L26 Lettre 26 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. Puisque, comme je l’ai montré dans les Lettres précédentes, c’est la disposition esthétique de l’âme qui donne naissance à la liberté, il est facile d’apercevoir qu’elle ne peut pas surgir de cette dernière et qu’elle ne peut par suite pas avoir d’origine morale. Il faut qu’elle soit un cadeau de la nature ; seule la faveur des hasards peut [337] délier les chaines de l’état physique et conduire l’homme à la beauté. Le germe de la beauté se développera avec une égale insuffisance sous les climats où une nature avare prive l’homme de tout réconfort et sous ceux où une nature prodigue l’affranchit de tout effort personnel – sous ceux où la vie des sens est émoussée et n’éprouve pas de besoins et sous ceux où la violence des appétits ne trouve pas satisfaction. Son aimable bourgeon ne s’épanouira pas dans les lieux où l’homme mène en se terrant dans les cavernes une vie de troglodyte et où perpétuellement solitaire il ne rencontre jamais l’humanité en dehors de lui, ni dans ceux où il se déplace en grandes hordes nomades et où n’étant perpétuellement que nombre il ne découvre jamais l’humanité en lui ; la beauté ne s’épanouira que là où dans une cabane qui lui appartient en propre, l’homme vit en une paisible intimité avec lui-même, et où, dès qu’il franchit le seuil de sa demeure, il s’entretient avec toute l’espèce. Il faut des lieux où un éther léger ouvre ses sens à toutes les impressions délicates et où une chaleur stimulante anime la matière prodigue – où la domination de la masse aveugle a été abattue dans la création inanimée et où la forme vie victorieuse a ennobli même les êtres les plus infimes de la nature – des lieux où dans une situation heureuse et une zone privilégiée l’activité seule mène à la jouissance et la jouissance seule à l’activité, où l’ordre sacré jaillit de la vie elle-même et où la loi de l’ordre ne développe que la vie – où l’imagination fuit perpétuellement la réalité sans pourtant jamais s’égarer loin de la simplicité de la nature – c’est en ces lieux seulement que les sens et l’esprit, la faculté réceptive et celle qui met en forme se développeront en un heureux équilibre qui est l’âme de la beauté et la condition de l’humanité. Et quel est le fait qui chez le sauvage annonce qu’il accède à l’humanité ? aussi loin que nous interrogions l’histoire, il est le même chez toutes les peuplades qui [339] ont échappé à la servitude de l’état d’animalité : c’est la joie que l’on prend à l’apparence, le goût de la toilette et du jeu. Il y a entre la pire stupidité et la plus haute intelligence une certaine affinité en ce sens qu’elles ne recherchent toutes deux que le réel et sont complètement insensibles à la simple apparence. La première n’est arrachée à sa quiétude que si un objet est immédiatement présent à ses sens ; la seconde ne trouve le repos qu’en ramenant ses concepts à des faits de l’expérience ; en bref la bêtise ne peut pas s’élever au-dessus du réel et l’intelligence ne peut pas rester au-dessous de la vérité. Dans la mesure donc où le besoin de réel et l’attachement à la réalité ne sont que les conséquences d’une pauvreté, l’indifférence à la réalité et l’intérêt pris à l’apparence sont un véritable élargissement de l’humanité et un pas décisif accompli vers la culture. Ils témoignent en premier lieu d’une liberté d’ordre externe : car aussi longtemps que le dénuement impose sa loi et que le besoin harcèle, l’imagination est attachée au réel par des chaînes rigoureuses ; elle ne déploie librement sa puissance que lorsque les besoins sont satisfaits. Mais ils témoignent aussi d’une liberté intérieure, car ils nous laissent apercevoir une force qui indépendamment de tout objet extérieur se met en mouvement par elle-même et possède assez d’énergie pour tenir éloignée d’elle la matière qui l’assaille. La réalité des choses est leur œuvre (à elles les choses) ; l’apparence des choses est l’œuvre des hommes, et une âme qui se délecte à l’apparence prend plaisir non plus à ce qu’elle reçoit, mais à ce qu’elle fait. Sans doute va-t-il de soi qu’il n’est ici question que de l’apparence esthétique reconnue distincte de la réalité et de la vérité – non de l’apparence logique que l’on confond avec celles-ci ; - il n’est question que de l’apparence esthétique, aimée donc parce qu’elle est apparence et non parce qu’on lui attribue une qualité supérieure. [341] Elle seule est jeu, tandis que l’autre est une simple imposture. Faire passer l’apparence esthétique pour une réalité, voilà qui ne peut jamais porter préjudice à la vérité, car on ne court jamais le risque de la faire prendre pour la vérité, ce qui serait sans doute le seul dommage que l’on pût infliger à celle-ci. Mépriser l’apparence esthétique, c’est mépriser en général tout bel art dont elle est l’essence. Et pourtant il arrive parfois que l’intelligence pousse le zèle pour la réalité jusqu’à manifester une intolérance de cette espèce et qu’elle prononce sur tout art dont l’apparence est belle, parce qu’il est simplement apparence, un jugement dédaigneux ; mais il n’arrive à l’intelligence de raisonner ainsi que quand elle se souvient de l’affinité dont il a été question ci-dessus. Que la belle apparence ait des limites nécessaires, voilà ce que je me réserve de montrer spécialement une autre fois. C’est la nature elle-même qui soulève l’homme au-dessus de la réalité jusqu’à l’apparence ; elle l’a en effet doté de deux sens qui ne le mènent à la connaissance du monde réel que par l’apparence. L’œil et l’oreille sont des sens qui refoulent loin d’eux la matière qui les assaille et éloignent l’objet avec lequel nos sens animaux ont un contact immédiat. Ce que notre œil voit, se distingue de ce que le toucher sent, car l’intelligence franchit d’un bond l’espace lumineux pour arriver jusqu’aux objets. L’objet que nous saisissons par le sens tactile est une force que nous subissons ; l’objet que nous percevons par l’œil et l’oreille est une forme que nous engendrons. Aussi longtemps que l’homme est encore sauvage il ne jouit que par les sens du toucher, et les sens de l’apparence ne sont dans cette période que les serviteurs de ceux-ci. Ou bien il ne se hausse pas à la perception, ou bien il ne goûte pas du moins de satisfaction par elle. Dès qu’il commence à jouir avec l’œil et que la raison acquiert pour lui une valeur autonome il est du même coup déjà libre esthétiquement et son instinct de jeu s’est épanoui. [343]Aussitôt que se fait sentir l’instinct de jeu qui prend plaisir à l’apparence, l’éveil de l’instinct d’imitation plastique suit, qui traite l’apparence comme une chose autonome. Dès que l’homme en est venu à distinguer l’apparence et la réalité, la forme et le corps, il est capable aussi de les séparer de lui, car il l’a déjà fait en les distinguant. La faculté d’imitation artistique est donc donnée avec celle de mise en forme en général ; quant au penchant qui pousse à cette imitation, il est fondé sur une tout autre disposition, dont je n’ai pas à parler ici. Le moment où l’instinct artistique se développera sera précoce ou tardif selon que l’homme sera capable de s’attarder avec plus ou moins d’amour à la seule apparence. Comme toute existence réelle a son origine dans la nature en tant qu’elle est une force étrangère, et qu’au contraire toute apparence procède primitivement de l’homme en tant qu’il est sujet qui se représente, il ne fait qu’user de son droit absolu de propriété en détachant l’apparence de l’être et en en disposant selon ses propres lois. Avec une liberté que rien ne limite, il peut réunir ce que la nature a séparé, pourvu que cet assemblage soit en quelque manière concevable, et il peut séparer ce que la nature a lié, pourvu que son entendement autorise cette disjonction. Rien ici ne doit lui être sacré sinon sa propre loi pour peu qu’il ait égard à la borne qui marque la frontière entre son territoire et celui où les choses existent, c’est-à-dire la nature. Ce droit humain de souveraineté il l’exerce dans l’art de l’apparence ; plus il saura dans ce domaine distinguer strictement le mien du tien, séparer soigneusement l’être et la forme et donner à celle-ci autant d’autonomie que possible, plus aussi non seulement il élargira le domaine de la beauté, mais encore il maintiendra intactes les frontières de la vérité ; car il ne saurait rendre l’apparence pure de toute réalité sans affranchir en même temps la réalité de l’apparence. [345]Mais ce droit souverain, il le possède uniquement dans le monde de l’apparence, dans le royaume irréel de l’imagination et dans la me-sure seulement où sur le plan de la théorie il se garde scrupuleusement d’affirmer la réalité de ce monde et où sur le plan de la pratique il re-nonce à s’en servir pour conférer l’existence. Vous voyez donc que le poète dépasse ses limites aussi bien quand il attribue la réalité à son idéal que lorsque au nom de celui-ci il se propose de réaliser une exis-tence déterminée. Ce sont en effet là deux choses qu’il ne peut faire qu’ou bien s’il outrepasse son droit de poète, intervient par le moyen de l’idéal dans le domaine de l’expérience et a la prétention de déter-miner par la seule possibilité une existence réelle, ou bien s’il renonce à son droit de poète, laisse l’expérience empiéter sur le domaine de l’idéal et limite la possibilité aux conditions de la réalité. L’apparence n’est esthétique que dans la mesure où elle est sincère (c’est-à-dire où elle répudie expressément toute prétention à la réalité) et autonome (c’est-à-dire où elle se passe de tout secours de la réalité). Dès qu’elle est improbe et qu’elle simule hypocritement la réalité, et dès qu’elle est impure et qu’elle a besoin de la réalité pour agir, elle n’est plus qu’un instrument inférieur en vue de fins matérielles ; elle ne peut plus rien prouver pour la liberté de l’esprit. Il n’est au reste nullement nécessaire que l’objet auquel nous trouvons une apparence belle soit dénué de réalité ; il suffit que le jugement que nous portons sur lui ne tienne pas compte de celle-ci, car, dans la mesure où il le fait, il n’est pas un jugement esthétique. Une beauté féminine vivante nous plaira certes autant et même un peu plus qu’une autre femme aussi belle que nous ne voyons qu’en peinture ; mais dans la mesure où la première nous plaît plus que la seconde, ce n’est plus en tant qu’apparence autonome ni au pur sentiment esthétique qu’elle plaît : ce dernier ne doit trouver satisfaction à un être vivant lui-même qu’autant qu’il est apparence, à un objet réel lui-même [347] qu’autant qu’il est Idée ; mais il est vrai que pour ne sentir dans l’être vivant lui-même que l’apparence il faut un degré de culture esthétique infiniment plus élevé que pour déplorer l’absence de vie dans l’apparence. Lorsque chez un individu ou chez tout un peuple, quels qu’ils soient, on constate la sincérité et l’autonomie de l’apparence, on peut en conclure qu’ils possèdent l’esprit et le goût et toutes les qualités excellentes qui leur sont apparentées ; on s’apercevra que chez eux l’idéal gouverne la vie, que l’honneur y est plus fort que l’amour de la possession, la pensée que la jouissance, le rêve de l’immortalité que l’attachement à l’existence. La voix publique y sera seule redoutée et une couronne d’oliviers y procurera plus d’honneur qu’un vêtement de pourpre. L’apparence improbe et mesquine ne sert de refuge qu’à l’impuissance et à l’aberration, et lorsque des individus aussi bien que des peuples entiers « viennent au secours de la réalité par le moyen de l’apparence ou à celui de l’apparence (esthétique) par le moyen de la réalité » – les deux choses vont volontiers de pair – ils attestent à la fois leur pauvreté morale et leur incapacité esthétique. En conséquence, si l’on pose la question de savoir « dans quelle mesure l’apparence a une place légitime dans le monde moral », on répondra en peu de mots : dans la mesure où elle est apparence esthétique, c’est-à-dire apparence qui ne prétend pas remplacer la réalité et n’a pas besoin d’être remplacée par elle. L’apparence esthétique ne peut en aucun cas être un danger pour la vérité des mœurs et, dans les cas où l’on juge qu’il en va autrement, il sera aisé de montrer que l’apparence n’était pas esthétique. Pour prendre un exemple, seul un homme qui est étranger à l’art des bienséances prendra des protestations de politesse, qui sont une forme universelle, pour des signes de sympathie personnelle, et se plaindra, s’il vient à être déçu, qu’on ait usé de dissimulation. Par contre seul un homme qui est un [349] balourd dans l’art des bienséances devra pour être poli appeler la dissimulation à son aide et flatter pour plaire. Au premier il manque encore le sens de l’autonomie dans l’apparence ; c’est pourquoi il ne peut donner de signification à cette dernière que par un contenu de vérité ; le second manque de réalité et il aimerait à y suppléer par l’apparence. Rien n’est plus habituel que d’entendre certains critiques vulgaires du temps présent se plaindre que tout sérieux ait disparu du monde et que l’être soit négligé pour l’apparence. Je ne me sens nullement appelé à justifier notre époque à l’égard de ce reproche ; cependant l’ampleur même que ces austères censeurs donnent à leur accusation atteste à satiété qu’ils tiennent rigueur à notre temps non seulement de l’apparence improbe, mais aussi de celle qui est sincère ; et même s’il leur arrive de faire certaines exceptions en faveur de la beauté, elles concernent l’apparence mesquine plutôt que l’apparence autonome. Ils ne s’en prennent pas seulement au maquillage mensonger qui dissimule la vérité et prétend se substituer à la réalité ; leur zèle s’exerce également contre l’apparence bienfaisante qui garnit ce qui est vide et recouvre ce qui est misérable, et aussi contre l’apparence idéale qui ennoblit une réalité commune. L’hypocrisie des mœurs offense à juste titre leur austère sentiment de la vérité ; il est regrettable toutefois que la politesse fasse à leur yeux partie de cette hypocrisie. Il leur déplaît qu’un éclat extérieur emprunté obscurcisse fort souvent le vrai mérite ; mais ils ne sont pas moins contrariés que l’on demande au mérite d’avoir lui aussi de l’apparence et que l’on ne dispense pas le contenu intérieur d’une forme qui plaise. Ils déplorent que nous n’ayons plus ce qu’il y avait de cordial, de robuste et de qualités de bon aloi dans les temps passés, mais ils voudraient aussi que l’on fît revivre ce qu’il y avait d’anguleux et de rude dans les mœurs primitives, de lourdeur dans les formes anciennes et la superfluité gothique d’autrefois. Des jugements de cette espèce témoignent [351] qu’ils ont pour la matière considérée en elle-même une estime qui n’est pas digne de l’humanité, car celle-ci ne doit au contraire apprécier la matière que dans la mesure où elle est capable de recevoir une forme et de manifester amplement le monde des Idées. Le goût du siècle n’a donc pas besoin de prêter grande attention aux voix de ces censeurs pourvu qu’il puisse d’autre part se justifier devant une juridiction meilleure. Ce que peut nous reprocher un juge rigoriste en matière de beauté, ce n’est pas d’attacher de la valeur à l’apparence esthétique (il s’en faut de beaucoup que nous le fassions assez), c’est bien plutôt de ne pas nous être encore élevés jusqu’à l’apparence pure, c’est de n’avoir pas encore assez distingué l’existence de son aspect extérieur et de n’avoir pas par cette distinction assuré à jamais les frontières respectives de l’une et de l’autre. Ce reproche, nous le mériterons aussi longtemps que nous ne saurons pas goûter la beauté de la nature vivante sans la désirer, admirer la beauté des arts d’imitation sans demander à quelle fin ils servent, – aussi longtemps que nous ne reconnaîtrons pas à l’imagination un droit absolu d’imposer ses lois, et que par l’estime que nous manifesterons à ses œuvres nous ne lui montrons pas sa dignité. C'était la lettre 26.