01020 - Réciproquement, nous
organiserons la vie économique sur des bases qui lui
soient propres. Ce n'est pas une phrase en l'air, vous
allez en voir des applications concrètes. Supposez un
instant que vous venez de placer la vie économique sur
ses propres bases, vous l'avez soustraite à l'emprise
de l'Etat, votre premier soin ayant été d'enlever à
l'Etat une fonction des plus concrètes.Vous allez donc
lui enlever la monnaie, la gestion de la monnaie. Vous
devez restituer cette fonction à la vie économique.
Sur les divers territoires où les hommes sont passés,
par leur travail, de l'économie naturelle à l'économie
basée sur l'argent, leur premier soin a été de choisir
un signe monétaire qui puisse devenir un intermédiaire
entre la marchandise et la valeur fiduciaire de cette
marchandise. Les économistes ne cessent de discuter
pour savoir si l'argent a une simple valeur
fiduciaire, si un billet de banque n'est qu'un chèque,
ou si l'argent est une marchandise. Une telle
discussion peut durer très longtemps car l'argent est
à la fois l'un et l'autre. D'un côté, l'argent est une
marchandise car il sert d'intermédiaire dans le
processus économique. De l'autre, il est une valeur
fiduciaire, puisque l'Etat fixe la valeur de sa
monnaie par une loi. Mais qu'elle soit l'une ou
l'autre, la monnaie doit être restituée entièrement à
la vie économique.
Il y aura une autre réforme à
introduire, mais il faudra le faire très
progressivement. Elle devra intervenir sur le plan
international. Cela demandera beaucoup de temps car
l'Angleterre, nation servant de pilote pour le
commerce mondial et à qui nous devons d'avoir une
monnaie basée sur l'or, n'abandonnera pas facilement
l'étalon or. Cela demandera donc beaucoup de temps. A
ce moment, l'organisation économique ayant été mise
sur un pied d'indépendance vis-à-vis de l'Etat, une
fois chargée de la gestion de la monnaie et de tout le
système monétaire, cette organisation n'aura plus
besoin d'avoir une marchandise «or» comme moyen
d'échange intermédiaire entre les autres
marchandises. L'organisation économique n'aura pas
besoin de cela. L'organisation économique se servira
toujours de l'or, mais pour permettre les échanges
internationaux. On s'apercevra à ce moment que la
seule base permanente et solide, la véritable base de
toute la vie économique, peut servir en même temps de
base pour fixer la valeur de la monnaie. L'or est
devenu une monnaie uniquement pour avoir été considéré
progressivement par les hommes comme une marchandise
particulièrement recherchée, ils se sont donc mis
d'accord pour apprécier la valeur de l'or, pour lui
donner une valeur. Peut-être que cette affirmation
vous paraîtra peu sérieuse; elle l'est en tout cas
davantage que celles des économistes chevronnés. La
valeur de l'or repose uniquement sur un accord tacite
des hommes au sujet de cette valeur. On pourrait
choisir d'autres matières et leur donner une valeur.
Mais la centralisation des trois organisations
sociales aura toujours pour effet de donner
constamment une valeur fictive, dans la vie
économique, à toute matière-étalon qui pourrait être
choisie.
Donc l'or n'a, en réalité, qu'une
valeur fictive. Vous ne pouvez pas vous nourrir avec
de l'or. Si personne ne vous donne quelque chose en
échange, vous ne pouvez évidemment pas vivre avec de
l'or. Sa valeur résulte donc seulement d'une
convention tacite. On n'en a pas besoin pour régler
les transactions à l'intérieur d'un pays. Dans les
échanges internationaux, son seul usage est de
permettre certaines compensations, impossibles à
assurer autrement, faute de pouvoir disposer de la
confiance nécessaire. Mais la valeur fictive
attribuée à un certain métal cessera d'exister dès que
la circulation de l'argent sera retirée à l'Etat pour
être confiée à l'organisme économique. L'Etat ne
reposera plus que sur le Droit pur, sur la base des
relations qui peuvent s'établir, d'homme à homme,
dans un régime démocratique.
01021 - L'Etat possède un certain
trésor, exprimé en valeur or, lorsque des signes
monétaires ou de la monnaie fiduciaire sont en
circulation. Que se passera-t-il, lorsque la triple
organisation aura remplacé la valeur apparente de l'or
par une autre valeur réelle? A ce moment, la
couverture de la monnaie en circulation sera
constituée par une valeur qui ne pourra pas appartenir
à un seul individu en particulier, cette valeur aura
été constituée grâce au travail de chacun, elle aura
de plus une même valeur pour tous les hommes vivant au
sein du même organisme social: l'ensemble des moyens
de production remplacera l'or, l'ensemble de tous les
moyens, susceptibles de conférer à une chose le
caractère de marchandise, remplacera l'or. Ainsi les
moyens de production entreront en circulation dans le
courant économique tout comme la production
spirituelle l'est déjà. Ils prendront ainsi peu à peu
le caractère de couverture de la monnaie qui leur
convient.
01022 - Ces raisonnements sont très
compliqués si on veut les conduire scientifiquement.
Il faudrait donner des explications en termes
d'économie politique et, naturellement, je n'ai pas
l'intention de le faire ici, bien qu'il soit tout à
fait possible d'y arriver. Je préfère vous donner ici
un exemple concret illustrant bien ma pensée. Le
voici: il m'est arrivé personnellement de me trouver
en présence d'une sorte de monnaie très curieuse et
dont je crois vous avoir déjà parlé ici. Cette monnaie
très spéciale consistait en lettres et en manuscrits
de Goethe. J'ai connu une, et même plusieurs
personnes, qui se comportèrent à cette occasion, en
financiers très avisés. Elles se mirent, dans la
période allant de 1850 à 1880, à acheter très bon
marché des lettres et des manuscrits de Goethe. On les
obtenait alors à bas prix. Elles avaient fini par en
avoir une bonne quantité.
Puis vint un temps, il ne se
trouvait plus alors aucun manuscrit à acheter, où, par
suite de circonstances que je ne vous décrirai pas
ici, les lettres et les manuscrits de Goethe acquirent
une grande valeur. Les détenteurs de ces documents se
mirent à les revendre. Ce fut comme si l'argent leur
tombait du ciel. La valeur des lettres et manuscrits
avait augmenté considérablement en vingt ou trente
ans. Un des spéculateurs m'a affirmé qu'aucune valeur
boursière n'avait pris autant de valeur, dans le même
laps de temps, que les papiers de Goethe. Elles
étaient devenues les valeurs-papiers les plus
intéressantes et avaient pris le caractère d'une
monnaie. On retirait de grosses sommes de leur vente.
Réfléchissez bien maintenant à la cause de ce
phénomène. Il était dû à des circonstances
complètement différentes de celles qui avaient marqué
son origine. Vous serez bien d'accord, ces lettres
avaient peut-être une grande valeur spirituelle pour
leur destinataire, lorsque Goethe les a écrites.
Pourtant, personne ne les a achetées à ce moment.
Elles n'étaient pas encore des papiers-valeurs. On
n'aurait pas pu s'en servir pour acheter du pain.
Monsieur von Loeper qui acheta des lettres de Goethe
vers 1850, aurait pu, par contre, acheter beaucoup de
pain en 1895, lorsqu'il les revendit. Elles s'étaient
changées en bel et bon argent. La manière dont la
monnaie usuelle se comporte dans l'organisme
économique n'est pas différente de celle des lettres
de Goethe, une fois introduites dans cet organisme. La
valeur des papiers sur lesquels l'écriture de Goethe
figurait dépendait d'un phénomène social, de
l'ascension de la célébrité de Goethe entre les années
1850 et 1890. Il faut d'ailleurs bien connaître
l'organisme social si l'on veut prévoir ces montées
prodigieuses intéressant des objets semblant tout
d'abord n'avoir aucune valeur dans le processus
économique et qui se mettent à en avoir une.
01023 - La revendication habituelle
des démocrates-sociaux (NDT Il s'agit de
la dénomination d'un parti politique allemand à
cette époque.) tendant à la mise en commun des
moyens de production aurait pour conséquence naturelle
une paralysie des capacités et des aptitudes
spirituelles des hommes. Sa mise en application est
donc impossible. Il vous suffira de considérer un cas
à titre d'exemple, choisi parmi tous ceux que vous
pourriez imaginer: un individu ayant des aptitudes
intéressant un secteur quelconque de l'économie devra
pouvoir entrer librement en compétition dans la
recherche des capitaux dont il pourra avoir besoin, en
particulier des capitaux constitués par des économies
amassées en vue d'un prêt. Je me bornerai au cas où
aucun intermédiaire n'entre en ligne de compte, pour
simplifier les choses. Notre homme devra pouvoir
exprimer certaines prétentions pour tenir compte des
prestations spirituelles qu'il peut fournir, de ses
aptitudes comme chef et comme dirigeant d'une
entreprise. Un contrat véritable est alors établi
entre le donneur de travail et le preneur de travail;
je considère que les contrats usuels aujourd'hui ne
sont que des simulacres de contrats. A ce moment, le
donneur de travail s'apercevra que ses intérêts sont
le mieux défendus dans la mesure où l'entrepreneur
assure, par ses qualités personnelles, une excellente
gestion de l'entreprise, mais sans en avoir la
propriété. Ce résultat sera obtenu lorsque
l'entrepreneur, dès le départ, aura pu préciser
librement ses conditions, en les adaptant à son
aptitude spirituelle, et aura pu en discuter avec les
ouvriers. Si ses prétentions ne sont pas justifiées,
l'entrepreneur devra les réduire. Mais, au départ,
elles doivent pouvoir être formulées en toute liberté.
Si l'entrepreneur ne trouve pas de clients, il devra,
bien entendu, céder sur les conditions. Quelle
conclusion allons-nous tirer de tout cela?
L'entrepreneur n'a d'autre profit
que la part convenue à l'avance, cette part pouvant
d'ailleurs, si le travail augmente, être majorée en
conséquence. Mais elle conserve le caractère d'un
intérêt. A côté de cela il faut considérer la
productivité du moyen de production, le profit, qui
est une chose inhérente à l'entreprise. Ce sont deux
choses très différentes, la production due à la valeur
spirituelle de l'entrepreneur et celle provenant de la
nature de l'entreprise. Il n'y a là rien de comparable
entre le fait d'apporter son travail pour mettre en
oeuvre un moyen de production existant et le fait
d'investir des économies capitalisées pour développer
la productivité du moyen de production.
01024 - Je place dans une fabrique
un certain capital provenant de sommes économisées par
moi-même. Cette action est tout différente de celle
que j'aurais pu accomplir en achetant un ameublement
pour ma chambre, par exemple. Si j'investis le capital
dans une fabrique, après l'avoir économisé, j'ai
travaillé pour l'organisme social. Si je m'achète un
ameublement, je fais travailler l'organisme social
pour moi. Dans un organisme social sain, dans un cas
comme dans l'autre, ces deux choses, capital et
ameublement, travailleront à ma place. Mais il faut
bien les distinguer l'une de l'autre, dans un
organisme social sain. Ce n'est pas le cas aujourd'hui
dans notre organisme social malade. Ne me faites pas
dire que personne ne doit s'acheter un ameublement. Je
pense cependant qu'un tel achat signifie, dans un
organisme social sain, tout autre chose que ce que
nous nous imaginons actuellement. Aujourd'hui, nous
pouvons nous le représenter comme une exploitation
abusive. Par la suite, nous en viendrons à le
considérer en vue d'une utilisation personnelle de
l'ameublement, dans le but de nous en servir, non pas
pour en profiter nous-mêmes, mais pour nous permettre,
grâce à cet ameublement, de produire quelque chose,
n'importe quoi, au profit de l'organisme social. Le
concept du «moyen de production» ainsi élargi, sera
placé sur une base saine dans un organisme social
également sain.
|