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traduction BP au 28/01/2021

XI. Comment on en arriva à dissoudre le Kommende Tag

Le cours d’économie


Le rattachement de l’entreprise Waldorf-Astoria au Kommende Tag semblait constituer un progrès important pour l’entreprise globale. On en attendait de grandes réserves et un bon chiffre d’affaires ; on qualifiait même cette augmentation de « vache à lait », grâce à laquelle tout serait consolidé et pourrait continuer à se développer sainement malgré l’inflation croissante. À l’époque, la monnaie dut certainement avoir été multipliée par douze, mais cela n’affecta pas le chiffre d’affaires de l’entreprise. On fumait toujours autant, mais le prix des cigarettes resta bien inférieur à l’augmentation nécessaire. Les hommes d’affaires honnêtes étaient toujours d’avis qu’il fallait maintenir les prix de vente bas tant que les matières premières achetées bon marché étaient suffisantes. La Waldorf-Astoria avait fait de bonnes réserves de tabac macédonien.

Mais il y eut quelques surprises. Leinhas, qui par moments prenait des renseignements plus précis sur l’usine, dit que les machines étaient dépassées. Alors que Molt, qui était non-fumeur mais qui achetait personnellement du tabac en Grèce et avait le nez pour sa qualité, affirmait que les cigarettes faites à la main étaient préférables à celles fabriquées à la machine, il fallait que le Kommende Tag veille plus sérieusement à la rentabilité et envisage de moderniser ses machines. Quoi qu’il en soit, la Waldorf Astoria dévorait de plus en plus de capitaux, d’autant plus qu’il fallait payer les matières premières en devises étrangères. A cela s’ajoutait une énorme dette de taxe sur le tabac, dont les autorités exigeaient le paiement. Molt aurait probablement réussi à retarder le paiement jusqu’à ce qu’on puisse facilement le rembourser avec de l’argent de l’inflation bon marché. Ou peut-être qu’il ne l’aurait pas payée du tout et que rien ne se serait passé. Mais Leinhas, consciencieux, ne pouvait pas agir ainsi. On peut imaginer que des désaccords apparurent.

L’État intervint alors lourdement : il essaya de maintenir en activité le plus grand nombre possible de fabriques de cigarettes selon le principe de l’économie planifiée et voulut donc répartir les stocks de matières premières existants. Molt dut céder des quantités importantes de ses stocks de tabac. On ne peut plus savoir aujourd’hui si ce sont des entreprises rivales qui provoquèrent de telles interventions ou si l’on doit suspecter d’autres opposants. Cependant, certaines animosités amenèrent Leinhas à croire qu’après seulement un an, il ne pourrait plus être responsable de Waldorf-Astoria dans le Kommende Tag. Il proposa de revendre le paquet d’actions, ce pour quoi il reçut l’accord de Rudolf Steiner. La décision fut prise lors d’entretiens confidentiels avec lui en privé, de sorte que personne ne put s’y opposer. Même aujourd’hui, je ne comprends toujours pas quels motifs ont poussé Rudolf Steiner à donner son consentement à la vente des actions et à confier l’entière exécution de la transaction à Emil Leinhas. Molt fut informé et eut la liberté de faire lui aussi des efforts pour vendre les actions, ce qu’il aurait probablement fait avec le temps dans l’intérêt de son usine. Il avait de nombreuses relations. Mais Leinhas fut plus rapide. Il proposa d’abord les actions à la Württembergische Vereinsbank à Stuttgart, puis, comme celle-ci n’était pas intéressée, à la Mannheim Commerz- und Privatbank, qu’il connaissait bien personnellement. Avant que les négociations de vente de Molt n’aient atteint le but recherché, la Mannheimer Bank, à la stupéfaction de Molt, signala la vente de la totalité du paquet d’actions au négociant en tabac grec Kiazim, que Molt connaissait mais dont il n’était pas proche. Mais Kiazim lui-même eut des difficultés financières et vendit le paquet d’actions à l’insu de Molt, ce qui aboutit à une évolution spectaculaire.

Cinq ans plus tard, alors qu’Emil Molt était assis dans son superbe bureau privé, la porte s’ouvrit et quelques messieurs entrèrent, se présentant comme les propriétaires actuels de l’usine de cigarettes Waldorf-Astoria. Il est difficile d’imaginer quelle fut l’humeur d’Emil Molt, homme méritant qui s’était consacré corps et âme à l’œuvre de sa vie. Cette déclaration le frappa comme la foudre. Qui étaient ces messieurs ? Des représentants de son plus grand concurrent, Reemtsma, de Hambourg, qui voulait simplement fermer l’usine concurrente. Mais Molt devait penser à l’école en danger et à ses ouvriers. Les messieurs, quoiqu’impitoyables, furent miséricordieux. Ils autorisèrent l’usine de Stuttgart, avec ses 1500 ouvriers et employés, à poursuivre ses activités pendant un an et acceptèrent de continuer à payer les frais de scolarité des enfants des ouvriers pendant la même période.

À l’origine, l’entreprise devait être complètement fermée, mais poursuivit ses activités à très petite échelle à Munich pendant un certain temps, afin que la marque Waldorf-Astoria, qui avait une très bonne réputation, ne soit pas perdue. En outre, ils versèrent une somme considérable à Emil Molt personnellement, afin qu’il puisse bénéficier d’une vieillesse sans soucis. Mais il avait été tellement déraciné qu’il mourut en 1936, à l’âge de 60 ans. Après le départ de la Waldorf Astoria, il ne fut plus possible de maintenir l’objectif initial du Kommende Tag.

En 1923, l’inflation allemande avait atteint son point culminant, puis son déclin. Elle avait débuté en raison de difficultés et de crises économiques sans fin après la Première Guerre mondiale. La République de Weimar, avec ses tendances socialistes, n’était pas à la hauteur. Elle s’était orientée vers un État centralisateur de prestations, mais les politiciens n’avaient pas les connaissances et l’expérience préalables nécessaires. Suite à la longue guerre, l’industrie était au plus bas dans la plupart des secteurs. Il manquait de la nourriture. On ne disposait pas des devises nécessaires pour satisfaire la consommation par le biais des importations. Les matières premières étaient rares.

Il fallut beaucoup de temps avant que la vie économique puisse plus ou moins se redresser. Le nombre de chômeurs était élevé, passant à six millions dans les années suivantes. L’assurance-chômage n’existait pas encore. A cela s’ajoutaient d’énormes dettes de guerre, qu’on ne savait pas comment payer. Une inflation qui, au départ, n’avait augmenté que lentement, semblait être due à un renchérissement naturel. Cependant, avec le temps, on s’aperçut que certains milieux financiers s’en servaient pour se débarrasser des dettes de guerre et des réparations, qui avaient été fixées à 40 milliards en or ou en ressources naturelles pour la seule période de 1921 à 1926. L’année 1923 fut celle de l’apogée. Alors que le dollar américain était encore à 200 marks en 1922, il passa à 49 000 marks en 1923. Le papier-monnaie était imprimé avec des chiffres vertigineusement élevés. Il y avait aussi des instructions privées sur la nourriture. Dans le domaine de l’agriculture de Haute-Silésie, par exemple, les paiements furent parfois effectués sous forme de céréales. Un timbre pour l’étranger coûtait 2 milliards de marks. Finalement, en novembre 1923, l’inflation s’effondra et le rentenmark fut introduit. Il fallait maintenant établir les bilans du mark-or. Beaucoup de choses qui étaient auparavant des rendements fictifs révélèrent alors leur vraie valeur.

Exprimé en marks-or, le capital accumulé pour le Kommende Tag s’élevait désormais à 2,5-2,8 millions de rentenmarks. L’entreprise put continuer sur cette base pendant une autre année. Lors de l’assemblée générale des actionnaires du 15 juillet 1924, on fit part ouvertement de la gravité de la situation. La valeur intrinsèque était pour :

  • les entreprises industrielles : environ 2 000 000 marks-or,

  • les entreprises agricoles : environ 600 000 marks-or,

  • les entreprises spirituelles : environ 1 200 000 marks-or,

  • soit au total : environ 3 800 000 marks-or.

Leinhas expliqua aux actionnaires présents le nouveau bilan en marks-or qui, selon la loi de stabilisation, prévoyait la réduction des actions de 1000 marks à 10 rentenmarks, mais ne pouvait être valorisés qu’à 2/3.6,66 rentenmarks pour assainir le Kommende Tag. À la fin de l’exercice 1923, les liquidités ne s’élevaient plus qu’à 60 000 marks-or79 1. Leinhas présenta ensuite un plan de démembrement discuté avec Rudolf Steiner, qui déterminait les entreprises qui devaient redevenir indépendantes et celles qui devaient être vendues avec plusieurs actifs. L’objectif principal était d’assurer la pérennité de l’école Waldorf et de préserver les terrains acquis pour son développement ultérieur. Le développement et la production des nouveaux médicaments et cosmétiques devaient être poursuivis et liés aux Internationalen Laboratorien en Suisse. La clinique de Stuttgart (Wildermuth) devait être proposée au médecin-chef, le Dr Otto Palmer, pour qu’il la poursuive son activité à son propre compte80 2. Pour réaliser ces opérations, il fallut faire des sacrifices afin d’aider aussi ceux qui autrement auraient subi des pertes. Les personnes présentes étaient très disposées à faire ces sacrifices. Un nombre considérable des anciennes actions furent données à Rudolf Steiner pour qu’il en dispose gratuitement.

Un fonds de secours fut créé. Rudolf Steiner exprima ses remerciements par des paroles émouvantes pour la grande compréhension des actionnaires. Leinhas fut chargé de travailler les détails et se vit confier les négociations très complexes visant à rendre les différentes entreprises indépendantes. Il les mena à terme avec beaucoup de talent.

Tout cela se passa durant la phase de développement qui suivit la refondation de la Société anthroposophique générale (1923/1924), c’est-à-dire à une époque de tension extrême pour Rudolf Steiner. Il accomplit des choses surhumaines, avec des cours et des conférences, avec des voyages en Angleterre et en Hollande, et enfin à Dornach, où il donna 70 conférences rien qu’en septembre, en plus d’un certain nombre de réunions et de discussions. Peu avant le début de sa maladie, le 24 septembre, il donna une dernière conférence matinale pour les travailleurs du bâtiment du Goetheanum et, à la Saint-Michel, une dernière allocution pour les membres. Malgré cette multitude de tâches spirituelles, il ordonnait de la manière la plus consciencieuse possible tout ce qui concernait la vie pratique et le règlement des nécessités futures. Le 3 janvier 1925, trois mois à peine avant sa mort, il appela encore Emil Leinhas à son chevet pour lui demander de recevoir les actions à annuler pour la prochaine assemblée générale du Kommende Tag. Rudolf Steiner dut être représenté à l’assemblée générale suivante de la Société du Goetheanum le 8 février. Il ne pouvait plus quitter le lit sur son lieu de travail dans l’atelier de menuiserie. Ses dernières lettres portaient sur la future administration du Goetheanum par un conseil d’administration responsable.

Après la mort de Rudolf Steiner, la dernière assemblée générale du Kommende Tag eut lieu le 31 octobre 1925. Je n’y assistai plus. Avec la conscience qui caractérisait Emil Leinhas, tout fut démembré au mieux et l’entreprise fut finalement liquidée. On s’occupa bien de l’école Waldorf, qui est devenue le centre d’un mouvement scolaire unitaire reconnu dans le monde entier. Leinhas poursuivit la production de médicaments à Stuttgart et à Schwäbisch Gmünd et créa une organisation de vente prometteuse, qui fut ensuite rattachée au siège suisse de Weleda, à Arlesheim.

Le Guldesmühle dut être vendu après la période d’inflation, ce qui signifia malheureusement que Konradin Hausser ne pouvait plus travailler dans l’agriculture81 3. Il devint ensuite un homme d’affaires prospère qui créa une importante fondation pour la diffusion des œuvres de Rudolf Steiner (Fondation Hausser).

Arnold Blickle, qui, en tant qu’ingénieur des mines, avait construit et dirigé avec succès l’usine de schistes bitumineux de Sondelfingen près de Reutlingen, ne put maintenir l’usine que tant que l’exploitation de ces gisements de schistes bitumineux en valait la peine. Il devint ensuite professeur de commerce.

Heinrich Berner, le syndic, était chargé de gérer certains des démembrements qui traînaient depuis des années. Malheureusement, la plupart des dossiers laissés par le Kommende Tag peuvent être considérés comme perdus.

Les avoirs de la maison d’édition Der Kommende Tag furent repris par la maison d’édition philosophique et anthroposophique du Goetheanum de Dornach. La troisième édition (40-80 mille) de l’édition populaire des Éléments fondamentaux pour la solution du problème social est aujourd’hui épuisée. D’autres éditions suivirent au fil des ans.

Début 1924, alors que la dissolution du Kommende Tag était déjà certaine en raison d’un manque de liquidités, je décidai de reprendre à mon compte une petite entreprise de fabrication d’instruments chirurgicaux, qui demandait justement à être rattachée au Kommende Tag. La branche me semblait offrir la garantie qu’elle ne serait pas contrainte de produire des munitions en cas de guerre imminente. Je savais aussi qu’un changement fondamental avait eu lieu à Dornach, de sorte que je voulais non seulement y aller tous les week-ends pour partager les nouveaux enseignements, mais aussi me rapprocher du Goetheanum, ce pour quoi je reçus l’approbation de Rudolf Steiner. Je fus donc obligé de déplacer l’entreprise le plus près possible de la frontière suisse afin d’entrer en contact étroit avec l’Institut de thérapie clinique et les Internationalen Laboratorien. Cependant, en raison du décès prématuré et inattendu de Rudolf Steiner, cette décision eut un effet différent de celui que l’on espérait. Comme dernière activité dans le cadre du Kommende Tag, je participai à l’assemblée générale du 24 juillet 1924, puis je finis par démissionner du conseil d’administration. Sept années d’activités les plus mouvementées mais aussi les plus responsables dans l’entourage immédiat de Rudolf Steiner s’achevaient.

Dans la dernière période du régime national-socialiste, mon usine de fabrication subit les effets défavorables des réglementations strictes. Cependant, bien que je fusse officier de réserve, ma résidence à l’étranger m’empêcha de participer à la Seconde Guerre mondiale. Après la fermeture de l’école Waldorf et l’interdiction de la Société anthroposophique, plusieurs personnalités de notre mouvement eurent à subir un emprisonnement prolongé dans des camps de concentration. Certains membres furent même gazés.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque le lien avec la Suisse fut complètement rompu, Roman Boos s’y consacra intensivement à la publication de nombreux textes de sciences sociales de Rudolf Steiner. Ce n’est qu’après 1945 que le mouvement commença à se développer avec une vigueur renouvelée. On peut aussi considérer la suppression de la liberté individuelle par le système inhumain de l’État national-socialiste comme un coup porté à l’idée d’autogestion de la vie libre de l’esprit développée par Rudolf Steiner. Dans la période d’après-guerre, la représentation de l’idée de la triarticulation resta fragile. Même si de petits groupes continuaient à se consacrer au travail théorique des idées et s’il existait une correspondance Soziale Zukunft (Avenir social) au milieu des années 1950, aucune coopération entre les groupes ne s’instaura. En 1956, je fondai l’Arbeitsgemeinschaft für Dreigliederung, qui organisa des conférences internes dans plusieurs grandes villes et, en accord avec le comité directeur du Goetheanum, publia la revue Beiträge für Dreigliederung des sozialen Organismus. Ce groupe de travail fut élargi et reconstitué en 1972. Il continua à publier des articles dans la revue, qui en est maintenant à sa 19e année.

Lorsque la section des sciences sociales de l’École de science de l’esprit du Goetheanum fut rétablie en octobre 1975 sous la direction de Manfred Schmidt-Brabant, membre du comité directeur de la Société anthroposophique générale, certaines des initiatives décrites ci-dessus la rejoignirent.

L’État central est l’ennemi de tout épanouissement individuel. Ce n’est que sans lui que l’on pourra se libérer du nivellement amené par les systèmes socialiste et communiste et mettre fin au cortège triomphal d’une démocratie mal comprise. Aujourd’hui encore, cette vérité n’est toujours pas comprise.

On peut considérer les événements décrits comme une tentative, pendant la révolution allemande, de présenter au monde une forme future de société et de montrer dans le domaine économique de nouvelles voies qui devraient conduire l’ensemble du principe de l’activité économique dans une direction morale.

Ce qui devait être réalisé grâce au Kommende Tag a échoué à cause de la myopie des contemporains. Et les forces disponibles à l’époque n’étaient pas suffisantes pour faire passer des choses aussi fondamentalement nouvelles. On reviendra sur cette tentative lorsque l’égoïsme de l’époque se verra contraint de changer, lorsqu’on accordera plus de valeur à la production pour satisfaire la demande qu’à l’expansion à tout prix.

En 1913, le drame-mystère de Rudolf Steiner « L’éveil des âmes »6 4 contenait déjà des passages qui nous font prendre conscience :

« Celui qui veut créer quelque chose de nouveau
doit pouvoir vivre la disparition de l’ancien de manière sereine.

L’acquisition qui ne vit que dans le cercle le plus étroit
et qui se contente de remettre sans réfléchir la performance du travail
au marché de la vie sur terre,
sans se soucier de ce qu’il en adviendra, me semble indigne depuis que je sais
quelle forme noble le travail peut prendre
quand il porte la marque d’hommes spirituels.

Ce qui me semble précieux peut échouer,
mais même si le monde entier ne faisait que le mépriser
et qu’il devrait donc se désintégrer en lui-même,
il a été autrefois mis en place sur terre par les âmes humaines à titre d’exemple.
Même sans durer dans la vie des sens,
cela continuera à avoir un effet spirituel dans la vie... ».

L’entreprise économique du Kommende Tag avait été lancée à un moment où le problème social n’était pas du tout résolu. Les entrepreneurs recherchaient de nouvelles formes de coopération, mais ils n’étaient pas prêts à renoncer à leurs privilèges de capitalistes. En pratique, il n’a pas été possible d’imposer une tentative dans ce sens. Il fallait alors poser les fondements d’un renouveau de la vie économique sur une base scientifique. C’est ainsi que naquit le Cours d’économie82 5, qui fut donné à Dornach du 24 juillet au 6 août 1922, principalement pour les étudiants. Rudolf Steiner put y développer les principes d’une réorientation complète devant un public impartial. On attendait beaucoup des auditeurs, et aujourd’hui encore, certains ont du mal à comprendre, même si l’on se rend compte qu’un renouvellement de la vie économique n’est pas possible sans une remise en question radicale. Cependant, ce cours ne peut être considéré comme un programme tout fait, mais plutôt comme des révélations de nature fondamentale qu’il faut travailler afin de créer les futures institutions. Il contient même des formules pour une fixation organique des prix. Ceux qui sont capables de s’engager dans cette présentation originale et inhabituelle reconnaîtront la sagesse qu’elle recèle. Rudolf Steiner recommanda à plusieurs reprises aux étudiants de reprendre certains sujets pour leurs mémoires.

On ne peut que s’étonner que les universités n’aient pas repris depuis longtemps ces riches suggestions de façon à les considérer comme un nouveau système de sciences sociales et économiques. Les spécialistes et surtout les jeunes seraient heureux de trouver des moyens de sortir du dilemme actuel, en particulier des références à l’interaction du capital et du travail, aux questions monétaires et à un nouveau type de système fiscal qui rendrait superflu l’appareil administratif actuel.

Dans le domaine monétaire, le cours d’économie fait la distinction entre : argent d’achat, argent de prêt et argent de don. Il montre le processus de circulation du capital de l’investissement à la consommation, avec pour résultat que le côté production (nature-travail-capital) s’oppose, comme un contre-courant, à la circulation de l’argent dans le processus d’achat et de vente (offre de marchandises contre demande d’argent). Le prix se développe à partir de la valeur des marchandises et de la demande ; il doit être en relation vivante avec le minimum vital des consommateurs. Comme il ressort des Éléments fondamentaux pour la solution du problème social83 6, l’une des principales tâches reste le remplacement du rapport salarial en vigueur aujourd’hui, qui, de manière surprenante, n’a encore été remis en cause par aucun des systèmes économiques existants, ni à l’Est ni à l’Ouest. Ce qui est jusqu’ici considéré comme un salaire, laborieusement négocié entre les partenaires sociaux – assez souvent par le biais de grèves – contredit la nature du travail, qui est ainsi dégradé en une marchandise rémunérée. La loi sociale fondamentale de Rudolf Steiner déjà mentionnée (voir chapitre IV) exige que la prestation de travail ne soit pas ut payée directement, mais que le travail et le revenu soient deux choses distinctes. En fait, on pourrait désenvenimer les relations de revenus si elles ne servaient pas de compensation directe pour le travail effectué par des entreprises ou des secteurs individuels, mais découlaient de contextes plus larges, c’est-à-dire si elles étaient calculées à partir du produit national brut, incluant tous les secteurs d’un territoire économique.

Or une telle réglementation du système salarial nécessite une base juridique complètement différente pour la relation de travail. On se heurte ici aux tâches propres à un État de droit pur, qui ne se justifie que pour les questions qui correspondent à un même droit pour tous. Tant qu’on n’accorde pas à la vie de l’économie une autonomie complète, au lieu qu’elle serve les intérêts de l’État-nation, les questions conflictuelles internationales ne disparaîtront pas. Seule une vie de l’économie dépolitisée est en mesure de se développer conformément à ses objectifs réels. L’État de prestations, devenu déjà si compliqué et de plus en plus confus, touchera alors à sa fin.

Ce qui a été introduit aujourd’hui comme moyen de plein emploi à titre expérimental, à savoir une dévaluation modérée, s’est révélé être un boomerang qui a provoqué la fameuse spirale salaires-prix. Une méthode désordonnée qui ne peut être maîtrisée ne peut pas créer un ordre économique prospère. Soit les autorités fiscales sont complètement dépassées, soit elle aboutit à une économie étatique planifiée. Dans son Cours d’économie, Rudolf Steiner expose les raisons pour lesquelles ce système ne peut pas fonctionner. Si l’on considère comment, dans le cycle de la productivité, la transformation de la nature (ressources du sol) par le travail humain conduit à l’accumulation de capital, celle-ci est inévitablement contrebalancée par une réduction de valeur due au fait que les produits fabriqués sont soumis à la consommation, à l’usure et à la détérioration. On le voit particulièrement bien pour les produits alimentaires : tout ce qui est produit perd sa valeur économique par vieillissement ou destruction. Toutefois, comme l’argent n’est en fait que le représentant des marchandises, il ne devrait pas conserver sa valeur permanente, mais se dévaloriser progressivement parallèlement au flux de marchandises. Ainsi, la spéculation boursière et toute accumulation de capital dans des mains privées perdront également leur sens si une réforme profonde du système monétaire aboutit à une disparition du revenu des chômeurs, pour lequel d’autres doivent acquérir des intérêts.

Il est important que les capitaux d’exploitation soit entièrement préservés pour les entreprises industrielles et ne puissent pas être détournés à des fins privées. L’entrepreneur qui est pleinement responsable de la santé de l’entreprise doit être rémunéré pour ses efforts par un revenu approprié, comme c’est le cas des dirigeants actuels des grandes entreprises.

Aujourd’hui déjà, la tendance est de créer une prévoyance pour la vieillesse et la maladie, afin qu’à terme, chacun puisse gagner sa vie et conserver son existence antérieure sans avoir à recourir à des capitaux privés. De cette manière, toute accumulation de capital à des fins publiques, politiques ou spéculatives deviendra un jour, lorsque le système capitaliste aura fondamentalement changé, inutile, voire évitée.

Aujourd’hui, cette transformation pouvant résulter de l’idée de la triarticulation, qui se situe entre le communisme et le capitalisme, est souvent appelée « troisième voie ». Ceux qui n’ont pas le courage de procéder à de tels changements devront en rester à la méfiance, qui considère qu’une préparation militaire coûteuse est le seul moyen d’assurer la sécurité de la vie.

Si l’on objecte que la réalisation de grands projets à caractère international serait impossible sans de grandes quantités de capitaux – que l’on ne peut obtenir que s’ils fournissent les intérêts correspondants – il faut garder à l’esprit que l’argent de prêt sera disponible en quantités bien plus importantes qu’aujourd’hui, car il ne doit pas nécessairement subir une dévaluation tant qu’il sert à des fins productives. Aujourd’hui encore, les prêts importants sont souvent accordés à des taux d’intérêt très bas, voire sans intérêt pour l’aide au développement, s’ils sont liés à des objectifs politiques. Ces avantages, cependant, sont aux dépens du contribuable et donnent aux grandes entreprises la possibilité d’exercer un pouvoir politique. Une dévaluation de l’argent inscrite dans la loi rendrait beaucoup plus facile la réorientation des dons pour la recherche et pour toutes sortes d’objectifs culturels. Les cathédrales médiévales, par exemple, ont souvent été construites grâce à des pièces d’argent qui se dévalorisaient (bractéates).

En principe, la circulation des capitaux ne peut devenir saine que si l’ensemble du système financier est aux mains d’organisations économiques autonomes et réglementé de manière associative selon des critères généralement humains. Afin de dépouiller le capitalisme de ses caractéristiques de pouvoir politique, il faut faire en sorte que les États ne soient responsables que de la création des bases légales, qui ne peuvent être déterminées que selon des règles démocratiques. Des principes très différents sont nécessaires pour l’exécution de ces tâches financières. Il ne faut pas négocier les questions actuelles de codécision sur le terrain économique, car la vie de l’économie ne pourra jamais s’épanouir si l’on tente de l’influencer démocratiquement. Une direction responsable est nécessaire, mais elle doit se faire dans les associations avec d’autres. Exiger un droit de codécision des syndicats dans les conditions capitalistes actuelles repose sur un mode de pensée qui n’est pas différent de la poursuite égoïste du profit telle qu’on la connaît. Si l’on veut emprunter de nouvelles voies, il faut changer la structure de propriété dans l’industrie et neutraliser les capitaux d’exploitation, de façon à rassembler tous les salariés, de façon collégiale, en une communauté de travail. Un conseil d’entreprise, auquel le directeur responsable lui-même participera, deviendra alors très important. Les fusions interentreprises donneront naissance à des associations dans lesquelles on échangera des idées et traitera les principaux aspects qui conduisent à un assainissement de la vie économique. Une fois dépassé le système salarial actuel, dans lequel employeurs et employés sont en opposition, la pleine liberté d’action sera automatiquement accordée au responsable du travail compétent qui se sait soutenu par la confiance des employés. L’exigence actuelle de droit d’être associé aux décisions aura alors perdu de son importance. Toute personne capable aura la possibilité d’être promue.

Il serait bon de prendre en compte assez tôt ces suggestions, qui se fondent sur la nature de l’être humain. Alors seulement on pourra espérer créer un tel nouvel ordre social qui permettra à chacun de vivre dans la dignité. Il est vrai que des scientifiques de premier plan insistent sur le fait que l’humanité se trouve aujourd’hui à un tournant. Selon leurs calculs, l’épuisement de diverses sources de matières premières est imminent et, dans quelques décennies, les populations pourraient manquer de nourriture, voire d’énergie. Ils fondent ces calculs sur la capacité industrielle actuelle de l’économie mondiale, qui nécessiterait une expansion continue en raison de l’augmentation rapide de la population. Mais la crise pétrolière liée à l’effondrement du système monétaire mondial en 1973 a déjà montré de manière inattendue combien le marché est sensible et combien il est difficile de rétablir l’équilibre perturbé. Il est évident que la cause de cette perturbation n’était pas économique, mais due à la fixation arbitraire des prix et à son détournement à des fins politiques. Cette situation, avec les années de récession mondiale et de chômage qui ont suivi, constitue un exemple typique de la nécessité d’une économie dépolitisée.

À l’heure actuelle, on voit apparaître des tentatives pour parvenir à un ordre économique mondial, pour créer un équilibre dans l’arène internationale entre les pays industrialisés et les pays producteurs de matières premières, mais toutes ces tentatives seront vaines tant qu’elles seront liées à des intérêts politiques. On n’arrivera à rien avec des compromis.

L’avenir ne réside pas dans les décisions prises pour l’un ou l’autre des systèmes de société aujourd’hui controversés ; il réside dans un assouplissement encore inconnu, mais de plus en plus proche, des conditions de vie, qui sont de plus en plus manipulées. Ce n’est qu’une fois cela réalisé que l’on pourra penser à créer l’État de droit réel, qui se souviendra de sa véritable nature : garantir l’égalité de tous ses citoyens et libérer de sa tutelle les autres domaines de la vie. La vie de l’esprit exige la liberté par la responsabilité personnelle, la vie de l’économie autonome la fraternité, qui découle d’une économie spontanée et associative des besoins.

L’évolution ne doit pas servir uniquement les besoins du corps, mais placer aussi la force créatrice de l’âme humaine au cœur de toutes les questions sociales. Pour développer un sentiment profond à ce sujet, Rudolf Steiner a donné l’adage suivant :

« Il ne peut y avoir de salut que
si, dans le miroir de l’âme humaine,
se forme l’ensemble de la communauté
et si dans la communauté vit la force de chaque âme. »

1 Un donateur voulant rester anonyme mit à disposition une somme conséquente pour assurer les salaires et les rémunérations, de façon à éviter une faillite.

2 Le Dr Otto Palmer ne réussit pas à sauver la clinique, ce qui obligea à vendre l’existant.

3 On ne l’autorisa pas à assister au cours aux agriculteurs qui se déroula à Koberwitz pour la Pentecôte 1924.

4 Conférence du 16 novembre 1912, Hambourg (non publiée). – Conférence du 27 février 1913, Heidelberg (non publiée). – Conférence : Der Michael-Impuls und das Mysterium von Golgatha, in : Préfiguration du Mystère du Golgotha. GA 152, Dornach 1964. – Les mystères du seuil. GA 147, Dornach 1969. Quatre Drames-Mystères : La porte de l’initiation, L’épreuve de l’âme, Le gardien du seuil, L’éveil des âmes. GA 14, Dornach 1962.

5 Rudolf Steiner, Cours d’économie. GA 340. Dornach 1965.

6 Cf. entre autres : Rudolf Steiner, Rapport de l’homme au monde des étoiles. Rapport du monde des étoiles à l’homme. GA 219, Dornach 1976.