XI. Comment on en arriva à dissoudre le
Kommende Tag
–
Le cours d’économie
Le
rattachement
de l’entreprise Waldorf-Astoria au Kommende Tag
semblait constituer un progrès important pour l’entreprise
globale. On en attendait de grandes réserves et un bon
chiffre
d’affaires ; on qualifiait même cette augmentation de
« vache
à lait », grâce à laquelle tout serait consolidé et
pourrait continuer à se développer sainement malgré
l’inflation
croissante. À l’époque, la monnaie dut certainement avoir
été
multipliée par douze, mais cela n’affecta pas le chiffre
d’affaires de l’entreprise. On fumait toujours autant,
mais le
prix des cigarettes resta bien inférieur à l’augmentation
nécessaire. Les hommes d’affaires honnêtes étaient
toujours
d’avis qu’il fallait maintenir les prix de vente bas tant
que les
matières premières achetées bon marché étaient
suffisantes. La
Waldorf-Astoria avait fait de bonnes réserves de tabac
macédonien.
Mais
il
y eut quelques surprises. Leinhas, qui par moments prenait
des
renseignements plus précis sur l’usine, dit que les
machines
étaient dépassées. Alors que Molt, qui était non-fumeur
mais qui
achetait personnellement du tabac en Grèce et avait le nez
pour sa
qualité, affirmait que les cigarettes faites à la main
étaient
préférables à celles fabriquées à la machine, il fallait
que le
Kommende Tag veille plus sérieusement à la rentabilité et
envisage
de moderniser ses machines. Quoi qu’il en soit, la Waldorf
Astoria
dévorait de plus en plus de capitaux, d’autant plus qu’il
fallait payer les matières premières en devises
étrangères. A
cela s’ajoutait une énorme dette de taxe sur le tabac,
dont les
autorités exigeaient le paiement. Molt aurait probablement
réussi à
retarder le paiement jusqu’à ce qu’on puisse facilement le
rembourser avec de l’argent de l’inflation bon marché. Ou
peut-être qu’il ne l’aurait pas payée du tout et que rien
ne se
serait passé. Mais Leinhas, consciencieux, ne pouvait pas
agir
ainsi. On peut imaginer que des désaccords apparurent.
L’État
intervint
alors lourdement : il essaya de maintenir en activité
le plus grand nombre possible de fabriques de cigarettes
selon le
principe de l’économie planifiée et voulut donc répartir
les
stocks de matières premières existants. Molt dut céder des
quantités importantes de ses stocks de tabac. On ne peut
plus savoir
aujourd’hui si ce sont des entreprises rivales qui
provoquèrent de
telles interventions ou si l’on doit suspecter d’autres
opposants. Cependant, certaines animosités amenèrent
Leinhas à
croire qu’après seulement un an, il ne pourrait plus être
responsable de Waldorf-Astoria dans le Kommende Tag. Il
proposa de
revendre le paquet d’actions, ce pour quoi il reçut
l’accord de
Rudolf Steiner. La décision fut prise lors d’entretiens
confidentiels avec lui en privé, de sorte que personne ne
put s’y
opposer. Même aujourd’hui, je ne comprends toujours pas
quels
motifs ont poussé Rudolf Steiner à donner son consentement
à la
vente des actions et à confier l’entière exécution de la
transaction à Emil Leinhas. Molt fut informé et eut la
liberté de
faire lui aussi des efforts pour vendre les actions, ce
qu’il
aurait probablement fait avec le temps dans l’intérêt de
son
usine. Il avait de nombreuses relations. Mais Leinhas fut
plus
rapide. Il proposa d’abord les actions à la Württembergische
Vereinsbank
à Stuttgart, puis, comme celle-ci n’était pas intéressée,
à la
Mannheim
Commerz- und Privatbank,
qu’il connaissait bien personnellement. Avant que les
négociations
de vente de Molt n’aient atteint le but recherché, la Mannheimer
Bank,
à la stupéfaction de Molt, signala la vente de la totalité
du
paquet d’actions au négociant en tabac grec Kiazim, que
Molt
connaissait mais dont il n’était pas proche. Mais Kiazim
lui-même
eut des difficultés financières et vendit le paquet
d’actions à
l’insu de Molt, ce qui aboutit à une évolution
spectaculaire.
Cinq
ans
plus tard, alors qu’Emil Molt était assis dans son superbe
bureau privé, la porte s’ouvrit et quelques messieurs
entrèrent,
se présentant comme les propriétaires actuels de l’usine
de
cigarettes Waldorf-Astoria. Il est difficile d’imaginer
quelle fut
l’humeur d’Emil Molt, homme méritant qui s’était consacré
corps et âme à l’œuvre de sa vie. Cette déclaration le
frappa
comme la foudre. Qui étaient ces messieurs ? Des
représentants de
son plus grand concurrent, Reemtsma, de Hambourg, qui
voulait
simplement fermer l’usine concurrente. Mais Molt devait
penser à
l’école en danger et à ses ouvriers. Les messieurs,
quoiqu’impitoyables, furent miséricordieux. Ils
autorisèrent
l’usine de Stuttgart, avec ses 1500 ouvriers et
employés, à
poursuivre ses activités pendant un an et acceptèrent de
continuer
à payer les frais de scolarité des enfants des ouvriers
pendant la
même période.
À
l’origine, l’entreprise devait être complètement fermée,
mais
poursuivit ses activités à très petite échelle à Munich
pendant
un certain temps, afin que la marque Waldorf-Astoria, qui
avait une
très bonne réputation, ne soit pas perdue. En outre, ils
versèrent
une somme considérable à Emil Molt personnellement, afin
qu’il
puisse bénéficier d’une vieillesse sans soucis. Mais il
avait été
tellement déraciné qu’il mourut en 1936, à l’âge de
60 ans.
Après le départ de la Waldorf Astoria, il ne fut plus
possible de
maintenir l’objectif initial du Kommende Tag.
En
1923,
l’inflation allemande avait atteint son point culminant,
puis
son déclin. Elle avait débuté en raison de difficultés et
de
crises économiques sans fin après la Première Guerre
mondiale. La
République de Weimar, avec ses tendances socialistes,
n’était pas
à la hauteur. Elle s’était orientée vers un État
centralisateur
de prestations, mais les politiciens n’avaient pas les
connaissances et l’expérience préalables nécessaires.
Suite à
la longue guerre, l’industrie était au plus bas dans la
plupart
des secteurs. Il manquait de la nourriture. On ne
disposait pas des
devises nécessaires pour satisfaire la consommation par le
biais des
importations. Les matières premières étaient rares.
Il
fallut
beaucoup de temps avant que la vie économique puisse plus
ou
moins se redresser. Le nombre de chômeurs était élevé,
passant à
six millions dans les années suivantes.
L’assurance-chômage
n’existait pas encore. A cela s’ajoutaient d’énormes
dettes de
guerre, qu’on ne savait pas comment payer. Une inflation
qui, au
départ, n’avait augmenté que lentement, semblait être due
à un
renchérissement naturel. Cependant, avec le temps, on
s’aperçut
que certains milieux financiers s’en servaient pour se
débarrasser
des dettes de guerre et des réparations, qui avaient été
fixées à
40 milliards en or ou en ressources naturelles pour
la seule
période de 1921 à 1926. L’année 1923 fut celle de
l’apogée.
Alors que le dollar américain était encore à
200 marks en
1922, il passa à 49 000 marks en 1923. Le
papier-monnaie était
imprimé avec des chiffres vertigineusement élevés. Il y
avait
aussi des instructions privées sur la nourriture. Dans le
domaine de
l’agriculture de Haute-Silésie, par exemple, les paiements
furent
parfois effectués sous forme de céréales. Un timbre pour
l’étranger coûtait 2 milliards de marks. Finalement,
en
novembre 1923, l’inflation s’effondra et le rentenmark fut
introduit. Il fallait maintenant établir les bilans du
mark-or.
Beaucoup de choses qui étaient auparavant des rendements
fictifs
révélèrent alors leur vraie valeur.
Exprimé
en
marks-or, le capital accumulé pour le Kommende Tag
s’élevait
désormais à 2,5-2,8 millions de rentenmarks.
L’entreprise
put continuer sur cette base pendant une autre année. Lors
de
l’assemblée générale des actionnaires du 15 juillet
1924,
on fit part ouvertement de la gravité de la situation. La
valeur
intrinsèque était pour :
-
les entreprises industrielles : environ
2 000 000 marks-or,
-
les entreprises agricoles : environ
600 000 marks-or,
-
les entreprises spirituelles : environ
1 200 000 marks-or,
-
soit au total : environ 3 800 000
marks-or.
Leinhas
expliqua
aux actionnaires présents le nouveau bilan en marks-or
qui,
selon la loi de stabilisation, prévoyait la réduction des
actions
de 1000 marks à 10 rentenmarks, mais ne pouvait
être
valorisés qu’à 2/3.6,66 rentenmarks pour assainir le
Kommende
Tag. À la fin de l’exercice 1923, les liquidités ne
s’élevaient
plus qu’à 60 000 marks-or79
.
Leinhas présenta ensuite un plan de démembrement discuté
avec
Rudolf Steiner, qui déterminait les entreprises qui
devaient
redevenir indépendantes et celles qui devaient être
vendues avec
plusieurs actifs. L’objectif principal était d’assurer la
pérennité de l’école Waldorf et de préserver les terrains
acquis pour son développement ultérieur. Le développement
et la
production des nouveaux médicaments et cosmétiques
devaient être
poursuivis et liés aux Internationalen
Laboratorien
en
Suisse. La clinique de Stuttgart (Wildermuth) devait être
proposée
au médecin-chef, le Dr
Otto Palmer, pour qu’il la poursuive son activité à son
propre
compte80
.
Pour réaliser ces opérations, il fallut faire des
sacrifices afin
d’aider aussi ceux qui autrement auraient subi des pertes.
Les
personnes présentes étaient très disposées à faire ces
sacrifices. Un nombre considérable des anciennes actions
furent
données à Rudolf Steiner pour qu’il en dispose
gratuitement.
Un
fonds
de secours fut créé. Rudolf Steiner exprima ses
remerciements
par des paroles émouvantes pour la grande compréhension
des
actionnaires. Leinhas fut chargé de travailler les détails
et se
vit confier les négociations très complexes visant à
rendre les
différentes entreprises indépendantes. Il les mena à terme
avec
beaucoup de talent.
Tout
cela
se passa durant la phase de développement qui suivit la
refondation de la Société anthroposophique générale
(1923/1924),
c’est-à-dire à une époque de tension extrême pour Rudolf
Steiner. Il accomplit des choses surhumaines, avec des
cours et des
conférences, avec des voyages en Angleterre et en
Hollande, et enfin
à Dornach, où il donna 70 conférences rien qu’en
septembre,
en plus d’un certain nombre de réunions et de discussions.
Peu
avant le début de sa maladie, le 24 septembre, il
donna une
dernière conférence matinale pour les travailleurs du
bâtiment du
Goetheanum et, à la Saint-Michel, une dernière allocution
pour les
membres. Malgré cette multitude de tâches spirituelles, il
ordonnait de la manière la plus consciencieuse possible
tout ce qui
concernait la vie pratique et le règlement des nécessités
futures.
Le 3 janvier 1925, trois mois à peine avant sa mort,
il appela
encore Emil Leinhas à son chevet pour lui demander de
recevoir les
actions à annuler pour la prochaine assemblée générale du
Kommende Tag. Rudolf Steiner dut être représenté à
l’assemblée
générale suivante de la Société
du Goetheanum
le 8 février. Il ne pouvait plus quitter le lit sur
son lieu de
travail dans l’atelier de menuiserie. Ses dernières
lettres
portaient sur la future administration du Goetheanum par
un conseil
d’administration responsable.
Après
la
mort de Rudolf Steiner, la dernière assemblée générale du
Kommende Tag eut lieu le 31 octobre 1925. Je n’y
assistai
plus. Avec la conscience qui caractérisait Emil Leinhas,
tout fut
démembré au mieux et l’entreprise fut finalement liquidée.
On
s’occupa bien de l’école Waldorf, qui est devenue le
centre d’un
mouvement scolaire unitaire reconnu dans le monde entier.
Leinhas
poursuivit la production de médicaments à Stuttgart et à
Schwäbisch Gmünd et créa une organisation de vente
prometteuse,
qui fut ensuite rattachée au siège suisse de Weleda, à
Arlesheim.
Le
Guldesmühle
dut être vendu après la période d’inflation, ce qui
signifia malheureusement que Konradin Hausser ne pouvait
plus
travailler dans l’agriculture81
.
Il devint ensuite un homme d’affaires prospère qui créa
une
importante fondation pour la diffusion des œuvres de
Rudolf Steiner
(Fondation Hausser).
Arnold
Blickle,
qui, en tant qu’ingénieur des mines, avait construit et
dirigé avec succès l’usine de schistes bitumineux de
Sondelfingen
près de Reutlingen, ne put maintenir l’usine que tant que
l’exploitation de ces gisements de schistes bitumineux en
valait la
peine. Il devint ensuite professeur de commerce.
Heinrich
Berner,
le syndic, était chargé de gérer certains des
démembrements qui traînaient depuis des années.
Malheureusement,
la plupart des dossiers laissés par le Kommende Tag
peuvent être
considérés comme perdus.
Les
avoirs
de la maison d’édition Der Kommende Tag furent repris par
la maison d’édition philosophique et anthroposophique du
Goetheanum de Dornach. La troisième édition
(40-80 mille) de
l’édition populaire des Éléments
fondamentaux pour la solution du problème social
est aujourd’hui épuisée. D’autres éditions suivirent au
fil
des ans.
Début
1924,
alors que la dissolution du Kommende Tag était déjà
certaine
en raison d’un manque de liquidités, je décidai de
reprendre à
mon compte une petite entreprise de fabrication
d’instruments
chirurgicaux, qui demandait justement à être rattachée au
Kommende
Tag. La branche me semblait offrir la garantie qu’elle ne
serait
pas contrainte de produire des munitions en cas de guerre
imminente.
Je savais aussi qu’un changement fondamental avait eu lieu
à
Dornach, de sorte que je voulais non seulement y aller
tous les
week-ends pour partager les nouveaux enseignements, mais
aussi me
rapprocher du Goetheanum, ce pour quoi je reçus
l’approbation de
Rudolf Steiner. Je fus donc obligé de déplacer
l’entreprise le
plus près possible de la frontière suisse afin d’entrer en
contact étroit avec l’Institut de thérapie clinique et les
Internationalen
Laboratorien.
Cependant, en raison du décès prématuré et inattendu de
Rudolf
Steiner, cette décision eut un effet différent de celui
que l’on
espérait. Comme dernière activité dans le cadre du
Kommende Tag,
je participai à l’assemblée générale du 24 juillet
1924,
puis je finis par démissionner du conseil
d’administration. Sept
années d’activités les plus mouvementées mais aussi les
plus
responsables dans l’entourage immédiat de Rudolf Steiner
s’achevaient.
Dans
la
dernière période du régime national-socialiste, mon usine
de
fabrication subit les effets défavorables des
réglementations
strictes. Cependant, bien que je fusse officier de
réserve, ma
résidence à l’étranger m’empêcha de participer à la
Seconde
Guerre mondiale. Après la fermeture de l’école Waldorf et
l’interdiction de la Société anthroposophique, plusieurs
personnalités de notre mouvement eurent à subir un
emprisonnement
prolongé dans des camps de concentration. Certains membres
furent
même gazés.
Pendant
la
Seconde Guerre mondiale, lorsque le lien avec la Suisse
fut
complètement rompu, Roman Boos s’y consacra intensivement
à la
publication de nombreux textes de sciences sociales de
Rudolf
Steiner. Ce n’est qu’après 1945 que le mouvement commença
à se
développer avec une vigueur renouvelée. On peut aussi
considérer
la suppression de la liberté individuelle par le système
inhumain
de l’État national-socialiste comme un coup porté à l’idée
d’autogestion de la vie libre de l’esprit développée par
Rudolf
Steiner. Dans la période d’après-guerre, la représentation
de
l’idée de la triarticulation resta fragile. Même si de
petits
groupes continuaient à se consacrer au travail théorique
des idées
et s’il existait une correspondance Soziale
Zukunft
(Avenir social) au milieu des années 1950, aucune
coopération entre
les groupes ne s’instaura. En 1956, je fondai l’Arbeitsgemeinschaft
für
Dreigliederung,
qui organisa des conférences internes dans plusieurs
grandes villes
et, en accord avec le comité directeur du Goetheanum,
publia la
revue Beiträge
für Dreigliederung des sozialen Organismus.
Ce groupe de travail fut élargi et reconstitué en 1972. Il
continua
à publier des articles dans la revue, qui en est
maintenant à sa
19e année.
Lorsque
la
section des sciences sociales de l’École de science de
l’esprit
du Goetheanum fut rétablie en octobre 1975 sous la
direction de
Manfred Schmidt-Brabant, membre du comité directeur de la
Société
anthroposophique générale, certaines des initiatives
décrites
ci-dessus la rejoignirent.
L’État
central
est l’ennemi de tout épanouissement individuel. Ce n’est
que sans lui que l’on pourra se libérer du nivellement
amené par
les systèmes socialiste et communiste et mettre fin au
cortège
triomphal d’une démocratie mal comprise. Aujourd’hui
encore,
cette vérité n’est toujours pas comprise.
On
peut
considérer les événements décrits comme une tentative,
pendant la révolution allemande, de présenter au monde une
forme
future de société et de montrer dans le domaine économique
de
nouvelles voies qui devraient conduire l’ensemble du
principe de
l’activité économique dans une direction morale.
Ce
qui
devait être réalisé grâce au Kommende Tag a échoué à cause
de la myopie des contemporains. Et les forces disponibles
à l’époque
n’étaient pas suffisantes pour faire passer des choses
aussi
fondamentalement nouvelles. On reviendra sur cette
tentative lorsque
l’égoïsme de l’époque se verra contraint de changer,
lorsqu’on
accordera plus de valeur à la production pour satisfaire
la demande
qu’à l’expansion à tout prix.
En
1913,
le drame-mystère de Rudolf Steiner « L’éveil des
âmes »6
contenait déjà des passages qui nous font prendre
conscience :
« Celui
qui
veut créer quelque chose de nouveau
doit pouvoir vivre la
disparition de l’ancien de manière sereine.
L’acquisition
qui
ne vit que dans le cercle le plus étroit
et qui se
contente de remettre sans réfléchir la performance du
travail
au
marché de la vie sur terre,
sans se soucier de ce qu’il en
adviendra, me semble indigne depuis que je sais
quelle forme
noble le travail peut prendre
quand il porte la marque d’hommes
spirituels.
Ce
qui
me semble précieux peut échouer,
mais même si le monde
entier ne faisait que le mépriser
et qu’il devrait donc se
désintégrer en lui-même,
il a été autrefois mis en place
sur terre par les âmes humaines à titre d’exemple.
Même
sans durer dans la vie des sens,
cela continuera à avoir un
effet spirituel dans la vie... ».
L’entreprise
économique
du Kommende Tag avait été lancée à un moment où le
problème social n’était pas du tout résolu. Les
entrepreneurs
recherchaient de nouvelles formes de coopération, mais ils
n’étaient
pas prêts à renoncer à leurs privilèges de capitalistes.
En
pratique, il n’a pas été possible d’imposer une tentative
dans
ce sens. Il fallait alors poser les fondements d’un
renouveau de la
vie économique sur une base scientifique. C’est ainsi que
naquit
le Cours d’économie82
,
qui fut donné à Dornach du 24 juillet au 6 août
1922,
principalement pour les étudiants. Rudolf Steiner put y
développer
les principes d’une réorientation complète devant un
public
impartial. On attendait beaucoup des auditeurs, et
aujourd’hui
encore, certains ont du mal à comprendre, même si l’on se
rend
compte qu’un renouvellement de la vie économique n’est pas
possible sans une remise en question radicale. Cependant,
ce cours ne
peut être considéré comme un programme tout fait, mais
plutôt
comme des révélations de nature fondamentale qu’il faut
travailler afin de créer les futures institutions. Il
contient même
des formules pour une fixation organique des prix. Ceux
qui sont
capables de s’engager dans cette présentation originale et
inhabituelle reconnaîtront la sagesse qu’elle recèle.
Rudolf
Steiner recommanda à plusieurs reprises aux étudiants de
reprendre
certains sujets pour leurs mémoires.
On
ne
peut que s’étonner que les universités n’aient pas repris
depuis longtemps ces riches suggestions de façon à les
considérer
comme un nouveau système de sciences sociales et
économiques. Les
spécialistes et surtout les jeunes seraient heureux de
trouver des
moyens de sortir du dilemme actuel, en particulier des
références à
l’interaction du capital et du travail, aux questions
monétaires
et à un nouveau type de système fiscal qui rendrait
superflu
l’appareil administratif actuel.
Dans
le
domaine monétaire, le cours d’économie fait la distinction
entre : argent d’achat, argent de prêt et argent de don.
Il montre
le processus de circulation du capital de l’investissement
à la
consommation, avec pour résultat que le côté production
(nature-travail-capital) s’oppose, comme un
contre-courant, à la
circulation de l’argent dans le processus d’achat et de
vente
(offre de marchandises contre demande d’argent). Le prix
se
développe à partir de la valeur des marchandises et de la
demande ;
il doit être en relation vivante avec le minimum vital des
consommateurs. Comme il ressort des Éléments
fondamentaux pour la solution du problème social83
,
l’une des principales tâches reste le remplacement du
rapport
salarial en vigueur aujourd’hui, qui, de manière
surprenante, n’a
encore été remis en cause par aucun des systèmes
économiques
existants, ni à l’Est ni à l’Ouest. Ce qui est jusqu’ici
considéré comme un salaire, laborieusement négocié entre
les
partenaires sociaux – assez souvent par le biais de grèves
–
contredit la nature du travail, qui est ainsi dégradé en
une
marchandise rémunérée. La loi sociale fondamentale de
Rudolf
Steiner déjà mentionnée (voir chapitre IV) exige que la
prestation
de travail ne soit pas ut payée directement, mais que le
travail et
le revenu soient deux choses distinctes. En fait, on
pourrait
désenvenimer les relations de revenus si elles ne
servaient pas de
compensation directe pour le travail effectué par des
entreprises ou
des secteurs individuels, mais découlaient de contextes
plus larges,
c’est-à-dire si elles étaient calculées à partir du
produit
national brut, incluant tous les secteurs d’un territoire
économique.
Or
une
telle réglementation du système salarial nécessite une
base
juridique complètement différente pour la relation de
travail. On
se heurte ici aux tâches propres à un État de droit pur,
qui ne se
justifie que pour les questions qui correspondent à un
même droit
pour tous. Tant qu’on n’accorde pas à la vie de l’économie
une autonomie complète, au lieu qu’elle serve les intérêts
de
l’État-nation, les questions conflictuelles
internationales ne
disparaîtront pas. Seule une vie de l’économie dépolitisée
est
en mesure de se développer conformément à ses objectifs
réels.
L’État de prestations, devenu déjà si compliqué et de plus
en
plus confus, touchera alors à sa fin.
Ce
qui
a été introduit aujourd’hui comme moyen de plein emploi à
titre expérimental, à savoir une dévaluation modérée,
s’est
révélé être un boomerang qui a provoqué la fameuse spirale
salaires-prix. Une méthode désordonnée qui ne peut être
maîtrisée
ne peut pas créer un ordre économique prospère. Soit les
autorités
fiscales sont complètement dépassées, soit elle aboutit à
une
économie étatique planifiée. Dans son Cours
d’économie,
Rudolf Steiner expose les raisons pour lesquelles ce
système ne peut
pas fonctionner. Si l’on considère comment, dans le cycle
de la
productivité, la transformation de la nature (ressources
du sol) par
le travail humain conduit à l’accumulation de capital,
celle-ci
est inévitablement contrebalancée par une réduction de
valeur due
au fait que les produits fabriqués sont soumis à la
consommation, à
l’usure et à la détérioration. On le voit particulièrement
bien
pour les produits alimentaires : tout ce qui est
produit perd sa
valeur économique par vieillissement ou destruction.
Toutefois,
comme l’argent n’est en fait que le représentant des
marchandises, il ne devrait pas conserver sa valeur
permanente, mais
se dévaloriser progressivement parallèlement au flux de
marchandises. Ainsi, la spéculation boursière et toute
accumulation
de capital dans des mains privées perdront également leur
sens si
une réforme profonde du système monétaire aboutit à une
disparition du revenu des chômeurs, pour lequel d’autres
doivent
acquérir des intérêts.
Il
est
important que les capitaux d’exploitation soit entièrement
préservés pour les entreprises industrielles et ne
puissent pas
être détournés à des fins privées. L’entrepreneur qui est
pleinement responsable de la santé de l’entreprise doit
être
rémunéré pour ses efforts par un revenu approprié, comme
c’est
le cas des dirigeants actuels des grandes entreprises.
Aujourd’hui
déjà,
la tendance est de créer une prévoyance pour la vieillesse
et la maladie, afin qu’à terme, chacun puisse gagner sa
vie et
conserver son existence antérieure sans avoir à recourir à
des
capitaux privés. De cette manière, toute accumulation de
capital à
des fins publiques, politiques ou spéculatives deviendra
un jour,
lorsque le système capitaliste aura fondamentalement
changé,
inutile, voire évitée.
Aujourd’hui,
cette
transformation pouvant résulter de l’idée de la
triarticulation, qui se situe entre le communisme et le
capitalisme,
est souvent appelée « troisième voie ». Ceux qui
n’ont
pas le courage de procéder à de tels changements devront
en rester
à la méfiance, qui considère qu’une préparation militaire
coûteuse est le seul moyen d’assurer la sécurité de la
vie.
Si
l’on
objecte que la réalisation de grands projets à caractère
international serait impossible sans de grandes quantités
de
capitaux – que l’on ne peut obtenir que s’ils fournissent
les
intérêts correspondants – il faut garder à l’esprit que
l’argent de prêt sera disponible en quantités bien plus
importantes qu’aujourd’hui, car il ne doit pas
nécessairement
subir une dévaluation tant qu’il sert à des fins
productives.
Aujourd’hui encore, les prêts importants sont souvent
accordés à
des taux d’intérêt très bas, voire sans intérêt pour
l’aide
au développement, s’ils sont liés à des objectifs
politiques.
Ces avantages, cependant, sont aux dépens du contribuable
et donnent
aux grandes entreprises la possibilité d’exercer un
pouvoir
politique. Une dévaluation de l’argent inscrite dans la
loi
rendrait beaucoup plus facile la réorientation des dons
pour la
recherche et pour toutes sortes d’objectifs culturels. Les
cathédrales médiévales, par exemple, ont souvent été
construites
grâce à des pièces d’argent qui se dévalorisaient
(bractéates).
En
principe,
la circulation des capitaux ne peut devenir saine que si
l’ensemble du système financier est aux mains
d’organisations
économiques autonomes et réglementé de manière associative
selon
des critères généralement humains. Afin de dépouiller le
capitalisme de ses caractéristiques de pouvoir politique,
il faut
faire en sorte que les États ne soient responsables que de
la
création des bases légales, qui ne peuvent être
déterminées que
selon des règles démocratiques. Des principes très
différents
sont nécessaires pour l’exécution de ces tâches
financières. Il
ne faut pas négocier les questions actuelles de codécision
sur le
terrain économique, car la vie de l’économie ne pourra
jamais
s’épanouir si l’on tente de l’influencer démocratiquement.
Une direction responsable est nécessaire, mais elle doit
se faire
dans les associations avec d’autres. Exiger un droit de
codécision
des syndicats dans les conditions capitalistes actuelles
repose sur
un mode de pensée qui n’est pas différent de la poursuite
égoïste
du profit telle qu’on la connaît. Si l’on veut emprunter
de
nouvelles voies, il faut changer la structure de propriété
dans
l’industrie et neutraliser les capitaux d’exploitation, de
façon
à rassembler tous les salariés, de façon collégiale, en
une
communauté de travail. Un conseil d’entreprise, auquel le
directeur responsable lui-même participera, deviendra
alors très
important. Les fusions interentreprises donneront
naissance à des
associations dans lesquelles on échangera des idées et
traitera les
principaux aspects qui conduisent à un assainissement de
la vie
économique. Une fois dépassé le système salarial actuel,
dans
lequel employeurs et employés sont en opposition, la
pleine liberté
d’action sera automatiquement accordée au responsable du
travail
compétent qui se sait soutenu par la confiance des
employés.
L’exigence actuelle de droit d’être associé aux décisions
aura
alors perdu de son importance. Toute personne capable aura
la
possibilité d’être promue.
Il
serait
bon de prendre en compte assez tôt ces suggestions, qui se
fondent sur la nature de l’être humain. Alors seulement on
pourra
espérer créer un tel nouvel ordre social qui permettra à
chacun de
vivre dans la dignité. Il est vrai que des scientifiques
de premier
plan insistent sur le fait que l’humanité se trouve
aujourd’hui
à un tournant. Selon leurs calculs, l’épuisement de
diverses
sources de matières premières est imminent et, dans
quelques
décennies, les populations pourraient manquer de
nourriture, voire
d’énergie. Ils fondent ces calculs sur la capacité
industrielle
actuelle de l’économie mondiale, qui nécessiterait une
expansion
continue en raison de l’augmentation rapide de la
population. Mais
la crise pétrolière liée à l’effondrement du système
monétaire
mondial en 1973 a déjà montré de manière inattendue
combien le
marché est sensible et combien il est difficile de
rétablir
l’équilibre perturbé. Il est évident que la cause de cette
perturbation n’était pas économique, mais due à la
fixation
arbitraire des prix et à son détournement à des fins
politiques.
Cette situation, avec les années de récession mondiale et
de
chômage qui ont suivi, constitue un exemple typique de la
nécessité
d’une économie dépolitisée.
À
l’heure actuelle, on voit apparaître des tentatives pour
parvenir
à un ordre économique mondial, pour créer un équilibre
dans
l’arène internationale entre les pays industrialisés et
les pays
producteurs de matières premières, mais toutes ces
tentatives
seront vaines tant qu’elles seront liées à des intérêts
politiques. On n’arrivera à rien avec des compromis.
L’avenir
ne
réside pas dans les décisions prises pour l’un ou l’autre
des systèmes de société aujourd’hui controversés ; il
réside dans un assouplissement encore inconnu, mais de
plus en plus
proche, des conditions de vie, qui sont de plus en plus
manipulées.
Ce n’est qu’une fois cela réalisé que l’on pourra penser à
créer l’État de droit réel, qui se souviendra de sa
véritable
nature : garantir l’égalité de tous ses citoyens et
libérer de
sa tutelle les autres domaines de la vie. La vie de
l’esprit exige
la liberté par la responsabilité personnelle, la vie de
l’économie
autonome la fraternité, qui découle d’une économie
spontanée et
associative des besoins.
L’évolution
ne
doit pas servir uniquement les besoins du corps, mais
placer aussi
la force créatrice de l’âme humaine au cœur de toutes les
questions sociales. Pour développer un sentiment profond à
ce
sujet, Rudolf Steiner a donné l’adage suivant :
« Il
ne
peut y avoir de salut que
si, dans le miroir de l’âme
humaine,
se forme l’ensemble de la communauté
et si dans
la communauté vit la force de chaque âme. »
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