triarticulation

Institut pour une triarticulation sociale
(contenu spécifique au site français)
Conditions d'utilisation.

Accueil

 

Deutsch English Dutch Skandinavisk Français Italiano Español Português (Brasileiro) Russisch
Recherche
 contact   BLOG  impressum 
retour sommaire
traduction BP au 11/10/2020

V. La question de la culpabilité de la guerre

À toutes ces vastes perspectives de transformation des impulsions culturelles s’ajoutaient désormais des inquiétudes quant aux prochaines négociations de paix, où l’on savait que la délégation allemande serait contrainte de confirmer par sa signature la responsabilité exclusive de l’Allemagne dans le déclenchement de la guerre.
Rudolf Steiner, qui sentait, en conscience, vivre en lui la responsabilité pour l’esprit d'Europe centrale, voulait à tout prix empêcher cette signature. Il avait pris connaissance d’événements qui permettaient clairement de ne pas faire de l’Allemagne la seule responsable de la guerre. La signature du traité de paix à Versailles étant prévue pour la fin juin, il fallait agir rapidement. « Pour le moment, c’est encore plus important que l’engagement pour la triarticulation », déclara-t-il. À cette fin, il eut la possibilité de s’entretenir avec le général Helmuth von Moltke, qu’il avait rencontré à Bad Homburg après sa démission en 1915. Ce dernier lui affirma avoir le cœur brisé et lui décrivit en détail le début de la Première Guerre mondiale et surtout les événements tragiques de ce samedi 1er août 1914, où il avait fallu ordonner la mobilisation pour mener une guerre sur deux fronts, contre la France et la Russie. L’empereur voulait arrêter les armées déjà en marche et espérait encore empêcher la guerre contre la France. Il n’avait sans doute pas été informé au préalable de l’application du plan de Schlieffen, qui était de traverser la Belgique neutre, car sinon il en aurait probablement parlé, conformément à ses habitudes. Cette mesure était inévitable, car on soupçonnait à juste titre que les Français, de leur côté, forceraient le passage en Belgique. L’Empereur voulait respecter la neutralité de la Belgique si l’Angleterre se tenait à l'écart de la guerre. Il restait dans l’illusion que son cousin, le roi Édouard VII, pouvait exercer une telle influence sur le gouvernement anglais. Mais c’est précisément ce même Édouard VII qui, pendant deux décennies, avait encouragé la politique d’encerclement contre l’Allemagne et obligé celle-ci à mener la guerre sur deux fronts. D’après la description des scènes tragiques qui se déroulèrent à Berlin le jour où la guerre éclata, il est clair qu’il ne pouvait être question que l’Allemagne soit seule responsable de la guerre. L’Allemagne était l’intrus malvenu dans une politique mondiale que la Grande-Bretagne pensait se réserver. Depuis que le Reich avait été fondé par Bismarck en 1871, il s’était développé à vue d’œil en une grande puissance avec des colonies et une flotte de guerre et de commerce toujours plus importante. La volonté de créer un État-nation grand et fort l’avait mené à sa perte. À l’époque, il aurait eu une mission sociale supranationale, qu’il n’a pas assumée.
Par deux fois, il s’est effondré, pour ensuite succomber encore et encore à la même erreur de raisonnement que Rudolf Steiner avait condamnée dans son Appel au peuple allemand et qui est décrite en détail dans les mémorandums de 1917.
Rudolf Steiner parlait souvent et en détail de ces événements, tout en critiquant sévèrement l’incompétence des politiciens allemands. Il appelait parfois le chancelier Bethmann-Hollweg Bethmann-Hohlkopf [tête-vide, NdT]. La camarilla militaire exerçait une influence tragique sur la politique allemande. Ce n'était pas le cas du général von Moltke, qui fut justement, à certains moments, l’instructeur militaire de l’empereur34 1.
C’était un homme d’honneur par excellence, d’une grande éthique, mais qui fut terrassé par cette même camarilla lorsque, en raison de l’avancée rapide et inattendue de la bataille de la Marne, les armées du front occidental échappèrent à son emprise, le forçant à ordonner une brève retraite stratégique pour être à l’abri de la surprise. Par cette capitulation, il voulait retourner le plus vite possible à la bataille de plein champ, car il était un ennemi de la guerre de tranchées ordonnée par d’autres par la suite. L’Empereur ne pouvait ni comprendre cette décision ni s’en remettre. Moltke fut rétrogradé, alors même que ce n’était pas lui, mais un de ses officiers d’État-major, le lieutenant-colonel Hentsch, qui, en violation de ses pleins pouvoirs, avait ordonné la retraite lors d’une visite au front pendant la bataille de la Marne. La première conséquence en fut un tournant dans le destin de la guerre. Il n’est toutefois pas certain que l’Allemagne aurait pu la gagner en évitant cette retraite, qui n’était en fait qu’une action collective, mais elle se serait en tout cas terminée plus rapidement. L’Amérique n’ayant décidé d’entrer en guerre que trois ans plus tard, la situation était totalement incertaine à l’automne 1914.
Après sa destitution comme chef de l’État-major général, Moltke fut chargé du siège d’Anvers, qui capitula dès le 9 octobre 1914. Il organisa ensuite l’économie alimentaire de guerre dans son pays d'origine. En 1916, il mourut d’une crise cardiaque alors qu’il terminait au Reichstag le discours de funérailles de son ami, le général du maréchal de l’armée de l'Est, von der Goltz.
Le destin tragique du général de corps d’armée von Moltke préoccupa beaucoup Rudolf Steiner, car il reconnaissait en lui une haute individualité ; ce n’était la première fois que son entourage le mettait en difficulté. La bataille de la Marne avait échoué parce que l’aile droite allemande n’était pas suffisamment protégée, alors que Schlieffen avait averti à plusieurs reprises : « renforce ton aile droite ! ». Moltke avait-il ignoré cet avertissement ? Non ! Il expliqua à Rudolf Steiner le véritable contexte de cette tragédie : au début, le Reichstag avait agi avec légèreté en refusant, quelques mois avant le déclenchement de la guerre, d’octroyer un crédit pour des commandes de munitions plus importantes. C’était une preuve supplémentaire que les préparatifs de guerre étaient insuffisants. Mais lorsqu’il eût fallu employer contre la France la puissance principale, les provinces de l’Est restèrent relativement peu occupées. L’armée y était censée tenir les Russes à distance le plus longtemps possible, car on ne s’attendait qu’à un bref combat contre la France. Mais on s’aperçut rapidement que les Russes gagnaient du terrain en Prusse orientale, ce que l’Empereur, en commandant suprême de la guerre, voulut empêcher en y amenant un corps de la 1e armée et de la 2e armée, ainsi qu’une division de cavalerie de la 6e armée.
C’était un grand risque d’affaiblir ainsi l’aile du mouvement qui devait réaliser l’encerclement entre Bruxelles et Paris et qui ne pouvait donc pas être assez forte pour cela. Ce corps d’armée manqua sur l’aile droite lors de la bataille de la Marne. Bien qu'un corps d’armée bavarois ait été rappelé d’Alsace à ce moment-là pour le remplacer, son commandant, le prince Rupprecht, refusa pendant plusieurs jours de s’y rendre en s’exclamant : « Avec quoi devrions-nous gagner s’ils nous retirent les troupes ? ». Rudolf Steiner dit de cette insubordination qu’elle était une conséquence du système fédéral monarchiste. Lorsque ce corps fut en route, on fit sauter un important tunnel près de Maubeuge, de sorte que le transport dut faire un long détour par Bruxelles et arriva un jour trop tard. Si les provinces de l’Est avaient bien été sauvées, la bataille de la Marne avait été perdue. Et le nouveau commandant, le général von Falkenhayn, manqua la reprise de la bataille de plein champ et, à la place, commença le long et meurtrier siège de la forteresse de Verdun.
Je ne tire pas ces récits des livres, mais des descriptions de Rudolf Steiner, qui se sont gravées de façon très vivante dans ma mémoire. Après avoir vérifié l’histoire de la guerre, on peut à tout moment ajouter les noms exacts des corps d’armée ( 35 ).
Comme on le sait, le commandant en chef nommé à l’Est, qui devint par la suite maréchal von Hindenburg, et son officier d’État-major Ludendorff, remportèrent de grands succès contre les Russes grâce à des tactiques vraiment brillantes et à une connaissance précise des zones marécageuses et lacustres de cette région.
Mais Rudolf Steiner dit encore d'autres choses sur Ludendorff : bien avant une mobilisation, dans une armée moderne, tout le monde est réparti de la manière la plus précise, et sait où se rendre et quoi faire. Il revenait à Ludendorff de forcer la forteresse belge de Liège à se rendre en cas de guerre. Il joua ce rôle en tant que civil, se rendit plusieurs fois à Liège, jusqu’à ce qu'il aperçoive la Chartreuse devant lui après une courbe de la vallée. Au début de la guerre, il se fraya un chemin entre des forts périphériques très contestés et emprunta le même chemin à la tête d’une brigade. Étonnamment, la surprise réussit. Il fut considéré comme un parlementaire et put remplir sa mission de la façon la plus brillante : il réussit à convaincre le commandant de la forteresse que de puissantes troupes allemandes tenaient les hauteurs autour de lui, prêtes à attaquer immédiatement si Liège ne se rendait pas ; soi-disant, des négociations étaient en cours avec le gouvernement belge en vue d’autoriser le passage des troupes allemandes. À ce propos, nous dit Rudolf Steiner, il fallait savoir que Ludendorff avait subi une sorte de choc lorsqu’il avait tout d’un coup aperçu la forteresse depuis le fond de la vallée et qu’il s’était attendu à ce qu’on lui tire dessus, de sorte qu’à partir de ce moment, il ne pouvait plus être considéré comme un homme normal. Ce fut pourtant cet homme qui ensuite dirigea les armées allemandes et, en 1918 encore, osa participer à la deuxième bataille de la Marne, qui constitua un sacrifice sanglant totalement inutile. Il intervient aussi funestement dans la politique allemande et empêcha que la guerre ne se termine à temps. Et lorsque le dernier chancelier du Reich, le prince Max von Baden, prit ses fonctions, il poignarda dans le dos ses intentions politiques et exigea une demande immédiate d’armistice, après avoir assuré, peu de temps auparavant, que les fronts resteraient fermes. Il fut ensuite relevé de ses fonctions par le prince Max.

  Helmuth von Moltke, chef de l'état-major allemand (à gauche) avec Kaiser Wilhelm (en uniforme de général suisse) et le futur général Wille pendant les manœuvres d'automne en 1912 à Toggenburg

 Lorsque Rudolf Steiner raconta ces événements historiques, la question se posa dans le cercle restreint de savoir s’il ne conviendrait pas de publier les mémoires écrites par Moltke, car Steiner avait dit qu’il serait impossible d’exiger la signature de la délégation allemande aux négociations de paix de Versailles pour la reconnaissance de la seule culpabilité de guerre si l’on connaissait les événements du jour où la guerre avait éclaté. Il contacta alors, par écrit et par télégramme, la veuve, l’Excellence Eliza von Moltke, pour qu’elle l’autorise à publier ce document. On était les 2 et 3 mai 1919. Quand, après quelques hésitations, l’autorisation arriva, on lança immédiatement l’impression des mémoires de Moltke, avec un tirage initial de 10 000 exemplaires. C’était tellement important pour Rudolf Steiner qu’il m’accompagna à l’imprimerie pour choisir lui-même les caractères du titre. C’était une petite brochure de 21 pages avec une note indiquant que l’original avait été rédigé en novembre 1914 à Bad Homburg.
Rudolf Steiner ajouta à ces Mémoires treize pages de remarques préliminaires détaillées, qu’il signa en précisant : « Rédigé en mai 1919 ». Mme von Moltke publia par la suite, en 1922, les Mémoires de son mari dans une documentation complète, sans les remarques préliminaires de Rudolf Steiner, qui visaient entièrement à affirmer qu’à la fin du mois de juillet 1914, il n’y avait aucune volonté de guerre dans le peuple allemand et que la confrontation militaire n’était devenue nécessaire que parce que la politique allemande avait atteint un point zéro36 1. Le chef d’État-major général dut cependant faire son devoir militaire, même si l'Empereur voulut retirer l’ordre de mobilisation contre la France, alors qu’il était déjà trop tard. « Le chef d’État-major se retrouva donc complètement isolé ». Il fit son devoir, mais « avec un cœur saignant » (R. Steiner).
Que ces Mémoires du général von Moltke contenaient-elles de si grave ? Comme mentionné plus haut, la mobilisation des armées allemandes battait son plein ; les trains militaires roulaient sans répit vers les frontières à l’Ouest et à l’Est. Toute interruption aurait provoqué le chaos. L’Allemagne n’avait pas encore déclaré la guerre à la France, mais la Russie avait déjà déclaré la guerre à l’Allemagne. Jusqu’alors, on ne savait rien d'une telle déclaration de la part de l’Angleterre, mais il fallait s’y attendre militairement. Seul l’Empereur se berçait encore d’illusions, dans l’espoir que l’Angleterre restât neutre si l’Allemagne lui proposait de ne pas traverser la Belgique.
Il télégraphia donc à son cousin, le roi Édouard VI, et fit donner par son aide de camp, par téléphone – contre la volonté de Moltke – l’ordre à la 16e division, qui se trouvait à Trèves, de ne pas envahir le Luxembourg. Un tel ordre devait être contresigné par le chef de l’État-major général. Mais Moltke refusa de le signer. Cet ordre de l’Empereur fut plus que Moltke put supporter. Il jeta son stylo sur la table et le brisa en éclats. Il resta sans rien faire jusqu'à ce que l’Empereur le convoquât au château en pleine nuit. Entretemps, l’Empereur avait reçu une réponse négative de l’Angleterre. Il accueillit son chef d’État-major – qui avait juste jeté un manteau par-dessus son pyjama – et lui dit : « Maintenant vous pouvez faire ce que vous voulez ». C'est ainsi que commença la Première guerre mondiale.
Rudolf Steiner s’attendait à ce que la publication de cet écrit ait un impact important si l’on réussissait à le présenter lors des négociations de paix à Versailles. Un membre de la délégation allemande, Schall, qui devint plus tard ministre, avait déjà été choisi pour s’occuper de sa distribution à Versailles. « Une fois que l’on a pris connaissance du contenu, on ne peut plus obliger les Allemands à signer une reconnaissance de la seule culpabilité de guerre », disait Rudolf Steiner. Le texte, qui portait comme titre général « Die ‘Schuld’ am Kriege – Betrachtungen und Erinnerungen des Generalstabschefs H. v. Moltke über die Vorgänge vom Juli 1914 bis November 1914 », publié par la Fédération pour la triarticulation de l’organisme social, fut achevé à temps, à savoir quelques jours avant le début des négociations de paix (voir annexe).
Il fallait aussi diffuser largement la brochure. Un appel avait été rédigé : « Au peuple allemand et au gouvernement allemand ! », dans lequel la révélation complète des événements qui avaient conduit à la guerre était liée à la demande de reconstruction de l’ordre social (voir annexe). La fédération déclara qu’elle avait fait de la publication des mémoires de Moltke sa propre affaire et appela le peuple et le gouvernement à lancer un débat public avec elle. Le 27 mai, des tracts de cet appel furent envoyés aux groupes locaux de la fédération, pour une distribution la plus large possible. Ils avaient été imprimés à 50 000 exemplaires.
Nous avions là une occasion extraordinaire de populariser Rudolf Steiner et l’idée de la triarticulation sociale telle que la préconisait la fédération. Le peuple allemand craignait les prochaines négociations de paix et souhaitait vivement ne pas être reconnu comme seul responsable de la guerre. Tout le monde aurait entendu parler du nouveau type d’ordre social et, si ses efforts avaient permis d’abandonner l'accusation de responsabilité exclusive de l’Allemagne, il n'aurait pas été possible de passer outre Rudolf Steiner. Cela aurait entraîné beaucoup de choses, notamment la possibilité d’exiger des réparations de guerre élevées et d’autres humiliations graves. Et peut-être même l’idée d’une paix de conciliation.
Mais déjà, le destin frappait à la porte. À cause d’un excès de zèle et d’une absence de dangerosité dans nos propres rangs. C’est comme s’il avait fallu mettre le feu pour détruire la grande opportunité que Rudolf Steiner, le maître de l’humanité, avait toujours recherchée et préparée de la manière la plus prudente. Un membre du comité de la fédération, qui participait aux préparatifs de l’envoi de la brochure à Versailles, alla chercher quelques exemplaires à l’imprimerie avant que l’édition ne soit terminée. Mais au lieu d’apporter le premier exemplaire à Rudolf Steiner, il l’apporta avec enthousiasme à la légation prussienne de Stuttgart, où était émissaire un neveu de Moltke, le conseiller de légation Hans Adolf von Moltke. Mais le neveu estima que Mme Eliza von Moltke n’était pas autorisée à publier ces Mémoires sans le consentement de son père, le chef de famille. Il se sentit également obligé de les soumettre au Ministère des affaires étrangères, qui contacta immédiatement Mme von Moltke pour lui faire part de ses préoccupations.
L’État-major général intervint également. Le chef de famille, Fritz von Moltke, commença par confisquer les Mémoires, après avoir fait part par télégramme de ses préoccupations à Mme von Moltke. Celle-ci eut également des scrupules, car son mari avait écrit ses souvenirs expressément pour elle seule. Elle écrivit donc à Rudolf Steiner le 30 mai, entre autres choses : « Vous voyez, cher bon docteur, comment tout s’aggrave ; je ne me soucierais pas des résistances extérieures si je n’étais pas torturée intérieurement par l’impression de faire quelque chose qui n’est pas juste. » Elle surmonta ses doutes une fois que Rudolf Steiner lui eut expliqué que lui-même avait déjà appris tous les détails des Mémoires de la bouche du général, sans que celui-ci ne lui ait imposé la moindre obligation de secret. Mais l’État-major général prétendit que le texte contenait des inexactitudes majeures, et le général von Dommes fut envoyé à Rudolf Steiner à Stuttgart avec le consentement de la veuve.
Rudolf Steiner eut une longue conversation à huis clos, dans le bureau de la fédération, avec le général, qui affirma et jura que trois points des Mémoires étaient incorrects. Rudolf Steiner n’eut donc pas d'autre choix que de céder, alors que ces points ne touchaient guère à l’essence des Mémoires37 2. La raison profonde de cette confiscation était principalement que la famille von Moltke et les hauts officiers ne supportaient pas l’idée que l’Empereur, en exil en Hollande, puisse y être ridiculisé. Cette idée annihilait l’objectif de loin le plus important, qui était d’épargner au peuple allemand l’accusation d’être seul responsable de la guerre.
Une immense tragédie se manifesta dans cette affaire aux conséquences imprévisibles. On sent qu’il y avait en jeu des puissances que l’on ne peut définir que comme des contre-pouvoirs à l’esprit allemand. Des espoirs bien fondés furent anéantis. L’édition complète de la brochure dut être détruite ; je ne pus en sauvegarder que quelques copies. La famille Moltke paya les frais d’impression. Ils reçurent la facture émise par la société fiduciaire du Goetheanum à Stuttgart le jour même de la signature du traité de paix à Versailles. La seule responsabilité de l’Allemagne dans la guerre était ainsi scellée. L’un des signataires était Erzberger, membre du centre pour le Reichstag, qui peu après inscrivit dans le livre d'or d’une ville allemande : « Erst schaff dein Sach’, dann sing und lach » (« fais ce que tu as à faire, puis chante et ris »)... Il fut peu après abattu par un étudiant en Forêt-Noire ( 38 ).


( 34 ) - Lors des grandes manœuvres d’automne, appelées manœuvres de l’Empereur, il était habituel d’attribuer la victoire à l’Empereur, qui voulait diriger lui-même un parti. Pour finir, Moltke refusa de participer plus longtemps à cette farce. L’Empereur dut se retirer de la direction de l’armée lors des manœuvres, ce pour quoi il en voulut énormément à Moltke.
( 35 ) - Cf. Hermann Stegemann, Geschichte des Krieges ( Histoire de la guerre - FG). Stuttgart 1918, ainsi que le récit détaillé officiel de la bataille de la Marne, de Jürgen von Grone (auto-édition de l’auteur, 1971).
( 36 ) - Les remarques préliminaires de Rudolf Steiner pour la brochure de Moltke se trouvent dans : Aufsätze über die Dreigliederung des sozialen Organismus und zur Zeitlage 1915-1921 (Articles sur la triarticulation de l'organisme social et sur la situarion du temps - FG). GA 24, Dornach 1961.
( 37 ) - Rudolf Steiner en parle à Roman Boos dans une lettre du 7 juin 1919, in : Beiträge zur Rudolf Steiner-Gesamtausgabe, n° 27/28, Dornach 1969.
( 38 ) - Je fus obligé de donner un récit véridique de ces événements, après la publication, dans le n° 27/28 des Beiträge zur Rudolf Steiner-Gesamtausgabe, 1969, de la lettre de Rudolf Steiner à Mme von Moltke du 28 mai 1919 et de sa réponse et de la qualification de mon récit, à la p. 34, de « souvenir tardif ». J’avais connu d’emblée tous les détails de ces événements tragiques et ils sont toujours présents dans mon esprit. Jusqu'à présent, j'ai gardé le silence à leur sujet, car je ne voulais pas incriminer en public quiconque doit régler ses actes avec Rudolf Steiner. Si cette personnalité n'avait pas agi avec précipitation, il aurait été trop tard pour une intervention de la famille Moltke, car l'envoi des brochures était déjà prévu pour le lendemain. Les inquiétudes de l’épouse de Moltke n'étaient pas insurmontables pour Rudolf Steiner, qui avait un contact suprasensible avec l'âme de son mari, mort en 1916, et était certain que la publication allait dans son sens. Après la mort de Moltke, Rudolf Steiner avait essayé de maintenir le lien avec lui. Il raconta un jour comment l'âme de Moltke avait cherché à influencer le ministre des affaires étrangères de von Kühlmann lorsqu'il devait s'adresser au Reichstag dans un important discours sur la politique étrangère à propos des objectifs de guerre du Reich. Au lieu de cela, von Kühlmann fit quasiment un discours de paix, qu’il trouva si insupportable qu'il dut prendre congé. Il s’agit de son discours au Reichstag du 24 juin 1918, dont il ressort que la guerre ne pouvait être gagnée par les seuls moyens militaires, sans efforts diplomatiques.