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Institut pour une triarticulation sociale
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traduction B.P. au 11/10/2020

II. La Révolution et l'appel
« Au peuple allemand et au monde de la culture »

 

Comme indiqué, Rudolf Steiner participa activement aux événements de son temps et en particulier à la position spirituelle des cercles qui détenaient le pouvoir en Europe centrale. L'œuvre de sa vie avait essentiellement été consacrée à la signification et au maintien de la culture de l'Europe centrale depuis son apogée, l'œuvre des grands esprits à l'époque de Goethe. Maintenant que cette culture était en grand danger en raison du chaos de la guerre et de ses conséquences, il se sentait appelé à identifier les moyens de contrecarrer le naufrage. Il savait depuis longtemps que l'effondrement militaire allait provoquer un chaos dont seule une réforme totale de la structure sociale pouvait venir à bout. Le temps des petites mesures était terminé si on ne voulait pas abandonner le terrain aux puissances adverses, qui éteindraient complètement les impulsions spirituelles de l'Europe centrale.
Après la déception, un an plus tôt, des espoirs placés dans des personnalités dirigeantes de l'Empire allemand, il ne restait plus qu’à s’adresser directement au public. C’est en tout cas ainsi que l’on vit les conférences que Rudolf Steiner reprit à l'automne 1918, même si l’initiative ne vint pas directement de lui. Il donna les bases permettant de juger l’évolution historique et sociale, et se comporta de telle sorte qu'on pressentait en lui la conscience personnifiée de l'Europe centrale. Il n'était plus venu à Stuttgart depuis février 1918 et donna en octobre à Dornach et Zurich les conférences importantes sur les symptômes dans l’histoire ( 12 ) en lien avec la révolution française et la révolution russe. Le 9 novembre, le jour où éclata la révolution en Allemagne, il commença un cycle continu de conférences, qui furent publiées sous le titre Bases du développement historique pour la formation d'un jugement social ( 13 ), dans lequel, en partant des événements du moment, il traita des rapports sociaux, jusqu'à amener, le 24 novembre, l'idée de la triarticulation de l'organisme social et à la développer. Il souligna qu'il l’avait reçue d'au-delà du seuil. Auparavant, le 16 novembre, il avait également abordé la question de savoir si l'Allemagne était la seule responsable de la guerre, comme le prétendaient les puissances de l'Entente, car il avait appris du général von Moltke, pendant sa maladie, comment les événements qui avaient abouti au déclenchement de la guerre s'étaient déroulés de manière tragique à Berlin. Rudolf Steiner était en conséquence bien placé pour réfuter l'unique culpabilité allemande.
Ces conférences de novembre frappèrent comme la foudre les amis à Stuttgart, qui en avaient eu très vite connaissance. Elles allumèrent dans un petit cercle, auquel appartenait aussi Roman Boos, de Zurich, la volonté de se mettre à la disposition de Rudolf Steiner pour diffuser ses idées. Quel sens pouvait-il y avoir à poursuivre son travail habituel face à de telles propositions, qui pouvaient être comprises par les hommes effrayés par la révolution et prêts à s’en saisir comme d’une bouée de sauvetage ! A cette époque, j'abandonnai moi aussi un poste plein d'espoir par lequel j’entamais une vie très intéressante, mais aussi difficile. Rudolf Steiner n'avait-il pas insisté sur le fait que la signification de la triarticulation était accessible à la saine raison humaine, bien qu'elle ait été puisée dans les secrets d'au-delà du seuil ? Cette idée était immédiatement évidente pour ceux qui portaient en soi une forte impulsion à la liberté et à qui la domination de l'État dans presque tous les domaines de la vie semblait intolérable. Certes, il manquait encore souvent une compréhension plus profonde de la nouvelle idée sociale, mais on faisait confiance au jugement de grande qualité de Rudolf Steiner.
Les cercles militaires avaient trop longtemps un succès par les armes et la menace de la révolution leur venait à peine à l'esprit. La soi-disant « légende du coup de poignard dans le dos » ne fut inventée que plus tard, après la défaite de « l'invincible armée » sous les coups des révoltés de la patrie. On n’avait aucune idée de ce qui allait arriver. Quand, en 1918, j’auditionnai le commandant de Stuttgart, le général von Tognarelli, pour attirer son attention sur le danger d'une révolution, il fut complètement désorienté et me réclama des preuves écrites.

Déroulement de la révolution dans le Wurtemberg

Ce 9 novembre, lorsque les masses populaires déferlèrent dans les rues de Stuttgart, comme beaucoup, je retirai l'uniforme et me mêlai à la foule, recherchant en quoi je pouvais être utile. C’est ce que Rudolf Steiner nous avait conseillé. La révolution avait été déclenchée par des éléments radicaux qui, sur le modèle russe, se disaient « conseils de soldats et de travailleurs ». Les révoltes commencèrent par la Marine. Mais elles se propagèrent comme une traînée de poudre sur toute l'Allemagne et débordèrent sur les soi-disant spartakistes, tandis que la social-démocratie modérée – quasiment non préparée – était entraînée par la vague. A Stuttgart, la plus grande excitation fut causée par le fait que quelques travailleurs radicaux des chantiers automobiles Daimler, qui jouissaient d'un respect particulier du syndicat des travailleurs de Stuttgart, avaient été emprisonnés. Le 9 novembre, la République fut proclamée sur la place du château (Schlossplatz) de Stuttgart. On déposa assez brutalement le roi, généralement aimé, après des rassemblements de masse orageux, et un gouvernement provisoire wurtembergeois se forma avec le Premier ministre Wilhelm Blos, un ancien fonctionnaire de parti et syndicaliste expérimenté, mais doctrinaire. Les masses affluaient dans les rues avec des cris sauvages et agitaient des drapeaux rouges, mais le début se déroula sans aucune effusion de sang. Très vite les soldats refluant des frontières s'y joignirent, parce que, depuis l'armistice du 11 novembre, beaucoup de troupes n'étaient plus tenues. Certes de nombreuses formations rentrèrent correctement dans leurs casernes, pour déposer armes et munitions, mais on ne put les retenir longtemps de revoir leurs proches. On peut imaginer le désordre qui envahit les rues et les difficultés que l’on eut pour ramener l’ordre dans ces masses.

IMAGE - Le ministère du Gouvernement révolutionnaire provisoire du Württemberg
De gauche à droite: Baumann (alimentation) - Dr Lindemann (travail) - Blos (Premier ministre) -
Kiene (Justice) - Haymann (culture) - Liesching (Finances) - Crispien (Affaires intérieures) - Schreiner (Guerre)


Il ne fallut pas longtemps pour que Emil Molt, fabricant respecté, prît des contacts avec les nouveaux politiciens. Il se mit à disposition de Lindemann, le ministre de l'économie, et reçut un poste au ministère du Travail, où il fut énergiquement soutenu par son secrétaire particulier Otto Wagner. Un sergent, Ulrich Fischer, me demanda de l'aider au ministère de la guerre du Wurtemberg. Lorsqu’au bout de huit jours, Schreiner, premier ministre de la guerre, dut être remplacé, ce titre revint à Fischer. Je m’installai ainsi au ministère de la guerre, où je pouvais calmer un certain nombre de vagues et servir de médiateur envers les généraux et officiers supérieurs qui y étaient employés. Fischer n'était pas souvent à son poste. J'avais rapidement repris l'uniforme bleu de la paix, mais je ne fus jamais gêné par la perte des épaulettes, parce que j’avais suffisamment de papiers d'identité et connaissais les mots de passe. Je fus ainsi amené deux fois aux sessions du Conseil des ministres ; en effet, je m'étais prononcé pour le rapatriement rapide des nombreux prisonniers de guerre français qui, désormais libres, déambulaient dans la ville, mais pas à l’avantage de la population. De nombreux convois de camions durent partir vers Strasbourg pour sauver les stocks alimentaires qui pouvaient être sauvés avant la remise de la ville à la France, qui ne devait pas tarder. Une nuit, j’utilisai ces camions vides pour ramener de nombreux Français dans leur pays. Ils me remercièrent vigoureusement, ma femme et moi.
Emil Molt, avec son expérience de l’économie et sa nature joviale, et aussi grâce à une distribution généreuse de cigarettes, obtint à l’époque beaucoup de choses. Une fois, il trouva que mon ministre de la guerre n’avait pas, dans sa tenue de campagne, une allure digne de son rang. Il lui fit passer par mon intermédiaire une jaquette de sa garde-robe et le photographia au moment où il montait dans une limousine royale. En même temps, par ancienne fidélité, il envoya au roi au château de Bebenhausen, pour Noël, un gros paquet des meilleures cigarettes. Il le remercia en lui accordant le titre de conseiller au commerce.
Molt et moi n'avions jamais été politiquement actifs auparavant et restions, alors aussi, des outsiders politiques. Nos activités venaient simplement d'une volonté d'aider qui était toutefois fortement impulsée par ce qu'on entendait de Dornach. Emil Molt avait eu la chance d'entendre la conférence Rudolf Steiner du 9 novembre 1918 ( 13 ) à Dornach, où traita avec insistance des besoins du moment. De telles paroles embrasèrent son âme à l'enthousiasme facile. Il rapporté toutes ces nouveautés à Stuttgart dans le petit cercle qui se réunissait désormais régulièrement le soir dans son appartement pour parler des événements de la journée et de discuter de l’attitude à adopter pour la suite.
Carl Unger était lui aussi allé récemment à Dornach pour écouter ces conférences très actuelles de Rudolf Steiner. A Zurich, il s'était retrouvé par hasard – comme on dit – le 7 novembre avec Emil Molt et lui avait présenté son idée de banque fiduciaire de l'industrie. Unger se montra non seulement compréhensif, mais aussi pleinement disposé à faire son possible pour y contribuer. Étant donné que Molt, comme indiqué plus haut, avait planté sa tente au Ministère de l'économie et avait de bonnes relations avec Lindemann, le ministre de l'économie, et Liesching, le ministre des finances, il en reçut une certaine compréhension et les engagements correspondants. Le plan échoua quand même du fait de l'incapacité des banques et de quelques industriels à se représenter autre chose que des transactions financières normales. L'intention était de créer une organisation d’entraide des entreprises industrielles, avec un caractère associatif, qui aurait pu amener l'ensemble du comportement économique wurtembergeois sur des voies sociales. Carl Unger, qui était ingénieur et propriétaire d'une usine de machines-outils de précision, mais aussi membre du conseil de la Société anthroposophique à Stuttgart, raconte :
« En septembre 1918, je pris connaissance de certains faits qui concernaient non seulement l'effondrement inévitable du front occidental allemand, mais aussi du front social intérieur. Les postes décisionnels, jusqu’aux autorités civiles, n’avaient aucun conseil à donner et restaient léthargiques vis-à-vis des mouvements révolutionnaires. C’est à ce moment-là que j'écoutai les conférences que Rudolf Steiner donna au Goetheanum entre la fin octobre et le 6 novembre 1918. Il y arrachait impitoyablement les enveloppes du corps social ensanglanté et dénonçait d’un ton acerbe les échecs du monde bourgeois dans les domaines de l’esprit, de la politique et de l’économie.
En particulier, l’homme d'affaire actif devait comprendre que le temps des discussions était définitivement terminé et que l'action directe était à l'ordre du jour. L'objectif était clair, les idées mûres pour la réalisation, le point d'attaque était n’importe quelle opportunité qui se présentait. Il fallait immédiatement saisir la première avec la puissance d'impulsion des idées et l'imagination morale.
Je me souviens très bien d'une conversation privée avec un industriel connu, qui était familier des exigences de Rudolf Steiner. La discussion eut lieu la nuit du 7 novembre à Zurich ; elle fut provoquée par les conférences de Rudolf Steiner au Goetheanum mentionnées. La question était de savoir comment des industriels pourraient, par une décision libre, placer leurs entreprises entre le capital et le travail de manière à mettre sur les rails une transition vers l'organisme social triarticulé qui viendrait du côté de l'économie ( 14 ) ».
On parlait beaucoup des tendances à la socialisation de l'économie, mais il manquait de tous côtés des représentations concrètes. On répétait les phrases habituelles des partis comme « transfert des exploitations dans le bien commun », etc. On constitua une Commission de socialisation, à laquelle Emil Molt fut appelé à participer. Il s'était souvent acquis une bonne réputation. De plus, il fut officiellement chargé de rechercher en Suisse les transactions d'achat et de vente d’une certaine importance, ce qu'il réussit avec prévoyance et prudence. Ces voyages lui donnèrent l'occasion bienvenue d’assister à la conférence du 24 novembre à Dornach, où Rudolf Steiner exposa en détail l'idée de triarticulation sociale. Molt, devenu clairaudient, remarqua même que Rudolf Steiner parla de la nécessité de renouveler le système scolaire. Dans une entrevue ultérieure, Rudolf Steiner lui donna des lignes directrices pour une socialisation par étapes des principaux secteurs économiques ayant un intérêt public, ce pour quoi il fallait faire appel à l’idée d’association (voir annexe). Armés d'idées mieux fondées, Molt et Unger ( 15 ) rendirent visite le 2 décembre 1918 au Ministre président württembergeois Wilhelm Blos ; à cette occasion, Molt lui exposa probablement ces principes d'une socialisation raisonnable qui préservait en outre l'initiative de la libre entreprise. Molt raconte dans ses mémoires que Blos écouta avec intérêt au début, mais émit immédiatement son préjugé quand il entendit le nom de Rudolf Steiner.
Molt eut plus de succès au début dans la Commission de socialisation dans le cercle des entrepreneurs, qui craignaient des interventions étatiques violentes tout en souhaitant conserver leur indépendance. Dans ce cercle, qui était dirigé par un secrétaire syndical (Eggert), Molt suscita un intérêt général, parce qu'il était le seul qui pouvait opposer des idées constructives concrètes aux visées du gouvernement. Nous reviendrons plus loin sur les efforts destinés à améliorer la compréhension des entrepreneurs. Mais à ce moment-là, les événements se bousculaient et ne permettaient pas de prendre d’autres décisions. Les deux ministres indépendants (USPD), Crispien et Fischer, cherchant perpétuellement à contrecarrer les mesures gouvernementales cosignées par eux, notre travail au ministère devenait de plus en plus difficile. Lorsque, le 9 janvier 1919, les indépendants essayèrent de prendre par surprise les ministres modérés avec l'aide des spartakistes, le reste du gouvernement fut contraint de fuir au milieu de la nuit dans la tour de la gare de Stuttgart nouvellement construite. Il y fut défendu par un corps franc dirigé par le lieutenant de réserve Hahn. Auparavant, le gouvernement n’était soutenu par aucun moyen de pouvoir. Lorsque les éléments radicaux occupèrent une rédaction de journal, le gouvernement devint soudainement énergique et fit réprimer la révolte dans le sang. Ce tournant me sembla hautement répréhensible. Je me rendis à la tour, qui était hérissée de mitrailleuses, et proposai ma médiation au ministre président Wilhelm Blos. Ces messieurs, assis autour d'une table ronde au dernier étage, parlaient avec application à leurs verres de vin afin de se calmer. Il était trop tard. Il y avait déjà eu des morts et des blessés. Le putsch avait pour objectif d'empêcher les élections prévues au Landtag, parce que les travailleurs s’étaient sentis trahis à propos des fruits de la révolution.
Selon ses indications, Emil Molt fut aussi auditionné dans la tour, sans doute pour négocier avec Baumann, le ministre de l'Alimentation, à propos des marchés des denrées alimentaires en provenance de Suisse. Les élections parlementaires de l’État württembergeois eurent lieu le 12 janvier 1919, malgré la tentative de coup d’État, avec pour résultat que le ministre radical fut obligé de démissionner et qu'un gouvernement de coalition réunit des socialistes modérés et quelques bourgeois.
De par la situation qui en résulta, pour l’heure consolidée, notre présence aux postes wurtembergeois devint inutile ; négocier avec les chefs de parti s’était révélé inutile, quand bien même ceux-ci étaient divisés et nullement fixés. La majorité du gouvernement Blos représentait petitement le point de vue marxiste et n'était pas ouvert à des idées progressistes. Pour moi, l’important était désormais, au sens des conseils de Rudolf Steiner, d’éviter à tout prix l'effusion de sang et, en même temps, d’amener les courants radicaux et modérés de la révolution à une coopération intelligente, à partir de laquelle une réorganisation de la vie publique aurait été possible.
Emil Molt, avec le même objectif, s’était attelé aux tâches purement économiques désignées habituellement par l’expression de « politique sociale », et, comme mentionné, s’était tourné avec beaucoup d’énergie et de conviction vers la Commission de socialisation, où on admira les riches idées qu’il proposait, de sorte que les journaux intéressés en parlèrent. Mais dès que se dessina le risque d'une radicalisation de la révolution, l'intérêt des entrepreneurs pour les changements sociaux se paralysa. Alors qu’auparavant ils se montraient compréhensifs vis-à-vis des droits de participation des conseils de travailleurs et des conseils sociaux, et même pour la neutralisation du capital d'entreprise, leur point de vue d’entrepreneur reprit rapidement le dessus. Il était encore moins possible de négocier sur des questions de principe avec les conseils d'ouvriers et de soldats. Ceux-ci se sentaient très importants et essayèrent d'étendre leur influence, qui consistait principalement à contrôler des domaines de plus en plus larges. Ce n’est que début mai, quand la loi sur les conseils d'entreprise fut adoptée, que ces gens apprirent quelles tâches leur avaient effectivement été transférées, du moins jusqu’à ce qu’on puisse les faire disparaître totalement de la scène.
Le Conseil des travailleurs intellectuels, qui dans ces débuts était à peine entré en jeu, était encore moins actif. Que faire maintenant ? Il ne restait plus qu'à se tourner vers Rudolf Steiner et lui demander conseil. Roman Boos rédigea un certain nombre de principes que nous voulions présenter à Rudolf Steiner dès que l'occasion s'en présenterait. Ce fut bientôt le cas, grâce aux tâches que le gouvernement avait confiées à Molt et que celui-ci devait exécuter en Suisse. Je me rendis donc avec Molt et Boos, le 23 janvier – juste à la date à laquelle fut inaugurée la première Assemblée de l'État du Württemberg – à Zurich, où Molt put rapidement s’acquitter de ses tâches. Le samedi 25 janvier, nous fûmes une première fois reçus par Rudolf Steiner à Dornach, plus exactement dans l'atelier où se tenait la statue du Représentant de l'humanité encore inachevée. Dans la conversation qui se poursuivit le 27 janvier, Rudolf Steiner développa encore une fois toute la triarticulation et, en réponse à nos questions, s’attarda sur des détails concrets. C’est à Roman Boos, qui avait une formation en économie, que revint le mérite d’avoir permis de clarifier beaucoup de choses qui auparavant semblaient étranges. Comme il possédait en outre une bonne mémoire et une intelligence vive, il notait par écrit le contenu des discussions aussitôt après ; il prenait aussi des notes sténographiques pendant les réunions. Il publia par la suite ces comptes rendus importants des conversations, que l’on peut considérer comme fiables ( 16 ).
Roman Boos était en fait juriste de son état, mais très touché par les problèmes de l'idéalisme allemand. Pendant des années, il s'occupa de questions de science des entreprises et de conventions collectives. Il lutta en particulier pour clarifier le statut juridique des travailleurs vis-à-vis du patronat. Après des efforts intenses, usants, et après des demandes de précisions répétées auprès de Rudolf Steiner, qu'il avait connu à l'automne 1912, il rassembla ses pensées dans une œuvre aux vastes perspectives sur le contrat collectif de travail ( 17 ). Il appréciait tout particulièrement la pensée claire de Carl Unger. Boos venait d' avoir 30 ans (en 1919), à peu près le même âge que moi.
Emil Molt, né en 1876, avait donc 13 ans de plus que nous. Il avait une grande expérience de la vie, des opportunités externes et la plupart des relations dans le Wurtemberg. C’était un bon souabe, comme moi, mais j'étais déjà un peu sorti de mon pays natal parce que j'ai été de nombreuses années actif dans le commerce outre-mer en Angleterre, en Hollande et à Hambourg. Mon attitude sociale de base, je la devais moins aux cours du soir d'économie que j'avais suivis à Hambourg ou à l'étude des réformateurs sociaux historiques, qu’à un amour général de l’être humain apporté de l'enfance, et peut-être aussi un peu à mon ascendance paternelle autrichienne. Bien que fils d'un fabricant, je ne connaissais pas les différences de classe. Je trouvais aussi hautement contestable l'émancipation de l'argent par rapport à la circulation des marchandises et absolument antichrétiennes les pratiques commerciales égoïstes. Le fait que les cercles dirigeants pouvaient impliquer leur peuple dans des guerres et trouver justifiés ces grands sacrifices sanglants pour satisfaire leurs objectifs économiques et politiques m'occasionnait une grande souffrance ; j'avais en effet pu me rendre compte dans la guerre comment des foules se sacrifiaient sans que leur âme y participe. Je réfléchissais à des moyens qui permettraient de parvenir à des rapports plus sains. Rudolf Steiner montrait les chemins dans ce sens ; si ce n’était pas aujourd’hui, ce serait pour l'avenir. Quelles souffrances auraient été épargnées aux hommes si le message, issu d'autres mondes, n'avait pas été rejeté ! Aucun d’eux n’avait vu d'avance la ruine de ce siècle, sauf lui, à qui nous ne pouvions rendre visite que quelques jours.
À Dornach, Rudolf Steiner nous expliqua que, sur le plan social, rien ne pourrait se produire de fécond si les idées naissaient seulement de l'intellect pur ; autrement dit, si c’était une construction résultant de la détresse du peuple qui ne parvenait pas jusqu'aux lois fondamentales de la vie sociale. Comme nous réfléchissions à ce qu'on pouvait faire d’autre, nous eûmes l'idée d'un appel, mais d’un appel qui devait être formulé de façon à ne pas être un enseignement, mais à faire parler les faits d'eux-mêmes. Nous discutâmes alors des liens entre la catastrophe de la guerre et les tâches de la vie de l'esprit de l’Europe centrale, et passâmes en revue de nombreux domaines d'un futur ordre de la société : la question des travailleurs et l’indemnisation pour la contestation de la subsistance, qui ne pouvait pas provenir du travail fourni par l’individu, mais devait découler du contexte économique global ; la naissance de la valeur et du prix, l'utilisation du sol et la création d'associations comme base d'un corps économique unitaire, tous ces problèmes nous semblaient de plus en plus clairs.

IMAGE - Hans Kühn 1919

Quand nous traitâmes de la vie libre de l’esprit et de son financement, nous entendîmes parler de la taxe sur les dépenses et du remboursement de la production intellectuelle par ceux qui en bénéficient ou s’en servent. Une école ou une université, par exemple, ne pouvait être financée ni par l’État, ni par l'industrie, ni par une organisation fiduciaire, mais toujours, depuis le bas, par les écoliers et les étudiants, de façon à donner une base économique aux enseignants. En cas de manque de moyens, d'autres institutions devraient intervenir afin de donner les bourses nécessaires ; d’un point de vue comptable, c’était l'individu qui devait payer. A cette occasion, Steiner dit aussi qu’on devait créer des écoles libres tant qu'on ne disposerait pas des moyens nécessaires. C'étaient des indications sur l'inflation imminente, par laquelle la plupart des gens en Allemagne virent leurs fortunes s’évanouir. La chose la plus importante était provisoirement de promouvoir la paix sociale dans les entreprises par la participation idéelle des travailleurs aux conditions de production, au devenir d'un produit depuis les matières premières jusqu’à la consommation en passant par la distribution. Il fallait accorder la plus grande valeur à l’élévation du niveau intellectuel des travailleurs afin qu'en résulte une coopération salutaire et qu'un organisme économique global puisse naître.
Ces pensées nous firent une impression profonde, surtout à Emil Molt, qui s'était toujours considéré comme le père de son entreprise. En attendant , il chargea Herbert Hahn de diriger les cours de formation des travailleurs dans son usine. Hahn, originaire de la Baltique, était bien versé dans de nombreuses langues orientales et occidentales. Mais l'idée de fonder une école travaillait Molt et conduisit étonnamment vite, après que Rudolf Steiner eut promis son aide d'un point de vue pédagogique, à la décision de fonder une école élémentaire pour les enfants des ouvriers de son usine.
Mentionnons encore ici une idée qui nous fit grande impression : la triarticulation sociale n’était pas développée à partir de la tripartition de l'être humain, mais mise en rapport avec elle parce que, s’il veut pouvoir se développer sainement, un corps collectif ne peut pas contredire les dispositions humaines.
Pour répondre à certaines questions précises à propos desquelles nous exprimions des préoccupations, Rudolf Steiner nous rassurait en disant qu’on pouvait avoir confiance en un tel développement, parce qu'il voyait concrètement tout le corps social triarticulé devant lui. Il s'agissait pour l’instant surtout de préserver l'Europe centrale d'une bolchevisation ; ce serait le pire qui pourrait menacer l'esprit allemand. Il jugeait très positive la possibilité de comprendre la triarticulation si l’on saisissait l’opportunité du moment pour oser une tentative. Si l’on voulait faire quelque chose, il fallait que ce soit quelque chose de correct. Il était prêt à rédiger un appel et à nous remettre le texte quelques jours plus tard. Nous, petits instruments dans cette grande entreprise, n’étions aucunement conscients de la difficulté de cette tâche. Notre confiance dans la sagesse de l'enseignant était si grande que nous pensions devoir le servir. Nous n'avions pas suffisamment compris que s'il était bien le maître, tout cela avait été remis à ceux qui en prenaient la pleine responsabilité de l'amener dans le monde.
Le 2 février 1919, nous reçûmes ( 18 )1 de Rudolf Steiner le texte de l'appel qu’il avait rédigé et intitulé Au peuple allemand et au monde de la culture. Son texte marquant, écrit dans un style classique, commence par les phrases suivantes :
« Le peuple allemand croyait certainement son empire vieux d'un demi-siècle érigé pour des temps illimités. En août 1914, il pensa que la catastrophe guerrière devant laquelle il se voyait placé serait une occasion de démontrer au monde entier que cet empire était invincible. Aujourd'hui, il n'en contemple plus que les ruines. Une telle expérience nécessite une prise de conscience. Car cette expérience a prouvé que les idées ayant cours depuis un demi-siècle et principalement celles qui ont dominé pendant les années de guerre étaient l'expression d'une tragique erreur. »
Rudolf Steiner explique ensuite pourquoi l'Empire, sous la forme d'un État-nation avec une armée forte et une marine de plus en plus forte, ne répondait plus aux exigences du temps. Cela devait se payer amèrement, parce que les nations environnantes ressentirent comme une provocation l'avènement d'un État unitaire sans nouveaux objectifs sociaux. Le texte de cet appel paraît aujourd'hui encore si important qu'il est reproduit dans son intégralité en annexe. Quelle sagesse imprégnait cette formulation dont deux pages sont aussi publiées ici avec l'écriture originale de Rudolf Steiner (facsimilé). Ce fut un grand acte que l’on considérera plus tard avec admiration.
Lors de notre consultation, nous soulignâmes que cet appel devait être soutenu par un certain nombre de signatures de personnalités éminentes. Il fut très intéressant de voir les indications que nous donna Rudolf Steiner sur les signatures qu'il se représentait, ainsi que sa répartition des hommes qui devraient soutenir l’appel. Il fallait envoyer quelques amis de confiance dans des villes importantes pour rechercher certaines personnalités. Ainsi, par exemple, Emil Leinhas rapporte, dans son livre Sur le travail avec Rudolf Steiner ( 19 ), qu’un jour, M. Offermann arriva à Berlin après avoir reçu un télégramme et apporta le texte de l'appel avec la tâche qui lui avait été attribuée. M. Boos fut chargé d’un certain nombre de villes universitaires allemandes, en commençant par Heidelberg, où il rendit sans aucun doute visite à Max Weber, pour finir plus haut, à Dantzig et Königsberg. Il avait des relations humaines et épistolaires avec quelques professeurs, dont certains étaient ses enseignants. Emil Molt travailla depuis Stuttgart. Steiner me proposa certaines personnes en Suisse, dont on ne savait parfois ni le nom, ni l'adresse.
Rudolf Steiner dit par exemple : il y avait dans le temps, chez Krupp à Essen, un directeur qui ne voulait plus avoir la responsabilité de produire du matériel de guerre ; il a quitté l’usine pour s’installer à l'étranger. Ou : un officier ayant suscité le mécontentement de l'empereur dut quitter son service ; cherchez-le. Avec quelques difficultés, je réussis finalement à trouver toutes les personnalités et adresses qui m’avaient été attribuées. Le premier était le M. Mühlon , qui vivait au château de Gümligen près de Berne puis plus tard dans le château de Gottlieben sur le lac de Constance, où John Hus avait été emprisonné avant sa mort sur le bûcher. Le deuxième était un capitaine, Hartwig Schubart, qui habitait à Salenstein, dans le canton de Thurgovie. Je devais ensuite rendre visite au professeur Eugen Huber, l'auteur du Code civil suisse, puis à l'écrivain Rudolf von Tavel et au peintre Ernst Kreidolf, qui devint membre par la suite, ainsi qu’à d'autres personnalités. Tous signèrent l'appel à l'exception de Eugen Huber, qui était très intéressé, mais dit qu'il ne pouvait quand même pas se le permettre. Rudolf von Tavel regretta plus tard d’avoir signé et eut des paroles inamicales envers Rudolf Steiner. Sa sœur, par contre, devint membre de la Société anthroposophique.
En très peu de temps, plus de 250 signatures furent réunies, avec des noms connus d'Allemagne, d'Autriche et de Suisse, de sorte que l'appel put être publié dans un certain nombre de grands journaux en Allemagne et en-dehors. Nous n’étions pas vraiment ivres d'enthousiasme, mais nous nous attendions à un écho plus fort que ce qu’il fut. Avec l'expérience de ces derniers mois, nous ne comptions évidemment pas sur les cercles dirigeants, mais il restait dans la bourgeoisie suffisamment d’ancienne tradition démocratique des années 1848. La tendance à nationaliser d’importantes entreprises menaçait toujours, ce qui n'était aucunement bienvenu, alors qu’on sortait juste de l’économie de guerre avec ses pénibles prescriptions. Comme tout le monde aspirait à déconstruire dès que possible l'économie planifiée, le chemin vers l’entraide, tel qu’il était indiqué dans l'appel, pouvait intéresser.
Entre le 4 et le 28 février 1919, Rudolf Steiner avait tenu des conférences importantes à Zurich, Winterthur, Berne et Bâle, qui formèrent ensuite la base le principal ouvrage social Éléments fondamentaux pour la solution du problème social ( 20 ). La quatrième conférence, tenue le 12 février, dans l'auditorium bondé de l’école Hirschengraben de Zurich, se termina par la lecture de l'appel. Toutes ces grandes conférences furent particulièrement bien accueillies par la jeunesse, abondamment représentée. Le moment était bien choisi pour présenter au monde ces grandes idées, car les hommes étaient ouverts et les conditions telles que personne ne pouvait interpréter ces exposés concrets sur un nouvel ordre social comme une agitation politique.
A Zurich, le terrain était bien préparé par l'activité infatigable de Roman Boos, qui habitait alors, dans la vieille ville, un appartement romantique donnant directement sur la Limmat. Mais à mesure que la situation s’améliorait en Suisse, l'intérêt diminuait pour une réorganisation de la vie sociale en direction d'une évolution de plein gré.
Entretemps, il s’était passé certaines choses qui méritent d'être retenues. J’ai déjà dit que j’avais voyagé à travers la Suisse en février afin de collecter des signatures pour l'appel, après avoir compris que je ne trouverais plus de travail à Stuttgart depuis que le gouvernement provisoire avait opté pour une ligne dure. Auparavant, on l’appelait le « club des inoffensifs ». Depuis le coup d’État de janvier avaient eu lieu les élections ordinaires, auxquelles participèrent neuf partis. Les sociaux-démocrates l’emportèrent sur les bourgeois avec 60 % des voix. Les indépendants étaient en voie de disparition, avec un petit groupe représentant 3 % des voix, tandis que les spartakistes furent écartés. Malgré tout, le mécontentement ne s’apaisa pas, en particulier dans le reste de l'Empire, où il y eut, après l’assassinat de Karl Liebknecht et de Rosa Luxembourg, une forte agitation avec des grèves générales.

Révolution en Bavière

En Bavière, les indépendants sous la direction de Kurt Eisner arrivèrent au pouvoir et eurent du mal à s’affirmer contre l'influence radicale des spartakistes. Eisner, l'ancien rédacteur en chef du berlinois « En avant » (Vorwärts) qui était un critique de théâtre reconnu, s’était hissé grâce à sa grande éloquence au poste de Ministre-président. Il n’avait pas de programme doctrinaire, mais avait élaboré un programme original et oscillait entre les conseils d’ouvriers et de soldats et un gouvernement parlementaire. Il finit par se décider à gouverner avec les deux, ce qui aurait pu devenir intéressant. Le poème publié ci-dessous témoigne de la mentalité idéaliste de Eisner ( 21 ).
Il fut chanté lors de la première fête de la Révolution à Munich sur la mélodie de la prière de remerciement néerlandaise, 1597, « Wilt heden und treden voor God den Heer ».
Nous louons mourants
des étoiles lointaines.
Elles clignotent sur le déclin
et plongent dans la nuit.
Veulent les masses
Ne pas haïr la vie.
La liberté appelle,
couronnée d'étoiles,
Monde devient heureux!
Les temps échappent,
la terre trembla.
Il griffa le vieux
Dans le cœur du jeune temps.
Là les pâles ont dû céder la place aux avançants.
Toi peuple, serait réveillé, la mort a été vaincue.
Nous jurons d'entendre l'appel de la liberté.
Nous protégeons dans les tempêtes les saintes railleries.
L' humanité s’assainit dans la création d’alliance !
Le nouvel empire apparaît. O monde devient heureux !
Monde devient heureux !
Je dois à Hans Büchenbacher un jugement intéressant sur Eisner. Lorsque, en 1918, il exprima une critique vis-à-vis de R. Steiner sur la politique étrangère de Eisner, il reçut pour réponse: « Mais il est d’un seul bloc ! »
Lorsque je pus écouter les deux conférences bernoises de Rudolf Steiner, des 6 et 7 février, entre les conférences zurichoises, Eisner était délégué de la Bavière au Congrès international socialiste qui se tenait justement aussi à Berne. Il s’était distingué en publiant un matériel de documents d’État, car il espérait obtenir de l'Entente de meilleures conditions d'armistice s'il concédait honnêtement la culpabilité allemande de la guerre depuis la Bavière. Il s’opposait ainsi ouvertement à la position de Rudolf Steiner. Quand je demandai à celui-ci s'il était intéressé par un entretien avec Eisner et qu’il me répondit par l’affirmative, je réussis à organiser cette rencontre. Elle eut lieu dans la salle du petit déjeuner de l’hôtel des diplomates Bellevue, à Berne. Eisner n’avait pas d’autres disponibilités. Nous nous assîmes avec lui, Rudolf Steiner à gauche, moi à droite, tandis que Eisner écoutait avec intérêt, mais en mangeant tranquillement son petit pain. Rudolf Steiner lui demanda s’il ne pourrait pas publier des documents qui réfutaient clairement la seule culpabilité de l'Allemagne, parce que c’était de la plus haute importance pour l'avenir du pays. Autant que je me souvienne, il ne parla pas de triarticulation.
Malgré le peu de temps à disposition, cette rencontre d’Eisner avec le chercheur spirituel eut quand même son importance. En effet, Eisner fut abattu dans la rue à Munich 15 jours plus tard, le 21 février 1919, alors qu’il se rendait justement tout au Parlement pour remettre sa démission. Quand j’arrivai quelques jours plus tard à Munich, il y avait encore une grande couronne sur le trottoir à l’endroit de l'assassinat. Eisner avait décidé de convoquer une assemblée nationale, mais sa mort eut l'effet inverse : les radicaux tentèrent de prendre le pouvoir, et il y eut un bras de fer acharné entre eux et les partisans d'un Parlement modéré. Il n’y avait pas lieu de penser uniquement, à propos de la direction radicale, à des éléments bolcheviques, car on trouvait parmi les dirigeants qui étaient derrière le mouvement des idéalistes, des écrivains et même des poètes.


IMAGE - Boos Roman

Il est probable que des amis munichois pensèrent pouvoir sauver quelque chose ou au moins aider dans cette situation trouble. Quoi qu'il en soit, un après-midi, j’étais assis avec le poète Albert Steffen, le Dr Felix Peiper et d’autres dans un café, et nous nous entretenions avec l'écrivain Gustav Landauer. Celui-ci, communiste par idéalisme, avait publié des œuvres de Goethe, Wagner et Shakespeare ainsi que le célèbre livre de Kropotkine sur L’entraide dans le monde animal et humain. Ernst Toller n’était pas là, mais il y avait Erich Mühsam. C’est sans doute là que nous décidâmes que le Dr Peiper aurait une discussion au parlement. Nous allâmes avec lui, et j'attendis avec Albert Steffen à la porte de la Pfandhausstrasse. Peiper n'était pas l’homme qui convenait pour de telles missions. Comme, au bout d’une heure, il n’était pas revenu, nous commençâmes à nous inquiéter pour lui, car deux députés avaient été abattus peu de temps auparavant. Avec mes laisser-passer, je pus le chercher dans le parlement et le ramener. Il avait effectivement été retenu. Peu après, le gouvernement des conseils fut proclamé à Munich. Lorsque la ville fut reprise après deux mois par les corps francs wurtembergeois « dans l'intérêt de l'Empire », avec de lourdes pertes, et que le gouvernement des conseils fut renversé, tous les dirigeants furent abattus sans procès.
Il me faut maintenant revenir à la Suisse, où j’avais aussi établi une conversation entre Rudolf Steiner et le professeur Wilhelm Förster, qui était ambassadeur d'Allemagne à Berne à l'époque. Förster était connu pour être un ardent pacifiste et on pouvait supposer qu'il montrerait un certain intérêt pour les arguments de Rudolf Steiner dans la question de la culpabilité de la guerre, d'autant qu'il aurait été facile pour lui d'obtenir certains éléments de preuve en faveur du Reich allemand qui avaient été mentionnés à plusieurs reprises par R. Steiner, comme la réduction des budgets d'armement et l'annulation des livraisons de munitions juste avant le déclenchement de la guerre. Mais Förster n’avait pas de temps à consacrer à Rudolf Steiner. « Cependant, s'il veut m'accompagner de mon appartement à mon bureau, je l'écouterai ». Rudolf Steiner y alla, alors qu’il faisait terriblement froid et qu’il y avait une épaisse couche de neige. Förster, qui était très grand, marcha à grands pas aux côtés de Rudolf Steiner, qui avait du mal à le suivre et essayait de mener une conversation. Il n’est pas étonnant que celle-ci se soit terminée sans résultat. J’étais effaré par l'arrogance de ce prestigieux diplomate. Rudolf Steiner me fit pitié parce qu'il avait l'air épuisé et me regardait tristement avec de grands yeux sombres sous le bonnet de fourrure.
Rudolf Steiner se servait volontiers de la Suisse pour des exposés révolutionnaires qui devaient trouver un écho dans le monde. Il organisa ainsi – comme une réplique à l’idée de Société des Nations de Wilson – la grande conférence sur Les fondements réels de la Société des Nations dans les forces économiques, juridiques et spirituelles des peuples22 1 le 11 mars 1919 à Berne, dans la Grande salle du Conseil de l'hôtel de ville historique ( 23 ).
À côté de quelques conférences publiques en Suisse et de conférences pour les membres à Dornach – qui étaient axées sur l'approfondissement de la question sociale selon des points de vue spirituels –, Rudolf Steiner passa les semaines suivantes à achever son livre Éléments fondamentaux pour la solution du problème social. Peut-être avait-il d'autres raisons de ne pas encore venir à Stuttgart, bien que « l’appel » eût déjà été publié début mars. Cet appel mettait l'idée de la triarticulation sous le feu des projecteurs et il s’agissait maintenant de faire ses preuves dans le conflit des opinions. Le grand public avait pris connaissance des nouveaux efforts qui étaient soutenus par les signataires de l'appel. Il se trouva que dans le Comité d'action nouvellement formé était représenté, en plus des industriels, Emil Molt et Carl Unger, le célèbre professeur Wilhelm von Blume, avocat de droit constitutionnel à l'Université de Tübingen, dont il était devenu recteur en 1917. Il a été le créateur de la Constitution de l'État de Wurtemberg. Von Blume avaient signé l'appel, sans en savoir plus sur Rudolf Steiner, sans l'avoir vu jusque-là. C’était un homme large d'épaules, trapu, avec un magnifique front sillonné de rides, intelligent et très instruit, avec de bonnes manières. Il était fils d'un général et âgé alors de 52 ans. L'appel l'avait tellement fasciné qu'il avait même rejoint notre comité. On trouvera une courte biographie en annexe.
Le temps des démarches personnelles auprès des porteurs de la révolution était maintenant passé. Le grand public avait jeté un œil sur le nouveau mouvement et nous devions lui donner plus d’informations à ce sujet. Nous savions que l'on pouvait comprendre l’idée d'une triarticulation de la vie sociale sans en connaître les arrières-plans spirituels. Il suffit de pouvoir écouter impartialement, ce qui n'était pas possible pour les fonctionnaires de parti. Naturellement, nous étions encore insuffisamment familiarisés avec tous ces nouveaux éléments, mais l'enthousiasme nous aida à dépasser de nombreux obstacles pour montrer un chemin permettant de sortir de la situation chaotique de la période révolutionnaire. Il fallait cependant corriger quelques épreuves des Éléments fondamentaux, alors que l’écriture du livre lui-même n’était pas encore achevée.
Rudolf Steiner avait prévu de venir à Stuttgart pendant la première quinzaine d'avril. Nous ne pouvions pas nous taire aussi longtemps. Nous décidâmes donc d’organiser une réunion des signataires de l'appel, qui eut lieu dans la grande salle du jardin municipal à Stuttgart le 21 mars. Je fus chargé de l'ouverture et de la bienvenue à la réunion. Puis ce fut le tour du conseiller au commerce Emil Molt, et Carl Unger donna une conférence sur l'importance de l'appel dans la situation du moment. Pour finir, le professeur von Blume prit la parole. Il était très loin de l’anthroposophie, mais ses paroles étaient d’autant plus convaincantes qu’il se reconnaissait pleinement et entièrement dans le contenu de l'appel et s’exprimait très positivement sur l'initiative qui avait été lancée (cf. en annexe un extrait de son discours).
Personne ne perturba les discours dans la salle bondée. Bien évidemment, si la majorité de visiteurs étaient bourgeois, il y eut aussi des travailleurs, en particulier ceux qui avaient cherché le contact avec la Société anthroposophique. C’était d’autant plus important que c’étaient eux qui entretenaient le lien avec les conseils de travailleurs et d'entreprise. Dans certaines usines, des représentations des travailleurs avaient déjà été mises en place librement, comme l’exigeaient les syndicats. Emil Molt rapporte dans ses mémoires ( 24 ) comment de telles institutions s’étaient formées dans ses entreprises. Il était nécessaire d’entretenir un bon contact avec le « prolétariat » d’alors, parce que le mouvement révolutionnaire n’était absolument pas calmé. Au contraire : les revendications non satisfaites se firent de plus en plus menaçantes et débouchèrent finalement sur la grève générale dans l'ensemble du Wurtemberg.
De lourds nuages s’étaient de nouveau amoncelés sur l'horizon politique dans le Wurtemberg, et il semblait qu’allaient se répéter ici les processus qui avaient conduit à la formation de la République des conseils en Bavière. Spartakistes et indépendants brandissaient la menace d’une grève générale, qui, malgré toutes les contre-mesures lancées telles que l'interdiction de réunions, le verrouillage du téléphone et du télégraphe, etc., éclata le 1er avril 1919 après le refus de répondre à la demande du « prolétariat uni », qui était de lever la loi martiale. On en vint à de violentes fusillades. Les miliciens et les forces de sécurité avaient installé leur quartier général au vieux château (Altes Schloss) de Stuttgart, les spartakistes à Ostheim. Il y avait des mitrailleuses dans de nombreux endroits de la ville, et on utilisa aussi des canons et des véhicules blindés. C’était de plus en plus dur ; les quartiers furent nettoyés les uns après les autres. Comme des dépôts de munitions avaient été volés, les radicaux, auxquels s’étaient joints de nombreux travailleurs d'usine, se montraient bien armés. Mais les combats se déplacèrent ensuite vers les quartiers périphériques, Ostheim, Gaisburg, Wangen, Hedelfingen, où était l’usine de C. Unger, puis à l’extérieur vers Untertürkheim, et la dernière, mais la plus sanglante décision se passa à Esslingen. Le lieutenant Hahn fut traité de « chien assoiffé de sang ». À la mi-avril, la grève générale s’effondra et l’état de siège fut levé. L'excitation était énorme.
C’est cette situation que trouva Rudolf Steiner quand il arriva à Stuttgart le dimanche de Pâques 20 avril et fut reçu par nous. Il avait encore tenu à Dornach , le 19 avril, un discours d'adieu dans lequel il se plaignait du fait que les gens ne voulaient pas comprendre son appel et appelait très sérieusement les membres à se soucier de l'idée de triarticulation en lisant son nouveau « petit livre », Éléments fondamentaux. La triarticulation n’était pas quelque chose à côté de l’anthroposophie, mais lui appartenait complètement. Il s’attendait donc à ce qu’en Suisse, où le calme régnait, on s’y intéresse, de sorte qu'on puisse examiner ses propositions sans idées préconçues. Comme cette conférence est quasi inconnue, nous ne citerons ici que quelques-unes de ses dernières phrases, car elles montrent avec quel sérieux Rudolf Steiner entama la transition vers cette nouvelle étape de sa vie, comme s’il pressentait les luttes qui, trois ans plus tard, conduisirent jusqu'à une tentative d'assassinat :
« Elle reste vraie, la parole hégélienne : l'humain n’est pas seulement éternel après sa mort, l'être humain doit être éternel – ici dans ce corps physique. – Cela signifie qu’il doit avoir trouvé vraiment ce qui est éternel en lui. Ces choses se trouvent déjà toutes dans l'anthroposophie, ces choses sont aussi à la base des idées sociales saines que j’ai couchées par écrit et que je pose dans votre cœur. Et en les posant dans votre cœur, j’aimerais vous recommander, une fois que je serai parti en voyage : restons bien ensemble en esprit. Nous devrions l’avoir appris. C’est pourquoi, jusqu'à ce que nous nous retrouvions d’une façon ou d’une autre, restons bien ensemble en pensées, mes chers amis ( 25 )! »


( 12 ) -  Rudolf Steiner, Symptômes dans l’histoire. GA 185, Dornach 1962.
( 13 ) - Rudolf Steiner, Les faits historiques, bases du jugement social. GA 185a, Dornach 1963
( 14 ) - Roman Boos, In memoriam Carl Unger. Dornach 1929.
( 15 ) - Dans les Mémoires de Molt, je suis mentionné en tant que « troisième personne », mais je n’étais pas présent (Emil Molt, Entwurf meiner Lebensbeschreibung. Stuttgart 1972)
( 16 ) - Cf. Sozialwissenschaftliche Texte als Studienmaterial ( Textes de science sociale comme matériel d'étude - FG), 1961, et Emil Molt, Entwurf meiner Lebensbeschreibung ( Esquisse de ma description de vie - FG). Stuttgart 1972.
( 17 ) - Roman Boos, Der Gesamtarbeitsvertrag. Nach schweizerischem Recht. Deutsche Geistesformen deutschen Arbeitslebens (Le contrat de travail d'ensemble. D'après le droit suisse. Forme d'esprit allemandes vie du travail allemand) - FG) Munich 1916.
( 18 ) - C’est à cette date que se réfère la mention de notre délégation dans la conférence du 15 février 1919, in : Die soziale Frage als Bewusstseinsfrage (La question sociale comme question de conscience - FG). Dornach 1957.
( 19 ) - Emil Leinhas, Aus der Arbeit mit Rudolf Steiner (Du travail avec R. Steiner - FG). Bâle 1950.
( 20 ) - Rudolf Steiner, Éléments fondamentaux pour la solution du problème social. GA 23, Dornach 1976.
( 21 ) - Pour plus de détails, voir à propos d’Eisner in : Rudolf Steiner, Les exigences fondamentales de notre temps, conférence du 29 novembre 1918. GA 186, Dornach 1963.
( 22 ) - Rudolf Steiner, Die wirklichen Grundlagen eines Völkerbundes in den wirtschaftlichen, rechtlichen und geistigen Kräften der Völker ( Les véritabes fondements d'une Société des nations dans les forces économiques, juridiques et spirituelles des peuples-FG). Berne 1946.
( 23 ) - Au même endroit, 26 ans plus tard, Winston Churchill, après la seconde guerre mondiale, lança dans la discussion l’idée des États-Unis d’Europe, en faisant devant la foule le V de la victoire, dans laquelle je me retrouvai aussi. L’exigence d’un bloc de puissance européen était le contraire de ce que Rudolf Steiner avait proposé comme compensation aux divergences mondiales.
( 24 ) -  Emil Molt, Entwurf meiner Lebensbeschreibung. Stuttgart 1972 (Esquisse de la description de ma vie -FG).
( 25 ) - Rudolf Steiner, conférence du 19 avril 1919, in : Nachrichtenblatt, 20e année, n° 9. Dornach 1943.