L15 Lettre 15 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. Je me rapproche du but auquel je vous mène par un sentier peu récréatif. Si vous consentez à faire avec moi quelques pas encore, l’horizon que vous découvrirez vous paraîtra d’autant plus libre et une perspective pleine d’attrait vous récompensera peut-être de la fatigue de la route. L’objet de l’instinct sensible, c’est, si on l’énonce en un concept général, la vie au sens le plus large, ce mot désignant toute existence matérielle et toute présence sensible immédiate. L’objet de l’instinct formel, c’est, si on l’énonce en un concept général, la forme, au sens [215] figuré comme au sens propre, ce mot comprenant toutes les qualités formelles des choses et tous leurs rapports avec les facultés pensantes. L’objet de l’instinct de jeu pourra donc, représenté par un schème général, s’appeler forme vivante, ce concept servant à exprimer toutes les qualités esthétiques des choses et en bref ce que au sens le plus large du mot on appelle beauté. Cette définition, à supposer que c’en fût une, n’implique pas que la beauté s’étende à tout le domaine des êtres vivants ni qu’elle soit limitée à leur seul domaine. Un bloc de marbre, bien qu’il soit et demeure inerte, n’en peut pas moins devenir, grâce à l’architecte et au sculpteur, une forme vivante ; un être humain a beau vivre et avoir une forme, il n’en résulte pas qu’il soit une forme vivante ; loin de là. Il ne le sera que si sa forme est vie et si sa vie est forme. Tant que sa forme ne suscite en nous que des pensées, elle est inerte ; elle est pure abstraction ; tant que sa vie n’est que sentie par nous, elle est dénuée de forme, elle est pure impression. Dans la mesure seulement où sa forme vit dans notre sentiment et où sa vie prend forme dans notre entendement, il est forme vivante, et il en ira ainsi dans tous les cas où nous jugerons qu’il est beau. Mais parce que nous sommes capables d’indiquer quels sont les éléments dont la réunion engendre la beauté, il ne s’ensuit nullement que la genèse de celle-ci soit expliquée ; pour qu’elle le fût, il serait nécessaire que cette réunion elle-même devint intelligible ; or elle demeure insondable de même qu’en général toute réciprocité d’action entre le fini et l’infini. Pour des motifs transcendantaux la raison pose l’exigence : il doit y avoir une union entre l’instinct formel et l’instinct matériel, c’est-à-dire qu’il doit y avoir un instinct de jeu, car le concept d’humanité ne peut se parfaire que par l’unité de la réalité et de la forme, du hasard et de la nécessité, de la passivité et de la liberté. Elle est [217] obligée de poser cette exigence parce qu’elle est raison, parce qu’en vertu de son essence même elle requiert la perfection, l’abolition de toutes les limites, et que l’activité exclusive de l’un ou de l’autre des deux instincts laisse la nature humaine imparfaite et fait d’elle le fondement d’une limite. En conséquence dès que la raison prononce : une humanité doit exister, elle a par cela même édicté la loi : il doit y avoir une beauté. L’expérience peut répondre à la question de savoir si une beauté existe et nous en serons instruits dès qu’elle nous aura appris si une humanité existe. Mais comment une beauté peut exister et comment une humanité est possible, voilà ce que ni la raison ni l’expérience ne peuvent nous enseigner. L’homme, nous le savons, n’est d’une manière exclusive ni matière ni esprit. La beauté, en tant que réalisation achevée de son humanité, ne peut donc être d’une manière exclusive ni vie ni forme : elle n’est pas seulement vie, bien que cela ait été affirmé par de sagaces observateurs qui s’en tenaient trop strictement aux témoignages de l’expérience, et bien que le goût du temps aimât la réduire à ce rôle ; elle n’est pas seulement forme, bien que cela ait été allégué par des philosophes dont les spéculations s’éloignaient trop de l’expérience, et par des artistes qui, philosophant sur la beauté, l’expliquaient trop docilement par les besoins de l’art [1]. La beauté est l’objet commun des deux instincts, c’est-à-dire de l’instinct de jeu. Cette expression est pleinement justifiée dans l’usage de la langue qui a coutume de désigner par le mot de jeu tout ce qui n’est ni hasard subjectif ou objectif ni contrainte externe ou interne. Comme l’âme se trouve, quand elle contemple la beauté, à une heureuse distance égale entre la loi et le besoin, elle est, précisément parce que partagée entre eux, soustraite à la contrainte de l’un autant que de l’autre. L’instinct sensible et l’instinct formel prennent au sérieux leurs exigences, parce que, en matière de connaissance, [219] le premier considère la réalité des choses, le second leur nécessité, et que, en matière d’action, le premier vise à maintenir la vie et le second à sauvegarder la dignité. Tous les deux ont donc en vue la vérité et la perfection. Mais la vie apparaît plus indifférente dès qu’intervient la dignité, et le devoir cesse de contraindre dès que l’inclination attire ; de même l’âme accueille la réalité des choses, la vérité matérielle, plus librement et plus calmement dès que celle-ci se rencontre avec la vérité formelle, avec la loi de la nécessité ; et l’âme ne se sent plus tendue par l’abstraction dès que l’intuition sensible peut accompagner celle-ci. En bref : en s’associant à des idées, toute réalité perd son caractère sérieux, car elle devient peu de chose, et en se rencontrant avec le sentiment, la nécessité dépouille sa gravité, car elle devient facile. Mais il y a longtemps déjà que vous pourriez être tenté de m’objecter : n’est-ce pas déprécier la beauté que d’en faire un simple jeu et de l’assimiler aux objets frivoles qui de tout temps ont été appelés de ce nom ? N’est-ce pas se mettre en contradiction avec le concept rationnel et la dignité de la beauté que de la réduire à n’être qu’un simple jeu, alors qu’elle est tenue pour un instrument de culture, et n’est-ce pas se mettre en contradiction avec le concept expérimental de jeu que de le limiter à la seule beauté, alors qu’il est compatible avec des objets qui excluent tout jugement de goût ? Mais comment parler de « simple » jeu, quand nous savons que c’est précisément le jeu et le jeu seul qui, entre tous les états dont l’homme est capable, le rend complet et le fait déployer ses deux natures à la fois ? Ce que selon votre représentation vous appelez limitation, je l’appelle selon la mienne – et je l’ai justifiée – extension. À l’inverse de votre conception, je dirais donc bien plutôt : l’agréable, le bien, la perfection, l’homme les prend seulement au sérieux, mais avec la beauté il joue. Sans doute ne devons-nous pas nous souvenir [221] ici des jeux qui sont usités dans la vie réelle et qui ne se rapportent habituellement qu’à des objets très matériels ; mais aussi bien chercherions-nous vainement dans la vie réelle la beauté dont il est ici question. La beauté qui existe dans la réalité vaut l’instinct de jeu qui existe dans la réalité ; mais de même l’idéal de beauté que la raison construit impose l’idéal d’un instinct de jeu que l’homme doit dans tous ses jeux avoir toujours présent à l’esprit. On ne se trompera jamais si l’on recherche quel idéal un homme se fait de la beauté dans les mêmes voies que celles où il donne satisfaction à son instinct de jeu. Tandis qu’aux jeux d’Olympie les peuples grecs prennent plaisir à des joutes où sans répandre de sang l’on rivalise de force, de vitesse, de souplesse, ainsi qu’à la compétition plus noble des talents, le peuple romain se délecte à l’agonie d’un gladiateur abattu ou de son adversaire lybien [2]. Ce seul trait suffit à nous faire comprendre pourquoi c’est en Grèce et non à Rome qu’il nous faut rechercher les figures idéales d’une Vénus, d’une Junon, d’un Apollon. Quant à la raison, elle déclare : le beau ne doit être ni seule vie, ni seule forme, mais forme vivante, c’est-à-dire beauté ; elle prescrit en effet à l’homme la double loi du formalisme absolu et de la réalité absolue. En conséquence elle énonce du même coup : l’homme ne doit que jouer avec la beauté et il ne doit jouer qu’avec la beauté. Car, pour trancher enfin d’un seul coup, l’homme ne joue que là où dans la pleine acception de ce mot, il est homme, et il n’est tout à fait homme que là où il joue . Cette affirmation qui en cet instant peut paraître paradoxale, prendra une signification considérable et profonde quand nous en serons venus à l’appliquer à la double et grave réalité du devoir et de la destinée ; elle servira d’assise, je vous le promets, à tout l’édifice des beaux-arts et à celui de l’art plus difficile encore de vivre. Mais au reste cette affirmation n’est inattendue [223] qu’au regard de la science ; elle était, il y a longtemps déjà, vivante et agissante dans l’art et dans le sentiment des Grecs, chez les plus distingués d’entre leurs maîtres, à ceci près qu’ils transféraient dans l’Olympe l’idéal qui devait être réalisé sur la terre. Guidés par la vérité de ce principe, ils effaçaient du front des immortels bienheureux l’expression de sérieux et d’effort qui ride les joues des hommes et ils ne leur donnaient pas celle de plaisir vide qui dans un visage insignifiant en supprime les plis ; ils affranchissaient ceux qui vivent dans la béatitude éternelle, des chaînes inséparables de toutes les fins, de tous les devoirs et de tous les soucis ; ils faisaient de l’oisiveté et de l’indifférence le sort de la condition divine que les mortels envient ; celle-ci n’était qu’un nom tout humain pour désigner l’existence la plus libre et la plus sublime. La contrainte matérielle des lois de la nature autant que la contrainte spirituelle des lois morales disparaissaient dans leur concept supérieur de nécessité qui embrassait les deux mondes à la fois et c’est seulement de l’unité de ces deux nécessités que surgissait pour eux la vraie liberté. Inspirés par cet esprit, ils effaçaient des traits de la figure qui incarnait leur idéal, l’expression des penchants en même temps que toutes traces de volonté, ou plutôt ils rendaient les uns et les autres méconnaissables parce qu’ils savaient les associer dans une union très intime. Ce ne sont ni la grâce ni la dignité qui nous parlent dans le visage superbe d’une Junon Ludovisi ; ce ne sont ni l’une ni l’autre, car ce sont toutes deux ensemble. La divinité aux traits de femme réclame notre adoration, cependant que la femme semblable à la divinité enflamme notre amour. Mais pendant que, ravis, nous nous abandonnons à son charme céleste, sa suffisance céleste nous effraie. Toute sa personne se fonde en elle-même et y a sa demeure ; elle est un monde complètement fermé ; comme si elle était au delà de l’espace, elle ne s’abandonne ni ne résiste ; il n’y a pas là de force qui serait en lutte avec d’autres forces ni de défaut par où le temps pourrait faire irruption. Nous [225] sommes irrésistiblement saisis et attirés par son charme, maintenus à distance par sa suffisance. Nous nous trouvons simultanément dans l’état de suprême repos et dans celui de suprême agitation ; il en résulte la merveilleuse émotion pour laquelle l’intelligence n’a pas de concept ni la langue de nom. C'était la lettre 15.