L12 Lettre 12 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. La double tâche qui consiste à rendre réel ce qui en nous est nécessaire et à soumettre à la loi de la nécessité ce qui existe hors de nous, deux forces nous pressent de l’accomplir ; comme elles nous poussent à réaliser leur objet, on les appelle d’un terme adéquat des instincts. Le premier de ces instincts, que je nommerai sensible, a sa source dans notre existence physique ou dans notre nature sensible ; son rôle est d’insérer l’homme dans les limites du temps et de le transformer en matière ; – il n’est pas de lui fournir de la matière, car pour lui en procurer il faut une libre activité de sa personne qui accueille cette matière et la distingue de son moi, lequel est permanent. – Or comme par matière nous n’entendons ici que le changement ou la réalité qui remplit le temps, l’exigence de l’instinct sensible est qu’il y ait changement, que le temps ait un contenu. [185] L’état qui n’est que du temps rempli de contenu, s’appelle sensation ; c’est par cet état seulement que l’existence physique devient réelle. Comme tout ce qui existe dans le temps est successif, une réalité exclut, par cela seul qu’elle est, toute autre existence. Quand on tire d’un instrument un son, celui-ci est, entre tous ceux que l’instrument peut rendre, le seul réel ; quand l’homme a la sensation d’une réalité actuelle, tout l’infini de ses déterminations possibles se réduit à ce mode unique d’existence. Là donc où l’instinct sensible agit exclusivement, il y a nécessairement la limitation la plus grande possible ; l’homme dans cet état n’est qu’une unité numérique, un moment rempli de contenu – ou plutôt il n’est pas, car sa personnalité est abolie aussi longtemps que sa sensation le domine et qu’il est emporté par le flux du temps [1].  Le domaine de cet instinct s’étend aussi loin que les limites de l’homme fini ; et comme toute forme se manifeste seulement par une matière, tout absolu par le moyen de limites, c’est à vrai dire à l’instinct sensible qu’est finalement liée toute la vie phénoménale de l’humanité. Mais bien que seul il éveille les virtualités de l’homme et les amène à se déployer, c’est pourtant lui seul aussi qui rend impossible leur plein achèvement. Par des liens indissolubles il attache au monde des sens l’esprit qui aspire à le dépasser, et quand l’abstraction entreprend de très libres pérégrinations dans le monde de l’infini, il la rappelle dans les frontières du présent. La pensée peut sans doute par instants se dérober à lui et une volonté ferme résiste victorieusement à ses exigences ; mais bientôt la nature refoulée reprend ses droits pour réclamer impérieusement la réalité de l’existence, un contenu pour nos connaissances et une fin pour notre action. Le second des instincts, que l’on peut appeler l’instinct formel, procède de l’existence absolue ou de la nature humaine raisonnable, et il tend à rendre l’homme [187] libre, à introduire de l’harmonie dans la diversité de ses manifestations, à affirmer sa personne, en dépit de tous les changements de ses états. Or comme sa personne ne peut en vertu de son unité absolue et indivisible jamais être en contradiction avec elle-même, comme nous sommes nous-mêmes pour la durée éternelle du temps, l’instinct qui pousse la personnalité à s’affirmer ne pourra jamais exiger autre chose que ce qu’il est obligé d’exiger pour la durée éternelle du temps ; il décide donc pour toujours de la même manière qu’il le fait pour le présent, et il ordonne pour le présent ce qu’il ordonne pour toujours. Il embrasse par suite toute la succession du temps ; ce qui revient à dire qu’il supprime le temps et le changement ; il veut que ce qui est réel soit nécessaire et éternel, et que ce qui est éternel et nécessaire soit réel : en d’autres termes il réclame impérieusement la vérité et la justice. Tandis que le premier des instincts ne crée que des cas, le second édicte des lois, – des lois pour tout jugement s’il s’agit de connaissances, pour toute volonté s’il s’agit d’actions. Soit que nous connaissions un objet et que nous attribuions à un état de notre sujet une validité objective, soit que nous agissions en vertu de connaissances et que nous fassions d’un principe objectif le motif déterminant de notre état, – dans les deux cas nous arrachons cet état à la juridiction du temps et nous lui reconnaissons une réalité valable pour tous les hommes et tous les temps, c’est-à-dire l’universalité et la nécessité. Le sentiment ne peut que dire : ceci est vrai pour ce sujet-ci et en ce moment-ci ; un autre moment peut surgir, un autre sujet peut venir qui annulera l’affirmation du sentiment actuel. Mais quand la pensée énonce : ceci est, elle décide pour toujours et à jamais, et la validité de sa sentence est garantie par la personnalité elle-même qui défie tout changement. L’inclination ne peut que dire : ceci est bien pour ton individu et pour ton besoin présent ; mais le changement entraînera avec lui ton individu et ton besoin présent, [189] et ce que maintenant tu désires ardemment il le transformera un jour en un objet de ton aversion. Par contre quand le sentiment moral dit : cela doit être, il décide pour toujours et à jamais. Si tu professes la vérité parce qu’elle est la vérité et que tu pratiques la justice parce qu’elle est la justice, tu as fait d’un cas isolé la loi de tous les cas ; tu as traité un moment de ta vie comme l’éternité.   Lorsque donc l’instinct formel est souverain et que l’objet pur agit en nous, il se produit le plus parfait élargissement de l’être ; toutes les limites disparaissent, et l’homme s’est élevé de la situation d’unité numérique à laquelle le réduisait l’indigence de ses sens, à une unité idéale qui embrasse tout le royaume des apparences. Tandis que cette opération s’accomplit nous ne sommes plus dans le temps, mais le temps est en nous avec toute sa succession infinie. Nous ne sommes plus individus, mais espèce ; notre jugement exprime celui de tous les esprits, notre acte incarne le choix de tous les cœurs. C'était la lettre 12.