II. La Révolution et l'appel
« Au peuple allemand et au monde de la culture »
Comme indiqué, Rudolf Steiner participa activement aux
événements de son temps et en particulier à la position
spirituelle des cercles qui détenaient le pouvoir en Europe
centrale. L'œuvre de sa vie avait essentiellement été consacrée
à la signification et au maintien de la culture de l'Europe
centrale depuis son apogée, l'œuvre des grands esprits à
l'époque de Goethe. Maintenant que cette culture était en grand
danger en raison du chaos de la guerre et de ses conséquences,
il se sentait appelé à identifier les moyens de contrecarrer le
naufrage. Il savait depuis longtemps que l'effondrement
militaire allait provoquer un chaos dont seule une réforme
totale de la structure sociale pouvait venir à bout. Le temps
des petites mesures était terminé si on ne voulait pas
abandonner le terrain aux puissances adverses, qui éteindraient
complètement les impulsions spirituelles de l'Europe centrale.
Après la déception, un an plus tôt, des espoirs placés dans des
personnalités dirigeantes de l'Empire allemand, il ne restait
plus qu’à s’adresser directement au public. C’est en tout cas
ainsi que l’on vit les conférences que Rudolf Steiner reprit à
l'automne 1918, même si l’initiative ne vint pas directement de
lui. Il donna les bases permettant de juger l’évolution
historique et sociale, et se comporta de telle sorte qu'on
pressentait en lui la conscience personnifiée de l'Europe
centrale. Il n'était plus venu à Stuttgart depuis février 1918
et donna en octobre à Dornach et Zurich les conférences
importantes sur les symptômes dans l’histoire ( 12 ) en lien
avec la révolution française et la révolution russe. Le
9 novembre, le jour où éclata la révolution en Allemagne,
il commença un cycle continu de conférences, qui furent publiées
sous le titre Bases du développement historique pour la
formation d'un jugement social ( 13 ), dans lequel, en partant
des événements du moment, il traita des rapports sociaux,
jusqu'à amener, le 24 novembre, l'idée de la
triarticulation de l'organisme social et à la développer. Il
souligna qu'il l’avait reçue d'au-delà du seuil. Auparavant, le
16 novembre, il avait également abordé la question de
savoir si l'Allemagne était la seule responsable de la guerre,
comme le prétendaient les puissances de l'Entente, car il avait
appris du général von Moltke, pendant sa maladie, comment les
événements qui avaient abouti au déclenchement de la guerre
s'étaient déroulés de manière tragique à Berlin. Rudolf Steiner
était en conséquence bien placé pour réfuter l'unique
culpabilité allemande.
Ces conférences de novembre frappèrent comme la foudre les amis
à Stuttgart, qui en avaient eu très vite connaissance. Elles
allumèrent dans un petit cercle, auquel appartenait aussi Roman
Boos, de Zurich, la volonté de se mettre à la disposition de
Rudolf Steiner pour diffuser ses idées. Quel sens pouvait-il y
avoir à poursuivre son travail habituel face à de telles
propositions, qui pouvaient être comprises par les hommes
effrayés par la révolution et prêts à s’en saisir comme d’une
bouée de sauvetage ! A cette époque, j'abandonnai moi aussi un
poste plein d'espoir par lequel j’entamais une vie très
intéressante, mais aussi difficile. Rudolf Steiner n'avait-il
pas insisté sur le fait que la signification de la
triarticulation était accessible à la saine raison humaine, bien
qu'elle ait été puisée dans les secrets d'au-delà du seuil ?
Cette idée était immédiatement évidente pour ceux qui portaient
en soi une forte impulsion à la liberté et à qui la domination
de l'État dans presque tous les domaines de la vie semblait
intolérable. Certes, il manquait encore souvent une
compréhension plus profonde de la nouvelle idée sociale, mais on
faisait confiance au jugement de grande qualité de Rudolf
Steiner.
Les cercles militaires avaient trop longtemps un succès par les
armes et la menace de la révolution leur venait à peine à
l'esprit. La soi-disant « légende du coup de poignard dans
le dos » ne fut inventée que plus tard, après la défaite de
« l'invincible armée » sous les coups des révoltés de
la patrie. On n’avait aucune idée de ce qui allait arriver.
Quand, en 1918, j’auditionnai le commandant de Stuttgart, le
général von Tognarelli, pour attirer son attention sur le danger
d'une révolution, il fut complètement désorienté et me réclama
des preuves écrites.
Déroulement de la révolution dans le Wurtemberg
Ce 9 novembre, lorsque les masses populaires déferlèrent
dans les rues de Stuttgart, comme beaucoup, je retirai
l'uniforme et me mêlai à la foule, recherchant en quoi je
pouvais être utile. C’est ce que Rudolf Steiner nous avait
conseillé. La révolution avait été déclenchée par des éléments
radicaux qui, sur le modèle russe, se disaient « conseils
de soldats et de travailleurs ». Les révoltes
commencèrent par la Marine. Mais elles se propagèrent comme
une traînée de poudre sur toute l'Allemagne et débordèrent sur
les soi-disant spartakistes, tandis que la social-démocratie
modérée – quasiment non préparée – était entraînée par la
vague. A Stuttgart, la plus grande excitation fut causée par
le fait que quelques travailleurs radicaux des chantiers
automobiles Daimler, qui jouissaient d'un respect particulier
du syndicat des travailleurs de Stuttgart, avaient été
emprisonnés. Le 9 novembre, la République fut proclamée
sur la place du château (Schlossplatz) de Stuttgart. On déposa
assez brutalement le roi, généralement aimé, après des
rassemblements de masse orageux, et un gouvernement provisoire
wurtembergeois se forma avec le Premier ministre Wilhelm Blos,
un ancien fonctionnaire de parti et syndicaliste expérimenté,
mais doctrinaire. Les masses affluaient dans les rues avec des
cris sauvages et agitaient des drapeaux rouges, mais le début
se déroula sans aucune effusion de sang. Très vite les soldats
refluant des frontières s'y joignirent, parce que, depuis
l'armistice du 11 novembre, beaucoup de troupes n'étaient
plus tenues. Certes de nombreuses formations rentrèrent
correctement dans leurs casernes, pour déposer armes et
munitions, mais on ne put les retenir longtemps de revoir
leurs proches. On peut imaginer le désordre qui envahit les
rues et les difficultés que l’on eut pour ramener l’ordre dans
ces masses.
IMAGE - Le ministère du Gouvernement révolutionnaire
provisoire du Württemberg
De gauche à droite: Baumann (alimentation) - Dr Lindemann
(travail) - Blos (Premier ministre) -
Kiene (Justice) - Haymann (culture) - Liesching (Finances) -
Crispien (Affaires intérieures) - Schreiner (Guerre)
Il ne fallut pas longtemps pour que Emil Molt, fabricant
respecté, prît des contacts avec les nouveaux politiciens. Il
se mit à disposition de Lindemann, le ministre de l'économie,
et reçut un poste au ministère du Travail, où il fut
énergiquement soutenu par son secrétaire particulier Otto
Wagner. Un sergent, Ulrich Fischer, me demanda de l'aider au
ministère de la guerre du Wurtemberg. Lorsqu’au bout de huit
jours, Schreiner, premier ministre de la guerre, dut être
remplacé, ce titre revint à Fischer. Je m’installai ainsi au
ministère de la guerre, où je pouvais calmer un certain nombre
de vagues et servir de médiateur envers les généraux et
officiers supérieurs qui y étaient employés. Fischer n'était
pas souvent à son poste. J'avais rapidement repris l'uniforme
bleu de la paix, mais je ne fus jamais gêné par la perte des
épaulettes, parce que j’avais suffisamment de papiers
d'identité et connaissais les mots de passe. Je fus ainsi
amené deux fois aux sessions du Conseil des ministres ;
en effet, je m'étais prononcé pour le rapatriement rapide des
nombreux prisonniers de guerre français qui, désormais libres,
déambulaient dans la ville, mais pas à l’avantage de la
population. De nombreux convois de camions durent partir vers
Strasbourg pour sauver les stocks alimentaires qui pouvaient
être sauvés avant la remise de la ville à la France, qui ne
devait pas tarder. Une nuit, j’utilisai ces camions vides pour
ramener de nombreux Français dans leur pays. Ils me
remercièrent vigoureusement, ma femme et moi.
Emil Molt, avec son expérience de l’économie et sa nature
joviale, et aussi grâce à une distribution généreuse de
cigarettes, obtint à l’époque beaucoup de choses. Une fois, il
trouva que mon ministre de la guerre n’avait pas, dans sa
tenue de campagne, une allure digne de son rang. Il lui fit
passer par mon intermédiaire une jaquette de sa garde-robe et
le photographia au moment où il montait dans une limousine
royale. En même temps, par ancienne fidélité, il envoya au roi
au château de Bebenhausen, pour Noël, un gros paquet des
meilleures cigarettes. Il le remercia en lui accordant le
titre de conseiller au commerce.
Molt et moi n'avions jamais été politiquement actifs
auparavant et restions, alors aussi, des outsiders politiques.
Nos activités venaient simplement d'une volonté d'aider qui
était toutefois fortement impulsée par ce qu'on entendait de
Dornach. Emil Molt avait eu la chance d'entendre la conférence
Rudolf Steiner du 9 novembre 1918 ( 13 ) à Dornach, où
traita avec insistance des besoins du moment. De telles
paroles embrasèrent son âme à l'enthousiasme facile. Il
rapporté toutes ces nouveautés à Stuttgart dans le petit
cercle qui se réunissait désormais régulièrement le soir dans
son appartement pour parler des événements de la journée et de
discuter de l’attitude à adopter pour la suite.
Carl Unger était lui aussi allé récemment à Dornach pour
écouter ces conférences très actuelles de Rudolf Steiner. A
Zurich, il s'était retrouvé par hasard – comme on dit – le
7 novembre avec Emil Molt et lui avait présenté son idée
de banque fiduciaire de l'industrie. Unger se montra non
seulement compréhensif, mais aussi pleinement disposé à faire
son possible pour y contribuer. Étant donné que Molt, comme
indiqué plus haut, avait planté sa tente au Ministère de
l'économie et avait de bonnes relations avec Lindemann, le
ministre de l'économie, et Liesching, le ministre des
finances, il en reçut une certaine compréhension et les
engagements correspondants. Le plan échoua quand même du fait
de l'incapacité des banques et de quelques industriels à se
représenter autre chose que des transactions financières
normales. L'intention était de créer une organisation
d’entraide des entreprises industrielles, avec un caractère
associatif, qui aurait pu amener l'ensemble du comportement
économique wurtembergeois sur des voies sociales. Carl Unger,
qui était ingénieur et propriétaire d'une usine de
machines-outils de précision, mais aussi membre du conseil de
la Société anthroposophique à Stuttgart, raconte :
« En septembre 1918, je pris connaissance de certains
faits qui concernaient non seulement l'effondrement inévitable
du front occidental allemand, mais aussi du front social
intérieur. Les postes décisionnels, jusqu’aux autorités
civiles, n’avaient aucun conseil à donner et restaient
léthargiques vis-à-vis des mouvements révolutionnaires. C’est
à ce moment-là que j'écoutai les conférences que Rudolf
Steiner donna au Goetheanum entre la fin octobre et le
6 novembre 1918. Il y arrachait impitoyablement les
enveloppes du corps social ensanglanté et dénonçait d’un ton
acerbe les échecs du monde bourgeois dans les domaines de
l’esprit, de la politique et de l’économie.
En particulier, l’homme d'affaire actif devait comprendre que
le temps des discussions était définitivement terminé et que
l'action directe était à l'ordre du jour. L'objectif était
clair, les idées mûres pour la réalisation, le point d'attaque
était n’importe quelle opportunité qui se présentait. Il
fallait immédiatement saisir la première avec la puissance
d'impulsion des idées et l'imagination morale.
Je me souviens très bien d'une conversation privée avec un
industriel connu, qui était familier des exigences de Rudolf
Steiner. La discussion eut lieu la nuit du 7 novembre à
Zurich ; elle fut provoquée par les conférences de Rudolf
Steiner au Goetheanum mentionnées. La question était de savoir
comment des industriels pourraient, par une décision libre,
placer leurs entreprises entre le capital et le travail de
manière à mettre sur les rails une transition vers l'organisme
social triarticulé qui viendrait du côté de l'économie ( 14 )
».
On parlait beaucoup des tendances à la socialisation de
l'économie, mais il manquait de tous côtés des représentations
concrètes. On répétait les phrases habituelles des partis
comme « transfert des exploitations dans le bien
commun », etc. On constitua une Commission de
socialisation, à laquelle Emil Molt fut appelé à participer.
Il s'était souvent acquis une bonne réputation. De plus, il
fut officiellement chargé de rechercher en Suisse les
transactions d'achat et de vente d’une certaine importance, ce
qu'il réussit avec prévoyance et prudence. Ces voyages lui
donnèrent l'occasion bienvenue d’assister à la conférence du
24 novembre à Dornach, où Rudolf Steiner exposa en détail
l'idée de triarticulation sociale. Molt, devenu clairaudient,
remarqua même que Rudolf Steiner parla de la nécessité de
renouveler le système scolaire. Dans une entrevue ultérieure,
Rudolf Steiner lui donna des lignes directrices pour une
socialisation par étapes des principaux secteurs économiques
ayant un intérêt public, ce pour quoi il fallait faire appel à
l’idée d’association (voir annexe). Armés d'idées mieux
fondées, Molt et Unger ( 15 ) rendirent visite le
2 décembre 1918 au Ministre président württembergeois
Wilhelm Blos ; à cette occasion, Molt lui exposa
probablement ces principes d'une socialisation raisonnable qui
préservait en outre l'initiative de la libre entreprise. Molt
raconte dans ses mémoires que Blos écouta avec intérêt au
début, mais émit immédiatement son préjugé quand il entendit
le nom de Rudolf Steiner.
Molt eut plus de succès au début dans la Commission de
socialisation dans le cercle des entrepreneurs, qui
craignaient des interventions étatiques violentes tout en
souhaitant conserver leur indépendance. Dans ce cercle, qui
était dirigé par un secrétaire syndical (Eggert), Molt suscita
un intérêt général, parce qu'il était le seul qui pouvait
opposer des idées constructives concrètes aux visées du
gouvernement. Nous reviendrons plus loin sur les efforts
destinés à améliorer la compréhension des entrepreneurs. Mais
à ce moment-là, les événements se bousculaient et ne
permettaient pas de prendre d’autres décisions. Les deux
ministres indépendants (USPD), Crispien et Fischer, cherchant
perpétuellement à contrecarrer les mesures gouvernementales
cosignées par eux, notre travail au ministère devenait de plus
en plus difficile. Lorsque, le 9 janvier 1919, les
indépendants essayèrent de prendre par surprise les ministres
modérés avec l'aide des spartakistes, le reste du gouvernement
fut contraint de fuir au milieu de la nuit dans la tour de la
gare de Stuttgart nouvellement construite. Il y fut défendu
par un corps franc dirigé par le lieutenant de réserve Hahn.
Auparavant, le gouvernement n’était soutenu par aucun moyen de
pouvoir. Lorsque les éléments radicaux occupèrent une
rédaction de journal, le gouvernement devint soudainement
énergique et fit réprimer la révolte dans le sang. Ce tournant
me sembla hautement répréhensible. Je me rendis à la tour, qui
était hérissée de mitrailleuses, et proposai ma médiation au
ministre président Wilhelm Blos. Ces messieurs, assis autour
d'une table ronde au dernier étage, parlaient avec application
à leurs verres de vin afin de se calmer. Il était trop tard.
Il y avait déjà eu des morts et des blessés. Le putsch avait
pour objectif d'empêcher les élections prévues au Landtag,
parce que les travailleurs s’étaient sentis trahis à propos
des fruits de la révolution.
Selon ses indications, Emil Molt fut aussi auditionné dans la
tour, sans doute pour négocier avec Baumann, le ministre de
l'Alimentation, à propos des marchés des denrées alimentaires
en provenance de Suisse. Les élections parlementaires de
l’État württembergeois eurent lieu le 12 janvier 1919,
malgré la tentative de coup d’État, avec pour résultat que le
ministre radical fut obligé de démissionner et qu'un
gouvernement de coalition réunit des socialistes modérés et
quelques bourgeois.
De par la situation qui en résulta, pour l’heure consolidée,
notre présence aux postes wurtembergeois devint inutile ;
négocier avec les chefs de parti s’était révélé inutile, quand
bien même ceux-ci étaient divisés et nullement fixés. La
majorité du gouvernement Blos représentait petitement le point
de vue marxiste et n'était pas ouvert à des idées
progressistes. Pour moi, l’important était désormais, au sens
des conseils de Rudolf Steiner, d’éviter à tout prix
l'effusion de sang et, en même temps, d’amener les courants
radicaux et modérés de la révolution à une coopération
intelligente, à partir de laquelle une réorganisation de la
vie publique aurait été possible.
Emil Molt, avec le même objectif, s’était attelé aux tâches
purement économiques désignées habituellement par l’expression
de « politique sociale », et, comme mentionné,
s’était tourné avec beaucoup d’énergie et de conviction vers
la Commission de socialisation, où on admira les riches idées
qu’il proposait, de sorte que les journaux intéressés en
parlèrent. Mais dès que se dessina le risque d'une
radicalisation de la révolution, l'intérêt des entrepreneurs
pour les changements sociaux se paralysa. Alors qu’auparavant
ils se montraient compréhensifs vis-à-vis des droits de
participation des conseils de travailleurs et des conseils
sociaux, et même pour la neutralisation du capital
d'entreprise, leur point de vue d’entrepreneur reprit
rapidement le dessus. Il était encore moins possible de
négocier sur des questions de principe avec les conseils
d'ouvriers et de soldats. Ceux-ci se sentaient très importants
et essayèrent d'étendre leur influence, qui consistait
principalement à contrôler des domaines de plus en plus
larges. Ce n’est que début mai, quand la loi sur les conseils
d'entreprise fut adoptée, que ces gens apprirent quelles
tâches leur avaient effectivement été transférées, du moins
jusqu’à ce qu’on puisse les faire disparaître totalement de la
scène.
Le Conseil des travailleurs intellectuels, qui dans ces débuts
était à peine entré en jeu, était encore moins actif. Que
faire maintenant ? Il ne restait plus qu'à se tourner vers
Rudolf Steiner et lui demander conseil. Roman Boos rédigea un
certain nombre de principes que nous voulions présenter à
Rudolf Steiner dès que l'occasion s'en présenterait. Ce fut
bientôt le cas, grâce aux tâches que le gouvernement avait
confiées à Molt et que celui-ci devait exécuter en Suisse. Je
me rendis donc avec Molt et Boos, le 23 janvier – juste à
la date à laquelle fut inaugurée la première Assemblée de
l'État du Württemberg – à Zurich, où Molt put rapidement
s’acquitter de ses tâches. Le samedi 25 janvier, nous
fûmes une première fois reçus par Rudolf Steiner à Dornach,
plus exactement dans l'atelier où se tenait la statue du
Représentant de l'humanité encore inachevée. Dans la
conversation qui se poursuivit le 27 janvier, Rudolf
Steiner développa encore une fois toute la triarticulation et,
en réponse à nos questions, s’attarda sur des détails
concrets. C’est à Roman Boos, qui avait une formation en
économie, que revint le mérite d’avoir permis de clarifier
beaucoup de choses qui auparavant semblaient étranges. Comme
il possédait en outre une bonne mémoire et une intelligence
vive, il notait par écrit le contenu des discussions aussitôt
après ; il prenait aussi des notes sténographiques
pendant les réunions. Il publia par la suite ces comptes
rendus importants des conversations, que l’on peut considérer
comme fiables ( 16 ).
Roman Boos était en fait juriste de son état, mais très touché
par les problèmes de l'idéalisme allemand. Pendant des années,
il s'occupa de questions de science des entreprises et de
conventions collectives. Il lutta en particulier pour
clarifier le statut juridique des travailleurs vis-à-vis du
patronat. Après des efforts intenses, usants, et après des
demandes de précisions répétées auprès de Rudolf Steiner,
qu'il avait connu à l'automne 1912, il rassembla ses pensées
dans une œuvre aux vastes perspectives sur le contrat
collectif de travail ( 17 ). Il appréciait tout
particulièrement la pensée claire de Carl Unger. Boos venait
d' avoir 30 ans (en 1919), à peu près le même âge que
moi.
Emil Molt, né en 1876, avait donc 13 ans de plus que
nous. Il avait une grande expérience de la vie, des
opportunités externes et la plupart des relations dans le
Wurtemberg. C’était un bon souabe, comme moi, mais j'étais
déjà un peu sorti de mon pays natal parce que j'ai été de
nombreuses années actif dans le commerce outre-mer en
Angleterre, en Hollande et à Hambourg. Mon attitude sociale de
base, je la devais moins aux cours du soir d'économie que
j'avais suivis à Hambourg ou à l'étude des réformateurs
sociaux historiques, qu’à un amour général de l’être humain
apporté de l'enfance, et peut-être aussi un peu à mon
ascendance paternelle autrichienne. Bien que fils d'un
fabricant, je ne connaissais pas les différences de classe. Je
trouvais aussi hautement contestable l'émancipation de
l'argent par rapport à la circulation des marchandises et
absolument antichrétiennes les pratiques commerciales
égoïstes. Le fait que les cercles dirigeants pouvaient
impliquer leur peuple dans des guerres et trouver justifiés
ces grands sacrifices sanglants pour satisfaire leurs
objectifs économiques et politiques m'occasionnait une grande
souffrance ; j'avais en effet pu me rendre compte dans la
guerre comment des foules se sacrifiaient sans que leur âme y
participe. Je réfléchissais à des moyens qui permettraient de
parvenir à des rapports plus sains. Rudolf Steiner montrait
les chemins dans ce sens ; si ce n’était pas aujourd’hui,
ce serait pour l'avenir. Quelles souffrances auraient été
épargnées aux hommes si le message, issu d'autres mondes,
n'avait pas été rejeté ! Aucun d’eux n’avait vu d'avance la
ruine de ce siècle, sauf lui, à qui nous ne pouvions rendre
visite que quelques jours.
À Dornach, Rudolf Steiner nous expliqua que, sur le plan
social, rien ne pourrait se produire de fécond si les idées
naissaient seulement de l'intellect pur ; autrement dit,
si c’était une construction résultant de la détresse du peuple
qui ne parvenait pas jusqu'aux lois fondamentales de la vie
sociale. Comme nous réfléchissions à ce qu'on pouvait faire
d’autre, nous eûmes l'idée d'un appel, mais d’un appel qui
devait être formulé de façon à ne pas être un enseignement,
mais à faire parler les faits d'eux-mêmes. Nous discutâmes
alors des liens entre la catastrophe de la guerre et les
tâches de la vie de l'esprit de l’Europe centrale, et passâmes
en revue de nombreux domaines d'un futur ordre de la
société : la question des travailleurs et l’indemnisation
pour la contestation de la subsistance, qui ne pouvait pas
provenir du travail fourni par l’individu, mais devait
découler du contexte économique global ; la naissance de
la valeur et du prix, l'utilisation du sol et la création
d'associations comme base d'un corps économique unitaire, tous
ces problèmes nous semblaient de plus en plus clairs.
IMAGE - Hans Kühn 1919
Quand nous traitâmes de la vie libre de l’esprit et de son
financement, nous entendîmes parler de la taxe sur les dépenses
et du remboursement de la production intellectuelle par ceux qui
en bénéficient ou s’en servent. Une école ou une université, par
exemple, ne pouvait être financée ni par l’État, ni par
l'industrie, ni par une organisation fiduciaire, mais toujours,
depuis le bas, par les écoliers et les étudiants, de façon à
donner une base économique aux enseignants. En cas de manque de
moyens, d'autres institutions devraient intervenir afin de
donner les bourses nécessaires ; d’un point de vue
comptable, c’était l'individu qui devait payer. A cette
occasion, Steiner dit aussi qu’on devait créer des écoles libres
tant qu'on ne disposerait pas des moyens nécessaires. C'étaient
des indications sur l'inflation imminente, par laquelle la
plupart des gens en Allemagne virent leurs fortunes s’évanouir.
La chose la plus importante était provisoirement de promouvoir
la paix sociale dans les entreprises par la participation
idéelle des travailleurs aux conditions de production, au
devenir d'un produit depuis les matières premières jusqu’à la
consommation en passant par la distribution. Il fallait accorder
la plus grande valeur à l’élévation du niveau intellectuel des
travailleurs afin qu'en résulte une coopération salutaire et
qu'un organisme économique global puisse naître.
Ces pensées nous firent une impression profonde, surtout à Emil
Molt, qui s'était toujours considéré comme le père de son
entreprise. En attendant , il chargea Herbert Hahn de diriger
les cours de formation des travailleurs dans son usine. Hahn,
originaire de la Baltique, était bien versé dans de nombreuses
langues orientales et occidentales. Mais l'idée de fonder une
école travaillait Molt et conduisit étonnamment vite, après que
Rudolf Steiner eut promis son aide d'un point de vue
pédagogique, à la décision de fonder une école élémentaire pour
les enfants des ouvriers de son usine.
Mentionnons encore ici une idée qui nous fit grande
impression : la triarticulation sociale n’était pas
développée à partir de la tripartition de l'être humain, mais
mise en rapport avec elle parce que, s’il veut pouvoir se
développer sainement, un corps collectif ne peut pas contredire
les dispositions humaines.
Pour répondre à certaines questions précises à propos desquelles
nous exprimions des préoccupations, Rudolf Steiner nous
rassurait en disant qu’on pouvait avoir confiance en un tel
développement, parce qu'il voyait concrètement tout le corps
social triarticulé devant lui. Il s'agissait pour l’instant
surtout de préserver l'Europe centrale d'une
bolchevisation ; ce serait le pire qui pourrait menacer
l'esprit allemand. Il jugeait très positive la possibilité de
comprendre la triarticulation si l’on saisissait l’opportunité
du moment pour oser une tentative. Si l’on voulait faire quelque
chose, il fallait que ce soit quelque chose de correct. Il était
prêt à rédiger un appel et à nous remettre le texte quelques
jours plus tard. Nous, petits instruments dans cette grande
entreprise, n’étions aucunement conscients de la difficulté de
cette tâche. Notre confiance dans la sagesse de l'enseignant
était si grande que nous pensions devoir le servir. Nous
n'avions pas suffisamment compris que s'il était bien le maître,
tout cela avait été remis à ceux qui en prenaient la pleine
responsabilité de l'amener dans le monde.
Le 2 février 1919, nous reçûmes ( 18 )1 de Rudolf Steiner
le texte de l'appel qu’il avait rédigé et intitulé Au peuple
allemand et au monde de la culture. Son texte marquant, écrit
dans un style classique, commence par les phrases
suivantes :
« Le peuple allemand croyait certainement son empire vieux
d'un demi-siècle érigé pour des temps illimités. En
août 1914, il pensa que la catastrophe guerrière devant
laquelle il se voyait placé serait une occasion de démontrer au
monde entier que cet empire était invincible. Aujourd'hui, il
n'en contemple plus que les ruines. Une telle expérience
nécessite une prise de conscience. Car cette expérience a prouvé
que les idées ayant cours depuis un demi-siècle et
principalement celles qui ont dominé pendant les années de
guerre étaient l'expression d'une tragique erreur. »
Rudolf Steiner explique ensuite pourquoi l'Empire, sous la forme
d'un État-nation avec une armée forte et une marine de plus en
plus forte, ne répondait plus aux exigences du temps. Cela
devait se payer amèrement, parce que les nations environnantes
ressentirent comme une provocation l'avènement d'un État
unitaire sans nouveaux objectifs sociaux. Le texte de cet appel
paraît aujourd'hui encore si important qu'il est reproduit dans
son intégralité en annexe. Quelle sagesse imprégnait cette
formulation dont deux pages sont aussi publiées ici avec
l'écriture originale de Rudolf Steiner (facsimilé). Ce fut un
grand acte que l’on considérera plus tard avec admiration.
Lors de notre consultation, nous soulignâmes que cet appel
devait être soutenu par un certain nombre de signatures de
personnalités éminentes. Il fut très intéressant de voir les
indications que nous donna Rudolf Steiner sur les signatures
qu'il se représentait, ainsi que sa répartition des hommes qui
devraient soutenir l’appel. Il fallait envoyer quelques amis de
confiance dans des villes importantes pour rechercher certaines
personnalités. Ainsi, par exemple, Emil Leinhas rapporte, dans
son livre Sur le travail avec Rudolf Steiner ( 19 ), qu’un jour,
M. Offermann arriva à Berlin après avoir reçu un télégramme et
apporta le texte de l'appel avec la tâche qui lui avait été
attribuée. M. Boos fut chargé d’un certain nombre de villes
universitaires allemandes, en commençant par Heidelberg, où il
rendit sans aucun doute visite à Max Weber, pour finir plus
haut, à Dantzig et Königsberg. Il avait des relations humaines
et épistolaires avec quelques professeurs, dont certains étaient
ses enseignants. Emil Molt travailla depuis Stuttgart. Steiner
me proposa certaines personnes en Suisse, dont on ne savait
parfois ni le nom, ni l'adresse.
Rudolf Steiner dit par exemple : il y avait dans le temps, chez
Krupp à Essen, un directeur qui ne voulait plus avoir la
responsabilité de produire du matériel de guerre ; il a
quitté l’usine pour s’installer à l'étranger. Ou : un officier
ayant suscité le mécontentement de l'empereur dut quitter son
service ; cherchez-le. Avec quelques difficultés, je réussis
finalement à trouver toutes les personnalités et adresses qui
m’avaient été attribuées. Le premier était le M. Mühlon , qui
vivait au château de Gümligen près de Berne puis plus tard dans
le château de Gottlieben sur le lac de Constance, où John Hus
avait été emprisonné avant sa mort sur le bûcher. Le deuxième
était un capitaine, Hartwig Schubart, qui habitait à Salenstein,
dans le canton de Thurgovie. Je devais ensuite rendre visite au
professeur Eugen Huber, l'auteur du Code civil suisse, puis à
l'écrivain Rudolf von Tavel et au peintre Ernst Kreidolf, qui
devint membre par la suite, ainsi qu’à d'autres personnalités.
Tous signèrent l'appel à l'exception de Eugen Huber, qui était
très intéressé, mais dit qu'il ne pouvait quand même pas se le
permettre. Rudolf von Tavel regretta plus tard d’avoir signé et
eut des paroles inamicales envers Rudolf Steiner. Sa sœur, par
contre, devint membre de la Société anthroposophique.
En très peu de temps, plus de 250 signatures furent
réunies, avec des noms connus d'Allemagne, d'Autriche et de
Suisse, de sorte que l'appel put être publié dans un certain
nombre de grands journaux en Allemagne et en-dehors. Nous
n’étions pas vraiment ivres d'enthousiasme, mais nous nous
attendions à un écho plus fort que ce qu’il fut. Avec
l'expérience de ces derniers mois, nous ne comptions évidemment
pas sur les cercles dirigeants, mais il restait dans la
bourgeoisie suffisamment d’ancienne tradition démocratique des
années 1848. La tendance à nationaliser d’importantes
entreprises menaçait toujours, ce qui n'était aucunement
bienvenu, alors qu’on sortait juste de l’économie de guerre avec
ses pénibles prescriptions. Comme tout le monde aspirait à
déconstruire dès que possible l'économie planifiée, le chemin
vers l’entraide, tel qu’il était indiqué dans l'appel, pouvait
intéresser.
Entre le 4 et le 28 février 1919, Rudolf Steiner avait tenu
des conférences importantes à Zurich, Winterthur, Berne et Bâle,
qui formèrent ensuite la base le principal ouvrage social
Éléments fondamentaux pour la solution du problème social ( 20
). La quatrième conférence, tenue le 12 février, dans
l'auditorium bondé de l’école Hirschengraben de Zurich, se
termina par la lecture de l'appel. Toutes ces grandes
conférences furent particulièrement bien accueillies par la
jeunesse, abondamment représentée. Le moment était bien choisi
pour présenter au monde ces grandes idées, car les hommes
étaient ouverts et les conditions telles que personne ne pouvait
interpréter ces exposés concrets sur un nouvel ordre social
comme une agitation politique.
A Zurich, le terrain était bien préparé par l'activité
infatigable de Roman Boos, qui habitait alors, dans la vieille
ville, un appartement romantique donnant directement sur la
Limmat. Mais à mesure que la situation s’améliorait en Suisse,
l'intérêt diminuait pour une réorganisation de la vie sociale en
direction d'une évolution de plein gré.
Entretemps, il s’était passé certaines choses qui méritent
d'être retenues. J’ai déjà dit que j’avais voyagé à travers la
Suisse en février afin de collecter des signatures pour l'appel,
après avoir compris que je ne trouverais plus de travail à
Stuttgart depuis que le gouvernement provisoire avait opté pour
une ligne dure. Auparavant, on l’appelait le « club des
inoffensifs ». Depuis le coup d’État de janvier avaient eu
lieu les élections ordinaires, auxquelles participèrent neuf
partis. Les sociaux-démocrates l’emportèrent sur les bourgeois
avec 60 % des voix. Les indépendants étaient en voie de
disparition, avec un petit groupe représentant 3 % des
voix, tandis que les spartakistes furent écartés. Malgré tout,
le mécontentement ne s’apaisa pas, en particulier dans le reste
de l'Empire, où il y eut, après l’assassinat de Karl Liebknecht
et de Rosa Luxembourg, une forte agitation avec des grèves
générales.
Révolution en Bavière
En Bavière, les indépendants sous la direction de Kurt Eisner
arrivèrent au pouvoir et eurent du mal à s’affirmer contre
l'influence radicale des spartakistes. Eisner, l'ancien
rédacteur en chef du berlinois « En avant » (Vorwärts)
qui était un critique de théâtre reconnu, s’était hissé grâce à
sa grande éloquence au poste de Ministre-président. Il n’avait
pas de programme doctrinaire, mais avait élaboré un programme
original et oscillait entre les conseils d’ouvriers et de
soldats et un gouvernement parlementaire. Il finit par se
décider à gouverner avec les deux, ce qui aurait pu devenir
intéressant. Le poème publié ci-dessous témoigne de la mentalité
idéaliste de Eisner ( 21 ).
Il fut chanté lors de la première fête de la Révolution à Munich
sur la mélodie de la prière de remerciement néerlandaise, 1597,
« Wilt heden und treden voor God den Heer ».
Nous louons mourants
des étoiles lointaines.
Elles clignotent sur le déclin
et plongent dans la nuit.
Veulent les masses
Ne pas haïr la vie.
La liberté appelle,
couronnée d'étoiles,
Monde devient heureux!
Les temps échappent,
la terre trembla.
Il griffa le vieux
Dans le cœur du jeune temps.
Là les pâles ont dû céder la place aux avançants.
Toi peuple, serait réveillé, la mort a été vaincue.
Nous jurons d'entendre l'appel de la liberté.
Nous protégeons dans les tempêtes les saintes railleries.
L' humanité s’assainit dans la création d’alliance !
Le nouvel empire apparaît. O monde devient heureux !
Monde devient heureux !
Je dois à Hans Büchenbacher un jugement intéressant sur Eisner.
Lorsque, en 1918, il exprima une critique vis-à-vis de R.
Steiner sur la politique étrangère de Eisner, il reçut pour
réponse: « Mais il est d’un seul bloc ! »
Lorsque je pus écouter les deux conférences bernoises de Rudolf
Steiner, des 6 et 7 février, entre les conférences
zurichoises, Eisner était délégué de la Bavière au Congrès
international socialiste qui se tenait justement aussi à Berne.
Il s’était distingué en publiant un matériel de documents
d’État, car il espérait obtenir de l'Entente de meilleures
conditions d'armistice s'il concédait honnêtement la culpabilité
allemande de la guerre depuis la Bavière. Il s’opposait ainsi
ouvertement à la position de Rudolf Steiner. Quand je demandai à
celui-ci s'il était intéressé par un entretien avec Eisner et
qu’il me répondit par l’affirmative, je réussis à organiser
cette rencontre. Elle eut lieu dans la salle du petit déjeuner
de l’hôtel des diplomates Bellevue, à Berne. Eisner n’avait pas
d’autres disponibilités. Nous nous assîmes avec lui, Rudolf
Steiner à gauche, moi à droite, tandis que Eisner écoutait avec
intérêt, mais en mangeant tranquillement son petit pain. Rudolf
Steiner lui demanda s’il ne pourrait pas publier des documents
qui réfutaient clairement la seule culpabilité de l'Allemagne,
parce que c’était de la plus haute importance pour l'avenir du
pays. Autant que je me souvienne, il ne parla pas de
triarticulation.
Malgré le peu de temps à disposition, cette rencontre d’Eisner
avec le chercheur spirituel eut quand même son importance. En
effet, Eisner fut abattu dans la rue à Munich 15 jours plus
tard, le 21 février 1919, alors qu’il se rendait justement
tout au Parlement pour remettre sa démission. Quand j’arrivai
quelques jours plus tard à Munich, il y avait encore une grande
couronne sur le trottoir à l’endroit de l'assassinat. Eisner
avait décidé de convoquer une assemblée nationale, mais sa mort
eut l'effet inverse : les radicaux tentèrent de prendre le
pouvoir, et il y eut un bras de fer acharné entre eux et les
partisans d'un Parlement modéré. Il n’y avait pas lieu de penser
uniquement, à propos de la direction radicale, à des éléments
bolcheviques, car on trouvait parmi les dirigeants qui étaient
derrière le mouvement des idéalistes, des écrivains et même des
poètes.
IMAGE
- Boos Roman
Il est probable que des amis munichois pensèrent pouvoir
sauver quelque chose ou au moins aider dans cette situation
trouble. Quoi qu'il en soit, un après-midi, j’étais assis avec
le poète Albert Steffen, le Dr Felix Peiper et d’autres dans
un café, et nous nous entretenions avec l'écrivain Gustav
Landauer. Celui-ci, communiste par idéalisme, avait publié des
œuvres de Goethe, Wagner et Shakespeare ainsi que le célèbre
livre de Kropotkine sur L’entraide dans le monde animal et
humain. Ernst Toller n’était pas là, mais il y avait Erich
Mühsam. C’est sans doute là que nous décidâmes que le
Dr Peiper aurait une discussion au parlement. Nous
allâmes avec lui, et j'attendis avec Albert Steffen à la porte
de la Pfandhausstrasse. Peiper n'était pas l’homme qui
convenait pour de telles missions. Comme, au bout d’une heure,
il n’était pas revenu, nous commençâmes à nous inquiéter pour
lui, car deux députés avaient été abattus peu de temps
auparavant. Avec mes laisser-passer, je pus le chercher dans
le parlement et le ramener. Il avait effectivement été retenu.
Peu après, le gouvernement des conseils fut proclamé à Munich.
Lorsque la ville fut reprise après deux mois par les corps
francs wurtembergeois « dans l'intérêt de
l'Empire », avec de lourdes pertes, et que le
gouvernement des conseils fut renversé, tous les dirigeants
furent abattus sans procès.
Il me faut maintenant revenir à la Suisse, où j’avais aussi
établi une conversation entre Rudolf Steiner et le professeur
Wilhelm Förster, qui était ambassadeur d'Allemagne à Berne à
l'époque. Förster était connu pour être un ardent pacifiste et
on pouvait supposer qu'il montrerait un certain intérêt pour
les arguments de Rudolf Steiner dans la question de la
culpabilité de la guerre, d'autant qu'il aurait été facile
pour lui d'obtenir certains éléments de preuve en faveur du
Reich allemand qui avaient été mentionnés à plusieurs reprises
par R. Steiner, comme la réduction des budgets d'armement et
l'annulation des livraisons de munitions juste avant le
déclenchement de la guerre. Mais Förster n’avait pas de temps
à consacrer à Rudolf Steiner. « Cependant, s'il veut
m'accompagner de mon appartement à mon bureau, je
l'écouterai ». Rudolf Steiner y alla, alors qu’il faisait
terriblement froid et qu’il y avait une épaisse couche de
neige. Förster, qui était très grand, marcha à grands pas aux
côtés de Rudolf Steiner, qui avait du mal à le suivre et
essayait de mener une conversation. Il n’est pas étonnant que
celle-ci se soit terminée sans résultat. J’étais effaré par
l'arrogance de ce prestigieux diplomate. Rudolf Steiner me fit
pitié parce qu'il avait l'air épuisé et me regardait
tristement avec de grands yeux sombres sous le bonnet de
fourrure.
Rudolf Steiner se servait volontiers de la Suisse pour des
exposés révolutionnaires qui devaient trouver un écho dans le
monde. Il organisa ainsi – comme une réplique à l’idée de
Société des Nations de Wilson – la grande conférence sur Les
fondements réels de la Société des Nations dans les forces
économiques, juridiques et spirituelles des peuples22 1 le
11 mars 1919 à Berne, dans la Grande salle du Conseil de
l'hôtel de ville historique ( 23 ).
À côté de quelques conférences publiques en Suisse et de
conférences pour les membres à Dornach – qui étaient axées sur
l'approfondissement de la question sociale selon des points de
vue spirituels –, Rudolf Steiner passa les semaines suivantes
à achever son livre Éléments fondamentaux pour la solution du
problème social. Peut-être avait-il d'autres raisons de ne pas
encore venir à Stuttgart, bien que « l’appel » eût
déjà été publié début mars. Cet appel mettait l'idée de la
triarticulation sous le feu des projecteurs et il s’agissait
maintenant de faire ses preuves dans le conflit des opinions.
Le grand public avait pris connaissance des nouveaux efforts
qui étaient soutenus par les signataires de l'appel. Il se
trouva que dans le Comité d'action nouvellement formé était
représenté, en plus des industriels, Emil Molt et Carl Unger,
le célèbre professeur Wilhelm von Blume, avocat de droit
constitutionnel à l'Université de Tübingen, dont il était
devenu recteur en 1917. Il a été le créateur de la
Constitution de l'État de Wurtemberg. Von Blume avaient signé
l'appel, sans en savoir plus sur Rudolf Steiner, sans l'avoir
vu jusque-là. C’était un homme large d'épaules, trapu, avec un
magnifique front sillonné de rides, intelligent et très
instruit, avec de bonnes manières. Il était fils d'un général
et âgé alors de 52 ans. L'appel l'avait tellement fasciné
qu'il avait même rejoint notre comité. On trouvera une courte
biographie en annexe.
Le temps des démarches personnelles auprès des porteurs de la
révolution était maintenant passé. Le grand public avait jeté
un œil sur le nouveau mouvement et nous devions lui donner
plus d’informations à ce sujet. Nous savions que l'on pouvait
comprendre l’idée d'une triarticulation de la vie sociale sans
en connaître les arrières-plans spirituels. Il suffit de
pouvoir écouter impartialement, ce qui n'était pas possible
pour les fonctionnaires de parti. Naturellement, nous étions
encore insuffisamment familiarisés avec tous ces nouveaux
éléments, mais l'enthousiasme nous aida à dépasser de nombreux
obstacles pour montrer un chemin permettant de sortir de la
situation chaotique de la période révolutionnaire. Il fallait
cependant corriger quelques épreuves des Éléments
fondamentaux, alors que l’écriture du livre lui-même n’était
pas encore achevée.
Rudolf Steiner avait prévu de venir à Stuttgart pendant la
première quinzaine d'avril. Nous ne pouvions pas nous taire
aussi longtemps. Nous décidâmes donc d’organiser une réunion
des signataires de l'appel, qui eut lieu dans la grande salle
du jardin municipal à Stuttgart le 21 mars. Je fus chargé
de l'ouverture et de la bienvenue à la réunion. Puis ce fut le
tour du conseiller au commerce Emil Molt, et Carl Unger donna
une conférence sur l'importance de l'appel dans la situation
du moment. Pour finir, le professeur von Blume prit la parole.
Il était très loin de l’anthroposophie, mais ses paroles
étaient d’autant plus convaincantes qu’il se reconnaissait
pleinement et entièrement dans le contenu de l'appel et
s’exprimait très positivement sur l'initiative qui avait été
lancée (cf. en annexe un extrait de son discours).
Personne ne perturba les discours dans la salle bondée. Bien
évidemment, si la majorité de visiteurs étaient bourgeois, il
y eut aussi des travailleurs, en particulier ceux qui avaient
cherché le contact avec la Société anthroposophique. C’était
d’autant plus important que c’étaient eux qui entretenaient le
lien avec les conseils de travailleurs et d'entreprise. Dans
certaines usines, des représentations des travailleurs avaient
déjà été mises en place librement, comme l’exigeaient les
syndicats. Emil Molt rapporte dans ses mémoires ( 24 ) comment
de telles institutions s’étaient formées dans ses entreprises.
Il était nécessaire d’entretenir un bon contact avec le
« prolétariat » d’alors, parce que le mouvement
révolutionnaire n’était absolument pas calmé. Au
contraire : les revendications non satisfaites se firent
de plus en plus menaçantes et débouchèrent finalement sur la
grève générale dans l'ensemble du Wurtemberg.
De lourds nuages s’étaient de nouveau amoncelés sur l'horizon
politique dans le Wurtemberg, et il semblait qu’allaient se
répéter ici les processus qui avaient conduit à la formation
de la République des conseils en Bavière. Spartakistes et
indépendants brandissaient la menace d’une grève générale,
qui, malgré toutes les contre-mesures lancées telles que
l'interdiction de réunions, le verrouillage du téléphone et du
télégraphe, etc., éclata le 1er avril 1919 après le refus
de répondre à la demande du « prolétariat uni », qui
était de lever la loi martiale. On en vint à de violentes
fusillades. Les miliciens et les forces de sécurité avaient
installé leur quartier général au vieux château (Altes
Schloss) de Stuttgart, les spartakistes à Ostheim. Il y avait
des mitrailleuses dans de nombreux endroits de la ville, et on
utilisa aussi des canons et des véhicules blindés. C’était de
plus en plus dur ; les quartiers furent nettoyés les uns après
les autres. Comme des dépôts de munitions avaient été volés,
les radicaux, auxquels s’étaient joints de nombreux
travailleurs d'usine, se montraient bien armés. Mais les
combats se déplacèrent ensuite vers les quartiers
périphériques, Ostheim, Gaisburg, Wangen, Hedelfingen, où
était l’usine de C. Unger, puis à l’extérieur vers
Untertürkheim, et la dernière, mais la plus sanglante décision
se passa à Esslingen. Le lieutenant Hahn fut traité de
« chien assoiffé de sang ». À la mi-avril, la grève
générale s’effondra et l’état de siège fut levé. L'excitation
était énorme.
C’est cette situation que trouva Rudolf Steiner quand il
arriva à Stuttgart le dimanche de Pâques 20 avril et fut
reçu par nous. Il avait encore tenu à Dornach , le
19 avril, un discours d'adieu dans lequel il se plaignait
du fait que les gens ne voulaient pas comprendre son appel et
appelait très sérieusement les membres à se soucier de l'idée
de triarticulation en lisant son nouveau « petit
livre », Éléments fondamentaux. La triarticulation
n’était pas quelque chose à côté de l’anthroposophie, mais lui
appartenait complètement. Il s’attendait donc à ce qu’en
Suisse, où le calme régnait, on s’y intéresse, de sorte qu'on
puisse examiner ses propositions sans idées préconçues. Comme
cette conférence est quasi inconnue, nous ne citerons ici que
quelques-unes de ses dernières phrases, car elles montrent
avec quel sérieux Rudolf Steiner entama la transition vers
cette nouvelle étape de sa vie, comme s’il pressentait les
luttes qui, trois ans plus tard, conduisirent jusqu'à une
tentative d'assassinat :
« Elle reste vraie, la parole hégélienne : l'humain n’est
pas seulement éternel après sa mort, l'être humain doit être
éternel – ici dans ce corps physique. – Cela signifie qu’il
doit avoir trouvé vraiment ce qui est éternel en lui. Ces
choses se trouvent déjà toutes dans l'anthroposophie, ces
choses sont aussi à la base des idées sociales saines que j’ai
couchées par écrit et que je pose dans votre cœur. Et en les
posant dans votre cœur, j’aimerais vous recommander, une fois
que je serai parti en voyage : restons bien ensemble en
esprit. Nous devrions l’avoir appris. C’est pourquoi, jusqu'à
ce que nous nous retrouvions d’une façon ou d’une autre,
restons bien ensemble en pensées, mes chers amis ( 25
)! »
( 12 ) - Rudolf Steiner, Symptômes dans l’histoire. GA
185, Dornach 1962.
( 13 ) - Rudolf Steiner, Les faits historiques, bases du
jugement social. GA 185a, Dornach 1963
( 14 ) - Roman Boos, In memoriam Carl Unger. Dornach 1929.
( 15 ) - Dans les Mémoires de Molt, je suis mentionné en tant
que « troisième personne », mais je n’étais pas
présent (Emil Molt, Entwurf meiner Lebensbeschreibung.
Stuttgart 1972)
( 16 ) - Cf. Sozialwissenschaftliche Texte als Studienmaterial
( Textes de science sociale comme matériel d'étude - FG),
1961, et Emil Molt, Entwurf meiner Lebensbeschreibung (
Esquisse de ma description de vie - FG). Stuttgart 1972.
( 17 ) - Roman Boos, Der Gesamtarbeitsvertrag. Nach
schweizerischem Recht. Deutsche Geistesformen deutschen
Arbeitslebens (Le contrat de travail d'ensemble. D'après le
droit suisse. Forme d'esprit allemandes vie du travail
allemand) - FG) Munich 1916.
( 18 ) - C’est à cette date que se réfère la mention de notre
délégation dans la conférence du 15 février 1919, in :
Die soziale Frage als Bewusstseinsfrage (La question sociale
comme question de conscience - FG). Dornach 1957.
( 19 ) - Emil Leinhas, Aus der Arbeit mit Rudolf Steiner (Du
travail avec R. Steiner - FG). Bâle 1950.
( 20 ) - Rudolf Steiner, Éléments fondamentaux pour la
solution du problème social. GA 23, Dornach 1976.
( 21 ) - Pour plus de détails, voir à propos d’Eisner
in : Rudolf Steiner, Les exigences fondamentales de notre
temps, conférence du 29 novembre 1918. GA 186, Dornach 1963.
( 22 ) - Rudolf Steiner, Die wirklichen Grundlagen eines
Völkerbundes in den wirtschaftlichen, rechtlichen und
geistigen Kräften der Völker ( Les véritabes fondements
d'une Société des nations dans les forces économiques,
juridiques et spirituelles des peuples-FG). Berne 1946.
( 23 ) - Au même endroit, 26 ans plus tard, Winston Churchill,
après la seconde guerre mondiale, lança dans la discussion
l’idée des États-Unis d’Europe, en faisant devant la foule le
V de la victoire, dans laquelle je me retrouvai aussi.
L’exigence d’un bloc de puissance européen était le contraire
de ce que Rudolf Steiner avait proposé comme compensation aux
divergences mondiales.
( 24 ) - Emil Molt, Entwurf meiner Lebensbeschreibung.
Stuttgart 1972 (Esquisse de la description de ma vie -FG).
( 25 ) - Rudolf Steiner, conférence du 19 avril 1919,
in : Nachrichtenblatt, 20e année, n° 9. Dornach 1943.
|