L10 Lettre 10 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. Le contenu de mes lettres précédentes vous en a donc mis d’accord avec moi et convaincu : l’homme peut s’éloigner de sa destination en suivant deux voies opposées ; nos contemporains cheminent véritablement sur deux fausses routes ; ils sont devenus la proie des extrêmes soit de la sauvagerie, soit de l’affaissement moral et de la dépravation. De ce double égarement la beauté doit les faire revenir. Or comment la culture esthétique peut-elle remédier à la fois à ces deux défauts contraires et réunir en elle deux qualités contradictoires ? Peut-elle chez le sauvage enchaîner la nature et chez le barbare la libérer ? Peut-elle à la fois tendre et détendre, – et si elle ne produit pas véritablement ces deux effets, comment peut-on raisonnablement attendre d’elle un résultat aussi considérable que l’éducation de l’humanité ? [163] Sans doute a-t-on déjà affirmé que le développement du sentiment esthétique affinait les mœurs ; on l’a répété à satiété, si bien qu’il semble inutile d’en fournir une preuve nouvelle. On se fonde sur l’expérience quotidienne ; elle manifeste presque constamment qu’un goût cultivé est inséparable de la clarté de l’entendement, de la vivacité du sentiment, d’une attitude libérale et même pleine de dignité, tandis qu’un goût inculte va habituellement de pair avec les défauts contraires. On invoque avec beaucoup d’assurance l’exemple de la nation de l’antiquité qui fut la plus policée de toutes et chez qui le sentiment de la beauté atteignit en même temps son plus haut développement, et l’on cite l’exemple opposé des peuples soit sauvages soit barbares, dont l’insensibilité à la beauté a pour rançon un caractère soit fruste soit rigide. Cependant des esprits réfléchis s’avisent parfois ou de nier le fait ou bien de mettre en doute la légitimité des conclusions qu’on en tire. Ils n’ont pas une si mauvaise opinion de la sauvagerie que l’on reproche aux peuples incultes, ni une appréciation si avantageuse de l’affinement que l’on loue chez les peuples cultivés. Dans l’antiquité déjà il y avait des hommes qui tenaient la culture esthétique pour rien moins qu’un bienfait et qui par suite étaient très disposés à interdire aux arts de l’imagination l’accès de leur République.  Je ne parle pas de ceux qui ne dédaignent les Grâces que parce qu’ils n’ont jamais éprouvé leur faveur. Ils ne connaissent d’autres critères de la valeur que l’effort en vue d’acquérir et le profit tangible ; – comment seraient-ils capables d’apprécier le travail silencieux que le goût accomplit dans l’apparence et dans l’être intérieur de l’homme, et comment, en considérant les inconvénients fortuits d’une belle culture, n’oublieraient-ils pas ses avantages essentiels ? L’homme qui ne possède pas la Forme méprise toute grâce de la parole comme une séduction corruptrice ; il rejette toute distinction dans les manières comme une dissimulation, toute délicatesse [165] et toute générosité dans la conduite comme des outrances et des affectations. Il ne peut pardonner au favori des Grâces de savoir, s’il est homme du monde, égayer toutes les réunions de société, – s’il est homme d’affaires, gouverner toutes les intelligences selon ses intentions, – s’il est écrivain, imposer son esprit à tout son siècle peut-être, – tandis que, victime de son application, il ne peut, lui, avec tout son savoir forcer l’attention de personne, ni déplacer la moindre pierre. Comme il n’apprendra jamais du favori des Grâces le secret génial d’être agréable, il ne lui reste qu’à se lamenter sur l’aberration de la nature humaine qui rend hommage à l’apparence plus qu’à l’être. Mais des hommes dignes d’estime élèvent la voix contre les effets exercés par la Beauté et ils sont armés de redoutables raisons empruntées à l’expérience. « On ne saurait nier, disent-ils, que les attraits de la Beauté peuvent en de bonnes mains agir pour des fins louables, mais il n’est pas contraire à leur essence de produire en de mauvaises mains les effets précisément opposés et de mettre au service de l’erreur et de l’injustice leur force de sujétion sur les âmes. Justement parce que le goût n’est attentif qu’à la forme et jamais au contenu, il incline finalement l’âme à négliger dangereusement toute réalité en général et à sacrifier la vérité et la moralité à un vêtement séduisant. Toute différence objective entre les choses s’efface et c’est seulement l’apparence qui détermine leur valeur. Combien d’hommes capables, continue-t-on, ne sont-ils pas, parce qu’ils cèdent à la force séductrice de la Beauté, détournés de toute activité sérieuse et soutenue, ou du moins induits à la traiter superficiellement ! – Que d’intelligences faibles entrent en conflit avec l’ordre social parce qu’il a plu à l’imagination des poètes de construire un monde où les choses se passent de tout autre façon, où les opinions ne sont liées par aucune règle de convenance, où la nature n’est étouffée par aucun artifice. Quelle dialectique dangereuse les passions n’ont-elles pas apprise depuis que [167] dans les tableaux des poètes elles brillent des plus vives couleurs et que dans leur lutte contre les lois et les devoirs elles demeurent habituellement maîtresses du champ de bataille. Quel profit la société a-t-elle bien tiré des lois que la beauté impose aux relations sociales qui étaient autrefois régies par la vérité, et de l’arbitrage exercé par l’impression extérieure décidant de l’estime, alors que celle-ci ne devrait être attachée qu’au mérite ? Il est vrai qu’on voit maintenant fleurir toutes les vertus qui se traduisent au dehors par des effets agréables et qui confèrent de la valeur en société ; – mais en échange tous les débordements triomphent et tous les vices qui se concilient avec de belles apparences sont répandus. » On ne peut en fait qu’être incité à la réflexion quand on constate ceci : à presque toutes les époques de l’histoire où les arts sont florissants et où le goût exerce son empire, l’humanité se montre affaissée ; inversement on ne petit pas citer l’exemple d’un seul peuple chez qui un degré élevé et une grande universalité de culture aillent de pair avec la liberté politique et la vertu civique, chez qui des mœurs belles s’allient à des mœurs bonnes et l’affinement de la conduite à la vérité de celle-ci. Aux temps où Athènes et Sparte maintinrent leur indépendance et où le respect des lois était la base de leur constitution, le goût manquait encore de maturité, l’art était encore dans son enfance et la beauté était loin de régner sur les âmes. Sans doute la poésie avait-elle déjà pris un essor grandiose, mais seulement sur les ailes du génie dont nous savons qu’il est tout proche de la sauvagerie et qu’il est une lumière qui brille volontiers dans les ténèbres ; il témoigne donc contre le goût de son époque plutôt qu’en faveur de celui-ci. Lorsqu’au temps de Périclès et d’Alexandre vint l’âge d’or des arts et que le goût étendit sa domination, on ne trouve plus la force et la liberté de la Grèce : l’éloquence faussa la vérité ; [169] on fut offensé par la sagesse dans la bouche d’un Socrate et par la vertu dans la vie d’un Phocion. Il fallut, nous le savons, que les Romains eussent épuisé leur force dans les guerres civiles et que, énervés par l’opulence de l’Orient, ils fussent courbés sous le joug d’un souverain heureux, pour que nous voyions l’art grec triompher de la rigidité de leur caractère. De même l’aube de la culture ne se leva pour les Arabes que lorsque l’énergie de leur esprit guerrier se fut amollie sous le sceptre des Abbassides. Dans l’Italie moderne les Beaux-Arts ne se manifestèrent que lorsque l’imposante Ligue des Lombards se fut dissociée, que Florence se fut soumise aux Médicis et que l’esprit d’indépendance eut dans toutes ces villes pleines de vaillance fait place à un abandon sans gloire. Il est presque superflu de rappeler encore l’exemple des nations modernes chez qui l’affinement devint plus grand dans la mesure où leur indépendance prit fin. Sur quelque partie du monde passé que nous dirigions nos regards, nous constatons toujours que le goût et la liberté se fuient l’un l’autre et que la beauté ne fonde sa domination que sur la disparition de vertus héroïques.   Et pourtant cette énergie du caractère, dont l’abandon est le prix habituel de la culture esthétique, constitue justement le ressort le plus efficace de toute grandeur et de toute excellence humaines, et son absence ne peut être remplacée par aucun autre avantage, aussi considérable qu’il soit. Si donc l’on s’en tient uniquement à ce qu’enseignent les expériences faites jusqu’à présent sur l’influence de la beauté, on ne peut effectivement pas être très encouragé à développer des sentiments qui sont si dangereux pour la vraie culture de l’homme ; et au risque de tomber dans la sauvagerie et la dureté, ou préférera renoncer à la force apaisante de la beauté plutôt que de se voir, en dépit de tous les avantages d’affinement qu’elle procure, livré à ses effets énervants. Mais peut-être l’expérience n’est-elle pas le tribunal devant lequel une question comme celle-ci peut [171] être résolue, et il faudrait, avant d’accorder de l’autorité à son témoignage, mettre hors de doute que la beauté dont nous parlons est bien la même que celle contre laquelle ces exemples témoignent. Or, cette certitude semble dépendre de l’existence d’un concept de beauté qui a sa source ailleurs que dans l’expérience, puisqu’il doit permettre de discerner si ce que dans l’expérience on appelle beau, porte légitimement ce nom. Ce pur concept rationnel de la beauté, si tant est qu’on pût le découvrir, devrait donc – puisqu’il ne peut être extrait d’aucun des cas de la réalité, et que bien plutôt il rectifie et guide notre jugement sur tous ces cas – être recherché par la voie de l’abstraction et pouvoir être déduit des simples possibilités de la nature sensible et raisonnable ; en un mot on devrait pouvoir montrer que la beauté est une condition nécessaire de l’humanité. C’est donc au pur concept de l’humanité que nous devons maintenant nous élever, et comme l’expérience ne nous montre que des états isolés d’hommes isolés et jamais l’humanité, nous devons chercher à découvrir dans ces manifestations individuelles et changeantes l’absolu et le permanent ; nous devons, en rejetant toutes ses limites contingentes, essayer de saisir les conditions nécessaires de son existence. Sans doute cette route transcendantale nous éloignera-t-elle pour un instant du cercle des phénomènes qui nous sont familiers ainsi que de la présence vivante des choses et elle nous immobilisera sur le champ dénudé de l’abstraction et de ses concepts, mais nous aspirons à donner à la connaissance un fondement solide que rien ne doive plus ébranler, et quiconque ne se risque pas au-dessus de la réalité, ne conquerra jamais la vérité. C'était la lettre 10.