L23 Lettre 23 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. Je reprends le fil de ma recherche ; je ne l’avais rompu que pour passer des principes que j’avais posés à la pratique de l’art et au jugement de ses œuvres. La transition de l’état passif de la sensation à l’état actif de la pensée et de la volonté n’a donc lieu que par un état intermédiaire de liberté esthétique. Bien que par lui-même ce dernier ne décide ni de nos idées ni de nos dispositions morales, bien que par suite il ne résolve rien quant à notre valeur intellectuelle et morale, il est pourtant la condition nécessaire qui seule permet de [297] parvenir à une vérité et à une disposition morale. En bref, pour rendre raisonnable l’homme sensible, la seule route à suivre est de commencer par faire de lui un homme esthétique. Mais vous pourriez m’objecter : cet intermédiaire est-il tout à fait indispensable ? La vérité et le devoir ne devraient-ils pas en eux-mêmes et par eux-mêmes déjà pouvoir trouver accès jusqu’à l’homme sensible ? A cette objection je ne peux que répondre : non seulement il est possible, mais encore il faut absolument qu’ils ne doivent leur force déterminante qu’à eux-mêmes, et rien ne contredirait davantage mes affirmations précédentes que de les interpréter comme si elles semblaient donner leur appui à l’opinion opposée. Il a été expressément démontré que la beauté n’engendre de résultat ni pour l’intelligence ni pour la volonté, qu’elle n’intervient dans l’activité ni de la pensée ni de la décision volontaire qu’elle rend seulement capable de ces deux activités, mais qu’elle ne décide rien quant à l’usage réel que l’on fera du pouvoir qu’elle confère. En usant de ce pouvoir on écarte toute aide étrangère, et il faut que la pure forme logique, c’est-à-dire le concept, parle immédiatement à l’intelligence – et que la pure forme morale, c’est-à-dire la loi, parle immédiatement à la volonté. Mais pour que, en tout état de cause, la forme ait cette puissance et pour qu’il y ait chez l’homme sensible forme pure, il faut, dis-je, que ce soit d’abord rendu possible par la disposition esthétique de l’âme. La vérité ne peut pas comme la réalité ou l’existence sensible des choses être reçue du dehors ; la pensée l’engendre par un acte d’autonomie et de liberté et c’est précisément de cette autonomie et de cette liberté que nous constatons l’absence chez l’homme physique. L’homme sensible est déjà (physiquement) déterminé ; il n’a par suite plus de libre déterminabilité : cette déterminabilité perdue, il faut nécessairement qu’il la recouvre d’abord avant de pouvoir échanger la détermination passive contre une [299] détermination active. Or il ne peut la recouvrer que s’il cesse d’être dans l’état de détermination passive par lequel il est passé, ou bien s’il porte déjà en lui-même l’état de détermination active auquel il doit venir. S’il cessait seulement d’être dans l’état de détermination passive, il perdrait du même coup la possibilité de passer à une détermination active, car la pensée a besoin d’un corps et la forme ne peut être réalisée que dans une matière. Il faudra donc qu’il possède déjà en lui la forme, qu’il soit déterminé à la fois passivement et activement, c’est-à-dire qu’il devienne esthétique. Grâce à la disposition esthétique de l’âme, l’autonomie de la raison commence donc déjà dans le domaine de la sensibilité ; la puissance de la sensation est brisée à l’intérieur de ses propres limites déjà et l’homme physique est assez ennobli pour que l’homme spirituel n’ait plus désormais qu’à naître de lui et à se développer selon des lois de liberté. Le passage de l’état esthétique à l’état logique et moral (de la beauté à la vérité et au devoir) est par suite infiniment plus facile que celui de l’état physique à l’état esthétique (de la vie seulement aveugle à la forme). Ce passage l’homme peut l’effectuer par sa seule liberté, car il n’a qu’à retrancher de soi quelque chose ; il n’a rien à y ajouter ; il n’a qu’à résoudre sa nature en ses éléments ; il n’a pas besoin de l’accroître ; l’homme qui est dans une disposition esthétique pourra dès qu’il le voudra énoncer des jugements de valeur universelle et accomplir des actes de valeur universelle. Par contre la démarche par laquelle il ira de la matière brute à la beauté qui doit ouvrir en lui une activité entièrement nouvelle, il faut que la nature la lui facilite ; sa volonté n’est pas maîtresse d’une disposition qui a précisément pour effet de procurer d’abord l’existence à la volonté même. Pour mener l’homme esthétique à la vérité et à de nobles sentiments, il suffit de lui fournir des occasions importantes ; pour obtenir de l’homme sensible le même résultat, il faut commencer par changer sa nature. Chez le premier il suffira dans bien des cas qu’une [301] situation sublime (c’est là ce qui agit le plus immédiatement sur sa volonté) fasse sentir son injonction pour qu’il devienne un héros et un sage ; l’homme sensible doit d’abord être transféré sous un autre ciel. C’est donc une des tâches les plus importantes de la culture que de soumettre l’homme à la forme dès le temps de sa vie simplement physique et de le rendre esthétique dans toute la mesure où la beauté peut exercer son empire ; c’est en effet à partir de l’état esthétique seulement et non de l’état physique que la disposition morale peut se développer. Pour que l’homme possède dans chaque cas particulier le pouvoir de faire de son jugement et de sa volonté le jugement de l’espèce, pour qu’il puisse par une transition aller de toute existence limitée à une existence infinie, et partant de tout état dépendant prendre son essor vers l’autonomie et la liberté, il faut veiller à ce qu’il ne soit à aucun moment simplement individu, simplement asservi à la loi de la nature. Pour que, en partant du cercle borné des fins naturelles, il soit apte et propre à s’élever à des fins raisonnables, il faut que déjà dans les limites de celles-là il se soit exercé à agir en vue de celles-ci et qu’il ait, en se conformant à des lois de beauté, déjà mis dans l’accomplissement de sa destinée physique une certaine liberté spirituelle. Il peut certes y réussir sans contredire par là le moins du monde ses fins physiques. Les exigences que la nature lui pose ne concernent que ce qu’il fait, que le contenu de son action ; à l’égard de la manière dont il agit, de la forme de son action, les fins naturelles ne prescrivent rien. Par contre les exigences de la raison s’appliquent strictement à la forme de son activité. Par suite autant il est pour sa vocation morale nécessaire qu’il réalise la pure moralité, qu’il manifeste une autonomie absolue, autant il est pour sa vocation physique indifférent qu’il se comporte d’une manière purement physique, absolument pas-sive. Il dépend donc entièrement de son arbitraire qu’il accomplisse cette vocation physique soit [303] simplement en tant qu’être sensible et force de la nature (c’est-à-dire en tant que force qui n’agit que dans la mesure où elle subit), soit en même temps en tant que force absolue et être raisonnable ; et sans doute est-il superflu de se demander quelle est de ces deux manières d’agir celle qui répond le mieux à sa dignité. Il faut bien plutôt dire qu’autant il se dégrade et s’avilit en faisant par impulsion physique ce à quoi il aurait dû se résoudre pour obéir à de pures inspirations du devoir, autant il s’honore et s’ennoblit d’aspirer à la légalité, à l’harmonie, à la liberté illimitée dans des cas où l’homme vulgaire se contente de satisfaire un désir permis . En bref dans le domaine de la vérité et de la moralité le sentiment n’a pas le droit de rien décider ; mais dans le domaine du bonheur la forme a le droit de s’affirmer et l’instinct de jeu a le droit de commander. C’est donc déjà sur le territoire neutre de la vie physique que la vie morale de l’homme doit débuter ; c’est alors qu’il est encore dans un état de passivité qu’il doit commencer à se montrer autonome, alors qu’il est encore limité par sa sensibilité qu’il doit commencer à montrer la liberté de sa raison. C’est à ses inclinations déjà qu’il doit imposer la loi de sa volonté ; il doit, si vous voulez me passer l’expression, porter la guerre contre la matière dans les frontières mêmes de celle-ci, afin de n’avoir pas à lutter contre ce redoutable ennemi sur le terrain sacré de la liberté ; il doit apprendre à désirer plus noblement afin de n’être pas mis dans la nécessité de vouloir avec sublimité. C’est à quoi il parviendra grâce à la culture esthétique : elle soumet à des lois de beauté tous les actes dans lesquels il n’y a, pour lier l’arbitraire humain, ni lois de la nature ni lois de la raison, et elle nous introduit déjà dans la vie intérieure par la forme qu’elle donne à la vie extérieure. C'était la lettre 23.