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Collection: 04 - LA VIE ECONOMIQUE ASSOCIATIVE
Sujet: Une association peut à peine prévoir le prix des lettres de Goethe.
 
Les références Rudolf Steiner Oeuvres complètes GA340 185-191 (1979) 05/08/1922
Traducteur: Editeur: EAR

 

13001 - Afin de comprendre les notions dont nous avons parlé hier, il sera nécessaire d'examiner encore d'autres facteurs du processus économique, qui interviennent dans l'estimation des valeurs économiques et qui nous montrent la grande difficulté qu'il y a à évaluer en terme d'économie, ce qui émane de l'esprit humain. Je ne veux pas vous apporter un exemple tout à fait abstrait, mais je le présenterai de manière à ce que sa réalité sous-jacente n'altère pas sa valeur pour nos considérations.
13002 - Voyez-vous, il peut très bien se produire les choses suivantes. Au cours d'une période déterminée, un écrivain montre certaines qualités qui contribuent à sa célébrité de son vivant et l'augmentent encore après sa mort. Un homme, parmi ses admirateurs, pense que l'intérêt pour cet écrivain pourrait croître dans un proche avenir. Cet homme est même certain — du moins risque-t-il la pensée — que, dans une vingtaine d'années, l'intérêt pour cet auteur atteindra des proportions encore plus grandes. Il estime même, se basant sur les habitudes de ses contemporains, que des archives seront constituées et que l'on rassemblera les manuscrits de cet écrivain. Un certain nombre d'indices viennent confirmer cette éventualité et font entrevoir à cet homme astucieux, quel intérêt il y aurait à acheter, dès maintenant, les manuscrits et les autographes, en profitant pour l'heure de leur prix très modique. Se trouvant en compagnie, il entend diverses personnes parler de placements possibles pour leurs économies. «Je ne suis pas tellement porté sur la spéculation », dit l'un d'eux, « je me contenterais d'un intérêt normal.» «Je ne me contenterais pas d'un intérêt normal », dit un autre, « je préfère acheter des titres de telle ou telle mine.» Cet homme est déjà un peu plus spéculatif, il achète donc des papiers-valeur. Mais le troisième, notre homme aux autographes, donne son avis et annonce son intention d'acheter les meilleurs titres du monde, les moins chers et qui, d'autre part, prendront le plus de valeur. Mais il ne leur dit pas de quoi il s'agit — le secret fait évidemment partie de l'opération. Et le voilà qui achète sans relâche le plus possible de ces manuscrits. Vingt années plus tard il les revend au multiple du prix, soit directement à la collection des archives, soit à des intermédiaires qui, eux, revendront aux archives. Des trois personnes, c'était bien lui le plus grand spéculateur.
13003 - C'est un exemple parfaitement réaliste. Je ne l'ai pas choisi pour cela, mais il est certain que le cas s'est déjà produit. Ce qui le caractérise c'est qu'il décrit un transfert important de valeurs économiques. Nous devons donc nous demander quels facteurs sont intervenus dans ce transfert de valeurs. D'abord il y a l'idée de tirer parti de la renommée croissante de cet écrivain, dont le signe tangible est déjà la création d'un musée qui lui est destiné. D'autres facteurs sont alors venus s'ajouter au premier, notamment que tous les documents se retrouvent en une seule main — ce qui compte beaucoup pour la fortune —, c'est le secret, personne n'a eu la même idée. Le résultat est que notre homme a réalisé un gain énorme.
13004 - Mon but, en vous racontant cette histoire, était surtout de vous faire remarquer la complexité du phénomène, la nature des facteurs de la détermination d'une valeur, et la difficulté de les saisir tous à la fois. Il faut que maintenant nous nous posions la question suivante : n'est-il donc pas possible de saisir ces facteurs de formation de la valeur ? Vous vous direz sans doute que, dans la plupart des cas, au quotidien, il existe certainement des gens doués d'un bon jugement, réunis en associations et capables de discerner suffisamment ces facteurs pour les mettre en chiffres. Mais il y aura toujours énormément d'éléments, souvent même les plus significatifs dans l'appréciation des valeurs, échappant au bon jugement, et dont la compréhension requiert d'autres moyens.
13005 - Nous avons vu que la nature doit être transformée par le travail humain, qu'elle doit être, en quelque sorte, liée au travail humain pour acquérir une valeur économique. Au départ, dans une économie fondée sur la division du travail, le produit de la nature n'a d'abord aucune valeur. Si nous réfléchissons au fait que la valeur apparaît au cours de l'union du travail et de la substance naturelle, nous parviendrons, même si ce n'est d'abord qu'à un genre de formule algébrique, à un aspect fonctionnel de la formation de la valeur. Nous verrons facilement en quoi cette formation de la valeur n'est pas la simple réunion du travail et de l'élément naturel, ni la seule modification de l'élément naturel ; il s'agit bien d'une fonction plus compliquée que la simple addition. Quoiqu'il en soit, nous nous en tiendrons à ce que nous avons déjà dit : pour l'immédiat, la valeur économique prend naissance au moment où le produit de la nature est saisi par le travail humain.
13006 - Le tout premier degré de cette prise en charge du produit de la nature par le travail humain commence avec la mise en culture du sol. Il nous faut considérer l'exploitation du sol comme le point de départ de toute économie ; c'est la condition préalable au reste de l'économie. Je ne veux pas le répéter aujourd'hui, cela ressort des conférences précédentes. Vous venez de voir, en effet, qu'une opération qui permet, par exemple, un transfert de valeurs, agit également sur le mouvement des valeurs de l'économie dans son ensemble. Mais comment devrons-nous nous comporter, si nous voulons rechercher à quoi une telle opération peut être comparée ? Si, d'un côté, nous admettons la multiplication `nature x travail' comme la valeur adéquate ou n'importe quelle autre fonction, comme je l'ai dit, nous devrions alors trouver quelque chose de comparable dans cette opération. Mettre en comparaison l'esprit et la nature, cela ne se peut décidément pas ; vous auriez bien du mal à y trouver quelque chose de commun, et encore moins en terme d'économie du seul fait déjà qu'il s'y attache un élément extraordinairement subjectif.
13007 - Considérons une économie de village toute simple que je supposerai vivre en autarcie, et ignorons délibérément les marchés et les villes. On peut très bien imaginer sa vie, du moins partiellement. Elle consiste en une activité productrice exercée par des paysans, des ouvriers agricoles, des artisans, ceux qui pourvoient à leur habillement par exemple, et les autres, mais pas du tout de prolétaires — il n'y en a pas encore, notre réflexion ne s'attardera pour le moment pas à cela, car ce qui les concerne viendra plus tard. Il y aura dans ce village un ou deux instituteurs, un ou deux prêtres ; ceux-ci devront vivre, si nous avons une économie villageoise pure, de ce que les autres habitants leur céderont de leur propre production. Et la vie spirituelle libre qui se développera, se déroulera autour des prêtres et des instituteurs, auxquels on ajoutera éventuellement l'administrateur communal. Et nous devons nous poser la question : comment arriverons-nous à déterminer des valeurs dans un circuit économique aussi simple ?
13008 - Il n'y aura guère d'autre vie spirituelle libre, car le village vivant en autarcie, on ne peut s'imaginer qu'un instituteur ou un prêtre devienne romancier, car il ne vendrait guère de livres dans une économie de village fermée. Nous pourrions imaginer, à la rigueur, qu'un romancier pourrait gagner quelque chose en sachant éveiller auprès des artisans une curiosité particulière pour ses romans. Il pourrait alors même susciter une petite industrie, n'est-ce pas ? Cela exigerait en tous cas une fortune, et ne semble pas réalisable, sans autre, dans une économie aussi exiguë. Ceci, pour montrer que la vie spirituelle libre a besoin de certaines conditions préalables pour s'épanouir. Néanmoins, la seule présence d'un prêtre, d'un instituteur et d'un administrateur communal suffit à ce qu'une évaluation des prestations du travail de l'esprit soit établie, car, en terme d'économie, ce sont bien des travailleurs de l'esprit.
 
13009 - Quelle est la condition préalable permettant aux travailleurs de l'esprit de vivre dans un village ? Il faut que les gens envoient leurs enfants à l'école et qu'ils ressentent eux-mêmes un besoin religieux. Les besoins de l'esprit constituent la condition préalable. Sans quoi les travailleurs de l'esprit ne seraient pas là. Et nous devons nous demander comment ces travailleurs de l'esprit vont, de leur côté, évaluer leurs prestations, les sermons du haut de la chaire et l'enseignement, qui ont leur valeur, au sens économique ? Comment les estimera-t-on dans le circuit économique ? C'est une question fondamentale.
13010 - Nous ne pourrons le déterminer qu'après avoir examiné la nature des travaux que doivent accomplir les autres. Or ces personnes doivent fournir un travail physique. Et c'est grâce à ce travail corporel qu'elles créent des valeurs économiques. S'il n'existait aucun besoin de sermon ou d'enseignement, les prêtres et les instituteurs devraient aussi travailler physiquement. Tout le monde devrait travailler physiquement, et il n'y aurait pas de vie spirituelle. Nous n'aurions pas besoin de parler de l'évaluation de prestations spirituelles. Nous parvenons à cette évaluation quand nous constatons que les prêtres et les instituteurs doivent être déchargés du travail de production naturelle ; car pour qu'ils puissent se consacrer à un travail tout de même désiré par les autres, ils doivent être dispensés du travail physique. Ainsi nous pouvons introduire dans la réflexion quelque chose que l'on peut comprendre de façon générale. Car supposons, en effet, que les besoins du village se limitent à la moitié des sermons ou à la moitié de l'enseignement scolaire. Que se passerait-il ? Comme on ne peut pas engager une moitié de prêtre ou d'instituteur, celui-ci devra consacrer une partie de son temps à des travaux de production. Nous voyons, par ce raisonnement, que la détermination de la valeur des occupations de ces deux travailleurs spirituels sera possible, dès que nous saurons de quelle quantité de travail physique ils ont pu être dispensés. Cela donne la mesure de la valeur de leur travail. L'un fournit un travail physique, l'autre en est dispensé, et sa prestation spirituelle sera estimée selon la quantité de travail physique dont il a été dispensé en raison de son travail spirituel. Vous voyez ainsi que dans les deux domaines de l'économie — en terme d'économie, un sermon en chaire doit également avoir une valeur — notre raisonnement permet de déterminer leur valeur. La valeur du sermon est donc estimée selon le travail épargné d'un côté et appliqué de l'autre.
13011 - Ceci concerne toute la vie spirituelle. Que signifie, au sens économique, le travail d'un peintre qui peint un tableau, travail qui peut, disons, durer dix ans ? Cela signifie, pour le peintre, que ce tableau acquiert une valeur s'il lui est permis de travailler à nouveau pendant dix ans sur une nouvelle toile. Or, cela n'est possible que si tout travail physique sur une autre production lui est épargné pendant dix ans. Le tableau aura pour le peintre une valeur correspondant à dix ans de travail physique. Vous pouvez envisager des cas aussi compliqués que celui que je vous ai présenté au début de cette conférence, vous arriverez toujours au même résultat. Dès lors que nous cherchons à estimer un travail spirituel, nous parvenons au même résultat, celui de la valeur du travail épargné.
 
13012 - La grande erreur des marxistes a été de ne considérer le problème que sous son aspect corporel, comme une somme de travail cristallisé dans le capital, un produit lié au travail. Lorsqu'un artiste peint un tableau, l'esprit qu'il y mêle pendant dix ans est certainement lié à son ouvre, mais vouloir chiffrer sa valeur, c'est dire que l'esprit est du travail intérieur humain transformé. C'est un non-sens. On ne peut sans autre comparer le spirituel avec le naturel. Si je fournis une prestation spirituelle, il ne s'agit pas d'y voir une quelconque somme de travail accumulée. Le travail ainsi fourni n'est pas saisissable du point de vue économique. Il se peut que la part du travail physique y soit très faible. Ce qui relève du travail physique entre dans la définition du travail corporel. Ce qui confère de la valeur à la prestation du peintre est le travail physique dont les autres le dispensent.
13013 - Ainsi, d'un côté du processus économique nous avons la force créatrice de valeur constituée par le travail appliqué et apporté au produite — le produit attire le travail. De l'autre côté, le produit rayonne du travail, occasionne le travail ; la valeur préexiste, elle provoque le travail.
13014 -Or, de ce fait seulement, nous sommes maintenant à même — puisque nous avons une donnée comparable, à savoir le travail, des deux côtés — de mettre les choses réellement en relation. Nous pouvons dire dans un cas que la valeur est égale à la `nature multipliée par le travail', soit : y = n • t. Dans le second cas nous devons dire : `travail soustrait à l'esprit', soit : v = e — t. Ces deux équations visent deux directions opposées. Le travail corporel n'a de sens que pour autant que celui qui veut l'introduire dans le circuit économique l'exécute lui-même. Mais ce qui dans la sphère de l'esprit, entre en relation avec la prestation est un travail qui est fait par l'un pour l'autre. C'est donc, en effet, un élément qui s'inscrit avec un signe négatif dans le processus économique.
(e Ndt: Nous avons traduit «Produkt» par produit, dans l'idée que tout produit de la nature ou non, fini ou semi-fini peut être la matière première ou le moyen de production pour l'étape suivante.)