L18 Lettre 18 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. Par la beauté l’homme sensible est conduit à la forme et à la pensée ; par la beauté l’homme spirituel est ramené à la matière et rendu au monde des sens. De cette constatation il semble résulter qu’entre la matière et la forme, entre la passivité et l’activité il faut qu’il y ait un état moyen et que la beauté nous met dans cet état moyen. Telle est bien la conception que la plupart des hommes se font de la beauté dès qu’ils commencent à réfléchir sur ses effets, et c’est vers cette notion que toute l’expérience oriente. D’autre part pourtant rien n’est plus incohérent et contradictoire que de concevoir ainsi la beauté, car la distance entre la matière et la forme, entre la passivité et l’activité, entre la sensibilité et la pensée, est infinie, et il n’existe absolument aucun intermédiaire qui puisse la combler. Comment supprimerons-nous cette contradiction ? La beauté lie les deux états opposés de la sensibilité et de la pensée et pourtant il n’existe absolument aucun intermédiaire entre eux. La première de ces affirmations résulte avec [247] certitude de l’expérience, la seconde de la raison, dont elle est une donnée immédiate. Tel est le point précis auquel aboutit en fin de compte tout le problème de la beauté, et si nous réussissons à le résoudre d’une façon satisfaisante, nous aurons du même coup trouvé le fil qui nous guidera à travers tout le labyrinthe de l’esthétique. Mais il y va de deux opérations extrêmement différentes qui, dans l’investigation que nous entreprenons, doivent se fournir un mutuel appui. La beauté, disons-nous, lie deux états qui sont opposés l’un à l’autre et ne pourront jamais se fondre en un seul. C’est de cette opposition qu’il nous faut partir ; nous devons la saisir et la reconnaitre dans toute sa pureté et toute sa rigueur afin que les deux états en question soient séparés avec la plus grande précision ; sinon nous mélangeons, nous ne relions pas. Nous disons en second lieu : ces deux états opposés sont unis par la beauté ; elle supprime donc l’opposition. Mais puisque ces deux états restent à jamais opposés, on ne peut les unir qu’en les abolissant. Notre deuxième tâche est donc de rendre l’union parfaite, de la réaliser si purement et complètement que les deux états disparaissent entièrement dans un troisième et que dans la totalité qu’ils formeront aucune trace de leur séparation ne subsiste ; sinon nous dissocions, nous ne réunissons pas. Toutes les controverses sur le concept de beauté qui de tout temps ont eu cours parmi les philosophes et qui partiellement durent encore, viennent de ce que l’investigation ou bien ne fut pas entreprise en partant d’une séparation suffisamment rigoureuse, ou bien ne fut pas poussée jusqu’au concept d’union intégrale et pure. Ceux d’entre les philosophes qui en réfléchissant sur cet objet se fient aveuglément au sentiment comme à leur guide, ne peuvent se faire de la beauté aucun concept parce que dans le tout que constitue l’impression sensible ils ne distinguent nullement ses éléments isolés. Les autres qui prennent exclusivement l’intelligence pour directrice ne pourront jamais concevoir [249] la beauté, parce que dans le tout qu’elle constitue, ils aperçoivent seulement les parties et que l’esprit et la matière restent pour eux, même dans leur unité la plus complète, à jamais séparés l’un de l’autre. Les premiers craignent qu’en scindant ce qui dans le sentiment est quoi qu’on fasse réuni, ils ne suppriment la beauté dynamiquement, c’est-à-dire en tant que force agissante ; les seconds redoutent qu’en saisissant dans une même compréhension ce qui dans l’intelligence est quoi qu’on fasse séparé, ils ne suppriment la beauté logiquement, c’est-à-dire en tant que concept. Ceux-là veulent penser la beauté telle qu’elle agit ; ceux-ci veulent la laisser agir telle qu’elle est pensée. Les uns et les autres ne peuvent par suite que passer à côté de la vérité : ceux-là parce qu’avec leur pensée limitée ils procèdent comme la nature infinie ; ceux-ci parce qu’ils veulent limiter la nature infinie conformément aux lois de leur pensée. Les premiers craignent qu’une analyse trop rigoureuse n’enlève de sa liberté à la beauté ; les autres redoutent qu’une union trop hardiment poussée ne détruise la précision de son concept. Mais les premiers ne réfléchissent pas que la liberté en laquelle ils font en toute légitimité consister l’essence de la beauté, résulte d’une harmonie de lois et non de leur absence, qu’elle est une suprême nécessité intérieure, non un arbitraire ; les seconds ne songent pas que la rigueur logique qu’avec une égale légitimité ils réclament de la beauté, ne consiste pas à exclure certaines réalités, mais à les embrasser toutes dans un concept absolu, qu’elle n’est donc pas une limitation mais un infini. Nous éviterons les écueils contre lesquels les uns et les autres ont échoué en partant des deux éléments que l’entendement discerne dans la beauté et en nous élevant ensuite à la pure unité esthétique par laquelle elle agit sur le sentiment et dans laquelle disparaissent les deux états précédemment décrits [1]. C'était la lettre 18.