III. Point de départ
spirituel
Avant de poursuivre l’historique du mouvement de la
triarticulation sociale en 1919, il convient de mentionner les
trois conférences internes de Rudolf Steiner à Zurich,
L’aspect intérieur de l’énigme sociale ( 26 ) (des 4 et
11 février et du 9 mars). Les deux premières eurent
donc eu lieu en même temps que les quatre conférences
publiques, d’importance mondiale, des 3, 5, 10 et
12 février à Zurich (dans l’auditorium de l’école
Hirschengraben), qui traitaient du thème des Éléments
fondamentaux pour la solution du problème social et furent
ensuite publiées sous forme de livre en avril, en Suisse et en
Allemagne, et bientôt aussi en Autriche.
Les conférences publiques, qui firent sensation, relevaient
principalement des sciences sociales, mais furent également
comprises politiquement en cette période révolutionnaire.
Elles avaient leur origine dans un sérieux profondément
ésotérique et un sens de la responsabilité pour toute
l’évolution de l’humanité, comme le montrent les phrases
citées ci-dessous. On sent ici la signification de l’heure du
destin où Rudolf Steiner décida, dans une tentative de grande
envergure, de faire appel à la compréhension de l’humanité. En
fait, les personnes ouvertes d’esprit de l’époque, parmi
lesquelles de très nombreux étudiants, étaient très
enthousiastes quant à la force et à l’ampleur des idées
avancées, qui étaient involontairement perçues comme une
vision d’avenir pour la vie sociale humaine. Cependant,
personne ne se rendit compte que cela permettrait de
développer les objectifs de l’humanité qui devaient aider les
impulsions chrétiennes à faire une percée, parce qu’elles
étaient issues de l’essence vivante de la volonté du Christ
lui-même. Au contraire, on tenta de vivre l’importance du
moment selon son ressenti.
La nécessité de résoudre la question sociale n’a jamais été
aussi brûlante que dans notre siècle, car les circonstances
étaient différentes, notamment au moment de la venue du Christ
sur la Terre. Surtout, la vie économique suivait un cours
relativement simple, fait de commerce agricole et d’artisanat,
alors que l’industrialisation moderne vient à peine de faire
ressortir toute l’étendue des contrastes sociaux. Malgré cela,
les impulsions pour un organisme social tripartite
(triarticulé pour être précis -FG) se trouvent déjà dans les
Évangiles. Par sa parole : « Rendez à César ce qui est à
César et à Dieu ce qui est à Dieu », le Christ distingue
clairement le domaine de l’État et la domaine de l’esprit. La
doctrine chrétienne est fondée sur l’amour du prochain, qui
permettra de dépasser progressivement le commandement de Moïse
: « œil pour œil, dent pour dent ». L’idée de
charité devra s’affirmer non seulement dans les relations
entre les peuples, mais aussi dans la vie quotidienne, et
créer des bases morales totalement nouvelles même dans la
sphère économique et sociale. Une fois qu’on aura compris que
l’on peut remplacer les pratiques commerciales égoïstes par un
comportement humain, on comprendra la parabole des ouvriers de
la vigne (Matthieu 20), où le don de l’amour récompense
les ouvriers de manière égale, même s’ils n’ont pas tous
travaillé le même temps. Outre le sens profond de cette
parabole, où la vigne représente le Royaume des cieux, on peut
en tirer comme leçon qu’il ne faudrait jamais payer les heures
de travail, comme c’est le cas actuellement dans la sphère
économique. Car la coopération d’une communauté de personnes
exige une attitude complètement différente de celle que l’on
obtient en payant les heures de travail. Rudolf Steiner
souhaite que la compensation des frais de subsistance soit
totalement séparée de la performance de l’individu. Il montre
ainsi la voie pour introduire des éléments chrétiens dans la
vie quotidienne.
De la triple tentation du Christ, il ressort clairement que
les conditions du début de notre ère ne nous permettaient pas
encore de résoudre complètement le problème social. Ainsi, le
Christ répond à la demande de Satan de transformer les pierres
en pain : « L’homme ne vit pas seulement de pain,
mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. » Le
temps n’était pas encore venu de donner des indications
concrètes pour le domaine de l’économie. Le Seigneur conclut
les tentations par ces mots : « Retire-toi, Satan. »
Si le Christ venait sur terre aujourd’hui, il serait un homme
moderne, parlant et agissant entièrement à partir du présent.
Rudolf Steiner dit du Ressuscité qu’il est celui qui est avec
nous pour l’éternité et qui se révélera de plus en plus
clairement à l’avenir. Il a certainement reçu de lui des
impulsions qu’il a pu transformer en mots et en concepts que
nous sommes aptes à comprendre. Pour cette raison, l’idée de
la triarticulation n’est pas une invention née ou élaborée à
partir des circonstances d’une période révolutionnaire. Elle
est profondément ancrée dans la nature même de l’homme, qui
est appelé à mettre en place ses institutions terrestres en
fonction de sa propre situation, c’est-à-dire selon les
besoins de son corps, de son âme et de son esprit, afin de
parvenir à une coopération harmonieuse au sein de la
communauté. La triarticulation sera et devra être réalisée.
Elle n’est pas limitée dans le temps. Mais de grandes
souffrances seront épargnées à l’humanité si celle-ci ne
continue pas à rejeter les connaissances tirées de l’esprit,
comme elle l’a fait en 1919. À l’époque, elle aurait pu
empêcher le national-socialisme. Que faudra-t-il faire à
l’avenir pour que de telles idées arrivent à maturité ?
Écoutons les mots de Rudolf Steiner tirés des conférences
mentionnées ci-dessus :
« Ainsi, nous avons distingué à la lumière de la science
de l'esprit les trois domaines : la vie de l'esprit,
indiquant la vie suprasensible avant la naissance ; la
vie de l’État proprement dite, liée aux impulsions qui
naissent et agissent entre la naissance et la mort ; et
la véritable vie de l’économie, pointant vers les expériences
que nous ferons lorsque nous aurons franchi le portail de la
mort. De même que l'être humain est en vérité terrestre et en
même temps supraterrestre, qu'il porte en lui les fruits de sa
vie prénatale et développe en lui les germes – si je peux
utiliser cette image – de ses expériences dans la vie après la
mort, de même que l'être humain est tripartite et que, en plus
de ces deux reflets de la vie surnaturelle, il fait
l’expérience de sa vie terrestre entre la naissance et la
mort, de même il est vrai que l'organisme social, dans lequel
l'homme se trouve, doit également s'articuler en trois s'il
doit servir comme fondement de l'épanouissement de l'âme
humaine dans sa totalité.
Pour celui qui, grâce à la science de l'esprit, connaît la
place de l'homme dans le cosmos, il y a beaucoup de raisons
plus profondes encore en faveur d'une structure triarticulée
de l'organisme social. L'homme ne peut que s'étioler, pour
ainsi dire, si tout n'est déterminé que par une vie sociale
extérieure, chaotique et mélangée anarchiquement. Cet
étiolement dans la vie moderne a conduit à l'effroyable
catastrophe de ces quatre dernières années. Ce que l'être
humain doit faire par l’approfondissement des connaissances de
la science de l'esprit, c'est concevoir, c'est prendre
conscience que l'être humain avec sa nature humaine dans sa
totalité se trouve au sein de l'humanité et du monde en
général. C'est en même temps la reconnaissance correcte du
Christ pour notre époque et pour l'avenir proche. C'est ce qui
se révèle en quelque sorte lorsque nous voulons écouter le
Christ. Comme je l’ai souvent souligné, le Christ a dit
lui-même : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la
fin des temps ». Cela signifie que le Christ n'a pas
seulement parlé durant son passage sur terre, mais qu'il
continue de nous adresser sa parole et que nous devons
continuer de l'entendre. Nous ne devons pas nous contenter de
lire les Évangiles, que nous devrions d’ailleurs lire tous les
jours, mais nous devons écouter ce qu'il révèle de manière
vivante par sa présence continuelle parmi nous. À notre
époque, le Christ a à nous révéler ceci : changez votre
esprit, comme le disait son prédécesseur, Jean-Baptiste.
Changez à nouveau votre esprit afin qu'il vous révèle votre
triple nature humaine, qui exige que le milieu dans lequel
vous vivez, c'est-à-dire la vie terrestre, soit lui aussi
triarticulé. » ( 27 ).
Nous sommes dans une crise de l’esprit qui nous empêche de
trouver les bons chemins. La foi religieuse a dégénéré et doit
céder la place à une connaissance toujours plus consciente de
l’esprit. C’est la cause profonde du déclin de la culture et
des troubles de ce siècle. La phrase importante de Rudolf
Steiner est la suivante : « L’humanité, par rapport à sa
conscience du Christ, est entrée dans une crise. En effet,
elle est en crise du fait de la disparition du rapport correct
entre les hommes et du juste sens de la communauté. Il est
nécessaire que les hommes se posent la question : comment
retrouver correctement l’impulsion du Christ ? » (
27 ).
C’est dans ce contexte qu’il faut voir le travail de Rudolf
Steiner sur l’idée de la triarticulation, qui a commencé par
son Appel au peuple allemand et au monde de la culture et qui
semble complètement tourné vers l’extérieur. En réalité, il
s’agissait d’un acte de sacrifice pour le salut de toute
l’humanité, comparable à la mission désintéressée de
Jean-Baptiste, qui s’est sacrifié pour montrer aux gens la
nouvelle voie vers le Christ. Rudolf Steiner tenta de
provoquer un changement d’esprit dans le monde moderne, en
tant qu’individu contre une humanité dominée par le
« prince usurpateur de ce monde ».
Le mouvement de la triarticulation était une lutte de destin
soutenue par le courage de Michaël dans le but d’amener
l’Esprit du Christ à s’exercer jusque dans le monde terrestre.
Il continuera à agir avec la diffusion de la science de
l’esprit anthroposophique. Celle-ci mettra un terme à
l’égoïsme de l’humanité errante et à la discorde entre les
peuples. Un nouveau sens de la communauté doit émerger, qui
conduira à un ordre social véritablement chrétien.
( 26 ) - Conférence du 14 septembre 1919 in : L’aspect
intérieur de l’énigme sociale. GA 193, Dornach 1972.
( 27 ) - Conférence du 11 février 1919 in : L’aspect
intérieur de l’énigme sociale.
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