Institut pour une
triarticulation sociale
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traduction B.P. au 11/10/2020 IV. L’intervention de Rudolf SteinerComme indiqué au chapitre « Révolution », Rudolf Steiner entra en scène le dimanche de Pâques, le 20 avril 1919 à Stuttgart, et nous pûmes lui remettre le livre fini d’imprimer Éléments fondamentaux pour la solution du problème social ( 20 ). Dès le soir du 21 avril, il tint une conférence pour les membres sur des questions sociales et éducatives, qu’on peut décrire comme le prélude au mouvement de triarticulation. Au matin du 22 avril eut lieu une rencontre avec les membres du comité, pendant lequel on prépara la création d’une fédération pour la triarticulation. À la mi-avril, Emil Leinhas était arrivé de Berlin ; sur un tuyau du Dr Steiner, on lui proposa un poste de direction dans l’usine de cigarettes Waldorf-Astoria pour l’attirer entièrement à Stuttgart. Faisaient partie du comité pour l’Autriche : Walter Johannes Stein, le comte Ludwig von Polzer-Hoditz et M. Thomastik ; pour la Suisse : Albert Steffen et Roman Boos, qui prit ensuite en main la poursuite du travail en Suisse. Le soir du 22 avril, la grande réunion publique eut lieu dans la salle bondée du jardin de ville. L’ouverture me revint. Le Pr Blume introduisit la soirée et accueillit cordialement Rudolf Steiner, qui tint aussitôt après sa puissante conférence ( 28 ), à laquelle se rattacha la création de la « Fédération pour la triarticulation de l’organisme social ». Retenons du discours de clôture du professeur les phrases historiques suivantes : « Je vais maintenant terminer en exprimant la même espérance – je ne veux pas dire joie – mais la disposition à l’espérance que les explications du Dr Steiner ont apportée. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous laisser aller au moindre pessimisme, sinon nous sommes perdus. Mais nous ne le voulons pas. Et aujourd’hui tout dépend de cette volonté. Nous avons oublié comment penser correctement. Nous avons encore plus désappris à vouloir. Oui, nous avons absolument désappris le vouloir, nous devons le réapprendre ! Et ça marchera. Nous vous appelons à espérer ! » C’était donc l’ambiance qui fut impulsée par Rudolf Steiner. On désigna alors un comité de travail, auquel appartenaient, outre les membres du comité cités : Max Benzinger, comme représentant des travailleurs (le même qui, en 1913, avait posé la pierre de fondation du Goetheanum et travaillé à la construction), et Theodor Binder, comme représentant des employés, lequel collabora plus tard avec Ehrenfried Pfeiffer. Sur une proposition fut fondée une informelle « Fédération pour la triarticulation de l’organisme social », qui n’exigeait ni statuts ni cotisations. La cohésion était assurée par l’intérêt pour la chose. En conséquence, il parut intéressant de nommer un petit conseil d’administration composé de Molt, Unger et Leinhas. On me confia la direction du bureau, pour lequel nous pûmes louer une maison à plusieurs étages au 17 de la Champignystrasse. Ainsi commença une nouvelle ère dans ma vie, à savoir la fréquentation variée de Rudolf Steiner. Avoir connu de près cette personnalité exceptionnelle constitue le fait le plus important de mon incarnation sur terre cette fois-ci. Rudolf Steiner tint sa première conférence devant les travailleurs de la Waldorf-Astoria dès le lendemain de la fondation de la fédération ; une autre suivit le 24 avril dans la salle de la brasserie Dinkelacker devant les travailleurs des usines Bosch ; le formidable discours aux chantiers Daimler à Untertürkheim le 25 avril fut suivi d’une discussion à laquelle le directeur, M. Riebesam, participa avec intérêt. Nous déposions à chaque fois l’« Appel au peuple allemand ». Tout avait été préparé de manière intensive. Les auditeurs veillaient à ce que Rudolf Steiner soit le bienvenu partout. Les gens étaient enthousiasmés. Rudolf Steiner se montra un orateur populaire plein d’entrain, comme nous ne l’avions pas connu auparavant. Il parut d’abord radical sur certaines choses, mais jamais avec passion. On l’accusa à tort de démagogie politique, car il faisait toujours preuve d’une profonde gravité à propos de la situation. Le secret de son éloquence était dû au fait que, comme aucun autre, il savait se placer au même niveau que ses auditeurs et reprendre leur langage. Comme des réunions internes avec les initiateurs et encore des conférences publiques et d’autres devant les membres anthroposophiques avaient lieu chaque fois entre ces conférences, on était émerveillé de la faculté de travail de Rudolf Steiner. Qui était cet orateur qui se montrait si humainement proche et si profondément familier des besoins de la population, et pouvait quand-même parler comme d’une évidence des mondes spirituels, dans lesquels il semblait voir ? Comme il y a de moins en moins de contemporains qui l’ont connu personnellement, qu’il me soit permis d’esquisser de lui une description physique, lui qui présentait aux hommes tant de facettes différentes : Rudolf Steiner était alors âgé de 58 ans. Il avait une silhouette et une allure remarquables, non seulement parce qu’il portait en toutes circonstances une redingote et un nœud papillon noir en soie, mais encore plus à cause de son profil aigu et de ses yeux, brun foncé avec des reflets dorés, sous de forts sourcils bruns, qui semblaient indescriptiblement bons et brillaient étrangement. Le regard était ouvert, dirigé sur tout ce qui l’intéressait. Lors de ses conférences, qu’il commençait toujours prudemment avec une voix sonore qui devenait de plus en plus puissante et rapide vers la fin, de sorte que les sténographes avaient du mal à suivre, on voyait ces yeux jeter des éclairs. Il avait un discret accent autrichien, mais il articulait assez clairement pour qu’aucune syllabe se perde. Même si sa voix semblait initialement enrouée, elle se libérait au cours de la soirée. Il ne semblait jamais fatigué. Après les conférences, il était toujours frais et ouvert à de longues discussions. « Cet homme est le calme même », disaient les gens. Il marchait lentement, avec d’assez petits pas, avançant soigneusement le pied plutôt que marchant. Il se tenait très droit, sa silhouette était mince et élancée. Il mesurait environ 1,75 m, mais n’était pas réellement aussi grand qu’il le paraissait. Il avait un visage très impressionnant. Des veines ramifiées saillaient parfois de son grand front bombé. Le nez était profondément découpé à sa racine. Il avait de fines ridules au coin externe des yeux. Ses cheveux étaient très noirs, brillants et raides, assez longs ; pendant les conférences, une mèche lui tombait souvent sur les yeux quand il rejetait énergiquement la tête en arrière ; il la remettait alors en arrière derrière l’oreille. Au pupitre, il faisait des gestes merveilleusement harmonieux, toujours par le côté. Il aurait été impensable de le voir, comme le font souvent les politiciens sûrs d’eux-mêmes, mettre une main dans la poche et s’adresser au public avec l’autre ou avec un index. Pour ne pas être tenté d’imiter ces mauvaises habitudes, il avait même cousu ses poches de pantalon. Il mettait le mouchoir dans la poche intérieure de poitrine. Il portait autour du cou une petite ficelle noire avec un pince-nez, qu’il utilisait seulement pour voir de loin, comme un lorgnon. Souvent, il s’en servait pour examiner le public avant sa conférence ; rien ne lui échappait, il savait qui était là et qui manquait. Rudolf Steiner avait un don d’observation énorme. Il disait qu’il fallait, après chaque rencontre, savoir quelles cravates portaient les messieurs et quelles blouses les dames. Il avait constamment sur lui un carnet, qu’il portait dans la poche de veste ; on y trouva plus tard, de son écriture claire et soignée, une multitude des plus grandes sagesses et de brefs résumés de ses conférences en style télégraphique. Il avait besoin de ces aide-mémoire quand il traitait de thèmes très éloignés, bien qu’il eût une mémoire surhumaine qui lui permettait de présenter librement les concepts les plus complexes, par exemple, mathématiques ou philosophiques. Très rarement, il sortait son carnet de notes afin de lire une citation. Il tenait son agenda sans notes et était extrêmement ponctuel. Il n’eut jamais de secrétaire privé et répondait toujours lui-même au téléphone. Rudolf Steiner était non seulement un scientifique à jour dans tous les domaines, mais aussi quelqu’un de très cultivé. Il savait trouver les ouvrages les plus récents dans les librairies et tomber sur le passage important pour lui. En voyage, il portait à l’épaule un grand sac en cuir contenant quelques livres ou manuscrits, et plusieurs journaux, car il analysait toujours les événements de la journée selon différents points de vue. Il arrivait à la gare – quand on ne l’emmenait pas en voiture – une demi-heure avant le départ du train. Le plus souvent, il portait un chapeau rond en velours noir. Rudolf Steiner en 1910 Bien qu’il y eût peu d’hommes aussi occupés que lui – il écrivait souvent ses livres la nuit – il n’était jamais dans la précipitation et prenait suffisamment de temps pour chacun quand il n’était pas trop débordé. Il donnait des conseils quand il le pouvait, mais ne s’imposait jamais. De temps en temps, on le priait par exemple de dessiner une forme pour la taille d’une pierre précieuse. Un jour, je l’ai vu mettre une pierre dans la poche de sa veste. Au regard étonné de la dame, qui craignait de ne pas revoir sa pierre, il répondit : « Non, là-dedans rien ne se perd jamais ». Elle lui demanda si elle ne pourrait pas lui soumettre d’autres pierres pour déterminer celle qui lui convenait le mieux, mais il refusa, disant que la première pierre qu’il prenait était déjà la bonne. Je reviens sur ces épisodes pour montrer que Rudolf Steiner n’avait pas été épargné, même dans cette période d’activité intense à Stuttgart, par les souhaits privés des membres. Mais il dessinait volontiers des formes adaptées à certaines pierres précieuses et il donna l’esquisse d’une bague de mariage portant un pentagramme et un rubis. Très généreux, il donnait facilement une poignée de main en guise de salutation ; il avait l’habitude de tendre la main à tous ceux qui le servaient pour des raisons sociales, même à l’hôtel ou au restaurant, en arrivant et en partant. On aimait bien aussi prendre cette main, qui était remarquablement chaude et sèche. C’était pourtant une main forte qui savait diriger le ciseau à bois. Dans sa jeunesse, il avait aussi appris à faucher. Ce n’était pas la main d’un esthète, plutôt d’un sculpteur, avec des bouts de doigts larges. Dans la vie quotidienne, Rudolf Steiner était souvent silencieux. Il ne parlait que pour dire des choses assez profondes, et il énonçait alors tout naturellement les plus grandes sagesses. Lorsqu’il était face à un visiteur, il écoutait attentivement, souvent en penchant un peu la tête. S’il se balançait de haut en bas avec une jambe retournée, on supposer qu’il s’attendait à ce que son interlocuteur s’exprime. Il avait des lèvres étroites, qu’il pressait souvent énergiquement pendant les discours exigeants. Le geste était souligné par un menton fort, généralement représenté trop petit par les artistes. Le larynx devait être spécialement formé, comme le montrait le son mélodieux de sa voix. Un jour, j’écoutais Rudolf Steiner parler devant trois mille personnes dans la Liederhalle de Stuttgart, bien sûr à l’époque sans haut-parleurs : on comprenait chaque mot partout. Il dut se défendre contre l’insinuation qu’il était d’origine juive, et se vit obligé – en agitant involontairement son certificat de baptême – de raconter sa jeunesse, car il avait été baptisé catholique. On sait, grâce à son livre Mein Lebensgang ( 29 ), qu’il officiait occasionnellement comme enfant de chœur à l’église à l’époque où ses parents vivaient dans le Burgenland (Neudörfl). Depuis qu’il avait reçu ses propres révélations, qu’il avait pu enrichir par une formation de la pensée allant jusqu’à l’exploration scientifique des mondes de l’au-delà, il avait évolué loin de toutes les confessions ; il fut en effet le premier homme moderne à pouvoir construire le pont entre la science et la religion. On reconnaîtra un jour en Rudolf Steiner la personnalité la plus importante de notre siècle, à qui nous devons la revitalisation du développement humain par de nouvelles impulsions. En 1919, la plupart des auditeurs ne savaient pas tout cela. On voyait simplement en Rudolf Steiner une personne intelligente et sympathique. Les ouvriers du Wurtemberg l’aimaient et l’admiraient, même s’ils l’appelaient souvent « l’homme noir ». Après sa première apparition à Stuttgart, les conférences et les réunions se succédèrent à un rythme rapide. Les conférences aux travailleurs se déroulèrent principalement dans l’atelier de la Hauptstätterstrasse, les conférences publiques à la Gustav Siegle-Haus. Le fait que cette lutte pour la compréhension des idées nouvelles ait commencé par les ouvriers est dû aux circonstances de la révolution et au rejet du premier appel par la bourgeoisie. L’idée n’était en aucun cas, comme on le verra plus tard, de donner naissance à un mouvement uniquement ouvrier. Dans les conférences internes d’avril 1919, il dit que la culture bourgeoise repue depuis le début de la Première Guerre mondiale en 1914 est arrivée à son terme et aura devant elle un siècle de réorientation complète, que l’humanité entière devra « franchir le seuil » pour redevenir consciente de son origine spirituelle. Grâce à ses activités d’enseignant à l’École ouvrière de Berlin fondée par Wilhelm Liebknecht au début du siècle, Rudolf Steiner connaissait bien la vie de l’âme du prolétariat de l’époque et ses besoins. Les énergies non dépensées du prolétariat se transformèrent d’une manière complètement différente de celles de la bourgeoisie, vieilles de plusieurs siècles. Au moment de la révolution allemande de 1918, les travailleurs, bien éveillés, cherchaient un nouveau but dans la vie. Les difficultés de l’époque ne les poussèrent pas à se faire des illusions sur un mirage économique ou à rechercher la satisfaction d’une conjoncture favorable, comme cela devint possible après la Seconde Guerre mondiale. Ces idées séduisantes étaient alors très éloignées des masses. Il s’agissait principalement de marxistes conscients de leur classe sociale qui revendiquaient leurs droits. Ils luttaient avec énergie pour un avenir juste. Rudolf Steiner savait également que les forces de l’économie, dans la mesure où elles ne servaient pas l’égoïsme pur, avaient d’importantes conséquences sur la vie après la mort, que l’énergie dépensée tout au long de la vie par la classe ouvrière, malgré l’humiliation ressentie inconsciemment dans les conditions sociales, produirait des résultats plus précieux pour le développement futur de l’humanité que la vie professionnelle intellectuelle. On peut dire que le façonnage social de la vie est de la plus haute importance non seulement pour le présent et l’avenir de l’humanité incarnée maintenant, mais aussi pour sa vie après la mort. D’autre part, l’âme humaine apporte dans la vie sur terre des capacités et des forces issues de la vie prénatale, qui exigent des possibilités de formation aussi libres que possible et un soutien par la famille et l’école. Rien ne doit être perdu des impulsions que la jeunesse peut visiblement faire affluer à tout moment dans la vie terrestre. Et rien ne doit être enterré par des méthodes d’éducation et d’enseignement qui cherchent à imposer aux jeunes des schémas de pensée empruntés à la tradition. Le respect de l’individualité qui entre dans la vie, qui n’appartient pas aux parents même lorsqu’elle est enfant, mais qui leur est confiée par le destin, conduit à l’exigence indispensable d’une vie spirituelle totalement libre, exempte de tout paternalisme, qui est aussi la condition de base pour un assainissement de l’ordre social ( 30 ). En revanche, les préoccupations et nécessités juridiques terrestres, qui concernent de la même manière tous les habitants d’un territoire donné ou un peuple, sont en réalité de la seule responsabilité de la régulation démocratique de l’État par les lois créées conjointement par les citoyens. « Des droits égaux pour tous », c’est la clé de la régulation de la vie extérieure sur terre, si elle doit se développer sans être perturbée par les besoins individuels et économiques. De ces points de vue spirituels naît la nécessité d’une « triarticulation de l’organisme social » si l’on veut que ce dernier corresponde à l’être humain de manière saine, et tout ce qui force l’homme à adopter des modèles étrangers à la vie ne peut que conduire à des catastrophes récurrentes. Avant même la Première guerre mondiale (avril 1914), Rudolf Steiner parla du carcinome social, ce cancer qui affectera l’humanité entière si les conditions ne sont pas mises en ordre. Dans les réunions publiques et ouvrières, Rudolf Steiner prenait souvent comme point de départ les trois devises bien connues de la Révolution française de 1789-1794, qu’il introduisait ensuite dans la discussion à partir de sources alors mystérieuses31 5 : liberté, égalité, fraternité. Mais à cette époque, le temps n’était pas encore venu de voir comment structurer ces trois devises mondialement connues. Ce n’est que quand on aura compris que la liberté se rapporte à l’esprit, l’égalité à la vie du droit, la fraternité à la vie de l’économie, que ces devises prendront leur sens profond et véritablement libérateur. Les travailleurs comprirent immédiatement cette explication et la reçurent avec enthousiasme. Ils sentaient instinctivement la vérité de ces directives d’époque, 130 ans après leur première apparition. À chaque réunion s’ajoutaient de nouveaux points de vue qui immédiatement faisaient sens pour les auditeurs et repoussaient les habitudes de la pensée marxiste. Ainsi, Steiner répéta souvent que l’État unitaire ou méritocratique (comme on dit aujourd’hui) était une absurdité parce qu’il ne tenait pas compte des lois divergentes des trois domaines. En réalité, seul l’État constitutionnel peut être gouverné démocratiquement selon les principes conservateurs de préservation de l’État, alors que la vie libre de l’esprit exige des conditions libérales et que la vie de l’économie doit se développer avec souplesse en fonction des besoins du marché (de manière opportuniste). L’intrication de ces principes dans les États unitaires d’aujourd’hui a pour conséquence un chaos sans précédent et insoluble, car les luttes de pouvoir pour les privilèges se déroulent sur le terrain de l’État, ce qui se traduit par des systèmes douaniers et fiscaux, des restrictions à l’importation et des compensations de prix (subventions), sans parler de la manipulation incontrôlée des devises. Rudolf Steiner réclamait l’abolition des frontières, qui doivent être ouvertes au commerce international des marchandises, car la vie économique doit répondre aux besoins humains, qui ne nécessitent aucune considération nationale. La vie culturelle, la science, l’art et la religion se développent aussi au mieux indépendamment des intérêts nationalistes. Ils doivent bénéficier à l’humanité entière en tant que contributions des différents caractères des peuples. C’est précisément la liberté qui permet le mieux l’expression du caractère d’un peuple, et une véritable économie mondiale n’est possible que si elle n’est pas entravée par des barrières nationales. Pour compenser la perte de recettes douanières, Rudolf Steiner fit des propositions pour une transformation complète du système fiscal. Les impôts sur le revenu et le capital devaient être remplacés par des impôts sur les dépenses, qui seraient payés de la manière la plus simple possible sans appareil officiel ( 32 ). En effet, ces impôts frappent le plus durement les personnes qui peuvent se permettre de grosses dépenses, tandis que celles qui mettent leur argent dans leur bas de laine ne pèsent pas du tout sur l’économie. Personne n’est obligé de travailler pour eux afin de leur verser des intérêts. C’est précisément le rendement du travail des masses, qui doivent consacrer une partie plus ou moins importante de leur temps de travail à satisfaire le service des intérêts du capital investi ou même oisif, qui constitue le plus grand reproche que la population active fait au système capitaliste. Bien sûr, il ne sera pas possible de venir à bout du revenu du chômage tant que les besoins vitaux des personnes âgées et malades ne seront pas entièrement garantis par des sources sociales. Après la Première Guerre mondiale, les caisses-maladie et les caisses de retraite n’en étaient encore qu’à leurs débuts. En Europe centrale, la première demande portait sur l’assurance chômage, car la situation économique était terriblement mauvaise et l’on comptait plus de cinq millions de chômeurs rien qu’en Allemagne. Ce n’est qu’aujourd’hui, alors que le système de sécurité sociale a été de plus en plus développé, que l’on se rend compte à quel point les exigences de Rudolf Steiner étaient clairvoyantes. « A l’avenir, l’homme ne pourra plus vivre de ses biens, mais seulement de ses revenus », a-t-il dit. Le capital gagné dans les entreprises industrielles ne doit pas devenir propriété privée. Il appartient à la société à des fins, notamment, d’investissement, mais l’entrepreneur doit avoir la garantie d’un revenu approprié. Il ne devrait pas être possible de réclamer des droits de succession pour la direction de l’entreprise. Si les descendants de l’entrepreneur n’ont pas la clairvoyance nécessaire, la gestion doit être confiée à la personne la plus compétente, celle qui a acquis l’expertise et les connaissances techniques correspondantes ( 33 ). Aujourd’hui, il est courant d’exiger que les employés aient leur mot à dire sur leur travail et leurs possibilités d’avancement, tandis qu’il faut garantir à ceux qui partent le droit à la retraite du niveau auquel ils sont habitués. Ce sont ces revendications dans le domaine économique qui ont le plus impressionné les travailleurs. Ils étudiaient avec enthousiasme le nouveau livre, Éléments fondamentaux pour la solution du problème social, dont ils prirent connaissance grâce à des brochures de la fédération, et ils considérèrent bientôt Rudolf Steiner comme le libérateur de leur situation, qu’ils jugeaient oppressante. Ils rédigèrent une résolution dans laquelle ils souhaitaient qu’il rejoigne le gouvernement du Wurtemberg. Même si ce n’était évidemment pas ce qu’il avait en tête, il les laissèrent faire afin de déterminer le nombre de ceux qui étaient d’accord. Il y eut environ 12 000 signatures. On trouvera en annexe le texte de cette résolution. Le mouvement de la triarticulation était désormais accessible au public. En plus de toutes les conférences publiques et internes à Stuttgart et dans d’autres villes du Wurtemberg et du Bade, les cours à la maison des syndicats devant les conseils d’entreprise des grandes entreprises de Stuttgart avaient commencé. Les membres anthroposophes en étaient exclus. Rudolf Steiner n’était accompagné que de Mme Marie Steiner et de quelques amis du comité ou de la fédération. Ces derniers participaient souvent à la discussion et étaient si bien connus des ouvriers, des contremaîtres et des maîtres qu’ils se saluaient les uns les autres comme des amis ou des camarades. Il n’y avait aucun positionnement politique dans l’attitude de Rudolf Steiner, même s’il critiquait clairement les problèmes existants. Il s’opposait vigoureusement à la thèse de Karl Marx selon laquelle l’homme n’est que le produit de son environnement. Ce qui comptait pour lui, c’était la reconnaissance et la percée de l’homme spirituel, qui ne pouvait vivre que dans une société triarticulée. Il reprenait sans cesse ses explications, de différents points de vue, sur cette organisation de la société. Il rejetait par principe une démocratisation des entreprises économiques. Le directeur doit pouvoir prendre ses dispositions sans entrave et ne doit pas voir sa liberté de gestion entravée, tout comme chaque employé a besoin de sa liberté pour coopérer de façon fructueuse. Mais il fustigeait la gestion commerciale impitoyable, qui exploite la production pour des motifs tout à fait autres que pour satisfaire la demande. La vie économique doit être axée exclusivement sur les besoins des consommateurs. Les producteurs et le commerce doivent s’entendre avec eux pour créer un comportement économique associatif. Il n’appréciait pas non plus les termes habituellement employés en entreprise. Dans ses Éléments fondamentaux, il utilise le mot « gestionnaire du travail » au lieu d’employeur et le mot « prestataire de travail » au lieu d’employé. Il rejetait plus fermement encore la relation salariale des employés. Selon lui, c’était le dernier vestige d’un ancien état d’esclavage, qui convenait à l’être humain non libre, mais qui devait être dépassé le plus rapidement possible. Dans le salariat, l’homme spirituel apporte « sa partie céleste » sur le marché et son travail devient une marchandise en soi. Si l’homme, en tant qu’être libre, veut également faire face aux personnalités, institutions ou autorités qui dirigent sa vie professionnelle, il ne doit pas, en principe, en devenir financièrement dépendant. Sa coopération ou collaboration nécessite des forces d’impulsion complètement différentes, à savoir un intérêt factuel pour ce qui doit être fait ensemble, la confiance et la liberté de décision. Quiconque travaille uniquement pour gagner de l’argent et est payé en fonction du temps (salaire horaire ou travail à la pièce) s’oppose au développement sain de la communauté humaine. La rémunération pour gagner sa vie, dont il dépend en fonction de sa situation familiale au sens large, doit être totalement indépendante de ses performances. Il n’en sera pas pour autant moins efficace. Ce n’est qu’en se mettant à la disposition de la communauté pour un travail autre que celui qui est rémunéré que l’on peut surmonter l’égoïsme de la vie de l’économie actuelle. On ne devrait pas payer en détail la performance en tant que telle ! Même s’il y a eu une certaine neutralisation dans ce sens par le biais des conventions collectives ou des accords collectifs de travail, les vagues continues de grèves montrent qu’on ne peut parler de solution à la question sociale. À l’ère de la division du travail, personne ne travaille pour lui-même ; chacun travaille toujours pour les autres. Plus la division du travail et l’automatisation progressent – Rudolf Steiner a parlé d’une future réduction du temps de travail à quatre heures par jour – moins l’individu est capable de travailler pour son propre bien. C’est pourquoi, dès 1905, il formula la loi sociale principale, qui s’énonce comme suit : « Le salut de la totalité des personnes travaillant ensemble est d’autant plus grand que l’individu réclame moins le produit de ses services pour lui-même, c’est-à-dire qu’il en donne plus à ses employés, et que ses propres besoins sont satisfaits non pas par ses services mais par ceux des autres. Toutes les institutions au sein d’un ensemble de personnes qui contredisent cette loi doivent créer de la misère et des besoins quelque part si elles continuent pendant longtemps. » Cette loi principale s’applique à la vie sociale avec une exclusivité et une nécessité tout aussi fortement qu’une loi de la nature s’applique à un domaine particulier d’effets naturels. Mais il ne faut pas penser qu’il suffit de faire de cette loi une loi morale générale ou de la traduire par l’attitude selon laquelle chacun travaille au service de ses semblables. De fait, le droit ne vit comme il devrait vivre que si une totalité de personnes réussit à créer des institutions telles que personne ne puisse jamais réclamer pour lui-même les fruits de son propre travail, mais que ceux-ci profitent entièrement à la totalité. À son tour, il doit être entretenu par le travail de ses semblables. L’important est donc que travailler pour les autres et avoir un revenu soient deux choses complètement distinctes » ( 4 ). Cette loi peut sembler étrange au premier abord, mais les ouvriers de 1919, qui ne connaissaient même pas la chaîne de montage, la comprirent et demandèrent comment la rémunération du travail serait alors réglementée. Rudolf Steiner rappela la revendication de Ferdinand Lassalle, qui, dès les années 1860, exigeait que tous les employés reçoivent une part du résultat de leur travail à la place du salaire. En fait, toute forme de compensation pour le travail est générée par l’interaction entre la vente de marchandises ou de services d’une part et l’offre d’argent par le consommateur d’autre part. Ce serait aller trop loin que de parler ici en détail de la formation de la valeur et des prix et de la nature de l’activité économique. Mais il est important de noter que la distribution n’est pas basée sur le profit d’une exploitation individuelle, mais sur le produit social total d’un territoire spécifique. Dans un organisme triarticulé, on peut imaginer que de tels rapports permettent à chaque employé de déterminer lui-même, selon des échelles légalement préétablies, la rémunération à laquelle il peut prétendre. Il est conseillé d’effectuer des paiements anticipés, qui sont réglés à la fin de l’année en fonction du résultat total. En principe, il convient de conclure un accord juridique portant sur l’étendue, la nature et le caractère du travail. On peut comprendre que ce système pourrait aider à dépasser les conflits autour des salaires, si pénibles aujourd’hui, en lisant un article de l’auteur sur le droit de grève et la paix industrielle, dont une contribution jusqu’ici peu connue de Rudolf Steiner sur la suppression de la relation salariale est reproduite en annexe. Il en ressort clairement que l’on ne peut résoudre ce qu’on appelait autrefois la question des salaires sur la base de la vie de l’économie, car il s’agit en fait d’un processus juridique qui doit être réglementé démocratiquement. La nature contraignante des conventions collectives de travail est un premier pas dans cette direction. Ce qui est important, cependant, c’est la différence fondamentale avec le concept traditionnel d’emploi. Au lieu que les partenaires sociaux s’affrontent sur des intérêts contradictoires, ils peuvent travailler ensemble dans un esprit de confiance dès que la question des salaires est réglementée légalement, c’est-à-dire que les conflits salariaux ne se produisent pas sur la base de l’économie. Une usine de production est avant tout une communauté de personnes qui ne sont pas du tout actives économiquement, mais plutôt intellectuellement, lorsqu’elle fournit un travail irréprochable avec les compétences disponibles. Rudolf Steiner attachait la plus grande importance au fait que l’entrepreneur est pleinement responsable du bien-être de tous ses employés, non seulement par le biais des institutions sociales, mais aussi par l’amélioration de l’éducation et de la dignité humaine. Il donna lui-même le meilleur exemple en proposant, pendant les années de construction du premier Goetheanum, les conférences les plus intéressantes aux ouvriers tôt le matin, dans le cadre de leurs heures de travail rémunérées. Il recommanda à ses amis entrepreneurs d’assurer des cours de formation générale et un soutien artistique aux ouvriers. Parallèlement aux propositions dans le domaine économique, Rudolf Steiner exigeait la libération de la vie de l’esprit. Il rejetait catégoriquement une autogestion de la vie de l’économie vis-à-vis de l’État, c’est-à-dire une « biarticulation », et disait que si l’on ne transférait pas à temps toute la vie de l’esprit dans la liberté totale et ne la remettait pas à sa propre gestion, ce serait pire que l’État unitaire actuel. L’art, la science et la religion doivent redevenir une unité et le bien commun du peuple. De vastes cercles de la population n’ont aucune part dans le domaine privilégié de la science ; les centres de formation pour adultes sont de pitoyables tentatives de vulgarisation scientifique, et les concerts et le théâtre sont généralement réservés à certains milieux. Et les Églises ? Elles traversent des crises, parce que les confessions sont figées dans le dogme au lieu de chercher l’esprit vivant dans l’homme et le monde. Notre époque n’a pas encore décidé de se détourner de la vision matérialiste du monde, mais Rudolf Steiner a donné en abondance les documents permettant d’atteindre la connaissance spirituelle, sur laquelle la science d’aujourd’hui doit déboucher. Tout en reconnaissant pleinement les réalisations de la science, il exigeait qu’elle étende ses activités de recherche au domaine de l’esprit. ( 4 ) - Rudolf Steiner, Science spirituelle et question
sociale, in : Lucifer-Gnosis. GA 34, Dornach 1960, et
édition séparée, Dornach 1968.
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