L16 Lettre 16 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. Nous avons vu comment l’action réciproque de deux instincts opposés et l’union de deux principes opposés engendraient la beauté, dont l’idéal suprême devra donc être cherché dans l’association et l’équilibre les plus parfaits possibles de la réalité et de la forme. Or cet équilibre restera toujours une simple Idée, à laquelle l’existence phénoménale ne pourra jamais être complètement adéquate. Dans l’existence l’un des deux éléments l’emportera toujours sur l’autre, et ce que l’expérience produira de plus élevé sera une oscillation entre deux principes, où prédominera tantôt la réalité, tantôt la forme. La beauté dans l’idéal ne peut donc pour l’éternité qu’être indivisible et une, car il ne peut y avoir qu’un [229] seul équilibre ; la beauté dans l’expérience sera au contraire pour l’éternité double, car une oscillation peut déranger l’équilibre de deux manières, en inclinant soit en deçà soit au delà. J’ai remarqué dans une des Lettres précédentes – et la cohérence des développements antérieurs conduit avec une stricte nécessité à une déduction semblable – qu’il faut attendre de la beauté un effet à la fois apaisant et énergique : apaisant pour contenir dans leurs limites l’instinct sensible autant que l’instinct formel ; énergique pour les maintenir tous les deux en leur force. Or ces deux effets doivent idéalement se réduire à un et à un seulement. La beauté doit détendre en tendant uniformément les deux natures ; elle doit tendre en les détendant uniformément. En mettant en mouvement simultanément l’instinct matériel et l’instinct formel, elle leur trace à tous les deux des limites ; en les maintenant tous les deux l’un par l’autre dans certaines bornes, elle leur donne à tous les deux la liberté convenable. Cela résulte déjà du concept d’action réciproque en vertu duquel les deux facteurs à la fois se conditionnent nécessairement l’un l’autre et sont conditionnés l’un par l’autre, la beauté étant le plus pur produit de cette réciprocité d’action. Mais cette réciprocité n’apparaît sous une forme parfaite dans aucun exemple fourni par l’expérience. Dans la réalité la prépondérance fondera toujours plus ou moins une insuffisance et l’insuffisance une prépondérance. Ce qui donc dans la beauté idéale n’est différencié que par notre représentation, est dans la beauté de l’expérience différent par l’existence. La beauté idéale, bien qu’elle soit indivisible et simple, révèle dans différentes relations une qualité à la fois apaisante et énergique ; dans l’expérience il y a une beauté apaisante et une beauté énergique. Il en va et il en ira de la sorte dans tous les cas où l’absolu se trouve inséré dans les limites du temps et où des Idées de la Raison doivent être réalisées dans l’humanité. Ainsi l’homme qui réfléchit [231] conçoit la vertu, la vérité, le bonheur ; mais l’homme qui agit ne fera que pratiquer des vertus, saisir des vérités, jouir de jours heureux. Ramener ceci à cela, remplacer les mœurs par la moralité, les connaissances par la connaissance, les jours de bonheur par le bonheur est l’affaire de la culture physique et morale ; transformer des beautés en beauté est la tâche de la culture esthétique. La beauté énergique ne peut pas plus préserver l’homme d’un certain reste de sauvagerie et de dureté, que la beauté apaisante ne le protège contre un certain degré de mollesse et d’énervement. Car comme la première a pour effet de tendre l’âme au physique autant qu’au moral, il n’arrivera que trop facilement que la résistance du tempérament et du caractère n’émousse la sensibilité aux impressions ; par suite la plus délicate de nos deux natures participera à une compression qui devrait atteindre notre seule nature inférieure, et notre nature inférieure profitera d’un surcroît de force qui devrait être procuré à la seule personnalité libre ; c’est pourquoi l’on voit, aux époques de force et de plénitude, la vraie grandeur des représentations aller de pair avec l’énorme et l’extravagant, et la sublimité de l’esprit avec les plus affreuses explosions de passion ; et aux époques de discipline et de forme, l’on constate que la nature est aussi souvent comprimée que dominée, outragée que dépassée. De même, parce que la beauté apaisante a pour effet de détendre l’âme au moral comme au physique, il arrive tout aussi facilement qu’avec la violence des appétits, la vigueur des sentiments soit elle aussi étouffée et que le caractère moral participe à une déperdition de force qui ne devrait atteindre que la passion : c’est pourquoi aux époques dites raffinées, l’on observe fort souvent que la douceur dégénère en mollesse, la régularité en platitude, la correction en insignifiance, la liberté en arbitraire, la légèreté en frivolité, le calme en [233] apathie et l’on verra la caricature la plus méprisable de l’humanité être toute proche de sa stature la plus magnifique. Pour l’homme qui subit la contrainte soit de la matière soit des formes, la beauté apaisante est donc un besoin ; car il a été touché par la grandeur et la force bien avant de devenir sensible à l’harmonie et à la grâce. Pour l’homme qui vit sous l’indulgente autorité du goût, la beauté énergique est un besoin, car dans l’état de culture raffinée il fait trop volontiers bon marché d’une force qui lui vient de son état primitif de sauvagerie. Et maintenant je crois que l’on tiendra pour éclaircie et résolue la contradiction que l’on a coutume de constater chez les hommes dans leurs jugements sur l’influence du beau et dans leur appréciation de la culture esthétique. La contradiction est éclaircie à partir du moment où l’on se rappelle qu’il y a dans l’expérience deux espèces de beauté et que les deux parties adverses affirment du genre tout entier ce que chacune d’elles peut prouver de l’une des espèces particulières seulement. La contradiction est supprimée à partir du moment où l’on distingue entre les deux besoins de l’humanité auxquels les deux beautés répondent. Les deux parties auront donc vraisemblablement raison à condition qu’elles se soient d’abord mises d’accord quant à l’espèce de beauté et quant à la forme d’humanité auxquelles elles pensent. C’est pourquoi dans la suite de mes recherches je prendrai la route dans laquelle, en matière d’esthétique, la nature s’engage en ce qui concerne l’homme, et je m’élèverai des espèces de beauté au concept générique de celle-ci. J’examinerai les effets de la beauté apaisante sur l’homme tendu et ceux de la beauté énergique sur l’homme détendu pour finalement effacer l’opposition des deux espèces de beautés dans l’unité de la beauté idéale, tout comme les deux formes opposées d’humanité disparaissent dans l’unité de l’homme idéal. C'était la lettre 16.