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À la recherche de vrais prix

N° 89 PRINTEMPS 2015 - BIODYNAMIS


Marc Desaules, physicien de formation, entrepreneur, assure la co­direction de l'Aubier, une ferme-restaurant-hôtel à Montézillon en Suisse. Il s'intéresse depuis longtemps aux questions de la finance et de l'argent. La course aux soldes, aux prix bas semble animer le consommateur moyen. Les bonnes affaires sont-elles vraiment de bonnes affaires ? Pour qui? Pour quoi ? Le revenu de base incondi­tionnel règle-t-il les problèmes ? Quid de la créativité au travail, de la décroissance matérielle et de la croissance de l'esprit?


Nous vivons à une époque de prix bas. Moins il faut payer pour quelque chose, mieux c'est — ce n'est pas là seulement l'expression d'une opinion générale, mais le dogme scienti­fique de l'économie d'aujourd'hui. Cette énorme pression sur les prix laisse entre autres toujours moins à disposition de celles et ceux qui travaillent. Et le manque à gagner conduit alors nécessairement à un endettement qui croît partout et devient phénomène omniprésent de moins en moins maîtrisable. La spirale s'est déjà étendue à un tel point, qu'au niveau des États, seule l'injection d'argent nouveau redonne encore une bouffée d'air. L'argent n'a pas seulement au cours du temps reçu une valeur pour lui-même, il est maintenant pour ainsi dire devenu source de vie, enchaînant encore plus l'être humain à son propre égoïsme et le contraignant à la lutte pour l'existence. Il y a urgence. C'est une question de sur­vie. Mais comment? Le revenu de base inconditionnel pour chacun aimerait être une réponse, une réaction de protection sociale à la puissance dévastatrice de la situation. Par la garantie d'un revenu de base, il agit comme assurance sociale fondamentale, par l'inconditionnalité comme une libération de l'exigence de travailler. Deux perspectives qui sem­blent prometteuses. Mais en est-il bien ainsi?
En y regardant de plus près, la réalité est bien différente : le revenu de base incon­ditionnel ne va pas aux racines du pro­blème. L'économie reste inchangée et continue de se développer en une lutte pour la survie de tous contre tous. En outre, il aggrave la situation parce qu'il entache la relation au travail, attaquant ainsi un refuge important de la dignité humaine. Enfin, le revenu tombant régu­lièrement du ciel conduit à une totale dépendance — comme un troupeau face à son gardien.
Nous n'avons pas un problème de revenu

La question est : quelle est l'alternative ou comment prendre en main l'économie pour pouvoir garantir à chaque être humain un revenu digne de ce nom ? Pour y répondre, il faut oser s'approcher des causes du problème. Là, il apparaît d'abord que nous n'avons pas un problème de revenu, mais un problème fondamental de dépenses, favorisé à l'arrière-plan par un problème d'argent lourd de conséquences. Ensuite, nous pouvons voir que nous devons prendre particulièrement soin d'une saine relation au travail. Mais, aussi bien le problème de dépense que celui de notre relation au travail sont profondément enfouis dans nos habitudes économiques de penser et d'agir — et il est de prime abord désagréable de les admettre et plus difficile encore de s'en déshabituer. Je vais essayer d'aborder ces deux aspects d'un peu plus près.
En ce qui concerne les dépenses, le prix aura bien sûr un rôle central. Chacun regarde au prix lors d'un achat — et c'est bien compréhensible. Mais avec quelle attitude? Essayons ici pour une fois, mal­gré nos habitudes de penser modernes, de nous représenter un monde — nous lais­sons tout d'abord la question de faisabi­lité de côté — où le prix de chaque presta­tion est tel que celle ou celui qui l'a réalisé obtienne « une somme suffisant à satisfaire ses besoins, tous ses besoins, y compris naturellement les besoins de ceux qui lui appartiennent, jusqu'à ce qu'il ait de nouveau élaboré un produit semblable ». Un tel « vrai prix » ' ne se mesure pas du point de vue de l'acheteur, mais exclusivement de celui du vendeur, du producteur. Et seuls sont déterminants les besoins à venir, non les coûts de pro­duction. La portée de ces gestes forma­teurs d'un vrai prix est immense.
En satisfaisant ses propres besoins, l'acheteur garantit par chacun de ses achats que les besoins de tous les autres, engagés dans l'élaboration de la prestation sont couverts, et ce intégralement, pas seule­ment les besoins de base. Ceci n'est pas effectif au niveau local seulement, mais est valable dans le monde entier de manière égale pour toutes celles et ceux qui tra­vaillent à une prestation, où que soit leur lieu d'activité. Lors de chaque achat, chaque vrai prix a ainsi un effet soignant et dynamisant, telle une préparation, sur l'ensemble de l'organisme économique. C'est aussi à chaque fois une rencontre planétaire d'égal à égal. Par ailleurs, cette formule du vrai prix se base uniquement sur des grandeurs économiques et chif­frées et non pas sur une attitude morale ou éthique, ou sur une « bonté » particulière acquise ou contrainte. Que le comporte­ment humain puisse apprendre quelque chose du vrai prix peut en être une consé­quence — mais en aucun cas une condition. L'orientation vers le futur de cette formule est particulièrement déterminante : le vrai prix assure un revenu qui couvre les besoins à venir. Le revenu ne récompense pas du tout une prestation passée, il couvre les coûts de la vie nécessaires pour refaire une même prestation. Il y a d'abord un revenu, ensuite seulement un travail. La simple logique temporelle empêche le couplage du revenu au travail et induit de fait une séparation du revenu et du travail. Ainsi le vrai prix est à la fois le point d'ancrage social et le chemin de réalisa­tion d'une séparation réelle du revenu et du travail qui permet au destin d'agir. Finalement il y a ici encore un aspect et pas des moindres. Par le fait de couvrir intégralement les besoins à venir, la réali­sation de vrais prix crée en plus le terrain propre à la créativité et au développement des facultés de chacune et chacun pour répondre aux besoins des autres.
Il y a pourtant une difficulté sous-jacente au prix, dont il faut avoir conscience : à chaque achat se mêle l'argent et, avec lui, un problème déguisé qu'on ose à peine aborder et remettre en question aujourd'hui sans être taxé de farfelu ou pire encore. Au cours des deux derniers siècles, l'argent tout en s'émancipant de plus en plus de l'économie réelle s'est acquis une valeur en soi et pour soi. Cette situation repose en particulier sur trois pratiques omniprésentes : l'achat de la terre (au lieu d'un droit d'usage exclusif), la garantie matérielle exigée lors de prêts (au lieu du crédit personnel) et l'accent mis sur la maîtrise de l'inflation (au lieu du vrai prix) dans la régulation moné­taire. Les conséquences sont désastreuses et prolifèrent sous la surface de l'économie, influençant chaque transac­tion. Il est important de les considérer tant elles font obstacle à toute tentative d'améliorer les processus de l'économie réelle, mais y entrer plus en détail dépasse le sujet de cet article.
Le travail, gardien de 1a dignité humaine
L'inconditionnalité exigée par le revenu de base priorise les droits de l'individu, le réclamant libre de toute contrainte venant de la communauté — l'enfermant aussi sur lui-même. Elle met ainsi en lumière le travail d'une manière erronée. Le travail n'a rien à voir avec ce genre de liberté, mais avec le karma. Le travail prend naissance là où l'engagement de l'individu pour les autres rencontre la reconnaissance de ceux-ci; il est rapport, relation, rencontre du point avec sa péri­phérie. Il est le lieu de déploiement du destin individuel en connaissance des besoins des autres. Le résultat du travail de l'un couvre ces besoins des autres; et ses propres besoins sont couverts par le produit du travail des autres. « [...] cette pensée : tel nombre de gens travaillent afin qu'on ait le minimum vital, est insé­parable de la suivante : on doit en retour rendre à la société, non pas avec de l'argent, mais de nouveau par du travail, ce qui a été fait pour soi. Et c'est seule­ment lorsqu'on se sent obligé de compen­ser par du travail, sous quelque forme que ce soit, la quantité de travail d'autrui dont on bénéficie, qu'on a de l'intérêt pour ses semblables. » 2 Seul le travail permet d'apprendre à redonner ce qu'on a reçu par le travail des autres. Ici, le sen­timent d'appartenance devient tangible, dans son sens profondément social et humain. Avec le travail, on entre dans la vie du droit — une-réalité qui ne peut être achetée avec de l'argent. Les droits vien­nent de la communauté, mais aussi les devoirs, et le travail en est justement un. « [..J Se référant aux relations sociales, bien sûr que chacun a l'obligation de tra­vailler, l'on a que le choix, soit d'être affamé, soit de travailler. » 3 La formulation est forte, mais adéquate. Un des plus importants mystères de l'incarnation humaine est lié au travail : celui du déploiement de la volonté. Bien des aspects de la civilisation actuelle contri­buent à paralyser, pour ne pas dire déchi­rer, le lien entre le noyau intime de l'être humain et sa volonté terrestre. Il en va de la dignité humaine, rien de moins — et le travail en est dans ce sens pour ainsi dire le gardien. Face à la gravité de la chose, l'inconditionnalité postulée paraît bien dangereuse — comme jeter sans ménage­ment le bébé avec l'eau du bain.
Cherchant à garantir un revenu pour chacun, le revenu de base inconditionnel et le vrai prix sont des chemins qui s'opposent à bien des égards. Alors que l'un aimerait couvrir les besoins de base par une distribution régulière d'argent, l'autre s'emploie à ce que chaque prestation soit payée correctement pour couvrir la totalité des besoins. Du point de vue de l'égoïsme : le premier se préoccupe de soi-même et du revenu qui lui est dû, c'est-à-dire de l'argent nécessaire à sub­venir à ses besoins personnels, peu importe d'où il vient et comment — sans rien changer par ailleurs au mode de fonctionnement de l'économie. Le second porte l'attention sur les autres et sur les dépenses, plus précisément sur les besoins de celles et ceux qui sont engagés, invi­sibles, derrière chaque prestation — et par là même opèrent une transformation saine de l'organisme social qui seul rend pos­sible un revenu durable pour chacun. À propos d'égoïsme, il est un phénomène qui appartient à ces considérations. L'accès au monde spirituel est impossible sans une formation appropriée. Celle-ci repose à notre époque justement et avant tout sur une sérieuse éducation de l'égoïsme. Chaque pas au-delà du seuil mu par un intérêt personnel, un égoïsme qui ne s'est pas au préalable élargi pour inclure le monde entier et toute l'humanité, ne permet pas la rencontre des réalités du-monde spirituel : il ne conduit qu'à des images illusoires, reflets des aspirations personnelles, et cela si belles et apparemment si vraies soient-elles. Avec la vie économique, nous entrons aussi dans un autre monde. Or l'expérience de celui-ci apparaît par bien des côtés comme celle du monde spirituel. Là non plus, il n'y a pas de place pour l'égoïsme : il doit en être «extirpé jusqu'à la racine » 4 car il fausse les prix, leur donnant une expression illusoire, mais encore parce qu'il engendre nécessairement « la misère, la pauvreté et la détresse» s dans toute société humaine.
Pour que l'avenir soit notre affaire, je ne vois que le chemin du vrai prix. La première étape serait de rendre ce concept clé de l'économie selon Steiner, le vrai prix, accessible et compréhensible pour chacun avec toutes ses conséquences. Dans une deuxième étape, il faudrait établir des réseaux associatifs — ni trop petits, ni trop grands, à leur tour reliés
entre eux — pour observer et évaluer les prix et créer ainsi de proche en proche
une conscience des vrais prix. Il en résu terait progressivement une carte toujours
plus globale et complète des vrais prix, évolutive, fluctuante et différenciée. Et
une troisième étape serait alors possible : en tirer des actions concrètes, isolées ou
concertées, locales ou générales, pour que les prix du marché ici et là reflètent
de mieux en mieux les vrais prix. Et bien sûr en cela apprendre ensemble à faire de
l'économie, notre économie...


1/ Cette formulation du vrai prix a selon Rudolf Steiner une validité absolument exhaustive pour la vie économique, tout autant que le théorème de Pythagore pour les triangles rectangles — voir son Cours d'économie, conférence du 29.7.1922, GA 340.
2/ Rudolf Steiner précise ici comment seul le travail peut être échangé contre le travail, et comment l'argent ne peut en aucun cas rem­placer le travail —30.11.1918, GA 186.
3/ Extrait d'une réponse de Rudolf Steiner à la question : «L'obligation de travailler est-elle envisageable? »30.5.1919, GA 337a.
4/ «[...] l'économie dépend, pour son fonc­tionnement, d'une extirpation radicale de l'égoïsme. » 26.7.1922, GA 340.
5/ «[...] toute la misère humaine est seulement une conséquence de l'égoïsme; et quelle que soit l'époque la misère, la pauvreté et la détresse s'installeront nécessairement dans toute communauté humaine si celle-ci est fondée de quelque manière que ce soit sur l'égoïsme. » Science de l'esprit et question sociale, GA 34.