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Sujet: Émancipation de la justice et de la division du travail du commandement

 

Les références: in Rudolf Steiner Oeuvres complètes 340 p40 à p49 éd 1979 - 21/07/1922
...........................COURS D'ECONOMIE

Traducteur: Jean-Lambert Des Arts et Jean-Marie Jenni Editeur: Editions Anthroposophiques Romandes

 

Nous prendrons l'affaire par un tout autre bout. Il en est de même en économie, nous portons l'action sur un autre côté. Ainsi, la chose devient pratique et nous pouvons dire : la science économique est à la fois une science théorique et une science pratique. Il s'agira de réunir théorie et pratique.
007 - Voici donc le premier aspect de la science économi­que. Sur l'autre aspect, j'avais attiré l'attention il y a de nombreuses années mais sans succès véritable, notam­ment dans un article du début du siècle déjà, intitulé Théosophie et question sociale. Il resta sans impact, faute d'avoir été saisi par des praticiens qui auraient pu agir en conséquences. Suite à l'indifférence dans laquelle il est tombé, je ne l'ai pas poursuivi et j'ai cessé de le publier. On ne peut qu'espérer que ce sujet trouvera davantage de compréhension et que les conférences de ces jours-ci y contribueront. Mais, si nous voulons comprendre de quoi il s'agit, nous devons introduire une brève considération historique.
008 - Si vous vous reportez quelque peu en arrière dans l'histoire de l'humanité, jusqu'aux 15e et 16e siècles, les questions d'économie, telles que nous les voyons aujourd'hui, n'existaient pas du tout. J'en ai fait la remarque dans ma première conférence. La vie éco­nomique, dans l'ancien Orient par exemple, s'est dé­roulée en grande partie de façon instinctive, sous l'influence de certaines conditions sociales qui avaient formé des castes, des classes sociales. Entre les hom­mes s'étaient établis des rapports qui engendraient une sorte d'instinct enjoignant à l'individu la manière d'agir en économie. Là reposaient, pour une grande partie, les impulsions de la vie religieuse qui étaient alors encore si fortes qu'elles réglaient et ordonnaient aussi la vie éco­nomique. Si vous étudiez attentivement l'histoire de la vie dans l'ancien Orient vous verrez qu'il n'existe nul part de délimitation nette entre les commandements re­ligieux et ce qui doit être accompli sur le plan éco­nomique. Les préceptes religieux s'étendaient souvent dans le domaine économique, en sorte qu'alors la ques­tion du travail, celle de la circulation sociale des fruits du travail ne se posait même pas. Dans un certain sens le travail était exécuté instinctivement ; et le fait que l'un travaille davantage ou moins que l'autre ne soulevait, dans les temps qui ont précédé la civilisation ro­maine, aucune question, en tout cas aucune question publique importante. Les exceptions à cette situation d'alors sont négligeables en regard de l'évolution géné­rale de l'humanité. Nous trouvons encore chez Platon une optique sociale semblable, qui considère en somme le travail comme allant de soi. On réfléchissait aux im­pulsions sociales éthiques et sages que Platon avaient formulées, lesquelles n'incluaient toutefois pas le tra­vail.

009 - Cela changea progressivement dans la mesure où les impulsions religieuses et éthiques cessaient de condi­tionner les instincts économiques, pour se limiter de plus en plus à la vie morale, aux préceptes de la con­duite des sentiments à l'égard de son prochain, ou en­core à l'égard des puissances suprahumaines, etc. Le point de vue ou le sentiment grandissait parmi les hommes — si je puis me permettre cette image — que les prêches n'avaient plus à leur prescrire la manière de travailler. Et c'est alors seulement que le travail ou, plus exactement, l'intégration du travail dans la vie sociale commença à poser problème.
010 - Toutefois l'intégration du travail dans la vie sociale ne fut historiquement pas possible sans l'apparition de ce qu'on appelle le droit. Ainsi, historiquement, nous voyons naître simultanément l'évaluation du travail individuel et le droit. Pour des époques très reculées de l'humanité, nous ne pouvons parler de droit dans le sens ou nous l'entendons aujourd'hui, vous ne pouvez le faire qu'à partir du moment ou le droit se sépare du commandement religieux. Dans les temps les plus an­ciens le commandement religieux est un tout cohérent, il règle tout, y compris ce qui relève du droit. Mais par la suite, la prescription religieuse se réduit progressive­ment pour se limiter au domaine de la vie de l'âme, et le droit s'affirme pour tout ce qui est de la vie extérieure. Ceci se déroule au cours d'une certaine période histori­que où des rapports sociaux tout à fait particuliers se sont formés. Cela nous conduirait trop loin de les dé­crire maintenant avec plus de précision ; mais il serait intéressant d'étudier tout spécialement comment, dans les premiers siècles du Moyen Âge, les rapports juridiques et les rapports de travail se sont séparés des orga­nisations religieuses — au sens large, bien entendu — dans lesquelles ils étaient précédemment plus ou moins inclus.
011 - Or, cela entraîne une conséquence particulière. Aussi longtemps que les prescriptions religieuses pré­valent pour l'ensemble de la vie sociale de l'humanité, l'égoïsme ne crée pas de dommage. Ceci est quelque chose d'extraordinairement important pour la compré­hension des processus sociaux et économiques. L'égoïsme n'est pas nuisible, quelle que soit la tendance égoïste de l'individu, tant que l'organisation religieuse, telle qu'elle régnait autrefois d'une manière très stricte en Orient, a pour effet d'intégrer l'homme, en dépit de son égoïsme, d'une manière favorable dans la vie so­ciale. L'égoïsme commence à prendre de l'importance dans la vie des peuples dès le moment où le travail et le droit se distinguent des autres impulsions sociales, des autres courants sociaux. Ceci explique pourquoi à notre époque, où justement le travail et le droit tendent à s'émanciper, l'esprit humain s'efforce, bien que d'une manière inconsciente, de juguler un égoïsme humain devenu actif, dans le but de le placer correctement dans la vie sociale. Cette tendance atteint son point culmi­nant dans la démocratie moderne sous la forme du sentiment de l'égalité entre tous les hommes, sentiment qui permet à chacun d'influencer le droit et de parti­ciper à la définition des conditions de son travail.
012 - Mais en même temps que culmine l'émancipation du droit et du travail, apparaît un autre processus qui existait déjà dans les périodes les plus anciennes de l'évolution humaine, quoique ayant alors, du fait des impulsions religieuses et sociales, une tout autre signifi­cation. Un processus, encore très faible dans notre civilisation européenne du Moyen Âge, se fit jour et prit son essor culminant au moment de l'émancipation du droit et du travail ; je veux parler de la division du tra­vail.
013 - Dans les temps plus reculés, la division du travail n'avait pas de signification particulière. Elle était en fait incluse dans l'ensemble des préceptes religieux d'alors où chacun occupait sa place, elle n'avait donc pas une telle importance. Mais là où la tendance à la démocratie s'est liée à la division du travail, après avoir lentement pris naissance au cours des derniers siècles pour culmi­ner au 19e, la division du travail prit une importance toute particulière, car elle a une incidence sur l'économie.
014 - Cette division du travail, dont nous devons encore apprendre les causes et les modalités, nous conduit, si nous la poursuivons dans l'abstrait jusqu'à la fin, à la conclusion que personne n'utilise pour lui-même ce qu'il a produit. Vu toutefois sous l'angle économique ! Cela signifie que personne n'utilise pour lui-même — économiquement parlant — ce qu'il a produit ! Qu'est-ce que cela signifie ? Je veux vous l'expliquer par un exemple.
015 - Supposez qu'un tailleur confectionne des costumes. Bien entendu, pour satisfaire à la division du travail, il doit le faire pour autrui. Il pourrait se dire : puisque je fais des costumes pour les autres, je peux en faire aussi pour moi. Dans ce cas il utiliserait pour lui-même une partie de son travail et pour autrui l'autre partie, la plus importante. Vu tout simplement, on pourrait dire de manière banale : oui, même avec la division du travail, quoi de plus naturel qu'un tailleur se confectionne ses propres costumes tout en travaillant pour les autres. Qu'en est-il de l'aspect économique ? Vu sous l'angle économique cela se présente ainsi : par le fait de l'introduction de la division du travail, et que personne ne peut être son propre fournisseur pour l'ensemble de ses besoins, chaque individu doit nécessairement tra­vailler pour les autres. De ce fait, une certaine valeur s'établit pour chaque produit et, à la suite de cette va­leur, également un prix. Et maintenant la question se pose : si par exemple, du fait de la division du travail, qui se poursuit dans le transport du produit, dans la circulation économique, la production du tailleur ac­quiert une certaine valeur, quelle sera la valeur des pro­duits fabriqués pour lui-même ?. Seront-ils de la même valeur économique, seront-ils plus chers ou moins chers ? C'est la question la plus importante. Les habits qu'il se fait lui-même resteront en dehors de la circula­tion des produits. L'habit qu'il fabrique pour lui-même ne profite pas de la réduction des prix apportée par la division du travail ; il est donc plus cher. Même si le tailleur ne paie rien pour cette production, le costume est plus cher. Il est plus cher simplement parce qu'il lui est impossible de consacrer la même quantité de travail à ce qu'il fait pour lui-même qu'à ce qu'il consacre au circuit économique, en terme de valeur.
016 - Peut-être faudrait-il analyser cette conclusion plus en détail. Mais l'essentiel y est déjà. Il en est ainsi que la part consommée directement par le producteur échappe à la circulation — celle-ci étant elle-même une conséquence de la division du travail — est qu'elle est ainsi plus chère que la part qui concourt à cette divi­sion. En poussant cette notion de division du travail jusqu'à ses conséquences extrêmes, nous pouvons dire : si le tailleur ne travaillait que pour les autres, il obtien­drait pour les produits de son travail le prix adéquat. Et il devrait acheter son habit par la voie habituelle, sur le marché des habits.
017 - Si vous réfléchissez à tout cela vous en conclurez que la division du travail a une conséquence extrême : personne ne travaille plus pour lui-même et toute la production d'un individu doit être entièrement destinée aux autres. Ce dont l'individu a besoin doit lui être fourni par l'ensemble de la société. Vous serez tentés d'objecter que le tailleur, lorsqu'il achète son costume chez un autre tailleur, doit le payer au prix qu'il lui se­rait revenu s'il l'avait confectionné lui-même, car l'autre tailleur ne sera ni plus cher ni moins cher. Or si tel était le cas, il n'y aurait pas de division ou, tout au moins, pas de division intégrale du travail. La raison en est bien simple ; pour ce produit de confection il n'est pas pos­sible d'atteindre la plus grande concentration des mé­thodes de travail par la division. Il est en effet impossi­ble que la division du travail ne débouche pas dans la circulation, et impossible alors aussi qu'un tailleur achète auprès d'un autre tailleur ; il doit s'adresser à un marchand. Cela entraîne une tout autre valeur. S'il fait son propre habit, il doit se l'acheter à lui-même ; s'il l'achète, il doit aller chez un marchand, voilà la diffé­rence. Et si la division du travail combinée à la circula­tion a pour effet d'abaisser le prix, le costume acheté chez le marchand sera moins cher que celui qui est con­fectionné pour soi-même.
018 - Pour mettre cet exemple en conformité avec l'enseignement économique, nous devons en considérer encore une fois tous les faits.
019 - Ce nouvel examen nous montre immédiatement qu'avec la progression de la division du travail, chaque individu travaillera pour autrui, pour la société dans son ensemble, mais jamais pour lui-même. En d'autres ter­mes, une des conséquences de la division du travail est que l'économie dépend, pour son fonctionnement, de l'extirpation radicale de l'égoïsme. Je vous le demande, ne le comprenez pas du point de vue éthique mais pu­rement économique ! Économiquement l'égoïsme est impossible. Avec la progression de la division du travail on ne peut plus rien faire pour soi-même, mais on fera tout pour les autres.
020 - Au fond, les circonstances extérieures ont exigé l'altruisme dans le domaine économique bien plus vite que dans le domaine éthique ou religieux. Une consta­tation historique le fera comprendre très facilement.
021 - Le mot égoïsme a une origine très ancienne, dans un sens certainement moins négatif qu'aujourd'hui, mais il est très ancien. À l'opposé le mot altruisme, la pensée pour l'autre, date de cent ans à peine. Ce mot n'a été créé que très tard et — sans vouloir nous appuyer trop sur cet aspect extérieur, bien que des considéra­tions historiques le justifient — nous pouvons dire que la pensée éthique n'avait pas encore reconnu pleine­ment l'altruisme, que déjà, par la division du travail, il était reconnu sur le plan économique. Considérant maintenant l'exigence de cet altruisme comme une donnée économique, nous en avons immédiatement la suite logique : il nous faut trouver le chemin qui, dans le cadre de l'économie moderne, permet que plus per­sonne ne doive travailler pour soi-même mais, au con­traire, pour ses semblables et comment, de cette façon, assurer la meilleure couverture des besoins de chacun. Cela semble de l'idéalisme ; mais je vous rends encore une fois attentifs au fait que, dans ces conférences, je ne vous parle ni d'idéalisme ni d'éthique, mais d'économie. Je parle en économiste, et ce que j'ai dit maintenant est pris au sens économique. L'altruisme dans l'économie moderne, dans la production des biens, n'est requis ni par Dieu, ni par une loi éthique ni par un instinct, mais par la division du travail. Aussi est-ce une exigence de nature purement économique.
022 - Voici à peu près ce que j'avais voulu exposer dans l'essai mentionne : notre économie exige de nous plus que nous n'en sommes capables à notre époque sur le plan religieux et éthique. Cela est à l'origine de nom­breux conflits. Essayez d'étudier la sociologie des temps présents. Vous trouverez que les conflits sociaux peuvent être attribués en grande partie à ceci : avec l'élargissement de l'économie à la dimension mondiale, la nécessité d'un comportement altruiste progresse, de même que la nécessité d'instituer l'altruisme dans les rapports sociaux existants, alors que les hommes n'avaient pas encore compris comment se dégager de l'égoïsme, si bien qu'ils interféraient égoïstement dans ce qui était pourtant véritablement une exigence.
023 - Nous arriverons à la signification de ce que je vous ai exposé aujourd'hui, si nous ne nous bornons pas à la seule étude superficielle des faits évidents, mais que nous recherchons le fait caché, le fait masqué. Cette réalité cachée ou masquée est celle-ci : en raison de l'écart des convictions de l'humanité de notre époque entre les exigences de l'économie d'une part et les don­nées éthiques et religieuses d'autre part, dans de larges secteurs économiques, les hommes travaillent pour eux-mêmes, s'entretiennent eux-mêmes, et donc l'économie contrevient à sa propre exigence fonda­mentale, issue de la division du travail. Il ne s'agit pas de quelques producteurs autonomes du type de ce tail­leur dont je vous parlais. Un tailleur confectionnant lui-même ses costumes introduit, dans le système de la division du travail, un apport hétérogène. Or, cela est évident. Ce qui est masqué dans l'économie moderne, où l'homme ne produit certes plus pour lui-même, mais où il n'a au fond rien à voir avec la valeur ou le prix de ce produit, mais où, hormis qu'il contribue au proces­sus économique dans lequel sé situe ce produit, il n'apporte en fait en tant que valeur dans l'économie que ce qu'il peut produire de ses mains. Au fond, cha­que salarié au sens ordinaire du mot se trouve encore aujourd'hui en autarcie. Il ne donne qu'autant qu'il dé­sire gagner. Il ne donne pas à l'organisme social autant qu'il en est capable. Il limite son apport à ce qu'il désire gagner. L'autarcie, c'est travailler pour son propre gain ; travailler pour les autres, c'est répondre aux nécessités sociales.
024 - Si cette condition liée à la division du travail est déjà satisfaite à notre époque, l'altruisme est effectivement présent : travailler pour les autres. Si la condition d'altruisme n'est pas remplie nous avons affaire à une survivance du vieil égoïsme qui oblige à subvenir à ses propres besoins, un égoïsme économique ! Cet aspect du salarié nous échappe le plus souvent parce que nous ne voyons pas du tout quelles sont les valeurs échan­gées. Ce que le salarié fabrique n'a rien à voir avec la rétribution de son travail, absolument rien à voir. La rémunération, l'estimation de son travail repose sur des facteurs tout différents, de sorte que l'ouvrier pense tra­vailler pour son gain, pour satisfaire ses propres be­soins. Cela reste caché, masqué, mais c'est ainsi.
025 - Ainsi surgit devant nous une des premières, une des plus importantes questions économiques : Comment pourrons-nous exclure du processus économique le travail motivé par le gain ? Où placerons-nous, dans le processus économique, ceux qui aujourd'hui encore ne sont là que pour gagner, afin qu'ils ne soient plus là seulement pour gagner, mais qu'ils participent comme des travailleurs oeuvrant dans le sens de la nécessité sociale ? Devons-nous faire cela ? Sans aucun doute ! Car si nous ne le faisons pas, nous n'obtiendrons jamais des prix justes, mais des prix faussés. Nous devons obtenir des valeurs et des prix ne dépendant que du seul processus économique, résultant de la fluctuation des valeurs et non pas dépendant des hommes. La question cruciale est celle des prix.