VII. La fondation de l'École Waldorf
Entretemps, les préparatifs pour la fondation de
l’école de Stuttgart s’étaient tellement intensifiés qu’il
fallait que tout le monde s’entraide afin de pouvoir terminer
le plus tôt possible, c’est-à-dire avant la rentrée scolaire
de l’automne. Rudolf Steiner avait accepté de prendre la
direction pédagogique de l’école et de nommer les enseignants,
tandis qu’Emil Molt se préoccupait avant tout de répondre à
toutes les exigences extérieures. Il y avait un bâtiment très
bien situé, un ancien restaurant sur le Kanonenweg, qui
comptait un nombre de pièces et d’appartements suffisant pour
le début. Il fallut le rénover et acheter le mobilier
nécessaire, les bancs, les tableaux noirs, le matériel de
gymnastique, etc. Emil Molt était débordé. Il était tout à
fait dans son élément, malgré les inquiétudes que lui
causaient les diverses charges financières. Comme il l’écrit
dans ses mémoires, il réussit à mettre à disposition la somme,
importante pour l’époque, de 100 000 marks, dont Rudolf
Steiner, qui voyait beaucoup plus loin, pensait que « ça
suffirait pour un début ». Il fallait déjà acquérir le
bâtiment et l’inscrire au registre foncier et obtenir
l’autorisation officielle d’ouvrir une école. Il s’avéra que
de telles choses, qui découlent d’impulsions spirituelles,
sont favorisées par le destin, même si, à l’époque, nous ne
pensions pas du tout qu’un mouvement mondial se développerait
à partir de cette petite école de travailleurs.
7 septembre 1919 : un grand jour ! Une petite école unique
pour les enfants des collaborateurs de l’usine de cigarettes
Waldorf-Astoria ouvrit ses portes. Les 191 enfants de
travailleurs furent rapidement rejoints par un grand nombre
d’enfants issus du cercle des parents anthroposophes. La
cérémonie d’inauguration eut lieu un dimanche dans la
Stadtgartensaal et réunit beaucoup de monde. Emil Molt se
chargea de l’introduction et Rudolf Steiner honora l’école
d’un long discours, où il faisait remarquer que les plus
grandes choses étaient encore nées de la nécessité.
Tant de choses ont déjà été écrites sur cette école et sa
signification qu’il ne semble pas nécessaire de la traiter ici
en détail.
L’ouverture de l’école Waldorf fut une grande joie, non
seulement pour Emil Molt, mais aussi pour beaucoup d’autres
personnes qui avaient le sentiment d’assister à la naissance
de quelque chose d’extraordinaire. Les conférences de Rudolf
Steiner sur l’éducation populaire avaient fait connaître les
problèmes d’une nécessaire transformation du système scolaire,
ainsi que sa vision de la pédagogie et de la didactique. La
nomination des premiers enseignants, qui devaient se réunir
pour former un collège, était unique en son genre :
Rudolf Steiner les avait choisis d’une manière particulière
parmi les membres de la Société et du mouvement
anthroposophique. Il connaissait chacun d’eux mieux que la
personne concernée elle-même. S’il se fondait sur l’expertise
nécessaire pour enseigner dans les différentes classes, il n’y
avait qu’un seul enseignant formé qui pouvait représenter
l’école à l’extérieur. C’est E.A. Karl Stockmeyer qui, le
13 mai 1919, avec Rudolf Steiner et Emil Molt, rendit
visite au ministre de la Culture du Wurtemberg, Haymann, et
reçut confirmation qu’aucun examen d’État n’était exigé pour
le personnel enseignant d’une école privée selon l’ancienne
loi scolaire de 1836. Cela ouvrit la voie pour fondation de
l’école Waldorf. Tous les futurs enseignants venaient de finir
leurs études ou avaient exercé d’autres professions. Rudolf
Steiner avait entièrement confiance en eux : ils allaient
entrer sans préjugés dans la nouvelle pédagogie. Et à quels
hommes magnifiques il avait confié ce premier collège
d’enseignants ! Tous avaient répondu à son appel, même
s’il leur avait d’abord fallu rompre des liens professionnels
( 45 ).
Des premiers professeurs, outre E.A. Karl Stockmeyer, citons
aussi Herbert Hahn, qui avait donné le cours pour les ouvriers
de la fabrique de cigarettes ; puis les quatre Viennois :
le Dr Eugen Kolisko, le futur médecin de l’école ; Walter
Johannes Stein, chercheur en histoire ; Alexander Strakosch,
ingénieur, qui dut quitter les chemins de fer
autrichiens ; Karl Schubert, qui dirigea ensuite avec
brio la classe de soutien ; Caroline von Heydebrandt,
l’enseignante la plus populaire pour les plus petits ; Ernst
Uehli, qui enseigna d’abord l’allemand et l’art, puis devint
professeur de religion ; Rudolf Treichler, pour les
langues étrangères ; Paul Baumann, professeur de musique, qui
eut l’inspiration pour écrire de merveilleuses chansons pour
enfants ; son épouse Elisabeth Baumann-Dollfuss et Nora von
Baditz pour l’eurythmie.
L’école n’était liée à aucune confession religieuse, mais une
instruction religieuse chrétienne libre fut introduite plus
tard. Elle ne devait notamment pas être une école
« anthroposophique », parce qu’on n’y enseignait pas
cette vision du monde, qui constituait simplement
l’arrière-plan de la manière de penser et de la force de
connaissance du collège des professeurs.
En août 1919, Rudolf Steiner donna aux douze premiers
professeurs de la future école un cours pédagogique de deux
semaines ( 46 ), qui fut suivi d’un séminaire, pour les
préparer à leurs nouvelles tâches. Chez tous, il pouvait
compter sur la connaissance de la science de l’esprit, ainsi
que sur celle des efforts qu’il avait faits dans le domaine
social au cours des derniers mois pour la triarticulation de
l’organisme social :
« C’est parce que nous voulons ici préserver le système
d’éducation et d’instruction de son naufrage léniniste, qui
pourrait aussi affecter l’Europe centrale, que nous devons
aborder la compréhension du plan scolaire tout autrement
aujourd’hui que le professeur ordinaire qui aborde le
‘bulletin municipal’... qu’il considérera avec des sentiment
très particuliers d’obéissance quand il lui est envoyé à la
maison par ses camarades-dictateurs. Ce que peut recéler le
socialisme comme tyrannie se fera sentir tout particulièrement
dans le domaine de l’enseignement et de l’éducation » (
46 ).
-
Emil Molt 1922
Dans le cours, il développa la nouvelle conception de la
nature humaine et donna la méthode et la didactique pour la
constitution de l’école Waldorf. Tous furent très
enthousiastes et profondément impressionnés par l’abondance de
sagesse qui leur était communiquée. Peu avant l’ouverture de
l’école, il dit aux parents être extrêmement satisfait de voir
que se concrétisait maintenant ce que réclamait l’évolution
des temps.
La spacieuse école, dotée d’une tour bien connue dans tout
Stuttgart et placée devant une carrière de keuper romantique
qu’on appelait « le mur rouge », était idylliquement située et
se prêtait parfaitement à des agrandissements ultérieurs.
L’une des plus belles rues panoramiques y passait, d’où l’on
avait une vue magnifique sur toute la ville avec ses châteaux,
ses jardins, ses académies et ses théâtres. Avant la
révolution, il y avait là plusieurs pièces d’artillerie et
101 coups de feu saluaient l’anniversaire du roi.
Derrière l’école se dresse aujourd’hui encore la belle
construction de Uhlandshöhe au-dessus du Mur rouge. Ce fut un
cadeau du destin que de pouvoir acquérir au bon moment ce bout
de terre extraordinairement approprié.
Le démarrage de l’école fut retardé d’une semaine parce qu’on
n’avait pas réussi à terminer toute l’installation ni à
repeindre toutes les pièces. Même après, certains enfants ont
dû encore écrire sur leurs genoux.
Parallèlement à la rentrée scolaire, Steiner donna les
conférences aux enseignants, qui non seulement traitaient plus
intimement de l’essence de l’enseignement, mais parlaient
aussi des enfants en détail afin de les aider par un suivi
personnalisé. Ces conférences, maintenant disponibles en
version imprimée, donnent une foule de détails sur les
suggestions pédagogiques de Rudolf Steiner, que l’on appelle
aujourd’hui pédagogie Waldorf. Il existe une littérature
complète sur le sujet.
Cinquante ans plus tard, à l’occasion de l’anniversaire de la
fondation de l’école Waldorf à Stuttgart, les intervenants
officiels de la fête soulignèrent, à plusieurs reprises,
d’autres caractéristiques de cette pédagogie particulière,
comme l’enseignement par périodes, l’absence de bulletins de
notes, le fait que la classe restait avec le même enseignant
de la 1ère classe à la 8e classe avant que s’y
ajoutent des professeurs spécialisés, le riche enseignement
artistique avec peinture, modelage, sculpture, flûte et
musique en classe jusqu’à l’orchestre de l’école, art du
mouvement de l’eurythmie et pièces de théâtre annuelles des
grandes classes ; bref, on cherchait à découvrir
l’essence même de cette nouvelle pédagogie. Lors du banquet
qui suivit, l’ancien Premier ministre du Wurtemberg, Reinhold
Maier, se leva pour dire que tout ce qui avait été mentionné
et qui méritait dans certaines circonstances d’être imité ne
se résumait pas à ces détails. Selon lui, le secret de la
réussite résidait ailleurs, à savoir dans l’autonomie
exemplaire et infatigable du corps enseignant. Mais le secret
était encore plus profond : grâce à la connaissance
anthroposophique de la nature humaine, ces enseignants avaient
acquis une toute nouvelle relation avec leurs élèves.
Restaurant
Uhlandshöhe à Stuttgart
Pour étayer cela, je rapporterai ici l’épisode assez connu
qui se déroula dans la classe de Walter Johannes Stein.
Celui-ci raconta : « Quand Rudolf Steiner vint dans ma classe,
où j’enseignais l’histoire et traitais de la guerre de Saxe de
Charlemagne, je me plaignis des difficultés que j’avais à
expliquer aux enfants la cruauté des Francs qui avaient
exécuté 10 000 Saxons simplement parce qu’ils ne
voulaient pas être baptisés de force. Rudolf Steiner répondit
: ‘Ce n’est pas étonnant, car ils sont assis là, ces Saxons’
! » Cette indication jette non seulement une lumière
cachée sur les liens karmiques de la nouvelle école avec les
époques antérieures, mais elle montre aussi en peu de mots
quelle vision spirituelle profonde de l’homme ces enseignants
durent acquérir pour répondre aux exigences des jeunes
individualités qui arrivent sur terre avec certaines
aptitudes. C’est la tâche des enseignants et en même temps la
clé du succès de ces écoles que de faire fructifier ce qui
sommeille chez ces élèves.
Ces enseignants s’investissaient en conséquence dans leur
nouvelle profession. De tôt le matin jusqu’à tard le soir, ils
travaillaient pour assimiler la matière et négligeaient
souvent leur vie familiale. Parmi les plus enthousiastes se
trouvaient le Dr Eugen Kolisko et Walter-Johannes Stein. Le
premier réussit même à lire dans une voiture ouverte en
marche. C’était un enseignant exemplaire qui savait captiver
ses élèves. En tant que médecin scolaire, il était responsable
de l’enseignement de l’histoire naturelle. La façon dont il
avait décrit le lion avec sa crinière était devenu un mot à la
mode : « Il ne tient pas à l’arrière ce qu’il promet à
l’avant ! » Il dessinait aux enfants un triangle
idéal dans l’air avec une telle clarté qu’ils croyaient le
voir. Il voulait échapper à la ligne matérielle tracée. Il
écrivit un premier traité sur la chimie phénoménologique.
Certes, il n’était pas facile de maintenir le niveau du
premier collège mis en place par Rudolf Steiner lui-même et de
trouver les enseignants appropriés pour le mouvement scolaire
qui est aujourd’hui répandu dans le monde entier. Mais on peut
acquérir les bases et profiter de l’expérience acquise dans
les séminaires créés entretemps ; au début, il n’y en
avait pas. En revanche, Rudolf Steiner dirigeait lui-même les
nombreuses conférences aux professeurs, dont l’étude revêt
encore aujourd’hui une grande importance. J’ai eu la chance de
vivre toute cette évolution et j’ai également pu participer
aux cours sur la lumière et la chaleur ( 47 ) qui ont suivi
pendant la période de Noël 1919 et mars 1920, ainsi
qu’au cours sur l’astronomie ( 48 ) de janvier 1921.
C’était très intéressant de voir Rudolf Steiner à ces cours.
Contrairement aux réunions intimes des branches ou même aux
conférences publiques animées, il s’exprimait ici de manière
tout à fait scientifique en phrases courtes, pour ainsi dire
prêtes à être imprimées. C’était une continuation spirituelle
des méthodes scientifiques appliquées jusque-là. Cela m’a
particulièrement frappé avec le cours d’astronomie48 3 :
dans onze conférences, il ne parla guère du ciel étoilé, mais
seulement de son reflet sur la Terre, par exemple dans le
comportement des plantes, des secrets de leur croissance dans
différents endroits de la Terre et bien plus encore, des
tendances à former des spirales, etc., tout ceci étant imprimé
aujourd’hui. Ce n’est que dans la douzième conférence qu’il
dévoila un système d’univers complètement inattendu et
nouveau, qui ne correspondait ni à la vision géocentrique de
Ptolémée ni à la vision héliocentrique de Copernic et qu’on ne
pouvait pas non plus considérer comme une simple synthèse des
deux. Il n’évoquait que rapidement certains mouvements en
spirale du soleil et des planètes, comme si le temps ne
semblait pas encore mûr pour comprendre de tels secrets. Lors
de la description des grandes et des petites boucles qui
caractérisent les corps célestes successifs, je pensai aux
énormes changements des conditions mondiales et aux
catastrophes mondiales que Rudolf Steiner associait ailleurs à
la disparition de l’ancienne Atlantide, à l’ère glaciaire et
autres bouleversements, et qui provoqueront également de
puissants changements à l’avenir. Les enseignants étaient
ainsi familiarisés avec les aspects les plus importants du
développement de la Terre et de l’homme afin de pouvoir être à
la hauteur de leur enseignement. La pédanterie n’avait aucune
place à l’école face à une telle sagesse.
Rudolf Steiner était implacablement strict par rapport à
l’exercice professionnel. Lui-même venait à l’école très tôt
et ne permettait à personne d’être en retard. Même quand des
enseignants qui participaient au cours d’agriculture à
Koberwitz lui demandèrent s’ils pouvaient suivre deux jours de
plus ce cours si important pour l’avenir de l’humanité, il se
contenta de dire : « mais les cours reprennent
demain ! »
On sait qu’il y avait une grande liberté dans les classes,
mais les élèves en abusaient très rarement. En revanche,
lorsqu’ils se comportaient de façon immorale, Rudolf Steiner
n’hésitait pas à les exclure. Mais lorsqu’un jour il voulut
remplacer un professeur dans une classe difficile, il se
rendit compte qu’il n’y avait aucun moyen d’établir le calme.
Il quitta donc la classe déchaînée pour, le dos contre la
porte, bloquer la poignée de l’extérieur. Mais même lors de
cet effort, il ne perdit pas son sens de l’humour. Une autre
fois, on devait lui présenter un enfant qui n’était pas encore
prêt pour l’école et dont le caractère irascible inquiétait
ses parents. Par ruse, il finit par arriver à la
confrontation. Mais dès que l’enfant aperçut le grand invité,
il s’écria : « Toi sale petit moineau » et sortit en courant.
Rudolf Steiner rit de bon cœur et dit que la colère
disparaîtrait vers l’âge de 14 ans.
Un autre épisode se produisit lors d’une visite de Rudolf
Steiner, où un garçon l’attendait avec ses parents. Du dernier
étage, on pouvait voir arriver l’invité. Quand celui-ci passa
la porte d’entrée, le garçon cracha en bas. On ne sait pas
s’il atteignit son but ou non. En tout cas, les parents se
confondirent en excuses. Mais Rudolf Steiner n’en tint pas
compte. Il dit, faisant allusion à l’intérêt du gamin pour les
mathématiques : « Il voulait seulement calculer avec
combien d’avance il devait cracher afin que ça m’atteigne ».
Du même garçon, sa mère raconta que, lors de la première
rencontre, alors que l’enfant était encore dans son couffin,
Rudolf Steiner l’avait salué avec ces mots : « Bonjour
Monsieur le Docteur ! » Et quand Steiner rendit visite à l’une
de mes filles, peut-être une semaine après sa naissance, il
lui tint un moment la racine du nez avec trois doigts et lui
donna ensuite son nom.
Pour de nombreux parents, l’existence de l’école Waldorf était
un grand apaisement. Souvent, ils attendaient avec impatience
le changement de dents de leurs enfants, dont Rudolf Steiner
avait indiqué, en l’expliquant, que c’était un signe de
maturité scolaire. Il arriva même que l’on casse des dents de
lait pour qu’un enfant soit admis un an plus tôt chez une
maîtresse particulièrement populaire. On appréciait aussi le
fait que, dans les petites classes, les enfants écrivent
eux-mêmes le contenu des cours dans des cahiers et les
illustrent par des dessins pleins de fantaisie. Le cours
d’histoire était particulièrement vivant. Le professeur le
donnait de façon si proche de la réalité qu’on pouvait croire
qu’il voyait les personnalités qu’il décrivait devant lui. Pas
étonnant que les enfants ne se soient pas lassés de l’écouter.
Si l’on compare la vision historique cultivée dans les écoles
Waldorf avec la façon dont l’histoire est souvent enseignée
aujourd’hui à partir de tableaux de dates, etc., il est
absolument justifié de la qualifier de « fable convenue » (R.
Steiner).
Dans cette description de l’école Waldorf, j’ai ajouté des
choses qui ne datent pas de la première année. Je voulais
montrer que tout ici provenait des impulsions d’une vie libre
de l’esprit. La perte du caractère d’une école unique pour
toutes les couches de la population s’explique, entre autres,
par les frais de scolarité. Ceux-ci, au début de la nouvelle
école, étaient payés par la Waldorf-Astoria pour les enfants
des travailleurs. On rechercha des parrainages pour d’autres
enfants de parents pauvres. Si les autorités accordaient aux
écoles libres la somme qui est dépensée pour chaque enfant
dans les écoles publiques, parce qu’il s’agit d’économies, ou
du moins autorisent à déduire de l’impôt sur le revenu les
dépenses des élèves fréquentant des écoles privées, les écoles
Steiner seraient également ouvertes aux enfants de parents
pauvres, qui dépendent aujourd’hui totalement des parrainages
et autres. Souvent, des parents envoient leurs enfants dans
ces écoles alors même qu’ils habitent loin ; ils paient
des frais de scolarité considérables pendant de nombreuses
années ; le fait qu’ils soient prêts à faire des
sacrifices est un bon exemple de financement des institutions
culturelles par le bas, c’est-à-dire du côté des consommateurs
qui réclament de telles prestations. Pendant les périodes de
transition, les enseignants eux-mêmes, malgré tout leur
idéalisme, ont dû faire le sacrifice d’un niveau de vie très
faible.
Quelle satisfaction cela a dû être pour Emil Molt de voir
comment « son » école se développait ! Non seulement
il était passé d’apprenti à directeur général d’une entreprise
industrielle renommée, mais il pouvait aujourd’hui agir en
tant que « père d’une école », ou plus précisément
comme protecteur d’une école qui, contrairement aux écoles
d’apprentissage habituelles, était fondée sur des
connaissances spirituelles de l’esprit et contribuait ainsi à
donner une impulsion culturelle révolutionnaire au monde. Il
n’avait certainement pas été facile pour Molt de persuader les
travailleurs de confier leurs enfants à la nouvelle école, et
encore moins de convaincre ceux qui avaient déjà fréquenté
d’autres écoles de changer.
Dès le début, l’école Waldorf eut une orientation sociale.
C’est aussi la raison pour laquelle tous les enfants suivaient
les cours généraux et étaient même soutenus et encouragés par
leurs camarades. Ce n’est que dans les cas pathologiques qu’il
y eut des cours spéciaux, puis, plus tard des classes
spéciales et des écoles spéciales. Il n’y avait pas non plus
de notes, mais à la fin de l’année, les enseignants des
descriptions détaillées qui permettaient aux enfants
eux-mêmes, ainsi qu’à leurs parents, de voir où ils en étaient
dans leurs progrès et où ils devaient faire particulièrement
attention. Dans la plupart des cas, ces témoignages se
terminaient par un proverbe destiné à encourager l’enfant.
Naturellement, on voyait assez vite si certains enfants
étaient plus doués dans les matières pratiques, s’ils
faisaient de beaux travaux manuels en cours (avec Berta Molt
et Helene Rommel), ou s’ils se montraient plus doués en
langues ou en mathématiques. Néanmoins, ils continuaient à
suivre toutes les matières car, d’une part, les tâches
artistiques éveillent l’imagination des élèves et, d’autre
part, les talents intellectuels n’apparaissent souvent pas
immédiatement. Ce n’est qu’à l’âge de 14 ans qu’une
bifurcation vers des matières plus pratiques – technologie ou
artisanat – était prévue pour ceux qui n’aspirent pas à des
études universitaires. Cette bifurcation ne put pas être
réalisée du vivant de Rudolf Steiner. Pour les grandes
classes, il donnait des consultations pour le choix de la
profession et continuait à prodiguer des conseils à ceux qui
étaient sortis de l’école. Par exemple, de manière générale,
il ne considérait pas les mariages entre camarades de classe
comme favorables, parce qu’il s’agit surtout d’un karma qui a
expiré.
Les exercices en langues étrangères à partir de la première
classe, combinés à la récitation et au chant pour développer
le sens de la langue, furent aussi quelque chose de totalement
nouveau. Une fois, une fillette rentra à la maison
enthousiaste parce qu’elle avait pu pour la première fois
réciter un poème dans une langue étrangère. Lorsqu’on lui
demanda de quelle langue il s’agissait, elle répondit
simplement : tu sais, la langue « one, two, three, four,
five ». Emil Molt lui-même avait un fils à l’école, qui
devint par la suite un homme d’affaires international. Le fait
que les élèves de ces écoles libres choisissent en général
plus de professions artistiques, académiques et sociales que
celles de la vie de l’économie est un fait important qui est
probablement lié aux conditions sociales insatisfaisantes de
l’industrie.
L’attrait de l’école Waldorf se traduisit par le fait que des
élèves des écoles publiques exprimèrent le souhait d’y entrer.
Il arriva également à plusieurs reprises que des élèves qui
avaient déjà réussi leurs examens finaux ailleurs ressentent
le besoin de passer encore une année de grande classe à
l’école Waldorf.
Pour Rudolf Steiner, ce fut un moment très heureux où il put
faire passer une partie de son expérience de vie dans cette
jeune école et où il trouva un corps enseignant qui répondait
de manière intensive et enthousiaste à ses intentions. Erich
Gaben décrit de nombreux aspects et détails de cette première
période de l’école dans l’introduction aux conférences des
enseignants avec Rudolf Steiner, d’où je tire les statistiques
sur le développement étonnamment rapide de l’école :
Première année (d’existence de l’école) : 8 classes, 12
enseignants, 256 enfants
Deuxième année : 11 classes, 19 enseignants, 420 élèves
Troisième année : 15 classes, 30 enseignants, 540 élèves
Quatrième année : 19 classes, 37 enseignants, 640 élèves
Cinquième année : 21 classes, 39 enseignants, 687 élèves
Sixième année : 23 classes, 47 enseignants, 784 élèves
Il est évident que cette croissance rendit très rapidement
nécessaire la construction de nouveaux bâtiments, avec une
salle des fêtes et un gymnase. Heureusement, le site se
prêtait également à l’introduction de cours d’horticulture, à
la construction de baraques pour une cantine et pour un très
beau jardin d’enfants.
Revenons au premier Noël de l’école, où les enfants purent
déjà réciter des poèmes, ce dont Rudolf Steiner fut très
heureux. Il exprima également son bonheur de voir la
prospérité générale de l’école. Dans un délicieux discours aux
enfants, il leur parla de l’Enfant Jésus, des fleurs et des
animaux. Il parla des oiseaux, qui peuvent même faire plus que
les hommes, parce qu’ils ont des ailes pour voler. Mais les
enfants humains pouvaient aussi acquérir de telles petites
ailes, qui se nomment « assiduité et attention ».
Avec ces deux ailes, ils deviendraient des gens capables,
disait-il. À chaque fête, il demandait : « Aimez-vous vos
professeurs ? » et les enfants lui répondaient en criant
d’une seule voix un « oui » plein de joie.
( 45 ) - On trouvera un portrait détaillé des douze
enseignants du premier collège dans un livre paru en 1977 à
Stuttgart, Der Lehrerkreis um Rudolf Steiner in der ersten
Waldorfschule 1919-1925 (Le cercle des professeurs autour de
R. Steiner dans la première école Waldorf 1919-1925).
( 46 ) - Conférence du 5 septembre 1919 in : L’art de
l’éducation : méthode et pratique (II). GA 294. Dornach
1974.
( 47 ) - Rudolf Steiner, Impulsions de la science de l’esprit
pour le développement de la physique, premier cours
scientifique (lumière et matière), GA 320, Dornach 1964.
Second cours scientifique (chaleur et matière). GA 321,
Dornach 1972. *
( 48 ) - Rudolf Steiner, La relation de l’astronomie avec les
autres sciences, troisième cours scientifique. GA 323, Dornach
1926.
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