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Conférence de Raymond Burlotte le 19/09/2001 ä l'école Perceval de Chatou

Les origines de la pédagogie Waldorf et la pensée de Rudolf Steiner


Bonsoir,
J'aimerais d'abord dire quelques mots pour me présenter, parce que je connais peu la plupart des personnes qui sont ici, ce qui montre que l'école se renouvelle beaucoup. J'ai en effet enseigné ici pendant plus de vingt ans, essentiellement dans les grandes classes, avant de m'en retirer il y a maintenant six ou sept ans. Actuellement, je me consacre surtout ä la formation des enseignants, donc ä préparer un certain nombre de personnes qui ont encore cette audace de vouloir enseigner dans une école Rudolf Steiner !
J'ai très volontiers répondu ä votre demande dans l'optique d'éclairer avec vous cette énigme : pourquoi tout l'apport de Rudolf Steiner ä la culture contemporaine est-il si méconnu, si incompris, si combattu, ici en France, alors qu'il occupe une place importante dans la vie culturelle de nombreux pays européens ? Donc j'essaierai de poser quelques jalons (cela sera très incomplet, en une soirée) et d'apporter un certain éclairage, en répondant tout de même ä cette question : Quelles sont les origines de la pédagogie Waldorf, sur quoi s'appuie-t-elle, et pourquoi est-elle aussi actuelle ?
Pourquoi elle est actuelle, vous l'avez senti puisque vous avez inscrit vos enfants dans cette école. Donc vous savez que cette pédagogie répond ä certains besoins. Le problème n'est pas là. Peut-être une des difficultés, pour nous Français, c'est que Steiner est quelqu'un d'incroyablement multiforme. Il n'est pas un spécialiste. On peut même dire qu'il est une sorte d'anti-spécialiste ; or on apprécie beaucoup aujourd'hui celui qui est sérieux, qui va loin dans sa matière, c'est-ä-dire qui est forcément un spécialiste. Le mot " spécialiste " est même devenu synonyme de compétent, sérieux, etc. Comme je le disais, Steiner n'est pas un spécialiste, mais il a travaillé dans de nombreux domaines, en s'entourant chaque fois de " spécialistes " : artistes, économistes, pédagogues, médecins, architectes, etc. Quelqu'un comme Le Corbusier, par exemple, a été marqué dans sa jeunesse par sa découverte des impulsions que Rudolf Steiner a données aux architectes. Kandinsky, de son côté, a entendu des conférences de Steiner ä Vienne, et cela l'a marqué pour toute son impulsion de peintre. Vous savez qu'il y a aussi tout un courant médical, avec des médecins et des laboratoires pharmaceutiques (dans toutes les pharmacies on trouve aujourd'hui les produits Weleda), qui remonte ä un travail que Steiner a fait avec une équipe de médecins entre 1919 et 1924. Puis il y a ce courant pédagogique dont nous allons parler, le mouvement Waldorf, qui est maintenant répandu dans le monde entier, dans pratiquement tous les pays, puisque même en Chine il y a maintenant un germe d'école. Et vous savez aussi que Steiner est ä l'origine, en tout cas le premier de ceux qui sont ä l'origine de tout ce courant d'agriculture biologique. Chaque fois, ce sont des " spécialistes " qui ont repris ses impulsions et les ont menées jusqu'à des fruits pratiques qui, 80 ans plus tard, continuent de se révéler féconds.
Comment mettre tout cela ensemble ? C'est justement la question, car ce côté multiforme est peut-être ce qui repousse certaines personnes...
J'aimerais commencer par évoquer son ceuvre philosophique. Il était en effet docteur en philosophie, et tous ses premiers livres sont philosophiques : Vérité et Science, La philosophie de la liberté, Les énigmes de la philosophie, etc. Il n'est pas facile de résumer en quelques minutes ce qui caractérise cette pensée dont il faut bien dire qu'elle a été négligée, voire carrément repoussée par la philosophie contemporaine.
Steiner s'est préoccupé de la question qui est finalement ä la base de toute la philosophie : qu'est ce qui est réel ? Je voudrais évoquer ce point de façon très concrète. Regardez ce que je dessine maintenant (R. Burlotte dessine un cube au tableau). Vous voyez un volume en trois dimensions, un cube, n'est-ce pas. Et pourtant il
n'y a aucun cube sur le tableau, c'est clair. Or vous voyez un cube ! En fait, on perçoit — et on voit — ce que l'on se représente. Regardez maintenant cet objet, ici : vous voyez un tabouret ; s'il était très loin, vous verriez peut-être juste une petite tache ; si vous le voyez de là où vous êtes, vous dites que c'est un tabouret. Si je le regarde de plus près, si je rentre dans le bois, je vais trouver du bois, et si je vais encore plus loin, je vais trouver, par exemple, ce qu'un chimiste appelle des molécules. Si je vais encore plus loin, je vais trouver des atomes de carbone, d'hydrogène, etc. À chaque fois, j'ai affaire ä ce que la philosophie appelle des " représentations " : tache, tabouret, bois, carbone... Je me représente tout cela exactement de la même façon que je me représente le cube. Mais qu'est-ce qui est réel dans tout cela, et comment est-ce que je peux l'atteindre?
La question est donc : comment est-ce que je peux vraiment saisir une réalité dans ce que je perçois ? Ces représentations sont différentes pour chacun d'entre nous. Imaginez quelqu'un qui se promène dans une forêt — un petit enfant — essayez de vous imaginer le petit enfant de quatre ou cinq ans qui marche dans une forêt. Que voit-il ? Un bûcheron arrive maintenant avec sa tronçonneuse dans la même forêt. Que voit-il ? Pas du tout la même chose que le petit enfant ! Une troisième personne, mettons un chasseur...Vous voyez ce que je veux dire, ils n'ont pas les mêmes représentations, et ils ne perçoivent donc pas la même chose.
Qu'y a-t-il maintenant — quelle réalité ? — en face de toute cette multiplicité de nos représentations ? Qu'est-ce que c'est ? Le plus grand penseur ä s'être occupé de cette question, qui est encore aujourd'hui incontournable comme on dit, c'est Emmanuel Kant (1724-1804), un siècle avant Rudolf Steiner. Dans son ceuvre principale La Critique de la Raison pure (rassurez-vous, nous ne nous attarderons que quelques minutes sur ces questions), Kant montre que nous percevons toujours nos représentations et seulement nos représentations, et qu'on ne peut donc jamais connaître les choses en tant que telles (la " chose en soi "). On ne peut finalement être sûr que de ce que l'on peut mesurer. C'est-à-dire, si nous allons très vite maintenant (je vous laisse le soin de relire Kant), l'aboutissement de cette mise en cause absolument fondamentale de ce qui serait naïf, enfin de ce que Kant appelle le réalisme naïf, c'est-ä-dire de croire que le monde existe tel que nous le percevons, que le cube serait sur le tableau, que ceci serait vraiment un tabouret, que les molécules existeraient en soi, etc., donc tout le travail de Kant consiste ä nous réveiller pour que nous nous rendions compte que tout cela ne sont finalement que nos représentations et que si on veut connaître quelque chose d'indiscutable, de sûr, d'objectif, il faudra le mesurer, car la seule chose qu'on pourra dire de sérieux, de non critiquable, d'absolument sûr au sujet, disons, de ce " tabouret ", ce sera son diamètre, sa hauteur, son poids, etc.
Le jeune Rudolf Steiner, quand il va ä l'école, dans les environs de Vienne, se passionne pour les ceuvres de Kant. Je vais vous lire un passage où il raconte cela lui-même. Dans un petit récit autobiographique, il écrit ceci : "Pendant un certain nombre d'années, le garçon eut un professeur d'histoire véritablement ennuyeux et très pénible ä suivre. Son discours correspondait exactement au texte du manuel d'histoire. Il était plus facile d'acquérir des connaissances en consultant directement le texte. Pour satisfaire aux préoccupations du moment, le garçon s'était inventé un curieux système. [...] C'est le moment où la collection universelle Reclam lança son premier livre de poche. Parmi les premiers volumes publiés se trouvaient les œuvres de Kant. Il avait alors entre quatorze et quinze ans. [...] Ayant chaque soir beaucoup de devoirs ä préparer, le temps libre de ce garçon était très limité. Le garçon chercha comment tirer profit du cours d'histoire si ennuyeux. [...] Il décomposa alors son manuel d'histoire et intercala entre les feuilles chaque fois une page de La Critique de la raison pure. Pendant que l'homme sur son perchoir débitait ce qui était écrit dans son livre, le
garçon étudiait avec un grand intérêt La Critique de la raison pure de Kant. Il le fit avec une extrême attention, en sorte que dès l'âge de quinze ans, il connaissait ä fond La Critique de la raison pure. Il put alors passer ä d'autres textes de Kant et il est permis d'affirmer sans la moindre vantardise que vers les seize au dix-sept ans, ce garçon avait assimilé tous les otivrages de Kant alors disponibles dans cette édition populaire, car ä l'étude pendant les leçons d'histoire s'ajoutaient celles faites pendant les vacances ".
La thèse de philosophie que Steiner va présenter plus tard, vers l'âge de trente ans, porte le titre Vérité et Science. Elle est en quelque sorte une confrontation avec l'affirmation — on pourrait presque dire le diktat — du grand Kant. Au fond, il essaie non pas de remettre Kant en cause, parce que cela serait stupide, mais de refuser cette limitation et de vouloir étendre, élargir le rapport qu'on peut avoir avec la réalité aussi ä des choses qui ne sont pas mesurables. Donc de refuser de dire : la vérité n'est accessible qu'à travers le quantitatif — ce principe sur lequel toute la science matérialiste a pu se développer. L'idée que tout ce qui est mesurable est fiable n'est pas remise en cause ! Ce qui est remis en cause, par contre, c'est le fait de se limiter ä cela et de rejeter tout le reste dans le domaine de la foi, c'est-ä-dire de nier qu'il soit possible de le connaître. C'est le fait que tout le reste, tout ce qui n'est pas quantifiable, on puisse éventuellement y croire, mais que l'on ne pourra jamais le connaître de façon sûre.
Je voudrais maintenant illustrer cela de façon un peu concrète. Quand on regarde les couleurs, on dit toujours - et en ce sens on est kantien - que les goûts et les couleurs, cela ne se discute pas. C'est l'exemple même de ce qui serait inaccessible ä toute vérité, ä toute connaissance. Or, quand je regarde une couleur, il y a en moi quelque chose qui est touché, il y a quelque chose d'ordre affectif qui est remué en moi. Qu'une pièce soit peinte dans une couleur ou dans une autre, cela change tout. Quand on porte un vêtement rouge ou un vêtement bleu, il y a quelque chose en nous qui est affecté de deux façons très différentes. Et pourtant cela fait partie de ce que Kant refuse de regarder comme objectif. Pourquoi est-ce un domaine qu'on a voulu écarter de la connaissance ? On rencontre là le subjectif, c'est-ä-dire, par exemple, le fait qu'une couleur me plaît ou me déplaît. Il y a des gens qui préfèrent le jaune, il y en a d'autres qui préfèrent le bleu ; donc ce n'est pas fiable. Que la hauteur de cette pièce soit de 2,48 m ce n'est pas une question de préférence. Mais est-on capable, moyennant une certaine exigence intérieure, d'accéder ä une qualité de la couleur qui reste du domaine du ressenti, de l'affectif — donc du non quantifiable — et qui pourtant serait objective, en ce sens que cela serait quelque chose d'universel, que tout le monde pourrait reconnaître, une vérité, la vérité du jaune, la vérité du bleu, la vérité du rouge, en dehors du fait que j'ai une certaine préférence (cela me plaît, cela me déplaît).
Le jaune agit sur nous autrement que le bleu. C'est ce que Goethe déjà, au siècle précédent, avait mis en évidence. Il a découvert qu'il existe deux sortes de couleurs, celles qu'il place dans la zone " plus " : jaune, orange, rouge, qui nous inclinent vers l'animation, la vivacité, l'effort, et celles qu'il met dans la zone " moins " : bleu, indigo, violet. À propos du jaune il écrit : " Cette couleur porte toujours en elle un caractère de serein enjouement et de douce stimulation, l'oeil se réjouit, le cœur se dilate, l'âme s'égaie. Il semble que nous parvienne une chaleur directe. Pur, le jaune est agréable et égayant. ". Et ä propos du bleu : " cette couleur fait ä l'oeil une impression singulière et presque informulable. En tant que couleur, c'est une énergie, mais qui se trouve du côté négatif par rapport au jaune ". Positif et négatif n'ont pas un sens quantitatif ici ; il faut leur donner un nouveau sens, expérimentable. Pour Goethe, il s'agit d'une expérience aussi sûre qu'une mesure, mais c'est une mesure qui est faite sur l'âme, sur ce qu'on ressent, sur l'émotion. " Le bleu est en quelque sorte un néant attirant.
Nous regardons volontiers le bleu non parce qu'il se hâte vers nous comme le jaune mais parce qu'il nous attire. "
Quelque cent ans plus tard, un grand peintre, Wassily Kandinsky, a fait lui aussi tout un travail pour tenter de caractériser les effets objectifs de chaque couleur ; et voilà ce qu'il dit ä propos du jaune dans son livre Du Spirituel dans l'art : " Voilà ce ä quoi on aboutit lorsqu'on procède expérimentalement et qu'on laisse les couleurs agir sur soi. Le premier mouvement du jaune est sa tendance ä aller vers celui qui regarde, tendance qui, en forçant l'intensité du jaune, peut aller jusqu'à importuner. " Imaginez quelqu'un habillé en jaune, tout en jaune ! " Le second mouvement du jaune, c'est le saut au-delà de toute limite, la dispersion de la force autour d'elle même. Considéré directement, le jaune tourmente l'homme, il le pique et l'excite, s'impose ä lui comme une contrainte, l'importune avec une espèce d'insolence insupportable. " Cela va un peu plus loin que chez Goethe, mais c'est la même expérience, traduite par une autre personnalité, une autre sensibilité. Chacun de nous pourrait s'essayer ä faire cela. " Le bleu, mouvement d'éloignement de l'homme, est dirigé vers son propre centre. Le bleu attire l'homme vers l'infini, il éveille en lui le désir de pureté et une soi f de surnaturel. " Vérification par Kandinsky de ce que Goethe a dit.
Je vois lä, dans un premier temps, le germe de la pensée philosophique de Rudolf Steiner. Il ne refuse pas la science, mais il prend ce qu'il y a de bon dans la science en cherchant une connaissance qui permette de saisir d'une façon sûre et claire le monde qui nous entoure, en élargissant cette connaissance ä ce qui est psychique, intérieur, donc au monde de l'âme, du sentiment, et ä celui de l'esprit, de la pensée, du spirituel. Dans une lettre ä l'un de ses amis, Rudolf Steiner écrit ä cette époque : " Je ne suis pas quelqu'un qui vit au jour le jour comme un animal sous forme humaine, mais je poursuis un but précis, un idéal, la connaissance de la Vérité. Or la Vérité ne se laisse pas attraper au vol, elle demande un effort constant et sincère, dénué d'égoïsme et qui ne se résigne jamais. " Et un peu plus tard, dans une autre lettre adressée ä la même personne : " Je pense que ni dans le domaine intellectuel, ni dans le domaine de l'éthique ou de la morale, on ne peut atteindre une Vérité définitive, car toute aspiration scientifique est un processus en développement, en devenir. "
Le fondement de cette pensée est ce qui va finalement inspirer Steiner dans tout son travail, pendant toute sa vie, et on pourrait y voir aussi un début de réponse ä la question que je posais au début : comment est-il possible que cela puisse s'appliquer dans autant de domaines différents ? Steiner considère vraiment l'acte de connaître conune un processus créateur. Si vous avez un peu compris ce que j'ai voulu montrer avec les couleurs, dites-vous que l'on peut appliquer cela ä toute chose. Toute chose peut être connue, peut se révéler peu ä peu, si on l'observe, si on fait l'expérience de ce qu'elle peut dire, et si on comprend son énergie, son dynamisme, son mouvement intérieur, son geste, bref ce qu'elle porte en elle. Il n'y a jamais de fin ä ce processus, c'est une création permanente. Je voudrais encore donner deux exemples plus précis. Quand on fait des mathématiques, on rencontre assez rapidement la notion d'axiome. Vous savez ce que c'est ? En mathématiques, finalement, tout repose sur les axiomes. Un axiome — cela m'avait beaucoup choqué quand j'ai fait mes études au lycée —on définit un axiome par une négation. On dit : un axiome, c'est une affirmation qui est vraie sans que l'on puisse la démontrer. Voilà une curieuse définition, terriblement frustrante ! Au lieu de rester sur une négation, une absence, en disant que c'est quelque chose qui ne se démontre pas, essayons de voir ce qui est au contraire positif et essentiel dans ce sur quoi repose vraiment notre connaissance. Il n'y a rien de plus sûr qu'un axiome. C'est même tellement sûr qu'il n'est pas nécessaire de le démontrer. Il est impossible de contredire un
axiome. Si quelqu'un disait : " Ce n'est pas vrai ! ", il se ridiculiserait. Par exemple, je dessine maintenant ici une droite (une droite, cela veut dire qu'elle ne s'arrête jamais, vous la continuez éternellement) et maintenant une autre droite qui n'est pas parallèle, et qui vient donc la couper. Celle-ci aussi se poursuit infiniment. Ces deux droites se coupent en un point. Il n'y a pas' de deuxième point. Cela, on en est sûr et certain, et pourtant personne ne peut le démontrer. Il n'y a pas besoin de le démontrer pour en être sik, c'est un axiome. Rudolf Steiner appellerait cela une " intuition ", en donnant ce mot un sens différent de celui qu'on lui donne habituellement (j'ai vaguement l'intuition qu'il va se passer ceci ou cela). Intuition est ici utilisé dans le sens de perception directe d'une idée. Au fond, il s'agit d'un acte spirituel, c'est un acte de l'esprit, une perception en esprit.
Si vous réfléchissez bien, si vous vous concentrez un peu sur ce que vous faites pour être sûr qu'il n'y a pas d'autre point, si vous suivez mentalement les droites jusqu'au bout, pour vous rendre compte qu'elles s'écartent toujours davantage l'une de l'autre et ne peuvent donc jamais plus se rapprocher, vous êtes absolument sûrs qu'elles ne pourront jamais se rejoindre. Il y a un acte intérieur faire pour en être sûr. Ce n'est pas seulement vrai parce que mon professeur me l'a dit. Je n'ai besoin d'aucune autorité pour vous convaincre de cela. Votre intelligence suffit, c'est-à-dire qu'il vous suffit de penser ! Cet acte de la pensée, est une perception — dans l'esprit — aussi sûre qu'une mesure faite dans le monde physique avec des instruments physiques. On peut donc aller dans l'esprit, c'est-à-dire dans les idées, dans les concepts, et les " voir " spirituellement. On peut accéder au monde spirituel et y percevoir des êtres.
Notre esprit n'accède pas seulement aux idées mathématiques. Le célèbre psychologue et philosophe Jean Piaget, mort il y a quelques années, a fait comme vous savez beaucoup d'observations sur des enfants. Il a consacré une cinquantaine d'années expliciter de façon magistrale les différentes étapes du développement de l'enfant. Piaget a notanunent établi la chose suivante : quand on montre ä un tout petit enfant une boule de terre et qu'on étale ensuite cette boule de terre sous ses yeux pour en faire une galette ou bien un boudin, puis qu'on lui demande où est-ce qu'il y a le plus de terre, le petit enfant répond : dans la galette, ou dans le boudin. On peut aussi faire le contraire et prendre une galette de terre et ensuite la rassembler en une boule, et l'enfant dit : Dans la boule, il y a moins de terre ! Et puis il y a un âge — vers quatre, cinq ans, cela dépend des enfants — où l'enfant dit : Il y en a autant, il y a autant de terre. Si un enfant ne passe pas ce stade, il y a un problème. C'est un des stades les plus importants de l'évolution de l'intelligence. Qu'est-ce qui se passe exactement ? Je demandais au début de la conférence : Que voit-on, que pense-t-on, que se représente-t-on ? Le petit enfant voit. Tant que je me contente de voir, c'est-à-dire de regarder, c'est plus grand, il y a plus ä voir donc il y en a plus. Et puis arrive ce moment où l'enfant dit : il y en a autant. Et pour dire qu'il y en a autant, il faut faire plus que simplement regarder ; il faut penser. Alors est-ce qu'il y a là aussi un axiome quelque part ? Est-ce qu'il y a un acte de l'esprit qui se fait, et qu'on n'a pas besoin de démontrer ? On ne peut pas le démontrer, d'ailleurs, parce que si on voulait le démontrer en faisant voir, eh bien l'enfant dirait toujours " il y en a plus, il y en a moins, etc. ". Piaget, qui a fait des milliers de fois cette expérience, l'a faite aussi avec de l'eau, en versant de l'eau d'un récipient haut vers un récipient bas, etc. Il a interrogé des enfants, il leur a demandé pourquoi dis-tu cela, comment le sais-tu ? En conclusion, il dit que quatre-vingt pour cent des enfants répondent : Parce que tu n'en as pas rajouté et tu n'en as pas enlevé. Vous voyez que c'est quelque chose qu'il faut penser, qu'il faut vraiment concevoir, ajouter par la pensée. L'enfant a effectivement accès alors ä un concept, c'est le concept de " conservation ", qui est un concept très important et très fondamental. C'est la perception d'une idée, une " intuition " au sens
que nous venons de définir. La matière se conserve ! Vous pouvez toujours essayer de démontrer cela ä un enfant, c'est impossible. Il faut que ce soit lui qui comprenne. C'est-à-dire qui aille saisir cette idée dans le monde spirituel. Piaget dit encore qu'il y a une minorité d'enfants (environ 20%) qui disent, par exemple si on fait une galette : " C'est plus plat, mais c'est moins haut " ou bien, si on fait un boudin : " C'est plus long, mais c'est plus étroit ". Vous voyez que ceux-là prennent un autre chemin, un peu plus sophistiqué. Ils utilisent un autre concept, c'est-à-dire qu'ils font une autre démarche dans l'esprit : ils se servent du concept de proportionnalité. Les deux intuitions permettent d'arriver ä une même conclusion, ä savoir " il y en a autant ".
Donc, finalement, connaître ce n'est pas seulement enregistrer un savoir, ce n'est pas seulement mécaniser sa pensée, apprendre des leçons, les réciter sans rien comprendre. Je connais quelque chose quand je le découvre, c'est-à-dire quand je fais l'acte de lier une pensée — une intuition, un concept — avec des perceptions qui, seules, sont simplement là mais restent mystérieuses : une boule qui se transforme en galette, du bleu, du jaune... Donc c'est une activité que chacun peut faire et que chacun fait ä partir du moment où sa pensée s'éveille. C'est cette " activité de comprendre " qui est mise en valeur dans la pédagogie Waldorf. Il s'agit d'une sorte de résurrection de la connaissance par rapport ä cette attitude passive qu'on a souvent aujourd'hui, qui est très, très développée ä l'école, où l'on se contente de recevoir et de transmettre un savoir. Vous voyez que cela n'a rien ä voir avec un savoir. Ingurgiter un savoir et le mémoriser n'implique pas qu'on ait compris de quoi il s'agit !
Je reviens maintenant ä Rudolf Steiner et ä ce qu'il faisait au tout début du Xee siècle. Il est ä Berlin, où il dirige un magazine littéraire. Il fréquente alors l'Université populaire. Celle-ci avait été fondée quelques années plus tôt par Wilhelm Liebknecht, un penseur très actif qui s'inspirait du marxisme naissant. " Le savoir, c'est le pouvoir ", proclame Liebknecht. Il veut donner aux prolétaires, ces ouvriers qui travaillent encore dix heures par jour depuis l'âge de quatorze ans, la culture qu'ils n'ont jamais eue. Il organise donc des cours du soir dans des arrière-salles de cafés et il fait appel pour cela, entre autres, ä Rudolf Steiner. À l'époque, Steiner est un peu considéré comme un anarchiste. Cela n'a rien ä voir avec un terroriste, mais je vais tout de même vous lire quelques phrases qu'il écrivait ä l'époque, et vous comprendrez pourquoi, finalement, cela n'a pas marché très longtemps avec des gens qui ont développé les idées du communisme, de la dictature du prolétariat, etc. Il écrit par exemple ä cette époque : " Les individus doivent se mettre en valeur dans une libre concurrence totale. L'État actuel n'a aucune compréhension pour cette concurrence spirituelle. Il étouffe l'individu et l'empêche de développer ses facultés. L'État hait l'individu. " Dans la perspective de cette activité spirituelle autonome de chacun dont je viens de parler, cela s'explique complètement. Cette concurrence, on pourrait aussi l'appeler une stimulation réciproque. Chaque homme est un chercheur, chaque homme peut aussi faire profiter les autres de ce qu'il découvre et chacun a un accès direct ä la vérité, s'il se met en mouvement. C'est donc l'individu qui est mis en avant.
Steiner fait des cours qui ont un succès énomie. Il faut toujours rajouter des chaises ! aborde toutes sortes de sujets : il parle aussi bien de l'économie, de la monnaie, des échanges internationaux, que des insectes ou de l'histoire romaine. Il fait toute une série de cours sur Émile Zola... Il enunène ses élèves dans des musées, dans les champs pour regarder les plantes, etc. Il propulse en quelque sorte dans la culture ces hommes et ces femmes qui n'avaient jamais pu se cultiver, et qui viennent l'écouter après leur longue journée de travail.
En même temps, Steiner s'aperçoit que ses écrits philosophiques sont ignorés par l'élite intellectuelle de l'époque. Il rencontre alors un groupe dont il s'approche d'abord avec une certaine réticence : " On n' entend d'eux que des discours tirés des écrits orientaux, sans la moindre trace de contenu. Quant ä leurs expériences spirituelles, ce ne sont que feintes et hypocrisies.' " Il s'agit, vous l'aurez peut-être deviné, de la Société théosophique, qui avait été fondée quelques années plus tôt par un personnage des plus étranges, Helena Petrovna Blavatsky. Cette organisation regroupe des gens qui sont ä la recherche du spirituel, mais sous une forme que Steiner refusait catégoriquement, ä savoir en faisant appel ä des médiums, des états de transe, des séances de spiritisme, etc. Et pourtant, ces gens demandent ä Rudolf Steiner s'il peut venir aussi leur parler. Il va leur faire la même réponse qu'à Liebknecht : D'accord, si vous me laissez libre de faire ce que je veux. Il commence donc ä faire des conférences ä ces théosophes, sur Nietzsche, sur Goethe et, contrairement ä ce qu'on pourrait attendre, peut-être même ä ce qu'il attendait lui-même, là il rencontre un écho très important, très positif : Continuez ä venir nous parler ! Et, comme vous le savez si vous connaissez un peu sa biographie, Steiner va alors se lier avec ce groupe de la Société théosophique — presque ä son corps défendant —, et il le fait avec beaucoup d'énergie. Il s'efforce en effet de plonger dans tout ce vocabulaire mystico-hindou pour le métamorphoser, le transformer, prendre les gens là où ils en sont, en s'efforçant de leur montrer qu'il y a un chemin vers le spirituel qui ne passe pas par les transes et les médiums, c'est-à-dire par une perte de la conscience, mais au contraire par un renforcement de la conscience. Et c'est donc là qu'il va rencontrer un auditoire de gens qui peu ä peu vont aussi sentir la différence. Ce qui fait qu'au bout de quelques années — je ne rentre pas dans les détails — il se sépare du mouvement théosophique. Mais il y a maintenant tout un public avec lequel Rudolf Steiner a commencé ä travailler, qui va le suivre quand il va fonder la Société anthroposophique, en 1913.
Maintenant je voudrais encore développer deux points. Tout d'abord la notion de l'homme. Je me suis demandé ce qui serait le plus important dans ce qui va servir de fondement ä la pédagogie Waldorf. La notion de l'homme. On trouve actuellement dans toutes les librairies ce livre, Le principe d'humanité de Jean-Claude Guillebaud, que je vous conseille de lire si vous vous intéressez ä ce qui se passe aujourd'hui. Guillebaud montre que nous sommes en train de perdre l'homme, l'humain, et ce du fait de trois grandes révolutions que nous connaissons bien : la révolution économique, la révolution informatique et la révolution biologique. Quand on pense ces trois révolutions séparément, c'est-à-dire comme le font les spécialistes justement, il n'y a pas trop de mal, enfin on ne se rend pas compte de la gravité des choses et on peut continuer ä dormir. Mais si on les pense ensemble, et c'est ce que fait Guillebaud dans son livre, alors on s'aperçoit qu'on est déjà allé très loin dans une sorte d'anéantissement de l'homme, de 1 ' humanité.
Or l'anthroposophie de Rudolf Steiner proposait déjà très concrètement, au début du
XXème siècle, un principe d'humanité. Je vais vous résumer le plus simplement et brièvement possible cette image de l'homme et vous montrer comment, aujourd'hui, on est confronté ä quatre problèmes, parce que, pour comprendre l'homme, il faut en effet saisir quatre dimensions.
Première dimension. Un être humain est un corps physique. Ce corps est apparenté aux choses extérieures. On peut le peser, le mesurer, l'analyser, décrypter son code génétique, etc. Tout cela, c'est physique. C'est ,d'une certaine façon, mort et mécanique. Mais l'honune, c'est évidemment plus que cela.
Aujourd'hui, l'humanité — et cela Guillebaud le montre très bien — est confrontée ä trois
questions. Il y a d'abord la question de la vie. C'est la deuxième dimension. La vie on
n'a toujours pas compris ce que c'est. La science d'aujourd'hui reste là devant un mystère total. Aujourd'hui, on est en train de passer ä côté, et même très loin de la vie des plantes. Elle est réduite ä un commerce de programmes. Une graine vivante est assimilée ä un programme informatique qu'on peut vendre, qu'on peut acheter... On peut déposer un brevet ! Steiner propose — et c'est absolument essentiel — de voir que la vie est plus que la matière, plus que la substance physique, minérale qui compose un organisme. Si je considère un os par exemple, je vois que la matière le traverse en permanence. La matière osseuse se renouvelle en permanence. Au bout de quelques mois, tout le calcium de l'os est changé, renouvelé. En fait, ce n'est pas dans la matière elle-même que se trouve ce qui porte le vivant. Il y a autant de différence entre ce qui est physique, c'est-à-dire par exemple l'ADN d'une plante, d'un animal ou d'un être humain, et l'être vivant (ce qui va pouvoir croître, se régénérer, se reproduire) qu'entre une partition de musique et la musique elle-même. Cette partition, on peut la dupliquer, on peut l'imprimer, mais personne de sensé n'ira dire que la musique de Mozart est là. Alors si on ajoute cette dimension, la musique " plastique ", ce sculpteur qui va modeler le corps, le développer, le régénérer, on ajoute la dimension du vivant qui n'est pas réductible ä la matière, même ä la matière organisée en code. C'est la deuxième dimension.
Si l'homme était seulement vivant, il se reproduirait, il grandirait, ses ongles pousseraient, ses cheveux pousseraient... et il serait toujours endormi. Quand je dors, il peut y avoir du bruit, je n'entends pas, pourtant mes oreilles fonctionnent, tout fonctionne. Il n'y a pas de différence au niveau vital, physique. C'est quand je m'éveille que j'entends. Ce qui vient alors s'ajouter, c'est la conscience. Ça c'est la deuxième grande énigme pour la science d'aujourd'hui : qu'un être vivant ne soit pas seulement vivant comme une plante, un végétal, mais qu'il devienne conscient, qu'il puisse souffrir, qu'il puisse avoir des émotions, qu'il éprouve des désirs, qu'il ait soif, qu'il ait faim, etc. Toute cette dimension de l'animal, l'homme la possède aussi ; c'est sa troisième dimension.
Et enfin la quatrième dimension, ce qui fait de lui un être humain, c'est encore autre chose que cela. Chacun de nous est différent, nous sommes tous différents et fondamentalement différents les uns des autres, même si nous éprouvons tous, en gros, les mêmes émotions. Chacun vit maintenant avec ses joies, ses peines, ses désirs, en disant : c'est moi, c'est moi et personne d'autre. Donc cette dimension de l'unicité, de la solitude, de l'individu, c'est aussi l'être humain. La quatrième dimension, celle du moi, seul l'homme la possède. Même si certains animaux s'en approchent, jamais on ne tiendrait un animal pour moralement responsable de ses actes.

Ces quatre dimensions, si on les réunit, si on pense maintenant ä un être qui a un physique, donc un corps de matière, qui est vivant, qui peut se reproduire, grandir, qui est sensible, qui peut être ému, qui peut souffrir, qui peut se réjouir, désirer, et enfin qui sait qu'il est unique, qui est conscient de son unicité, c'est-à-dire qui peut dire : " C'est moi et personne d'autre ", Nous avons alors le " principe d'humanité ", c'est un homme. Et Steiner dit, finalement que, si on ne voit pas dans tout homme ces quatre plans, on est comme quelqu'un qui serait devant un tableau de Raphaël et qui dirait : C'est de la toile! Et dans l'éducation, maintenant, il s'agit de décrire vraiment comment, au fond, ces quatre constituants sont là, déjà présents chez le nouveau-né. Il a fallu attendre les
années 70 du XXème siècle pour qu'on commence ä entendre que le bébé est une personne. Bien sûr, un tout petit bébé ne dit pas encore " moi " pour se désigner lui-même, mais quand on regarde comment il parvient peu ä peu ä faire converger son regard, ä répondre ä un sourire par un sourire, ä mettre la conscience dans ses mains, puis ä se redresser et ä se mettre debout, on sait très bien qu'il s'agit là d'actes purement individuels, qui ne sont pas inscrits dans le code génétique. Car cela ne se fait pas tout
seul, conune quand les dents poussent. Tant qu'on tient l'enfant, tant qu'on l'aide, on nuit ä son développement, il faut un moment le laisser faire lui-même. C'est une force qui est individuelle, qui n'a rien ä voir avec le code génétique. Il faut que l'enfant imite lui-même un adulte qui sourit, qui marche, qui parle... Ce sont, chaque fois, des actes du moi. Ce n'est pas héréditaire. Si c'était lié l'hérédité, le petit bébé pourrait se mettre debout sans avoir besoin d'imiter un adulte, il pourrait parler même s'il n'était pas entouré de gens qui parlent, ce qui n'est pas le cas comme vous savez.
Le moi conunence ä transformer complètement le corps physique dans les premières années. Quand on regarde grandir un bébé, on voit qu'il est encore en train de se modeler. Il n'a pas ses formes définitives. Les traits de son visage ne sont pas encore fixés. Cela peut se modifier complètement. Et ce n'est pas seulement le visage, mais tous les organes qui sont remodelés, transformés pendant les premières années. La forme du coeur, la forme du cerveau, ne sont pas encore vraiment achevées. Le cerveau est encore, disons, assez informe chez le bébé. La plupart des connexions cérébrales (les fameux synapses) ne sont pas encore là . À part peut-être les organes des sens, qui sont formés un peu plus tôt, tout le reste de l'organisme doit être reconstruit, remodelé. Je n'insiste pas là-dessus, mais même la colonne vertébrale n'a pas encore sa forme humaine définitive, avec ses trois courbures ; de même, la plante des pieds doit encore se creuser, etc. La dernière chose qui est remodelée et qui, elle, ne peut pas se transformer parce qu'elle est trop dure — si votre bloc de terre est trop durci vous ne pouvez plus le remodeler — ce sont les dents. C'est pour cela que les nouvelles dents, qui sont les dents remodelées, remodelées par le moi, ne peuvent pas remplacer les dents de lait, les dents héréditaires comme cela se fait pour les autres organes ; donc elles doivent chasser les précédentes. Vous voyez que la première chose que le petit enfant doit faire en arrivant sur terre, pendant ses six-sept premières années, c'est remodeler son organisme physique ä sa mesure.
Ensuite, pendant les six ou sept ans qui suivent, entre sept et quatorze ans environ, la croissance est très différente. L'enfant change beaucoup moins. Les fornies sont d'une certaine manière fixées ; elles ne changent plus vraiment. Par contre, l'enfant grandit dans tous les sens, par le milieu en quelque sorte, car ce qui se transforme alors, c'est sa respiration, son cœur, ses poumons, tout cette partie centrale. C'est un moment où tous les processus vitaux se développent et grandissent d'une façon étonnante, on peut très bien le remarquer. Ce ne sont plus du tout les mêmes transformations. C'est un moment donc où, au fond, l'enfant vit dans ses forces actives de vie, et il a besoin aussi qu'on les nourrisse et qu'on les sollicite. D'où toute cette question des images dans l'éducation, etc. Pendant cette phase où le moi conquiert en quelque sorte les forces vitales, l'enfant a besoin de recevoir un enseignement vivant, rythmisé, qui ne le dessèche pas prématurément, mais qui éveille en lui des forces d'amour envers le monde.
Et puis, quand arrive la puberté, vers treize-quatorze ans, cette croissance organique, ce développement des forces vitales, parvient lui aussi ä une fin ; le cceur cesse de grandir, les poumons cessent de grandir, les reins cessent de grandir et ce sont, vous le savez très bien, maintenant les bras et les jambes qui poussent, et cette troisième forme de croissance commence par les extrémités : les mains et les pieds. Il faut changer les chaussures plusieurs fois par an ! C'est assez désagréable, cela devient lourd et long alors qu'ici (le torse) cela n'a pas encore grandi. Le jeune homme, la jeune fille, croissent ä présent par les membres : ce sont les forces de volonté qui sont touchées. Et c'est alors un chamboulement absolument impressionnant : disons que le moi pénètre cette fois dans la troisième dimension — l'émotivité, la sensibilité — et introduit là-dedans ses propres exigences : il veut autonomiser cela aussi. Pas seulement remodeler le physique comme dans les premières années, ni remodeler l'organisme vital comme au milieu de l'enfance,
mais remodeler aussi le sujet, la subjectivité - d'où tous les problèmes de l'adolescence - et en même temps fonder un jugement autonome, apprendre ä penser, devenir autonome dans son jugement, etc. Jusqu'à ce que, après avoir finalement fait toutes ces transformations, après avoir traverser ces trois étapes, l'individu, le moi puisse vraiment apparaître. Avant, le moi n'est pas encore efficient, il a autre chose ä faire, il ne peut pas encore être là complètement dans le monde et assumer une tâche et une responsabilité, il faut d'abord qu'il prenne possession de ses trois enveloppes ou corps, éléments de son être humain. Ces idées, Steiner les développe au cours de cette partie médiane de sa vie, en 1907 en particulier, dans un petit texte qui s'appelle L'éducation de l'enfant ä la lumière de la science de l'esprit. Il n'y est pas encore question d'école. On trouve juste une petite phrase dans ce livre que personne ne remarque — enfin les gens lisent cela par milliers et ne la voient pas — : " Si un jour la science de l'esprit est appelée à fonder une éducation, alors elle pourra aller jusque dans les détails de la vie pratique ".Les choses en restent là pour le moment.
Je dois ä présent évoquer une autre idée essentielle par rapport ä la pensée de Steiner. On parle beaucoup, aujourd'hui, de la notion de réincarnation, et on se rend compte que cette conception des vies successives de l'être humain a existé de tout temps, en Occident comme en Orient. Un des plus grands penseurs allemands, Lessing (1729-1781), l'auteur de Nathan le sage , par exemple, a longuement développé cette idée en parlant d'un processus d'éducation du genre humain. Dans son livre qui s'appelle justement L'éducation du genre humain, il montre que l'humanité suit un développement, qu'elle apprend sans cesse. Pour lui, le " grand éducateur " est Dieu lui-même. Et Lessing pense qu'il y a plusieurs phases dans l'histoire de l'humanité. Pendant toute une première phase, l'humanité a dû apprendre ä obéir aux lois divines : c'est ce qu'on trouve par exemple dans l'Ancien Testament. Puis il y eut une phase où l'humanité, après avoir appris ä obéir, a appris ä aimer, ce qui n'est pas du tout la même chose : cette deuxième phase correspond au développement du Christianisme. Et puis, il y a une troisième grande phase où l'humanité apprend —ou plutôt apprendra, car nous sommes actuellement entre la deuxième et la troisième phase — ä être libre. Ce sera l'époque où les hommes accéderont ä l'autonomie. Nous en sommes encore assez loin, n'est-ce pas ? Or Lessing nous explique qu'un être ne peut pas vivre ces trois expériences en même temps. On ne peut pas en même temps être soumis ä la volonté divine et vivre dans l'amour. Il s'agit donc bien d'une éducation du genre humain en plusieurs étapes, que nous devons franchir l'une après l'autre. Il avance donc cette idée que les hommes passent par une succession de vies terrestres au cours desquelles ils s'éduquent, ils apprennent de plus en plus. Et ce qu'ils ont appris dans une vie, ils l'emportent dans l'autre et ainsi l'humanité progresse. Lessing développe cette idée d'une façon universelle, c'est toute l'humanité qui est concernée. Il écrit par exemple : " Cette hypothèse est-elle si risible pour la raison qu'elle est la plus ancienne, parce que l'entendement la découvrit d'emblée avant que les sophismes de l'école ne l'ait dispersée et affaiblie ? Pourquoi est-ce que moi aussi je n'aurais pas pu faire une fois déjà ici, en vue de mon perfectionnement, tous les pas qui ne peuvent apporter aux hommes que punition et récompense purement temporelle ? Et pourquoi ne pas faire une autre fois tout ce que les perspectives et récompenses éternelles nous incitent aussi puissamment ä faire ? Pourquoi ne reviendrais-je pas aussi souvent que je suis apte ä acquérir de nouvelles connaissances, de nouvelles facultés. Est-ce que j'emporte en une fois tant de choses que cela ne vaille peut-être pas la peine de revenir ? Il n'en serait rien pour cette raison ou parce que j'oublie que j'ai déjà été là. C'est un bienfait pour moi que je l'oublie. Le souvenir de mes états passés ne me permettrait que de faire un mauvais usage de l'état présent, et ce que, pour l'heure, je dois oublier, l'ai-je donc oublié ä
jamais, ou bien parce que trop de temps serait alors perdu pour moi ? Perdu ? Et qu'ai-je donc ä manquer ? L'éternité toute entière n'est-elle pas mienne ? "
Je voudrais aussi, tout de suite après, citer ces quelques lignes d'un poème de Goethe que vous connaissez peut-être, même si les poèmes de Goethe ne sont pas très connus en France. C'est l'un des plus célèbres :
" L'âme de l'homme ressemble ä l'eau
Du ciel elle vient, au ciel elle monte,
Puis lui faut de nouveau descendre vers la terre,
Incessante alternance. "
Cette idée est aussi liée ä celle de l'individualité, ä ce " moi " qui, comme nous l'avons vu, saisit le corps physique, puis tout ce qui est vivant, et finalement la vie psychique. Ce " moi " n'est pas une page blanche, ce n'est pas quelque chose qui démarre ä zéro ä chaque fois. Il suffit d'approcher un peu le mystère de l'enfant et de l'être humain pour sentir que l'on a déjà affaire, avec un nouveau-né, ä " quelqu'un " qui s'est déjà exercé, qui a appris, qui vient ä une certaine étape de son évolution. Un enfant peut parfaitement être plus mûr qu'un adulte ! Je peux fort bien avoir dans ma classe un enfant qui est meilleur musicien que moi, ou meilleur penseur, ou plus patient, avec davantage de compassion, etc. L'enfant n'est pas une page blanche. Il vient des mondes spirituels avec un passé individuel.
Jusqu'à maintenant, il n'est pas question de pédagogie, mais d'une science de l'esprit qui cherche ä élargir la connaissance, comme je vous l'ai montré. Et puis la guerre de 1914 dévaste toute l'Europe. En 1918, ä l'armistice, l'Allemagne vaincue est en ruine, dans un état de traumatisme profond, d'anéantissement. Beaucoup de choses seraient alors possibles. À Stuttgart, le directeur de la fabrique de cigarettes Waldorf-Astoria, Emil Molt, prend alors une initiative. Il organise des cours pour ses ouvriers. Pas le soir, après le travail, comme ä l'Université populaire, mais pendant la journée, une heure et demie par semaine, payées par l'entreprise, pour que les ouvriers aient des cours de langues, de pédagogie sociale, etc. Il fait appel ä des enseignants, dont certains connaissent très bien Rudolf Steiner. Et c'est ainsi qu'Emil Molt invite un jour Steiner ä parler ä ses ouvriers et ses ouvrières.
Voici comment Herbert Hahn, un des premiers professeurs de l'école Waldorf — rapporte cette allocution que Steiner fit devant l'ensemble du personnel de l'usine, et qui fut en fait ä l'origine de l'école qui, depuis lors, porte ce nom. Nous sommes au printemps 1919 : " Rudolf Steiner avait entrepris de dépeindre les sentiments du prolétariat et d'en dévoiler les causes profondes, en montrant qu'ils étaient la conséquence d'une faillite de la culture occidentale dans son ensemble. Des millions de jeunes êtres, exposa-t-il, sont chaque année frustrés de toute formation, pour être lancés ä quatorze ans dans la vie économique. Dans la plupart des pays, ils continuent, certes, d'avoir une formation, mais elle est limitée ä leur profession, et, en réalité, ne leur transmet que des connaissances techniques. Ce n'est pas une véritable formation. Voilà ce qui emplit les hommes d'amertume et les dresse contre les formes de la civilisation actuelle.
Vous tous qui êtes ici, depuis les petites apprenties de seize ans, jusqu'aux ouvriers de soixante ans, vous souffrez, en réalité, d'avoir vu se tarir en vous les sources d'une véritable formation humaine, parce que vous avez dû recevoir, ä partir d'un certain moment, les dures leçons de la vie, et non un véritable apprentissage.
Ces mots furent prononcés avec une telle chaleur, ils étaient imprégnés d'une compréhension si profonde, qu'ils touchèrent comme d'un trait le cœur des auditeurs. Tout ä coup ceux-ci virent en l'orateur non plus le grand philosophe et sociologue que leur avait
présenté leur directeur, mais un homme venu porter remède ä des maux que son regard venait de dévoiler. "
À la suite de cette allocution, il y a eu immédiatement chez ces ouvriers — qui étaient en réalité surtout des femmes — un mouvement pour demander qu'on s'occupe de leurs enfants. En gros, cela voulait dire : Pour nous, c'est trop tard, mais ne peut-on pas faire quelque chose pour nos enfants ?
Emil Molt saisit cette occasion avec beaucoup d'énergie. Il mit ä disposition les moyens financiers nécessaires et demanda alors ä Rudolf Steiner s'il voulait bien s'occuper de fonder une nouvelle école pour tous ces enfants. L'initiative vint donc de Molt. Et Steiner, comme dans la plupart des choses qu'il a faite, a aussitôt répondu ä cette demande.
Fin avril 1919, auront lieu un certain nombre d'entretiens avec des petits groupes, et avec Molt, pour donner les grandes orientations de cette future école. Je résumerai cela en trois points, et on arrivera ä une conclusion pour ce soir. Steiner a d'abord insisté sur le danger, non pas de l'intellect, mais de l'intellect seul. C'est-à-dire d'une culture exclusive de l'intellect et de la pensée analytique qui entraîne la mort, l'analyse, le mécanisme, et qui était en train, déjà, de transformer le monde en une grande machine. Cette pensée intellectuelle, dit-il, ne peut être juste et féconde que si elle se nourrit des couches plus profondes de l'âme humaine, c'est-à-dire de toute la vie affective et de toute la vie volontaire. C'est pourquoi, poursuit-il, l'éducation aujourd'hui, dans un monde comme le nôtre, doit être basée sur l'art. Parce que l'art permet ä ces forces profondes du sentiment, aux forces de compassion, de dévotion, de rester liées ä la pensée.
Et là, Steiner rejoignait un autre penseur que l'on peut aussi considérer, indirectement,
comme un des fondateurs de la pédagogie Waldorf, aux côtés de Lessing et Goethe, je
veux parler de Schiller. En France, on connaît surtout de lui les paroles de " l'Hymne ä la
joie " que Beethoven a mis en musique dans le final de sa 9ème symphonie. Schiller a écrit les Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme. Je voudrais vous lire quelques lignes de ces Lettres, pour que vous voyiez en quoi ces idées sont aujourd'hui fondamentales. J'ai entendu récenunent Jack Lang insister sur l'importance de l'enseignement de l'art ä l'école. Je pense qu'il a dû lire Schiller, parce que ce qu'il disait avait un petit peu ce ton-là, mais il s'excusait presque : " Ce n'est pas une lubie de ma part, c'est très sérieux, l'art... ". Il craignait qu'on se moque de lui, c'est tout de même incroyable !
Voici ce qu'écrivait Schiller il y a environ un siècle :
" Le cours des événements a donné ä l'esprit du temps une orientation qui menace de l'éloigner toujours plus de l'art. Ce dernier a pour devoir de se détacher de la réalité et de se hausser avec une convenable audace au-dessus du besoin. Car l'art est fils de la liberté. Il veut que sa règle lui soit prescrite par la nécessité inhérente aux esprits et non par les besoins de la matière. Or, maintenant, c'est le besoin qui règne en maître et qui courbe l'humanité déchue sous son joug tyrannique. L'utilité est la grande idole de l'époque, elle demande que toutes les forces lui soient asservies et que tous les talents lui rendent hommage. Sur cette balance grossière, le mérite spirituel de l'art est sans poids. Privé de tout encouragement, celui-ci se retire de la kermesse bruyante du siècle. L'esprit d'investigation philosophique lui-même arrache ä l'imagination province après province. Les frontières de l'art se rétrécissent ä mesure que la science élargit ses limites."
Un peu plus loin, on trouve ce passage qui exprime l'essentiel de l'esprit de la pédagogie Waldorf :
" Tout individu porte en lui, en vertu de ses dispositions natives, un homme idéal. La grande tâche de son existence est de se mettre, ä travers tous ces changements, en harmonie avec l'immuable unité de celui-ci. L'État ne doit pas honorer dans les individus seulement leur caractère objectif et générique, mais encore leur caractère subjectif et spécifique. "
La deuxième idée fondamentale que Steiner exprima au moment de fonder l'école Waldorf est que cette abstraction intellectuelle mène ä l'isolement, ä la spécialisation, c'est-à-dire que c'est toujours quelque chose qui réduit et qu'il est donc important d'élargir, de ne pas amputer, de toujours chercher le tout, de toujours relier tout ce que l'on fait, toute matière, toute leçon quelle qu'elle soit, ä l'ensemble. Et cela est très concret. Steiner insistait beaucoup, par exemple, pour que les ouvriers de l'usine Waldorf sachent comment on cultivait le tabac, comment il était vendu, ce que faisait le comptable dans son bureau, et donc pour que chacun ait une idée, une conscience, de ce que faisaient les autres, même s'il faisait un travail limité. Il s'agit donc, vous le voyez, de toujours replacer les choses dans leur contexte, la partie dans le tout : l'ouvrier dans l'entreprise, l'entreprise dans le pays, le pays dans le monde. Et si possible, aussi, la Terre dans le cosmos ! Si cela devient un principe de l'enseignement, l'enfant développe un tout autre sentiment de son rapport au monde, un tout autre sens social.
Et enfin une troisième idée : jeter un pont de peuple ä peuple. L'école devrait donner beaucoup d'importance ä cette compréhension des peuples les uns par les autres. Ce manque d'intérêt et de compréhension a été la principale cause de la Grande Guerre. Avant 1914, Steiner avait beaucoup insisté là-dessus, jusqu'auprès du chancelier allemand, et au moment de la fondation de l'école Waldorf il dit encore que d'autres catastrophes se produiront si on continue ä ne pas entendre ces choses.
Le dernier acte de cette fondation, c'est qu'en juin et juillet 1919, Rudolf Steiner va réunir une équipe d'une douzaine de professeurs, qui ne sont pas, pour la plupart, des enseignants. Il y a là un ingénieur, un historien, un médecin, un musicien... et il va les préparer en quinze jours, quasiment vingt-quatre heures sur vingt-quatre, d'après ce que l'on sait, ä la fin de l'été. C'est un travail de conférences qui a été édité aujourd'hui sous le titre La nature humaine comme fondement de l'art de l'éducation. Et le 7 septembre 1919, l'école a ouvert, avec quelque trois cents élèves répartis en huit classes. La plupart
sont les enfants des ouvriers de l'usine Waldorf. L'année suivante une 9ème classe et une
nouvelle lère classe s'ajouteront. Au bout de trois ans, il a fallu doubler certaines classes, surtout celles d'en bas. Beaucoup d'enfants venus de la ville de Stuttgart se sont alors inscrits, de toutes origines sociales, religieuses, etc. Rudolf Steiner venait visiter l'école régulièrement. Jamais très longtemps. Juste quelques jours, entre ses incessants voyages ä travers toute l'Europe. Il se réunissait avec les professeurs pour continuer de les conseiller, allait dans les classes, s'entretenaient avec les élèves. LI ne manquait alors jamais de leur poser une question quasi " rituelle " : Aimez-vous vos professeurs ? C'était la chose qui lui importait le plus. En 1924, l'école est complète : 12 classes et des jardins d'enfants. Bientôt d'autres écoles Waldorf vont naître en Allemagne, en Europe, puis en Amérique.
Je voudrais fniir en vous lisant encore quelques lignes. C'est une sorte de message qui résume la manière dont Steiner concevait la tâche des adultes par rapport aux enfants
" Nous n'avons pas ä transmettre aux jeunes nos propres convictions. Nous devons plutôt les amener ä se servir de leur propres forces de jugement, ä forger leur propre conception du monde. Il faut qu'ils apprennent ä regarder le monde avec leurs yeux ä eux ! Nos convictions n'ont de valeur que pour nous. Nous les apportons aux jeunes
simplement pour leur dire : Voilà comment nous, nous voyons le monde. À vous de voir comment il est pour vous. Nous devons éveiller des facultés et non transmettre des convictions. Les jeunes ne doivent pas croire ä nos vérités mais ä notre personnalité. Montrons-leur que nous sommes des chercheurs et mettons-les sur la voie d'être eux-mêmes des chercheurs ! "
QUESTIONS
Existe-t-il beaucoup d'écoles Steiner en France ?
Une dizaine en France, en Allemagne plus de 300, dans le monde peut-être un millier aujourd'hui.
Pourquoi cela ne se développe-t-il pas plus ? Quel est le principal reproche fait aux écoles Steiner ? A quoi se heurtent-elles le plus ? Tout est fait pour le bien de l'enfant, pour son développement, pourquoi cela n'a-t-il pas plus d'écho ?
La première difficulté est de trouver des professeurs. C'est un véritable sacerdoce, parce que ce métier (celui d'enseignant en général) est très exigeant. Il demande que l'on se remette constamment en question. Il faut une mobilité d'esprit, une faculté de don de soi extraordinaires. C'est très difficile de tenir. On ne peut jamais s'installer dans la routine ou la convention. Bref, il faut être un artiste. Or pourquoi y a-t-il si peu d'artistes ? Je veux dire de véritables artistes, c'est-à-dire de créateurs, qui prennent des risques, etc. ? Est-ce qu'on les soutient vraiment ?
Je crois aussi que les États n'ont pas tellement intérêt ä développer des artistes, qui mettraient en péril...
Vous voulez dire que l'État hait toujours l'individu ? Cela dépend des pays, il y a des pays où cela se développe très bien. Je crois qu'en France ce n'est pas l'idéal, n'est-ce pas ?
Dans quels pays cela fonctionne-t-il bien ?
Les pays nordiques. En Norvège, les écoles Waldorf font passer elles-mêmes l'examen du Bac au sein de l'école. Quand il y a un congrès des écoles Waldorf, c'est le ministre de l'Éducation qui l'inaugure.
En Hollande, il y a trois sortes d'écoles. Les parents choisissent. Il y a des écoles d'État, il y a les écoles religieuses confessionnelles, et il y a les écoles Waldorf. Dans les pays d'Europe de l'Est, depuis la chute du rideau de fer, les écoles Waldorf se développent comme une traînée de poudre.
C'est peut être aussi que le système français est encore particulièrement basé sur l'intellect ? C'est ce qui frappe toujours les élèves qui viennent chez nous de l'étranger.
Qu'est-ce qui fait le lien entre toutes ces écoles dans le monde, y a-t-il des congrès tous les ans ?
C'est un lien qui n'est pas organisé de l'extérieur, d'abord parce que cela serait impossible, cela représente des dizaines de milliers d'enseignants. Le travail se fait un peu dans tous les sens, d'une école ä l'autre, d'un pays ä l'autre. Il y a des congrès auxquels chacun peut participer s'il le souhaite : pour les parents, les professeurs en général, les professeurs de travaux manuels ou de
géographie entre eux, etc. Ce qui importe, c'est la stimulation réciproque. Chaque établissement est autonome, comme dans tout ce qui est anthroposophique. Il n'y a aucune organisation extérieure. Tout repose sur l'initiative.
En France il existe une Fédération, mais elle a mis trente ans ä se constituer, parce que pendant longtemps les écoles ne souhaitaient même pas travailler ensemble, à part des relations entre individus, bien sûr. Maintenant il y a une Fédération qui regroupe des intérêts communs. Quand il faut défendre certaines choses, c'est plus simple, on a un organisme qui peut le faire.
Dans chaque pays, il y a aujourd'hui une Fédération, et puis il y a des cercles de travail de toutes sortes, mais cela n'a absolument rien de pyramidal. Tout est horizontal. On travaille toujours beaucoup, c'est même parfois trop, tout se décide dans des échanges : cogestion, co-responsabilité, etc. À tous les niveaux.
Quand j'ai voulu acheter un livre pour me renseigner un petit peu, j'ai été ä la FNAC, et j'ai été très choquée parce que les livres de Steiner sont dans la rubrique " ésotérisme ", dans un bas d'étagère...
Oui, à côté de la magie, des sciences occultes, etc.
Voilà. Et cela m'a un peu choquée. Que pouvez-vous faire pour que cela change ?
C'est effectivement un gros problème. Toujours cette habitude de tout classer en catégorie. Il faut bien faire rentrer l'anthroposophie dans une catégorie. Alors comme il y a beaucoup de titres qui parlent de l'esprit, de l'âme, etc., Steiner est placé avec le bric-à-brac de l'ésotérisme. En tant qu'éditeurs, nous essayons de changer les choses. Mais ce n'est pas facile pour un libraire de dispatcher les différents livres, comme cela devrait se faire, en médecine, en écologie, en philosophie, en pédagogie, etc.
En Allemagne, j'ai trouvé des livres de Steiner au rayon pédagogie !
La notion d'écoles Steiner professionnelles aurait-elle un sens, et en existe-t-il ?
Oui, il en existe, mais pas en France. Le principe est quand même toujours d'avoir une éducation complète jusqu'à dix-huit ans, aussi bien pour le futur médecin, que le futur carrossier ou le futur violoniste. Mais il existe tout de même depuis longtemps des écoles Waldorf qui ont développé, ä partir de seize, dix-sept, dix-huit ans, dans les dernières classes, des voies pratiques, c'est-à-dire qu'il y a un enseignement général et des tranches spécialisées y compris professionnelles - électricité, mécanique, domaine paramédical...
Comment peut-on envisager nos rapports avec l'Éducation Nationale suite ä la lettre de Monsieur J. Lang ?
Comment savoir ? Soyons optimistes... C'est quand même un certain pas qui a été fait. Il faut faire attention de ne pas sombrer dans la névrose, et espérer une vraie reconnaissance maintenant que les écoles sont lavées de tout soupçon de sectarisme. Les médias ont été beaucoup plus diligents pour attaquer les écoles que pour les réhabiliter ! De toute façon, la vraie question est celle de la liberté pédagogique. Vous connaissez le problème, il y a toujours cette méfiance et cette peur même. Il faut rentrer dans le moule... Vous êtes libres, mais il faut faire comme tout le monde ! Et je ne sais pas si l'éducation nationale, même en reconnaissant que nous ne sommes pas une secte, est prête accepter cette nouveauté, ce n'est pas du tout acquis.
Par exemple, la pédagogie de Madame Montessori est reconnue en Italie au point qu'il y a un billet de banque ä son effigie, comme nous avons Saint-Exupéry. Mais en France, les écoles Montessori ont aussi un mal fou ä se développer, alors qu'elles sont reconnues par l'Éducation Nationale.
Quand Steiner a fondé l'école en 1919, il a eu un problème avec l'État aussi. Cela s'est réglé par un compromis, ä savoir : tous les trois ans, il faut que vos élèves aient le même niveau que les élèves des écoles d'État. Steiner a dit : D'accord, mais alors pendant les trois ans nous faisons absolument ce que nous voulons. Au bout de trois, six, neuf ans, nous nous engageons ä ce que nos élèves puissent être raccordés avec l'Éducation Nationale. Notre marge de liberté est de trois ans, et nous faisons comme nous voulons dans ces périodes.
Les problèmes ont déjà commencé ä cette époque, il faut le savoir.
Qu'est-ce qu'a fait Steiner après la création de cette école ? Qu'a été la fin de sa vie ?
Jusqu'à sa mort en mars 1925, il a travaillé avec beaucoup d'autres corps de métier : acteurs, médecins, pédagogues curatifs, économistes, théologiens, etc., tout un travail à caractère social. Finalement, il allait toujours d'une chose ä l'autre pour donner des impulsions, et ensuite les gens travaillaient , expérimentaient. Ils continuaient sans lui, et reprenaient les choses avec lui quand il revenait. Tout à la fin de sa vie, un groupe d'agriculteurs l'invita près de la frontière polonaise. Mais il repoussait toujours le moment d'y aller. Ces agriculteurs, en 1924, étaient déjà inquiets sur la qualité des semences et sur l'état de la terre qui était pleine de produits chimiques, etc. Steiner a finalement accepté de passer quinze jours lä-bas où il a fait son fameux cours d'agriculture qui est ä la base de la méthode bio-dynamique.
Chaque fois il avait la possibilité de donner des impulsions neuves, avec lesquelles, ensuite, les gens travaillaient. Cela continue aujourd'hui, et on n'est pas prêts d'avoir fini !
Comment fonctionnait-il ? Il fallait quand même un minimum de connaissances avant de faire part, en quinze jours, de ses réflexions en agriculture et de donner une impulsion aussi féconde ?
Quand on met en mouvement quelque chose, cela se met en mouvement partout. Les spécialistes, eux, sont souvent bloqués, coincés. Ils ne voient plus les choses parce qu'ils trop le nez dessus. Pour l'agriculture, c'est pareil, les idées de Steiner reposent sur un énorme bon sens et sur une perception vivante de ce qui se passe avec la chaleur, la lumière, la terre, les racines, les plantes médicinales, etc.... Il faut pouvoir entrer dans tout un processus et le ressentir. Je crois que c'était ça — cette connaissance active et vivante. Plus on la pratique, plus elle peut aller dans des domaines différents. Les gens qui sont des spécialistes sont coincés dans des impasses et n'arrivent plus ä avancer parce qu'ils ont quitté, justement, cet élément vivant.

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