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Michel Laloux

Crise de la dette :
un déficit de la pensée économique ?

Les multiples dysfonctionnements de l'économie se cristallisent actuellement en plusieurs points de la vie sociale. Parmi eux, il y a, bien sûr, la dette des États. Cette crise a plusieurs causes et chacune a contribué à lui faire prendre des proportions abyssales.


Citons, notamment, l'interdiction pour les Banques centrales des pays de l'Union Européenne, en particulier la Banque Centrale Européenne, de créer de la monnaie qui serait mise à disposition des États, à taux faibles, voire sans intérêts. Par exemple, la dette française s'élève à près de 1 700 milliards d'Euros. Si, depuis 1973, l'État avait pu emprunter à taux zéro, la dette serait de 250 milliards. La différence est énorme et l'impact sur l'économie serait bien différent. La France ne consacrerait pas la totalité de l'impôt sur les sociétés, soit 45 milliards en 2011, payer les intérêts annuels de sa dette.
Mais ces faits sont, en eux-mêmes, des causes secondaires, voire tertiaires. Derrière eux se trouve notre façon de concevoir l'économie. C'est d'elle que tout le reste découle. Or si l'on y regarde de plus près, il s'avère que la pensée économique n'est pas suffisamment précise pour être en mesure de remonter aux causes premières. Nous allons l'illustrer en prenant un exemple particulier.
Dans les milieux de l'économie « alternative », on se réfère fréquemment à une sorte de fable monétaire, celle de la Dame de Condé. Elle met en scène une voyageuse qui prend une chambre dans un hôtel de Condé et la règle à l'avance, avec un billet de 200 €. Grâce à cet argent, l'hôtelier solde alors une dette auprès d'un fournisseur, lequel, à son tour, paye une facture du même montant à un autre commerçant. Le billet passe ainsi Je boutique en boutique jusqu'à arriver chez quelqu'un qui doit 200 € à l'hôtelier et vient s'en acquitter aussitôt. À ce moment, la voyageuse qui, au lieu de monter directement à sa chambre, était sortie se promener, revient et décide de quitter la ville. L'hôtelier la rembourse avec le billet initial, lequel, entre temps, a servi à régler les dettes de sept commerçants.
'our pousser la logique de cette histoire jusqu'au bout, certains ajoutent une fin imprévue : la Dame déchire le billet devant l'hôtelier ébahi et lui tend les morceaux en lui disant qu'il s'agissait d'un faux.
Cet argent a donc joué le même rôle qu'un catalyseur, en chimie. Il a permis une réaction en chaîne. II est entré dans un circuit et en est ressorti identique à ce qu'il était.


Certains économistes y voient là une illustration de ce qu'ils croient être le principal problème monétaire: l'insuffisance de monnaie en circulation. Ils en déduisent que l'injection de monnaie dans le circuit serait le remède. Il suffirait de créer la monnaie nécessaire, et au bon endroit, pour que l'économie fonctionne. Mais comme la création monétaire est entre les mains des banques privées, appuyées par la Banque centrale, ils préconisent de créer des monnaies locales ou même que l'État introduise une telle monnaie dans l'économie non-marchande ou encore que la Banque centrale soit nationalisée et puisse prêter, sans intérêt, à l'État.
D'une façon ou d'une autre, derrière ces propositions, il y a toujours un raisonnement analogue à celui qui sous-tend la fable de la Dame de Condé. On peut même avancer que c'est cette idée qui a conduit à l'invention de cette histoire.
Remarquons que ce mode de pensée n'a rien de nouveau ni d'alternatif. Il est celui qui règne au sein de toutes les Banques centrales, dont le rôle principal est de réguler la quantité de monnaie en circulation de façon à optimiser l'économie. Tout au moins, c'est ce que soutient la théorie économique et c'est ce à quoi s'essayent les banquiers centraux qui ont été abreuvés de ces théories, lors de leurs études. Au vu du fonctionnement désastreux de l'économie, il serait peut-être utile de revisiter ces notions. Le fameux billet de la Darne de Condé peut nous aider a faire le premier pas.
Lorsque j'ai découvert cette histoire je l'ai trouvée lumineuse et j'ai été séduit. Puis, un jour, je me suis décidé à la penser réellement. Je me suis alors aperçu que mes yeux suivaient le cheminement de ce billet et ne regardait pas les faits économiques sous-tendant la situation des commerçants. Car, en fait, quel est leur problème ? Ils ont tous une difficulté de trésorerie. Avant de déclarer qu'il s'agit d'une question monétaire, il serait judicieux de s'interroger sur les causes de cette insuffisance de trésorerie. On s'apercevrait alors qu'ils ne vendent pas assez de prestations, ou qu'ils ont trop de stocks, ou bien qu'ils ont une gestion défectueuse, ou encore que certains de leurs débiteurs placent leur argent au lieu de les payer, bloquant ainsi toute la chaîne ...
Cette histoire montre d'elle-même que la cause du problème réside dans l'économie réelle et non dans la quantité de monnaie en circulation. Notre regard devrait s'habituer à suivre les phénomènes économiques d'une façon beaucoup plus précise et à ne pas se laisser abuser par ce qui, au fond, est un écran de fumée. Car c'est ce qui se passe lorsque nous sommes obnubilés par ce billet de 200 € qui passe de main en main.
Cette fable pourrait d'ailleurs nous enseigner d'autres choses. La première : si les commerçants se réunissaient autour d'une table, ils découvriraient que la somme des dettes et créances qu'ils ont les uns envers les autres, est nulle. Autrement dit, d'un point de vue comptable, elles se compensent mutuellement.
Si l'on poursuivait cette idée, on arriverait à une toute autre conception, celle de la monnaie-comptabilité dans laquelle nous sommes déjà, en grande partie, avec ce que l'on appelle la monnaie scripturale. Lorsque nous effectuons des virements ou des paiements par carte bancaire, tout se passe dans la comptabilité des banques, des entreprises et des particuliers. L'argent est dématérialisé. Il est un jeu d'écritures comptables. Il est une pure unité de compte.
La notion de quantité de monnaie en circulation ou, comme l'on dit, de masse monétaire devient alors totalement hors de propos. Le problème est que nous sommes toujours attachés à cette conception. Cette attitude "anachronique" a d'énormes répercussions dans l'économie actuelle. Si nous portions le regard au bon endroit, nous le verrions et nous trouverions des remèdes efficients.
La chute de l'histoire de Condé nous invite d'ailleurs à poser un autre regard sur l'argent. C'est comme si la Dame, en déchirant le faux billet, nous disait : « Voyez, vous n'avez plus besoin d'espèces sonnantes et trébuchantes. De toute façon, elles étaient fausses. Mon billet a permis une compensation des dettes. Vous auriez pu y procéder directement. » Autrement dit, c'est en regardant dans la comptabilité que l'on pourra s'interroger sur les causes des problèmes.
Cette fable nous montre une économie malade. L'hôtelier, dont le commerce ne semble déjà pas florissant, utilise l'argent d'une prestation payée d'avance, mais non encore consommée. Que se serait-il passé si, au lieu du « happy end », son débiteur, le dernier commerçant, avait d'autres dettes et avait choisi de privilégier leur remboursement plutôt que d'aller chez l'hôtelier ? Celui-ci se serait trouvé dans une situation embarrassante vis-à-vis de la Dame. Toute l'histoire apparaîtrait alors comme s'il avait emprunté et se trouvait dans l'impossibilité de la rembourser. Il aurait donc payé ses dettes grâce à un prêt.
Or c'est bien ce que voudrait montrer l'auteur de cette histoire: il suffit d'injecter de la monnaie, donc d'en créer, pour faire fonctionner l'économie. Il y a là une grande confusion que l'on retrouve, poussée à l'extrême, dans la crise actuelle, celle de la dette des États. On finance du fonctionnement courant avec de l'emprunt. Le prêt sert à masquer des insuffisances économiques passées au lieu de venir alimenter la création tournée vers l'avenir.
Ici nous sommes confrontés à l'une des grandes causes des difficultés actuelles : la confusion entre ce que j'appelle la Monnaie de Consommation et la Monnaie de Financement. Le fait qu'aujourd'hui l'on veuille séparer les activités de dépôt et celles qui sont liées aux opérations financières, au sein du système bancaire, est une manifestation d'un début de prise de conscience du problème, mais dont on est encore loin d'avoir saisi les aspects principaux. En réalité, l'histoire de la Dame de Condé montre le contraire de ce qu'elle est censée prouver. L'injection de monnaie dans ce circuit local, par l'arrivée de la Dame, n'a rien résolu. L'ensemble des dettes était globalement stable. Le fait qu'elles se soient mutuellement soldées n'apporte rien à la réalité économique de ces acteurs. Ils se retrouvent avec les mêmes problèmes. Du point de vue de l'économie réelle, leur situation n'a pas évolué. Il est intéressant de constater que ce billet de 200 € n'entre pas dans l'économie réelle. Il n'a pas contribué à créer des valeurs, c'est-à-dire des biens et des services.
Travailler sur cette observation pourrait nous conduire à inverser la conception de la Monnaie de Consommation. Dans ce domaine, la monnaie apparaît à la suite d'une création de valeurs et de son échange. Elle n'en est que la comptabilisation. Vouloir la faire préexister, c'est-à-dire l'injecter depuis la Banque Centrale ou une banque de second rang, dans le circuit économique, c'est se tromper de registre. Car la création monétaire ne saurait intervenir qu'à la suite d'un crédit en vue d'un finance­ment de nouvelles activités et non régler des problèmes de consommation courante et de fonctionnement des entreprises ou des institutions.
Cette fable pourrait sembler anecdo­tique, surtout si l'on considère l'ampleur Jes problèmes actuels. Pourtant elle en révèle une grande partie et nous offre 'occasion de nous exercer à penser les phénomènes avec beaucoup plus de précisions qu'on ne le fait habituelle-tient. Nous avons ainsi ou plonger dans les faits. En procédant de même pour d'autres situations, nous aiguiserons notre capacité à suivre, du regard, leur évolution et leurs conséquences sur l'en­semble de l'économie et de la vie sociale.
Cette histoire aura permis d'illustrer la cause première des crises que nous tra­versons : un déficit de la pensée écono­mique qui fait de nous des êtres impuis­sants face au rouleau compresseur de la finance. C'est la raison pour laquelle, dans mes séminaires sur la monnaie, le capital, le travail et le foncier, je consacre du temps à développer une méthode et des outils d'observation et de réflexion. Par eux nous parvenons à un diagnostic précis. Or là ou est le diagnostic, le remède n'est pas loin.

Paru dans Nouvelles de la société anthroposophique en France Mai-Juin 2012
Michel Laloux est l'auteur du livre : La Démocratie Évolutive, Éditions Yves Michel
Voir aussi : http://www.democratieevolutive.fr/