L06 Lettre 6 Friedrich Schiller Lettres sur l'éducation esthétique de l'humain. N’aurais-je pas par cette description trop chargé notre époque ? Je n’attends pas cette objection. Je crains plutôt qu’on me reproche d’avoir trop prouvé. Votre tableau, me direz-vous, est certes l’image fidèle de l’humanité présente, mais il est aussi l’image de tous les peuples en général quand ils sont en train de se civiliser, car tous sans exception doivent s’écarter de la nature par [119] les abus de l’entendement avant de revenir à elle par la Raison. Cependant, si nous considérons avec quelque attention le caractère de notre temps, nous ne pouvons qu’être étonnés par le contraste que l’on observe entre la forme actuelle de l’humanité et celle des hommes de l’antiquité, notamment des Grecs. Il est un renom de culture et d’affinement dont nous nous targuons légitimement en nous comparant à toute humanité qui n’est que nature ; nous ne saurions nous en prévaloir à l’égard de la nature grecque qui s’alliait à toutes les séductions de l’art et à toute la dignité de la sagesse, sans être cependant, comme la nôtre, leur victime. Les Grecs ne nous remplissent pas seulement de confusion par une simplicité qui est étrangère à notre époque ; ils sont aussi nos rivaux, souvent même nos modèles par les avantages dont la possession a coutume de nous consoler du caractère contre nature de nos mœurs. Nous les voyons comblés à la fois de richesse sensible et de forme, doués d’esprit philosophique autant que de force plastique, délicats et en même temps énergiques, réunissant dans une humanité splendide la jeunesse de l’imagination et la virilité de la raison. Au temps où se produisit ce magnifique éveil des facultés de l’âme, les sens et l’esprit n’avaient pas encore des territoires strictement séparés ; aucune scission ne les avait encore excités à délimiter, dans un esprit d’hostilité, leurs domaines réciproques et à établir entre eux des frontières. La poésie n’avait pas encore été en coquetterie avec le bel esprit et la spéculation ne s’était pas déshonorée par des subtilités. Toutes deux pouvaient à la rigueur échanger leurs activités, parce que chacune, à sa manière il est vrai, honorait la vérité. Aussi haut que la Raison s’élevât, elle entraînait cependant toujours avec amour la matière avec elle, et aussi fixes et pénétrantes que fussent ses analyses, elle ne mutilait pourtant jamais. Elle décomposait certes la nature humaine, elle la résolvait en parties qu’elle sublimait [121] et incarnait dans les divinités de son Panthéon magnifique ; mais elle procédait ainsi sans la déchiqueter ; elle l’insérait de diverses manières dans l’individualité des différents dieux, sans que l’humanité tout entière manquât en aucun d’eux. Comme il en va tout autrement chez nous autres modernes ! chez nous aussi l’image de l’espèce se réfracte, agrandie, entre les individus ; mais elle est fragmentée, non insérée de multiples façons en eux ; en sorte que pour recomposer la totalité de l’espèce, il faut aller d’un individu à un autre et s’enquérir à la ronde. On est presque tenté d’affirmer que chez nous les facultés de l’âme se manifestent dans l’expérience aussi divisées qu’elles sont séparées dans la représentation du psychologue ; et nous voyons non seulement des individus mais encore des classes entières d’hommes ne déployer qu’une partie de leurs dispositions, tandis que leurs autres virtualités sont, comme dans des plantes rabougries, à peine indiquées par de faibles traces. Je ne méconnais pas les avantages que l’humanité d’aujourd’hui, considérée dans son unité et pesée sur la balance de l’entendement, peut avoir par rapport à la génération la meilleure du monde ancien. Mais c’est alors en formations serrées qu’il faut qu’elle entreprenne de concourir et de se mesurer avec celle-ci ; totalité contre totalité. Quel est le moderne qui est prêt à s’avancer, homme contre homme, pour disputer à un Athénien isolé la palme de l’humanité ? D’où vient que les individus se trouvent ainsi désavantagés alors que l’espèce a l’avantage ? pourquoi tout Grec était-il le représentant qualifié de son époque et pourquoi tout moderne n’a-t-il pas le droit de se risquer dans ce rôle ? Parce que le premier recevait sa forme de la nature qui réunit tout, tandis que le second tient la sienne de l’entendement qui dissocie tout. Ce fut la civilisation elle-même qui infligea cette blessure à l’humanité moderne. Dès que d’un côté une séparation plus stricte des sciences, et de l’autre une division [123] plus rigoureuse des classes sociales et des tâches furent rendues nécessaires, la première par l’expérience accrue et la pensée devenue plus précise, la seconde par le mécanisme plus compliqué des États, le faisceau intérieur de la nature humaine se dissocia lui aussi et une lutte funeste divisa l’harmonie de ses forces. L’entendement intuitif et l’entendement spéculatif se confinèrent hostilement dans leurs domaines respectifs, dont ils se mirent à surveiller les frontières avec méfiance et jalousie ; en limitant son activité à une certaine sphère, on s’est donné un maître intérieur qui assez souvent finit par étouffer les autres virtualités. Tandis que sur un point l’imagination luxuriante dévaste les plantations laborieusement cultivées par l’entendement, sur un autre la faculté d’abstraction dévore le feu auquel le cœur aurait dû se réchauffer et la fantaisie s’allumer.  Ce bouleversement que l’artifice de la civilisation et la science commencèrent à produire dans l’homme intérieur, le nouvel esprit des gouvernements le rendit complet et universel. Il ne fallait certes pas attendre que l’organisation simple des premières républiques survécût à la simplicité des mœurs et des conditions primitives ; mais au lieu de s’élever à une vie organique supérieure, elle se dégrada jusqu’à n’être plus qu’un mécanisme vulgaire et grossier. Les États grecs, où, comme dans un organisme de l’espèce des polypes, chaque individu jouissait d’une vie indépendante mais était cependant capable, en cas de nécessité, de s’élever à l’Idée de la collectivité, firent place à un ingénieux agencement d’horloge dans lequel une vie mécanique est créée par un assemblage de pièces innombrables mais inertes. Une rupture se produisit alors entre l’État et l’Église, entre les lois et les mœurs ; il y eut séparation entre la jouissance et le travail, entre le moyen et la fin, entre l’effort et la récompense. L’homme qui n’est plus lié par son activité professionnelle qu’à un petit fragment isolé du Tout ne se donne qu’une formation fragmentaire ; n’ayant [125] éternellement dans l’oreille que le bruit monotone de la roue qu’il fait tourner, il ne développe jamais l’harmonie de son être, et au lieu d’imprimer à sa nature la marque de l’humanité, il n’est plus qu’un reflet de sa profession, de sa science. Mais même la mince participation fragmentaire par laquelle les membres isolés de l’État sont encore rattachés au Tout, ne dépend pas de formes qu’ils se donnent en toute indépendance (car comment pourrait-on confier à leur liberté un mécanisme si artificiel et si sensible ?) ; elle leur est prescrite avec une rigueur méticuleuse par un règlement qui paralyse leur faculté de libre discernement. La lettre morte remplace l’intelligence vivante, et une mémoire exercée guide plus sûrement que le génie et le sentiment. La communauté sociale fait de la fonction le critère de l’homme ; elle n’honore chez tel de ses citoyens que la mémoire, chez tel autre que l’intelligence de tabellion, chez un troisième que l’aptitude mécanique ; tantôt elle est indifférente au caractère et n’exige que des connaissances ; tantôt par contre elle tient pour méritoire un extrême obscurcissement de l’intelligence, pourvu qu’il aille de pair avec un esprit d’ordre et une conduite conforme aux lois ; ces capacités isolées, elle désire qu’en même temps l’individu les développe en gagnant en intensité ce qu’elle lui permet de perdre en étendue. Comment s’étonner alors que l’on néglige les autres dispositions de l’âme pour consacrer tous ses soins à celle qui seule procure honneur et profit ? Sans doute savons-nous que le puissant génie ne fait pas coïncider les limites de sa fonction avec celles de son activité, mais le talent moyen consume dans l’exercice de la charge qui lui est dévolue la totalité de sa faible énergie, et pour en réserver un surcroît qu’il puisse, sans préjudice pour sa profession, consacrer à ses goûts particuliers, il lui faut être un esprit peu vulgaire. En outre c’est rarement une bonne recommandation auprès de l’État que d’être doué de forces qui excèdent les tâches, ou, pour un homme de génie, d’avoir des besoins spirituels supérieurs qui [127] entrent en concurrence avec la fonction. L’État est à ce point jaloux de posséder exclusivement ses serviteurs qu’il se résoudra plus aisément (et l’on ne saurait l’en blâmer) à partager son homme avec une Vénus de Cythère qu’avec une Vénus Uranie. Ainsi peu à peu la vie concrète des individus est-elle abolie afin de permettre à la totalité abstraite de persévérer dans son indigente existence, et l’État reste indéfiniment étranger aux citoyens qui le composent parce que leur sentiment ne le trouve nulle part. Obligée pour faciliter sa fonction de diviser leur multiplicité en catégories et de ne jamais laisser l’humanité accéder jusqu’à elle que par des représentants de seconde main, la partie gouvernante finit par la perdre complètement de vue et à la confondre avec un simple produit de l’entendement ; et la partie gouvernée ne peut recevoir qu’avec froideur les lois qui s’adressent si peu à elle. Finalement lasse d’entretenir des rapports qui lui sont si peu facilités par l’État, la société positive se dissout (c’est depuis longtemps déjà le destin de la plupart des nations européennes) et tombe dans une situation qui moralement est celle de la nature ; la puissance publique n’y est plus qu’un parti haï et trompé par ceux qui le rendent nécessaire, et apprécié seulement par qui peut se passer de lui. Était-il possible que sous la double contrainte qui du dedans et du dehors pesait ainsi sur elle, l’humanité s’engageât dans une direction autre que celle où elle est effectivement entrée ? Tandis que dans le royaume des Idées l’esprit spéculatif aspirait à des biens imprescriptibles, il était voué à devenir un étranger dans le monde sensible et à sacrifier la matière à la forme. L’esprit pratique, confiné dans un cercle uniforme d’objets où il subissait la contrainte supplémentaire de certaines formules, ne pouvait que perdre de vue la libre totalité du réel et s’appauvrir en même temps que se rétrécissait la sphère de son expérience. Le premier est tenté de conformer la réalité aux idées et de considérer les conditions [129] subjectives de sa représentation comme les lois constitutives de l’existence des choses ; le second s’est précipité dans l’extrême opposé ; il juge toute expérience en général d’après un fragment particulier d’expérience et il prétend appliquer les règles de sa fonction indifféremment à toute fonction. Le premier ne pouvait que devenir la proie d’une subtilité vide, le second la victime d’une étroitesse pédantesque, car le premier se plaçait trop haut pour apercevoir les choses particulières, le second trop bas pour voir la totalité. Mais les inconvénients de cette tournure d’esprit ne furent pas limités seulement au savoir et à l’invention ; ils ne s’étendirent pas moins au sentiment et à l’action. Nous savons que la sensibilité de l’âme dépend, quant au degré, de la vivacité de l’imagination, et quant à l’étendue, de la richesse de celle-ci. Or la prépondérance de la faculté discursive doit nécessairement dépouiller l’imagination de sa force et de son feu, et, à se mouvoir dans une sphère des plus limitées, celle-ci ne peut que perdre de sa richesse. C’est pourquoi le penseur abstrait a bien souvent un cœur froid, car il décompose les impressions qui n’émeuvent l’âme que dans la mesure où elles restent une totalité ; l’homme d’affaires a bien souvent un cœur rétréci, car son imagination, enfermée dans le cercle borné de sa profession, ne peut pas se dilater jusqu’à comprendre des conceptions qui lui sont étrangères. J’ai été amené à dévoiler quelle est la funeste orientation du caractère de notre époque et quelles causes l’expliquent, mais non pas à montrer par quels avantages la nature en a compensé les inconvénients. Je consens volontiers à reconnaître que s’il est impossible que les individus se trouvent bien de ce morcellement de leur être, l’espèce n’aurait pourtant pas réussi à faire de progrès en s’engageant dans une autre voie. L’apparition de l’humanité grecque fut incontestablement un maximum qui ne pouvait ni persister au même degré ni être dépassé. Il ne pouvait pas persister car la somme des connaissances déjà acquises devait immanquablement [131] contraindre l’entendement à se détacher du sentiment et de l’intuition sensible et à tendre vers une connaissance distincte. Il ne pouvait pas non plus être dépassé car un certain degré de clarté seulement se concilie avec une certaine abondance et une certaine chaleur. Les Grecs avaient atteint ce degré et s’ils voulaient progresser en s’élevant à une culture supérieure, ils devaient comme nous renoncer à la totalité de leur être et chercher la vérité en se dispersant dans des voies séparées. Pour développer les multiples virtualités de l’homme, il n’y avait pas d’autre moyen que de les opposer les unes aux autres. L’antagonisme des forces est le grand instrument de la culture, mais il n’en est que l’instrument ; car aussi longtemps qu’il dure, on n’est encore que sur la voie qui mène à celle-ci. C’est seulement lorsque des facultés particulières de l’homme s’isolent et prétendent exercer une juridiction exclusive, qu’elles entrent en conflit avec la vérité des choses et qu’elles obligent le sens commun à pénétrer dans les profondeurs des objets ; il s’arrête autrement avec une indolence facilement satisfaite à leur apparence extérieure. L’entendement pur en usurpant de l’autorité sur la vie des sens, et l’entendement empirique en travaillant à le soumettre aux conditions de l’expérience, développent leurs virtualités jusqu’au plus haut point de maturité et ils épuisent toute la plénitude des ressources de leurs sphères. L’imagination, en essayant audacieusement de dissocier par son arbitraire l’ordre du monde, contraint la Raison à se hausser aux sources de la connaissance et à appeler à son secours contre elle la loi de la nécessité. Une activité unilatérale des forces conduit certes immanquablement l’individu à l’erreur, mais elle mène l’espèce à la vérité. Le seul fait de concentrer toute l’énergie de notre esprit en un foyer et de ramasser tout notre être en une force unique, attache en quelque sorte des ailes à cette force isolée et elle lui permet artificiellement de dépasser largement les limites que la nature [133] semble lui avoir assignées. Il est certain que tous les hommes réunis n’auraient jamais, avec la faculté visuelle que la nature leur a départie, réussi à découvrir tel satellite de Jupiter que le télescope révèle à l’astronome ; et il est indubitable aussi que la pensée humaine n’aurait jamais constitué une analyse de l’infini ou une Critique de la Raison pure, si chez quelques sujets qui en avaient reçu la vocation, la Raison ne s’était isolée, ne s’était en quelque sorte rendue indépendante de toute matière, et si par l’effort d’abstraction le plus tendu, elle n’avait armé son regard d’assez de force pour scruter l’absolu. Mais un esprit qui s’est ainsi en quelque manière absorbé dans l’entendement pur et l’intuition pure, sera-t-il jamais apte à échanger les contraintes sévères de la Logique contre la libre démarche de la faculté poétique et de saisir d’un sens fidèle et chaste le caractère individuel des choses ? Sur ce point la nature fixe au génie universel lui-même une limite qu’il ne peut pas dépasser et la vérité fera des martyrs aussi longtemps que la philosophie devra s’imposer pour tâche essentielle de prémunir contre l’erreur.    Aussi considérable donc que soit pour l’ensemble de l’humanité le bénéfice qui résulte de cette culture parcellaire des facultés humaines, on ne peut pas nier que les individus qui y sont voués ne souffrent comme d’une malédiction de cette finalité de l’univers. Des exercices gymnastiques forment sans doute des corps d’athlètes, mais seul le jeu libre et harmonieux des membres développe la beauté. On peut de même par une tension exclusive de l’une ou de l’autre des facultés intellectuelles engendrer des hommes exceptionnels, mais on n’enfantera une humanité heureuse et parfaite qu’en les soumettant toutes à une température égale. Et dans quel rapport serions-nous donc à l’égard des générations passées et futures si l’éducation de la nature humaine rendait nécessaire un pareil sacrifice ? Nous aurions été les [135] domestiques de l’humanité, nous aurions pendant quelques millénaires accompli pour elle des travaux serviles et gravé dans notre nature mutilée les traces honteuses de cet esclavage afin que les générations plus tardives pussent dans une oisiveté bienheureuse veiller à leur santé morale et développer la libre stature de leur humanité ! Mais l’homme peut-il avoir pour destination de faire abstraction de lui-même en considération d’une fin quelconque ? La nature pourrait-elle pour atteindre ses fins nous ravir une perfection que la raison nous prescrit au nom de sa propre finalité ? Il doit donc être faux de prétendre que le développement exclusif de l’une ou de l’autre des forces rend nécessaire le sacrifice de leur totalité ; ou bien si la loi de notre nature tend si vivement à ce sacrifice, il doit être en notre pouvoir de rétablir dans notre nature la totalité que l’artifice de la civilisation a détruite, de la restaurer par un art supérieur. C'était la lettre 6.