L20 Lettre 20 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. Aucune action ne peut être exercée sur la liberté ; cela résulte déjà du simple concept de celle-ci. Mais il découle aussi nécessairement de ce qui précède que la liberté est un effet de la nature (ce mot étant pris dans son sens la plus large), non un ouvrage de l’homme, qu’elle peut donc elle aussi être favorisée et entravée par des moyens naturels. Elle ne commence que lorsque l’homme est complet et que ses deux instincts fondamentaux se sont développés ; elle doit manquer aussi longtemps que l’homme est incomplet parce que l’un de ses instincts est privé de toute activité ; elle doit pouvoir être rétablie par tout ce qui rend à l’homme son caractère complet. Or on peut vraiment déceler aussi bien chez l’espèce entière que chez l’individu un instant où l’homme n’est pas encore complet et où un seul de ses deux instincts est actif en lui. Nous savons que l’homme commence par la [269] simple vie pour finir par la forme, qu’il est individu avant d’être personnalité, qu’il part des limites pour aller à l’infini. L’instinct sensible entre donc en activité plus tôt que l’instinct raisonnable parce que la sensibilité précède la conscience, et cette priorité de l’instinct sensible nous fournit l’explication de toute la genèse de la liberté humaine. Il y a, en effet, un instant où l’instinct vital agit en tant que nature et nécessité parce que l’instinct formel ne le contrarie pas encore ; la sensibilité est alors une puissance parce que l’homme n’a pas encore commencé ; lorsque l’homme est lui-même il ne peut en effet y avoir en lui d’autre puissance que la volonté. A l’état de pensée consciente auquel l’homme doit maintenant venir, c’est tout au contraire la raison qui doit être une puissance et la nécessité physique doit faire place à une nécessité logique ou morale. Il faut donc que la puissance de la sensibilité soit abolie avant que la loi puisse être intronisée à sa place. Il ne suffit donc pas que commence quelque chose qui n’existait pas encore : il faut qu’auparavant cesse quelque chose qui existait. L’homme ne peut pas passer immédiatement de la vie sensible à la pensée ; il faut qu’il recule d’un pas, car c’est seulement dans la mesure où une détermination est supprimée que peut intervenir celle qui lui est opposée. L’homme doit donc, afin d’échanger la passivité contre l’autonomie, une détermination passive contre une détermination active, être momentanément libre de toute détermination et traverser un état de simple déterminabilité. Il doit, en conséquence, revenir d’une certaine manière à l’état négatif de simple indétermination dans lequel il se trouvait avant qu’une chose quelconque eût fait impression sur ses sens. Or cet état était entièrement vide de contenu, tandis qu’il s’agit maintenant de lier une égale indétermination et une égale déterminabilité infinie au contenu le plus considérable possible, puisque cet état doit engendrer immédiatement quelque chose de positif. [271] La détermination que l’homme a reçue par la sensation doit donc être maintenue, car il ne faut pas qu’il perde son existence réelle ; mais en même temps il est nécessaire que, dans la mesure où elle est limitation, elle soit détruite, car il doit y avoir déterminabilité infinie. La tâche est donc à la fois d’abolir et de conserver la détermination de l’état, et cela n’est possible que d’une seule manière : en lui opposant une autre détermination. Les plateaux d’une balance s’équilibrent quand ils sont vides ; mais ils s’équilibrent aussi quand ils contiennent des poids égaux. L’âme passe donc de la sensation à la pensée en traversant une disposition intermédiaire, dans laquelle sensibilité et raison sont simultanément actives, mais dans laquelle pour ce motif même elles abolissent mutuellement leur puissance de détermination et font d’une opposition surgir une négation. Cette disposition intermédiaire où l’âme n’est déterminée ni physiquement ni moralement et où pourtant elle est active de ces deux manières, mérite particulièrement le nom de disposition libre, et si l’on appelle physique l’état de détermination sensible, et logique et moral l’état de détermination raisonnable, on donnera à cet état de déterminabilité réelle et active le nom d’état esthétique [1]. C'était la lettre 20.