommes pas prêts à cul!tiver cet amour dans
l'autonomie de la vie de l'esprit, nous ferons mieux
d'abandonner l'espoir d'une réorganisation sociale.
Qui doute de la perméabilité des . hommes aux forces
de l'amour remet nécessairement en question la
possibilité d'exclure le profit personnel de la vie
économique. Qui ne peut croire que l'autonomie de la
vie culturelle engendre cet amour dans les âmes ignore
que la passion du gain n'est pas une qualité inhérente
à la nature humaine, mais résulte de la subordination
de la vie spirituelle à l'Etat et à l'économie.
L'opinion courante que la tripartition reste
irréalisable avec les hommes d'aujourd'hui, se fonde
sur cette erreur. En réalité, l'organisme social
tripartite exerce une action pédagogique qui rend les
hommes différents de ce qu'ils étaient par suite du
système ancien d'économie politique.
De même que la vie culturelle autonome engendrera 'les
impulsions nécessaires au développement des facultés
individuelles, l'organisation juridique fondée sur une
constitution démocratique fournira le ressort
indispensable à la volonté de travail. Dans un
organisme social où la sauvegarde des droits
personnels deviendra un acte de réciprocité entre
individus majeurs et responsables, les rapports ainsi
établis auront le pouvoir d'enflammer la volonté de
travailler «pour la communauté». Il ne faudrait pas
oublier que la qualité des apports humains est la
condition préalable à tout
sentiment de solidarité, et que cette solidarité peut
s manifester dans la volonté de travail. La
réalisation d'un Etat constitué de la sorte permettra
à chaque individu de s'intégrer de façon organique et
en toute connaissance de cause dans le champ des
activités communes. Chacun connaîtra la raison de son
travail et de ce fait éprouvera le désir de travailler
dans une communauté à laquelle il sait appartenir de
par sa volonté.
Quiconque accepte l'idée de l'organisme social
tripartite se rend compte que la société coopérative
de structure étatique visée par le socialisme
d'orientation marxiste ne peut créer le ressort
indispensable à la capacité et à la volonté de
travail. Fort de cette certitude il s'opposera à ce
que la réalité concrète de l'ordre social fasse
oublier l'essence profonde de l'être humain. Une
pratique de la vie digne de ce nom ne saurait s'en
tenir aux seules institutions concrètes; elle doit
tenir compte à la fois des possibilités actuelles et
futures de l'être humain.
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