I. L'idée de la triarticulation de
l'organisme social
et l'année 1917
Rudolf Steiner s’est occupé 33 ans de l’idée de
triarticulation sociale avant de la présenter au public. À
l’âge de 23 ans, en 1884, il avait déjà publié dans un
magazine transylvain un article dans lequel il traitait du
germanisme et décrivait en termes enthousiastes les tâches
futures du peuple allemand. Il attirait également l’attention
sur deux sortes d’intérêts en Europe centrale : la quête
scientifique d’un côté et l’aspiration socio-économique de
l’autre. Il définissait ainsi la tâche de l’État : l’État
ne peut pas rendre les hommes libres ; seule le peut
l’éducation, mais l’État doit veiller à ce que chacun trouve
le terrain sur lequel sa liberté peut s’épanouir. À partir de
ces idées encore à un stade germinal naquit au fil des ans la
formulation exacte de l’idée d’une société triarticulée ( 3 ).
Après s’être consacré près de sept ans, aux Archives de Goethe
à Weimar, à l’édition des écrits scientifiques de Goethe,
Rudolf Steiner se rendit à Berlin, où il devint rédacteur en
chef du Magazine pour la littérature (Magazin für Literatur)
et enseignant sous contrat, responsable principalement de
l’histoire, à l’école de formation des travailleurs. En 1905,
il publia une observation sociale fondamentale, qu’il dénomma
« loi sociale principale » (
4 ), qui donna l’orientation d’un important
développement futur.
À 41 ans (1902), Rudolf Steiner apparut étonnamment avec
ses expériences de science de l’esprit, pour lesquelles il
trouva d’abord un auditoire dans les milieux théosophiques.
Comme de plus en plus de gens intéressés par ses révélations
spirituelles se rassemblèrent autour de lui, commença un vaste
activité de conférences qui le conduisit dans de nombreux pays
d’Europe. ( 5 )
Le 16 novembre 1912, j’entendis à Hambourg pour la
première fois une conférence publique sur le thème : le
Christ au 20e siècle. D’autres conférences
suivirent : Sur la vie après la mort le 27 février
1913 à Heidelberg, L’ impulsion de Michael et le mystère du
Golgotha en mai 1913 à Stuttgart ; puis des conférences à
Kassel, où j’ai pu avoir une conversation importante avec
Rudolf Steiner. En été, je suivis le cycle de conférence sur
Les mystères du seuil et les deux drames-mystères Le gardien
du seuil et L’éveil des âmes, qui furent présentés à Munich ( 6 ). La façon d’aborder l’évolution de
l’âme, qui faisait apparaitre une toute nouvelle dramatique,
me laissa des impressions indélébiles.
Mais la guerre mondiale qui éclata pendant l’été 1914
m’arracha de ce cadre. Je fus envoyé comme lieutenant
d’artillerie dans la Ve armée sur le front occidental,
fis le siège de Longwy et participai à la marche sur Reims.
Après la retraite stratégique de la Marne commença
l’exténuante guerre des tranchées près de la forteresse de
Verdun. Après avoir vu la mort de près sur le champ de
bataille en raison d’une maladie, je fis un séjour à l’hôpital
militaire en Forêt Noire puis je fus rappelé par mon
employeur, les Affineries d’Allemagne du nord (Norddeutsche
Affinerie) à Hambourg, dont le directeur avait été tué. Mais
je fus bientôt rappelé comme officier d’instruction à
Ludwigsburg. Au printemps 1916, je réussi à obtenir un congé
en Suisse. Je profitai de l’occasion pour montrer le
Goetheanum à ma fiancée.
Ce fut une expérience inoubliable d’admirer la construction,
que j’avais vue en avril 1914 dans sa structure brute et qui
en était maintenant à un stade avancé. Elle n’était plus
seulement sous toit : les vingt-six colonnes étaient
debout, et les chapiteaux et les architraves avait été
sculptés. À l’intérieur se dressaient les hauts échafaudage
depuis lesquels on peignait les coupoles. Rudolf Steiner avait
indiqué pour cela un fond de peinture particulier, qui était
traité de manière souple et donnait un effet scintillant. On
distinguait déjà les premiers motifs de la petite coupole,
mais on ne se doutait pas que Rudolf Steiner allait laver
presque tout et le repeindre, en demandant toujours l’accord
de l’artiste concerné. Comme je l’ai entendu dire plus tard,
il peignait sans croquis avec un énorme pinceau semblable à un
balai et une éponge, en n’effaçant généralement que la surface
nécessaire pour progresser dans son travail. C’était la saison
froide, si bien que l’on dut installer sur les hauts
échafaudages un chauffage électrique pour permettre le travail
laborieux, souvent au-dessus de la tête. On s’émerveillait de
la sûreté et de l’infatigabilité avec laquelle cette peinture
avançait. L’initié égyptien que la russe Margarita Volochine
avait peint fut le seul motif qui ne fut pas effacé, parce
qu’on ne pouvait pas l’atteindre du fait de son séjour en
Russie.
C’était impressionnant de voir travailler les artistes de
différentes nationalités qui restaient, sculpteurs et
peintres, avec application et sérieux, alors qu’on entendait
au-delà de la frontière le canon résonner depuis les Vosges.
Dans la grande salle de la menuiserie, les travailleurs se
regroupaient dans la soirée, entre les machines et les
réserves de bois, quand Rudolf Steiner tenait ses conférences.
Le bâtiment n’avait pas encore les habillage de toit de des
avant-corps avec leurs vigoureuses gouttières. Celles-ci se
sont avéré nécessaires plus tard pour protéger les surfaces
bombées des intempéries.
De Ludwigsburg je renouai avec les amis anthroposophiques à
Stuttgart et passais occasionnellement le soir dans la maison
de la Branche, au Landhausstrasse 70, lorsque Rudolf
Steiner y donnait une conférence. À ces occasions, il
s’adressait toujours aux membres venus en uniforme. Il se
renseignait au sujet de la situation sur le front. Il
commençait ses conférences en invoquant les esprits
protecteurs qui aidaient ceux qui étaient au combat et ceux
qui étaient tombés. La salle de conférence de la
Landhausstrasse était solennelle, en bois bleu mat, et décorée
avec les sceaux des planètes. Il y avait au-dessous, pour les
événements plus intimes, une deuxième salle dont la voûte
était peinte de symboles des saisons, comme ceux du calendrier
1912-1913 ( 7 ), et
soutenue par quatorze colonnes de pierre disposées en cercle.
Elles étaient munies des chapiteaux que Rudolf Steiner avait
déjà conçus en 1907 (elles se dressent maintenant dans le
jardin du sanatorium Wiesneck à Fribourg).
L’été 1917, je fus nommé à une fonction publique dans ma ville
natale de Stuttgart, ce qui me donna une plus grande liberté
de mouvement. Elle relevait de la police militaire : je
devais surveiller les conditions de vie des prisonniers de
guerre dans l’industrie du Wurtemberg. Cela me permit de voir
de nombreuses entreprises, de me faire une idée de leurs
méthodes de production et des conditions sociales. Ma femme et
moi avions déménagé à Stuttgart dans la maison de la famille
Maier-Smits. Lory Maier-Smits avait reçu de Rudolf Steiner les
premiers indications concernant le nouvel art du mouvement,
l’eurythmie. Nous y participâmes des nuits durant aux
discussions animées sur toutes les nouvelles conférences
anthroposophiques, dont les comptes rendus arrivaient toujours
rapidement de Dornach. À cette époque-là, on écrivait encore
beaucoup à la main. On y rencontrait souvent des amis tels
qu’Adolf Arenson avec sa femme, Carl Unger et sa femme, Emil
Molt, originaire de Schwäbisch Gmünd, et sa femme. J’étais moi
aussi né à Schwäbisch Gmünd (en 1889). Après la mort
prématurée de mon père, qui dirigeait une usine d’argenterie,
nous avions déménagé, ma mère, mon frère aîné et moi, à
Stuttgart. J’avais 6 ans.
À l’été 1917, nous reçûmes la nouvelle surprenante que Rudolf
Steiner avait travaillé, à la demande du comte Otto von
Lerchenfeld, sur de toutes nouvelles idées sociales. Elles
avaient été résumées dans un mémorandum qui devait être
présenté à de hautes positions gouvernementales (cf. annexe).
Le secrétaire d’État allemand Kuhlmann entra en possession de
ce texte, qu’il étudia en profondeur. Il s’agissait de montrer
au gouvernement allemand une voie possible pour mettre fin à
la guerre. En juillet 1917, on était plus ou moins favorable à
la paix. Le pape avait lancé sa démarche pour la fin des
hostilités, et l’Amérique n’était pas encore entrée en guerre.
Mais le haut commandement allemand n’était disposé qu’à
accorder de petites concessions, on voulait au mieux renoncer
à la partie francophone de la Lorraine.
Il aurait impérativement fallu mettre fin à la guerre en cette
année 1917, parce qu’une victoire n’était plus envisageable.
Rudolf Steiner, conscient qu’aucune paix ne serait possible
sans une réorganisation fondamentale dans la structure de
l’État allemand, développa l’idée d’une triarticulation de la
société qui devait remplacer l’État unitaire national.
Kuhlmann s’intéressa à ces propositions, mais pensa qu’alors
Sa Majesté devrait se retirer. Il ne se doutait pas que
l’empereur devait de toute façon abdiquer un an plus tard...
Malgré tout, Rudolf Steiner fut reconnu comme champion de la
culture allemande. On lui proposa de se charger d’un bureau de
presse pour la défense des intérêts culturels allemands depuis
Zurich, mais le plan se heurta à l’esprit étroit du Ministère
de l’extérieur, car il n’était pas ressortissant de l’État
allemand, mais Autrichien.
Le premier Goetheanum 1919
Pendant ce temps, en Russie, la révolution de Kerensky avait
éclaté et suscité de nouveaux espoirs au quartier général
allemand. Celui-ci ordonna une guerre sous-marine totale, ce
qui incita les États-Unis à entrer en guerre.
L’année 1917 est devenue un tournant tragique dans l’histoire
allemande. Elle était dans un certain rapport spirituel avec
l’année 1879, dans laquelle, d’après les connaissances de
Rudolf Steiner, avait commencé une nouvelle époque de Michael.
Dans cette situation, il n’y avait de la place que pour de
grandes pensées.
En juillet 1917, Rudolf Steiner transmit un second mémorandum,
adapté à la situation autrichienne, au comte Ludwig von
Poltzer-Hoditz, pour tenter aussi de lancer un nouvel ordre
social avec le gouvernement autrichien. En fait, le mémorandum
arriva, par le frère du comte, qui était chef de cabinet à la
cour de Vienne, entre les mains de l’empereur Charles.
Celui-ci dut lire le mémorandum avec intérêt, mais il le fit
déposer aux archives de l’État. Quand la révolution
autrichienne prit une allure menaçante, Charles réclama le
mémorandum pour l’étudier à nouveau, mais il était trop
tard : le lendemain , l’empereur d’Autriche était déposé.
Il lui avait manqué le courage de décider quelque chose au bon
moment.
Avec le rejet ou du moins la non-prise en compte des
mémorandums, le destin des puissances du centre suivit le
cours tragique qui conduisit un an plus tard à la défaite
complète des nations allemande et autrichienne et à la
révolution. Ainsi arriva ce que Rudolf Steiner voulait
empêcher : l’humiliation de l’âme du peuple allemand qui ne
peut que désespérer d’elle-même et n’a pu se retrouver à ce
jour.
Pour le mélange des peuples de l’Autriche-Hongrie avec les
États autrichiens des Balkans, une articulation de la société
en trois corps indépendants aurait été la seule solution
possible pour une coopération politique. Au lieu de cela
arriva le programme des quatorze points proclamé par Woodrow
Wilson en janvier 1918, qui postulait le droit à
l’auto-détermination des peuple et qui entraîna tant de
malheurs sur toute la Terre (
8 ). Rudolf Steiner voyait en Wilson un maître d’école
étranger au monde et le caricatura même, lui et sa femme, sous
la forme de centaures dans la peinture de la petite couple du
Goetheanum.
Rudolf Steiner fit une première annonce publique de l’idée de
triarticulation le 14 novembre 1917 à Zurich, dans la
série de conférences Anthroposophie et sciences académiques ( 9 ).
Un petit groupe d’amis, auquel participait notamment Carl
Unger, donnait à l’époque des informations sur la situation
militaire et politique du moment. Comme une réunion eut lieu
vers la fin décembre 1917 avec Rudolf Steiner, celui-ci se dit
profondément préoccupé par la situation des puissances du
centre et évoqua déjà le risque de révolution. Il ajouta que,
maintenant que les politiciens dirigeants étaient tous arrivés
au point zéro, une personnalité aux idées démocratiques comme
le prince Max de Bade pouvait encore apporter le salut, car il
avait une chance d’être nommé chancelier dans la crise
actuelle. Le prince avait des rapports tendus avec l’empereur
Guillaume. Il avait fait le 14 décembre, devant la
première Chambre badoise, un discours politique généreux, dans
lequel sa volonté de conciliation était visible.
A Stuttgart Cercle 1918
De gauche à droite, debout: Rudolf Maier, Carl Unger, Lory
Maier-Smits, Alfred Maier-Smits, Hans Arenson, Albert
Dibbern, Hans Kuhn, Adolf Arenson, Erwin Maier
Assis: Augusta Unger, Deborah Arenson, Ada Kühn, Inconnu,
Gretel Kreuzhage
Pourquoi Rudolf Steiner mentionnait-il ces choses ?
N’était-ce pas pour tenter de se mettre en relation avec
ladite personnalité ? Je ne me souviens pas lui avoir
demandé s’il avait un intérêt à une discussion avec le
prince ; quoi qu’il en soit, la conversation enflammé en
moi l’idée d’établir une telle relation. Sans en parler à
personne et sans donner d’explication, je fis demander au
prince, par l’intermédiaire de son secrétaire particulier,
s’il voulait bien me recevoir. Il répondit positivement. Je me
rendis donc le 7 janvier 1918 à Karlsruhe et me présentai
au Palais dans un uniforme d’ordonnance correct. Je n’avais
pas encore 29 ans, mais la responsabilité dont j’étais
chargé me donnait du courage. C’était une tentative – dans le
but de sauver l’Allemagne – pour attirer l’attention sur les
personnes qui pouvaient montrer un moyen d’échapper au danger.
Certes mon entreprise était un peu risquée, parce que les
officiers ne sont pas autorisés à s’occuper de politique. Je
fus donc heureux et encouragé de voir que le prince comprenait
très bien ma démarche et s’avéra être un homme d’envergure
très instruit, ayant ses sympathies libérales.
Il exprima le désir de rencontrer Rudolf Steiner. Fin janvier
1918, M. et Mme Steiner rendirent visite au prince à
Karlsruhe, à leur retour de Berlin. Ils lui donnèrent le
mémorandum, puis le cycle sur la Mission des âmes des peuples
( 5 ), que Rudolf Steiner avait, à son intention, corrigé de
sa main et muni d’un avant-propos. Malheureusement, on n’en
sait pas plus sur le contenu de la conversation. Mais elle dut
laisser quelque impression, car le prince rendit visite encore
une fois à Rudolf Steiner à la Motzstrasse 17 à Berlin
avant sa nomination à la Chancellerie. En quittant
l’appartement, il serra la main de la gouvernante qui
l’accompagnait, Anna Samweber, et la félicita de pouvoir être
utile à un homme si important.
Lorsque le prince, le 3 octobre, prit le poste de
chancelier d’Empire, le haut-commandement de l’armée avait
déjà, le 28 septembre, demandé un cessez-le-feu au
gouvernement, parce qu’il avait beaucoup de mal à tenir le
front. L’image que donnent aujourd’hui les événements
turbulents de ce mois d’octobre 1918 est très confuse, avec un
va-et-vient perpétuel entre les généraux, le gouvernement et
l’empereur, ainsi que l’opposition socialiste. Pour prévenir
les troubles déjà naissants dans le pays, il fallait
satisfaire l’exigence du peuple quant à l’abdication de
l’empereur et au renoncement du prince héritier. Mais
l’empereur s’y refusa et annonça son intention de se mettre à
la tête d’un nouveau groupe de l’armée pour mettre de l’ordre
dans le pays. Ludendorff, de son côté, se livra à de telles
intrigues que le chancelier dut le congédier.
Prince Max von Baden
Le président américain Woodrow Wilson exigea comme prix de
l’armistice la reconnaissance de son programme en quatorze
points. Il avait constamment dirigé ses attaques contre le
système autocratique qui régnait alors en Allemagne et ses
dirigeants militaires. Un futur gouvernement populaire
parlementaire devait fournir la preuve que l’ancien système
serait définitivement aboli. Seule la triarticulation de
l’organisme social aurait amené un véritable tournant :
le membre du droit devait être fondé sur une base
démocratique, tandis que la vie culturelle et la vie
économique devaient se déployer de manière totalement
apolitique. D’après les déclarations de Rudolf Steiner, il
fallait désormais que le nouveau chancelier, avant le début de
cette révolution qui s’annonçait, trouve le mot correct dès
son discours inaugural, autrement dit qu’il ait le courage de
proclamer immédiatement au peuple allemand l’idée de la
triarticulation pour donner la preuve d’une réorientation
profonde et montrer qu’il était disposé à faire la paix.
Rudolf Steiner, lorsqu’il prit le journal en main, était très
curieux de connaître le contenu du discours inaugural. Mais il
n’y trouva rien qui aurait pu même faire allusion à une telle
direction ! Je ne vis jamais Rudolf Steiner aussi secoué
que par cette déception, qui préfigurait pour lui le déclin et
la souffrance du peuple allemand. Une fois de plus son aide
avait été rejetée, pas par mauvaise volonté, mais par
méconnaissance de la situation réelle. On apprit par la suite
que le chancelier avait préparé un autre discours – pas plus
révolutionnaire – que celui que le Cabinet lui avait refusé et
qu’il avait remplacé par celui qui avait été fait. Le prince
s’en était encore beaucoup trop tenu aux usages parlementaires
et n’avait pas compris qu’il en serait arrivé à l’acte du
moment, qu’il avait maintenant raté (
10 ). Le destin suivit alors son cours. La révolution
éclata. Le prince Max obtint encore l’abdication de l’empereur
Guillaume et sa fuite en exil vers la Hollande. Puis il
transmit sa chancellerie au dirigeant socialiste Ebert, mais
Scheidemann précéda les événements et proclama la République
de sa propre autorité, en tant porte-parole du peuple, depuis
le balcon du palais de Berlin. C’était le 9 novembre
1918. ( 11 )
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