L11 Lettre 11 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. Quand l’abstraction s’élève aussi haut qu’elle le peut, elle parvient à deux concepts ultimes auxquels elle est obligée de s’arrêter en avouant ses limites. Elle distingue dans l’homme quelque chose qui persiste et quelque chose qui change continuellement. Ce qui persiste, elle l’appelle sa personne, ce qui change son état. La personne et son état, le moi et ses déterminations, nous nous les représentons comme étant dans l’être nécessaire une seule et même chose, mais ils sont dans [175] l’être fini à tout jamais distincts. En dépit de toute constance de la personne, l’état change ; en dépit de tout changement de l’état, la personne reste constante. Nous passons du repos à l’activité, de l’émotion à l’indifférence, de l’accord à la contradiction, mais pourtant toujours nous sommes, et ce qui dérive immédiatement de nous demeure. Dans le sujet absolu seul persistent, avec la personne, toutes ses déterminations, parce qu’elles découlent d’elle. Tout ce qu’est la divinité, elle l’est parce qu’elle est ; en conséquence elle est tout pour l’éternité parce qu’elle est éternelle. Comme dans l’homme, être fini, la personne et l’état sont distincts, l’état ne peut pas se fonder sur la personne ni la personne sur l’état. Pour que le second cas fût possible, il faudrait que la personne changeât ; pour que le premier le fût, il faudrait que l’état persistât et que donc dans chaque cas fût abolie ou la personnalité de l’homme ou sa qualité d’être fini. Ce n’est pas parce que nous pensons, voulons, sentons que nous sommes ; ce n’est pas parce que nous sommes que nous pensons, voulons, sentons. Nous sommes parce que nous sommes ; nous sentons, pensons et voulons parce que en dehors de nous quelque chose d’autre que nous existe. La personne doit donc être son propre fondement, car ce qui persiste ne peut pas résulter du changement. Ainsi arriverions-nous en premier lieu à l’idée de l’existence absolue, fondée en elle-même, c’est-à-dire à la liberté. D’autre part l’état doit avoir un fondement ; il faut puisqu’il n’existe pas par la personne et que donc il n’est pas absolu, qu’il résulte à titre de conséquence. Ainsi arriverions-nous en second lieu à ce qui est la condition de toute existence dépendante ou de tout devenir, au temps. « Le temps est la condition de tout devenir » est une proposition identique, car elle ne fait qu’affirmer : « la succession est la condition nécessaire pour que quelque chose résulte à titre de conséquence. » La personne qui se révèle dans la permanence éternelle du moi et en elle seulement, ne peut pas devenir ; [177] elle ne peut pas commencer dans le temps, car c’est au contraire le temps qui doit commencer en elle ; c’est le changement qui doit avoir pour fondement quelque chose de permanent. Pour que le changement existe il faut en effet que quelque chose change ; ce quelque chose ne peut donc pas être déjà lui-même changement. Quand nous disons « la fleur s’épanouit et se fane », nous faisons de la fleur l’être permanent de cette transformation et nous lui prêtons en quelque sorte une personne qui est le substrat de ces deux états. Dire que l’homme commence par devenir n’est pas une objection. L’homme en effet n’est pas une pure et simple personne. Il est une personne dans un état déterminé. Or tout état, toute existence déterminée naît dans le temps. En tant que phénomène l’homme doit donc avoir un commencement, bien que l’intelligence pure soit en lui éternelle. Sans le temps grâce auquel il l’est devenu il ne serait pas un être déterminé. Sa personnalité existerait bien virtuellement, mais non effectivement. Ce n’est que par la succession de ses représentations que le moi permanent se saisit lui-même comme phénomène. Donc la matière de l’activité ou la réalité que l’Intelligence suprême puise en elle-même, il faut que l’homme commence par la recevoir, et c’est par la perception qu’il la reçoit, comme quelque chose qui se trouve hors de lui dans l’espace et qui change en lui dans le temps. A ce changement de la matière en lui, son moi, qui ne change jamais, assiste, et la règle que sa nature raisonnable lui prescrit est de rester constamment lui-même au milieu de tous les changements, de transformer toutes ses perceptions en expérience, c’est-à-dire de les réduire à l’unité de la connaissance et d’ériger chacune des modalités de son existence dans le temps en loi pour tous les temps. Ce n’est qu’en variant qu’il existe et ce n’est qu’en restant invariable que lui existe. L’homme dans son achèvement serait par suite l’unité qui persiste et qui, parmi les fluctuations du temps, demeure éternellement identique à elle-même. [179] Dans ces conditions, bien que pour un être infini, pour un dieu, il n’y ait pas de devenir possible, il faut cependant appeler divine une tendance dont l’objet infini est de réaliser ce qui est le caractère le plus spécifique de la divinité, à savoir l’être qui est à la fois actualisation absolue du virtuel (réalité de tout le possible) et unité absolue de l’apparence (nécessité de toute réalité). L’homme porte incontestablement dans sa personnalité la tendance à la déité ; le chemin vers celle-ci, si l’on peut appeler chemin ce qui ne mène jamais au but, lui est ouvert dans ses sens. Sa personnalité considérée en elle-même et indépendamment de toute matière sensible, n’est que disposition à actualiser l’infini du possible ; tant qu’il n’a pas d’intuition sensible et ne sent pas, il n’est encore que forme et virtualité vide. D’autre part sa sensibilité, considérée en elle-même et en dehors de toute autonomie de l’esprit, ne peut avoir sur lui, qui sans elle est uniquement forme, d’autre effet que de le transformer en matière ; elle ne peut nullement lier la matière à son moi. Tant qu’il se contente de sentir, de désirer et d’agir par simple désir, il n’est encore que monde, si nous entendons par cette dénomination le contenu informe du temps. Sans doute est-ce sa seule sensibilité qui transforme sa virtualité en force active, mais ce n’est que sa personnalité qui fait de son activité son œuvre propre. Pour n’être pas simplement monde, il faut donc qu’il donne forme à la matière. Pour n’être pas simplement forme, il faut qu’il procure réalité à la disposition qu’il porte en lui. Il procure réalité à la forme quand il crée le temps et qu’il oppose à la persistance le changement, à l’unité éternelle de son moi la multiplicité du monde. Il met la matière en forme quand il supprime le temps, quand il affirme l’immutabilité dans le changement et qu’il soumet la multiplicité du monde à l’unité de son moi.  De là découlent deux exigences contraires qui sont posées à l’homme ; ce sont les deux lois fondamentales de [181] la nature sensible-raisonnable. La première tend à la réalité absolue : il doit transformer en monde tout ce qui est simplement forme, et extérioriser toutes ses virtualités ; la deuxième tend à la forme absolue ; il doit détruire en lui tout ce qui est simplement monde et introduire de l’accord dans toutes ses variations. En d’autres termes, il doit extérioriser tout ce qui est intérieur et mettre en forme tout ce qui est extérieur. Ces deux tâches, conçues dans leur achèvement suprême, ramènent au concept de divinité dont je suis parti. C'était la lettre 11.